Chevette ne savait que penser de Los Angeles.
Elle trouvait les palmiers étranges, quand même.
En arrivant, la voiture électrique de Sublett s’était arrêtée derrière cet énorme camion blanc au dos duquel était écrit : INSTALLATION GARANTIE À VIE, VÉGÉTATION NANOTRONIQUE. Et on voyait dépasser les têtes des faux palmiers, enveloppés dans du plastique.
Elle avait vu ça un jour à la télé, avec Skinner. Ils expliquaient comme ils installaient ces arbres pour remplacer ceux que le virus avait tués. Un virus mexicain. Ils faisaient comme pour le Mag-Lev de la Baie, ou comme Rydell et Sublett avaient dit que cette compagnie Sunflower allait faire à San Francisco, avec ces choses qui poussaient comme des plantes, mais c’était parce qu’il y avait à l’intérieur des milliers de petites machines. Dans l’émission, ils disaient que les nouveaux arbres étaient conçus de manière à ce que toutes sortes d’oiseaux et de petits animaux, des rats, par exemple, puissent installer leurs nids à l’intérieur, comme dans les vrais. Skinner lui avait raconté qu’il était rentré, un jour, dans un palmier, un vrai, avec sa Jeep, et qu’une dizaine de rats étaient tombés sur le capot, où ils étaient restés un bon moment, hébétés, avant de prendre la fuite.
Ce n’était pas du tout la même impression qu’à San Francisco. Elle avait, en fait, deux réactions différentes. C’était, d’une part, un fouillis de trucs qui s’étalaient partout n’importe comment, et, d’autre part, un ensemble vraiment énorme, avec les montagnes à l’arrière-plan et toute cette énergie qui circulait et qui illuminait les choses. Mais c’était peut-être parce qu’ils étaient arrivés de nuit.
Sublett avait cette petite Eurocar blanche appelée Montxo. Elle le savait parce qu’elle avait eu le logo de la planche de bord sous le nez depuis leur départ de Paradise. Sublett disait que ça rimait avec poncho. Elle était fabriquée à Barcelone, et il fallait la brancher sur une prise de courant à la maison jusqu’à ce qu’elle se recharge. Elle ne faisait pas plus de soixante-cinq sur l’autoroute, mais Sublett refusait de conduire autre chose à cause de ses allergies. Elle lui avait dit qu’il avait de la chance que les voitures électriques existent. Il lui avait parlé des effets des champs électromagnétiques et du cancer et de plein d’autres trucs du même genre.
Ils avaient laissé la mère de Sublett avec M. Baker. Elles regardaient Le guerrier de l’espace à la télé. Elles étaient tout excitées parce qu’elles disaient que c’était le premier film où jouait Molly Ringwald. Elles s’excitaient toujours sur des trucs comme ça, alors que Chevette n’avait jamais la moindre idée des gens dont elles parlaient.
Elle regarda son bracelet de menottes. Elle l’avait enduit de résine époxy noire dans laquelle elle avait incrusté des perles roses et bleues que lui avait données la mère de Sublett. Le résultat était à chier, mais au moins ça ne ressemblait plus à des menottes.
Rydell passait de plus en plus de temps au téléphone. Il leur avait fallu s’arrêter deux fois pour acheter des piles de remplacement. Sublett avait payé.
Elle était un peu vexée qu’il ne fasse pas plus attention à elle. Ils avaient pourtant dormi encore dans le même lit, dans la chambre de motel, mais rien ne s’était passé, bien que Sublett ait préféré passer la nuit dans sa Montxo, avec les sièges rabattus.
Rydell n’arrêtait pas d’appeler ces gens de la République du Désir, mais sur une ligne normale. Il essayait de laisser des messages sur une boîte vocale, pour un certain M. Mom ou un truc comme ça. Non, Ma. Mais il disait que personne ne les prenait. Il avait donc rappelé la République du Désir pour leur raconter toute l’histoire, tout ce qui leur était arrivé depuis le début, et ils avaient tout enregistré. Ils devaient mettre ça dans la boîte vocale de M. Ma, en s’arrangeant pour que ça prenne toute la place de manière qu’il soit obligé de s’y intéresser.
Quand ils étaient arrivés à L.A. et qu’ils avaient pris la chambre dans ce motel, Chevette était tout excitée, parce qu’elle avait toujours eu envie de faire une chose comme ça. C’était parce que sa mère semblait prendre du bon temps quand elle allait dans les motels. Mais cela ressemblait plutôt à un camp de caravanes. Les bâtiments bas en béton étaient divisés en petites chambres, et il y avait plein d’étrangers bruyants en train de se servir des barbecues à l’endroit où il y avait eu une piscine. Sublett n’était pas content. Il disait qu’il ne supportait pas les hydrocarbures et tout le reste. Rydell lui avait expliqué que ce n’était que pour une nuit. Il était allé faire la conversation avec les étrangers, et il leur avait dit en revenant que c’étaient des Tibétains. Ils s’étaient fait, eux aussi, d’excellentes grillades au barbecue, mais Sublett n’y avait pas touché. Il avait mangé des conserves achetées au drugstore, bu de l’eau minérale et croqué pour le dessert, de drôles de barres jaunes qui ressemblaient à des morceaux de savon. Puis il était allé dormir dans la Montxo.
