8 Le lendemain

Chevette rêvait qu’elle descendait Folson Street à vélo, un vent latéral raide menaçant de la pousser contre la circulation en sens inverse. Elle prit à gauche dans la Sixième, se retrouva avec le vent dans le dos, brûla deux fois les feux, aux carrefours de Howard puis de Mission Street, passa juste au vert à Market, bloqua les deux roues et s’enleva d’un bond pour franchir les deux rails à la fois.

Retombant sur ses roues selon un angle dangereusement incliné, elle fonça dans Taylor Street sur la montée de Nob Hill.

Cette fois-ci, je vais y arriver, dit-elle tout haut.

Pédalant à toute pompe, le vent la poussant comme une main dans le bas du dos, les yeux fixés sur le morceau de ciel dégagé qui semblait l’encourager du haut de la colline, elle fit passer du pouce la chaîne au grand braquet. Le plateau, bricolé, était beaucoup trop grand pour le dérailleur ou pour n’importe quel cadre. Elle sentit les pignons accrocher, et elle pédala plus lentement, mais elle commençait à perdre sa prise.

Elle se dressa sur les pédales, forçant, hurlant, l’acide lactique se répandant dans ses veines. Elle était presque à la crête. Elle allait la franchir…

Une lumière oblique et colorée envahit la chambre de Skinner à travers les carreaux teintés en triangle de la lucarne ronde. Mardi matin.

Deux bouts de carreau étaient tombés. Les trous étaient bouchés avec des chiffons qui projetaient des ombres sur le mur jaune tapissé de National Geographic. Skinner était assis au lit avec sa chemise à carreaux, sa couverture et son sac de couchage relevé jusqu’aux épaules. Le lit était une porte en chêne à huit panneaux posée sur quatre jantes de Volkswagen rouillées, avec une plaque de mousse sur le tout. Chevette dormait par terre, sur une mousse plus étroite qu’elle roulait le matin pour la ranger derrière une malle en bois pleine d’outils graisseux. L’odeur de la graisse à outils s’insinuait parfois jusque dans son sommeil, mais ça lui était égal.

Elle sortit le bras dans l’air froid du mois de novembre et prit son sweater sur un tabouret à la peinture écaillée. Elle glissa le sweater dans le sac de couchage et se contorsionna pour l’enfiler, en l’étirant jusqu’à ses genoux. Elle se leva, le sweater lui couvrant les genoux, le col roulé si bas qu’elle devait sans arrêt le remonter sur ses épaules. Skinner ne disait rien. Il parlait rarement de si bon matin.

Elle se frotta les yeux, marcha jusqu’à l’échelle de fer boulonnée au mur et grimpa les cinq barreaux pour défaire la fermeture de la trappe du toit sans se donner la peine de regarder. Elle montait là presque tous les matins, maintenant. Elle commençait sa journée par la contemplation de l’eau et de la cité. À moins qu’il ne pleuve ou qu’il ne fasse trop de brume, ou que ce soit à son tour d’activer le vieux Coleman, qui ressemblait à un sous-marin miniature avec sa cuve peinte en vert. C’était Skinner qui le faisait, les bons jours, mais il restait souvent au lit quand il pleuvait. Il disait que ça lui portait sur la hanche.

Elle se hissa dans l’ouverture carrée et s’assit au bord, les jambes nues pendantes à l’intérieur de la chambre. Le soleil luttait pour dissiper la grisaille argentée. Les jours où il tapait vraiment, il chauffait le goudron des plaques du toit et l’odeur était partout.

Skinner lui avait montré des photos des fosses de La Brea dans le National Geographic. Tous ces gros animaux à l’air triste qui s’étaient laissé piéger pour l’éternité à L.A., dans un passé lointain. Le goudron, c’était ça. De l’asphalte, et non un truc qu’on fabriquait quelque part dans une usine. Skinner aimait bien savoir d’où provenaient les choses.

Son blouson, celui que Chevette portait toujours, venait de D. Lewis, dans Great Portland Street. C’était à Londres. Skinner aimait les cartes. Certains numéros du National Geographic en avaient une, pliée à l’intérieur. Les pays étaient de grosses taches de la même couleur d’un bout à l’autre. Et il n’y en avait pas tellement à l’origine. Certains étaient énormes. Ils s’appelaient Canada, URSS, Brésil. Aujourd’hui, à leur place, il y avait tout un tas de tout petits pays. Skinner disait que l’Amérique avait suivi le même chemin sans vouloir l’admettre. Même la Californie, autrefois, était un grand pays.

La terrasse de Skinner mesurait six mètres sur quatre. Curieusement, elle paraissait plus petite que la chambre, bien que les murs de celle-ci soient encombrés par les affaires de Skinner. Il n’y avait rien d’autre, sur la terrasse, qu’un chariot en métal rouillé, un jouet d’enfant, avec dessus deux rouleaux de papier goudronné décoloré.

Elle regarda dans la direction de Treasure Island, par-delà trois pylônes de câbles. Il y avait de la fumée qui s’élevait d’un foyer allumé sur la rive, là où la partie basse en porte-à-faux, enrobée de coton, continuait vers Oakland. Il y avait une espèce de dôme, sur le pilier de suspension le plus éloigné, avec des facettes qui ressemblaient à du cuivre tout neuf. Mais Skinner disait que c’était seulement du mylar, tendu sur une charpente fine, et qu’il y avait dessous une liaison montante, quelque chose qui servait à dialoguer avec les satellites. Elle espérait bien aller voir ça de plus près un jour.

Une mouette grise passa sans bruit dans le ciel, au niveau de ses yeux.

La cité avait le même aspect que d’habitude. Les collines ressemblaient à des animaux endormis derrière les tours de bureaux qu’elles connaissaient numéro par numéro. Normalement, elle aurait dû voir cet hôtel.

La soirée d’avant-hier l’agrippa soudain au collet.

Elle n’arrivait pas à croire qu’elle avait fait ça, qu’elle avait commis un acte aussi stupide. L’étui qu’elle avait tiré de la poche de ce con était encore dans le blouson de Skinner, accroché à la patère de fer forgé en forme de tête d’éléphant. Il n’y avait rien d’autre, à l’intérieur, que des lunettes de soleil, qui devaient coûter un paquet mais qui étaient si sombres qu’elle n’avait rien pu voir à travers la veille au soir. Les gorilles de la sécurité avaient scanné ses badges quand elle était entrée. Pour eux, elle n’était jamais ressortie de l’immeuble. Les ordinateurs avaient dû la chercher au bout d’un moment. S’ils demandaient des explications à Allied, elle dirait qu’elle avait oublié de se présenter au contrôle et qu’elle avait pris l’ascenseur de service après avoir fait sa livraison au 808. Pas question qu’elle ait assisté à quelque fête que ce soit. Qui l’avait vue, de toute manière ? Ce trou-du-cul. Et il avait peut-être compris que c’était elle qui lui avait taxé ses lunettes. Il avait peut-être senti quelque chose. La mémoire lui reviendrait en dessoûlant.

Skinner lui cria qu’il y avait du café, mais plus d’œufs. Chevette descendit du trou, en posant le pied au jugé sur le barreau du haut.

— Si t’en veux, il faudra que tu ailles en chercher, lui dit Skinner, levant la tête à côté du Coleman.

— Garde-moi une tasse.

Elle mit des jambières de coton noir et enfila ses baskets sans prendre le temps de les lacer. Elle souleva la trappe du plancher et descendit, toujours préoccupée par le trou-du-cul, les lunettes et son job. Il y avait dix barreaux à descendre sur le côté de la vieille grue. La nacelle grillagée l’attendait là où elle l’avait laissée en rentrant. Sa bécane était cadenassée à une poutrelle avec deux alarmes sonores de chez Radio Shack pour faire bonne mesure. Elle grimpa dans la nacelle en plastique jaune qui lui arrivait à la taille et appuya sur le bouton.