Chevette était maintenant dans cet endroit qui s’appelait Century City 2, et elle essayait d’avoir l’air de quelqu’un qui vient faire une livraison. Le truc était plus ou moins vert, et il avait la forme d’un sein monté sur trois pattes qui le traversaient de part en part. On les voyait par transparence à l’intérieur. Les parois étaient vitrées. C’était une structure gigantesque, on n’apercevait que ça dans le paysage. Rydell l’appelait le Blob.
C’était un endroit chic, un peu comme China Basin, avec le même genre de gens, ceux qui fréquentaient le quartier financier ou les galeries marchandes, ou ceux à qui elle faisait des livraisons.
Elle avait mis ses badges, et elle avait pris une bonne douche au motel, mais cet endroit commençait à lui foutre les boules quand même. Tous ces arbres, à l’intérieur, dans cette espèce de jambe creuse géante, éclairée par une lumière rasante, filtrée, irréelle, qui venait des parois. Elle se tenait sur un escalier mécanique d’un kilomètre, qui n’en finissait pas de monter et de monter, entourée de gens qui semblaient savoir où ils allaient. Rydell lui avait dit qu’il y avait les même dans les deux autres pieds, et qu’ils grimpaient obliquement comme l’ascenseur chez Skinner. Mais le copain de Sublett leur avait affirmé qu’ils étaient plus surveillés que celui-ci par les hommes de SecurIntens, en général.
Elle savait que Sublett était quelque part derrière elle. En tout cas, c’était ce qu’ils avaient dit avant que Rydell ne les dépose à l’entrée. Elle lui avait demandé où il allait ensuite, mais il avait juste répondu qu’il devait emprunter une torche électrique. Elle commençait vraiment à le trouver sympa, et son attitude la tracassait. Elle se demandait à quoi il ressemblerait s’il n’était pas dans une situation pareille. Elle aussi d’ailleurs.
Sublett et lui avaient travaillé pour la compagnie qui s’occupait de la sécurité de l’immeuble. Ça s’appelait SecurIntens. Sublett avait téléphoné à un copain pour savoir si le dispositif était serré ou lâche. Il avait fait comme s’il voulait postuler à un emploi dans la compagnie. Mais Rydell et lui s’étaient débrouillés pour qu’elle puisse entrer sans problème, particulièrement s’il la suivait discrètement.
L’ennui, avec Sublett, c’était qu’il agissait, depuis le début, comme une vache qu’on mène à l’abattoir. Dès qu’il avait commencé à appliquer le plan de Rydell, on aurait dit qu’il s’était détaché de tout. Il n’arrêtait pas de parler de son apostasie, de ses films préférés et de quelqu’un qui s’appelait Cronenberg. Il avait la sérénité de quelqu’un qui se sait condamné dans pas longtemps. Comme s’il avait déjà fait la paix avec lui-même, sauf que ça ne l’empêchait pas de continuer à râler à propos de ses allergies.
Cette lumière verte. Ils étaient en train de la traverser.
Ils avaient confectionné un paquet au motel. Il contenait les lunettes. L’étiquette portait le nom de Karen Mendelsohn.
Elle ferma les yeux. Elle se dit que Bunny Malatesta allait la massacrer si elle ne faisait pas la livraison, et elle sonna.
— Oui ?
C’était une de ces voix d’ordinateur.
— Allied Messenger, pour Karen Mendelsohn.
— Un paquet ?
— Il faut qu’elle signe.
— Je suis autorisé à apposer un code-barres…
— De sa main. Il faut que ce soit de sa main. Vous ne comprenez pas ?
Un silence. Puis :
— Nature de la livraison ?
— Vous croyez que je suis dedans ou quoi ?
— Nature de la livraison ?
— D’accord, d’accord, fit Chevette. Il y a écrit : Tribunal d’Homologation des Testaments. Ça vient de San Francisco, et si vous n’ouvrez pas cette porte, Monsieur je sais tout, ça repart illico sur le prochain avion.
— Veuillez attendre un instant, fit l’ordinateur.
Chevette regarda les jardinières fleuries à côté de la porte. Elles étaient énormes, et les plantes paraissaient réelles. Elle savait que Sublett se tenait derrière, mais elle ne le voyait pas. Quelqu’un avait écrasé une cigarette dedans, entre deux racines.
La porte s’entrebâilla légèrement.
— Oui ?
— Karen Mendelsohn ?
— C’est pour quoi ?
— Allied Messenger, San Francisco. Vous désirez signer ?
Sauf qu’il n’y a rien à signer, aucun bordereau ni rien.
— San Francisco ?
— C’est ce qui est écrit.
La porte s’ouvrit un peu plus, laissant voir une femme aux cheveux bruns enveloppée dans un long peignoir en tissu éponge. Chevette vit qu’elle examinait les badges sur le blouson de Skinner.
— Je ne comprends pas. Nous passons toujours par GlobEx.
— Ils sont trop lents, fit Chevette.
Au même moment, Sublett apparut, émergeant de derrière les jardinières. Il était en uniforme noir. Chevette vit son propre reflet dans ses verres de contact. Il était courbe au milieu.
— Mlle Mendelsohn, dit-il, je crains bien qu’il n’y ait un petit problème de sécurité à régler.
Karen Mendelsohn s’était tournée vers lui.
— Quel problème ?
— Rien de bien méchant, fit Sublett en posant la main sur l’épaule de Chevette pour la faire avancer à l’intérieur. Nous tenons la situation en main. Mais votre coopération nous est nécessaire.