Le moteur gémit, et la crémaillère, au plancher, lui fit descendre lentement la pente. Skinner appelait la nacelle son funiculaire. Mais ce n’était pas lui qui l’avait bricolé. C’était un Noir appelé Fontaine, qui lui avait rendu ce service quand il avait commencé à avoir de la difficulté à grimper. Fontaine habitait côté Oakland avec deux femmes et une flopée d’enfants. Il s’occupait de l’entretien des systèmes électriques du pont. De temps à autre, il arrivait avec son grand pardessus en tweed, une trousse à outils dans chaque main, et vérifiait ou graissait l’engin. Chevette avait un numéro où l’appeler en cas de panne totale, mais cela ne s’était encore jamais produit.

Toute la structure trembla quand la nacelle heurta le fond. Elle sortit sur la passerelle en bois et longea la paroi de plastique laiteux, avec derrière les ombres halogènes et le gargouillement des hydroponiques. Elle tourna à l’angle et descendit l’escalier pour se retrouver dans le vacarme et l’agitation du petit matin sur le pont. Nigel arrivait dans sa direction avec une charrette tout juste sortie de son atelier. Il devait la livrer.

— Salut, Vette, fit-il avec son grand sourire un peu béat. (Il l’appelait toujours comme ça.)

— Tu as vu la marchande d’œufs ?

— Côté ville, répondit-il.

Il voulait parler de San Francisco, bien sûr. Oakland n’était rien de plus que “land”.

— Pas mal, hein ? reprit-il en montrant fièrement sa charrette.

Chevette lorgna avec intérêt le châssis en alu brasé, les jantes et les roues taïwanaises renforcées de rayons tout neufs, plus costauds. Nigel travaillait pour des transporteurs de chez Allied qui utilisaient encore le métal. Il n’avait pas apprécié du tout quand Chevette avait adopté un cadre en carton. Elle passa le pouce sur une brasure particulièrement lisse.

— C’est du bon matériel, reconnut-elle.

— Cette merde japonaise ne t’est pas encore restée dans les mains ? demanda-t-il.

— C’est pas demain la veille.

— Ça t’arrivera tôt ou tard. Tu piles trop sec et c’est la cata. Comme du verre.

— Je te ferai signe ce jour-là.

Il secoua la tête. Les bouchons de pêche en bois verni qui pendaient au lobe de son oreille gauche s’entrechoquèrent et se mirent à tourner.

— Ça sera trop tard, dit-il.

Il continua de pousser sa charrette vers Oakland.

Chevette trouva la marchande d’œufs et lui en prit trois, prisonniers d’une tresse faite de deux longs brins d’herbe. Une véritable magie. On avait des scrupules à défaire la tresse, tant elle était parfaite, et on avait beau essayer, on n’arrivait pas à la refaire ni à deviner comment elle s’y prenait. La marchande prit sa pièce de cinq et la laissa tomber dans la sacoche qu’elle portait accrochée à son cou de lézard desséché. Elle était complètement édentée, et son visage formait un réseau de rides centré sur la fente mouillée qui lui servait de bouche.

Skinner était assis devant la table quand elle fut de retour. C’était plus une planche étroite qu’une vraie table. Il buvait son café dans une timbale de Thermos en acier cabossé. Quand on entrait et qu’on le voyait comme ça, on ne se doutait pas tout de suite qu’il était si vieux. Il avait la carrure d’un géant. Ses mains, ses épaules et ses os étaient démesurés. Ses cheveux gris s’écartaient sur son front couvert des cicatrices de toute une longue vie. Il avait de petites balafres et des taches noires, comme des tatouages, aux endroits où des impuretés s’étaient incrustées dans les creux.

Elle défit les œufs de la tresse magique et les déposa dans un bol en plastique. Skinner se leva lourdement de la chaise grinçante et fit la grimace quand le poids de son corps se porta sur sa hanche. Elle lui tendit le bol et il boita jusqu’au Coleman. Il avait sa manière à lui de faire les œufs brouillés. Il ne mettait pas de beurre, juste un peu d’eau. Il disait que c’était un cuistot de marine qui lui avait appris ça. Les œufs étaient excellents, mais la poêle était difficile à nettoyer, et c’était le travail de Chevette.

Pendant qu’il cassait les œufs, elle alla chercher l’étui dans le blouson accroché à la patère.

Impossible de dire ce que c’était comme matière, mais ça devait coûter cher. C’était gris foncé comme une mine de crayon et aussi fin que la coquille des œufs qu’elle avait achetés. Cependant, quelque chose lui disait qu’un camion aurait pu passer dessus sans l’écraser. Comme sa bécane. Elle avait compris seulement la veille comment ça s’ouvrait. Un doigt ici, et le pouce là. Il n’y avait ni mécanisme de fermeture ni ressort ni rien. L’intérieur ressemblait à du feutre noir, mais s’enfonçait sous le doigt comme de la mousse.

Les lunettes à l’intérieur étaient grosses et noires comme celle de cet Orbison, sur l’affiche collée au mur. Skinner disait que le meilleur moyen de faire tenir un poster pour l’éternité était d’utiliser du lait condensé. Le genre de truc qu’on vendait dans les boîtes. On ne vendait plus grand-chose dans des boîtes de nos jours, mais Chevette voyait ce qu’il voulait dire, et la figure étrange du chanteur à la grosse tête et aux lunettes noires était collée de manière indélébile au contre-plaqué peint en blanc du mur de Skinner.

Elle retira les lunettes de l’étui feutré. Le creux disparut aussitôt pour ne laisser qu’une surface plate et lisse.

Ce truc-là l’embêtait. Ce n’était pas parce qu’elle les avait volées, mais elles étaient beaucoup trop lourdes. Trop lourdes pour ce que c’était, même avec les gros bouchons d’oreilles. La monture semblait taillée dans des plaques de graphite. Et c’était peut-être le cas, d’ailleurs. Il y avait du graphite autour du cadre en carton de sa bécane fabriqué par Asahi.

La spatule tinta tandis que Skinner retournait les œufs.

Elle chaussa les lunettes. Du noir. Rien que du noir opaque.

— Katharine Hepburn, lui dit Skinner.

Elle les retira.

— Hein ?

— Elle avait de grosses lunettes comme ça.

Elle prit le briquet à côté du Coleman, fit surgir la flamme, la rapprocha d’un verre et regarda à travers. Rien du tout.

— C’est quoi, des lunettes de soudeur ? demanda-t-il.

Il versa la part de Chevette dans une assiette militaire en alu où était gravé la date : 1952, et il la posa entre la fourchette et le gobelet où était son café noir.

Elle remit les lunettes sur la table.

— On ne peut pas voir à travers. C’est tout noir.

Elle avança la chaise sans dossier en érable et prit la fourchette. Elle commença à manger ses œufs. Skinner mangea aussi.

— Fabrication soviétique, fit-il en la regardant après avoir avaler une gorgée de café.

— Hein ?

— C’est comme ça qu’ils fabriquaient les lunettes de soleil dans l’ancienne Union Soviétique. Ils avaient deux usines. La première les faisait toujours comme ça. Elles s’accumulaient dans les magasins et personne ne les achetait. Les gens prenaient celles de la deuxième usine. Ils les emballaient comme ça.

— Ils faisaient des lunettes opaques ?

— En Union Soviétique.

— Ils étaient fêlés ou quoi ?

— Pas si simple. Où est-ce que tu les as eues ?

Elle regarda son café.

— Je les ai trouvées, dit-elle en portant la tasse à ses lèvres.

— Tu travailles aujourd’hui ?

Il se leva, rentra sa chemise dans son pantalon. La boucle rouillée de sa vieille ceinture de cuir tenait avec des trombones pliés.

— De midi à cinq heures.

Elle prit les lunettes dans ses mains pour les retourner. Elles pesaient beaucoup trop lourd pour leur taille.

— Il faut que je fasse venir quelqu’un pour vérifier le brûleur.

— Fontaine ?

Il ne répondit pas. Elle remit les lunettes dans leur étui, le ferma, se leva et porta la vaisselle dans l’évier. Elle se retourna pour regarder l’étui sur la table.

Elle se disait qu’elle ferait peut-être mieux de le foutre à la flotte.

Загрузка...