6 Le pont

Calculant soigneusement le pourboire de trente pour cent, Yamazaki paya la course et se contorsionna pour quitter le siège arrière déformé du taxi. Le chauffeur, qui savait que tous les Japonais étaient richissimes, compta d’un air maussade les billets déchirés et crasseux puis versa les trois pièces de cinq dollars dans le gobelet de Thermos en plastique fêlé scotché au tableau de bord fatigué. Yamazaki, qui n’était pas riche, mit son sac à l’épaule, fit volte-face et se dirigea vers le pont. Comme toujours, cela lui remuait le cœur de le voir là, sous la lumière oblique du matin, dans toute la complexité de sa structure secondaire.

L’intégrité de la portée était aussi rigoureuse que sa modernité elle-même. Autour de cela, pourtant, se greffait une autre réalité, respectueuse de ses propres contraintes de temps. C’était arrivé en bloc, sans aucun plan préalable, avec l’appoint de toutes les techniques et tous les matériaux imaginables. Le résultat était quelque chose d’amorphe, de curieusement organique. La nuit, illuminé par les ampoules de Noël, les néons recyclés et les torches, il était habité par une étrange énergie médiévale. Le jour, vu de loin, il lui rappelait les ruines de la jetée de Brighton en Angleterre, vues à travers les prismes craquelés d’un kaléidoscope de style vernaculaire.

Ses os d’acier et ses tendons striés se perdaient dans une accrétion de rêves avec ses salons de tatouage, ses arcades de jeux, ses boxes à peine éclairés où s’empilaient des revues défraîchies, ses marchands de fournitures pyrotechniques ou d’appâts, ses officines de bookmakers, ses bars à sushi, ses prêteurs sur gages clandestins, ses herboristes, ses coiffeurs et ses tavernes. Rêves de commerce, leurs emplacements correspondant généralement aux voies qui avaient jadis abrité la circulation automobile. Au-dessus de tout cela, s’élevant jusqu’au sommet des pylônes des câbles, s’étageait la complexité imbriquée du barrio suspendu, avec sa population sans nombre et ses secteurs de fantasmes plus personnels.

Il avait vu cela pour la première fois de nuit, trois semaines plus tôt, se tenant dans la brume au milieu des marchands de fruits et de légumes qui étalaient leur marchandise sur des couvertures. Le cœur battant, il avait contemplé la bouche de la caverne tandis que la vapeur montait des marmites des marchands de soupe ambulants, sous l’arc déchiqueté des néons de récupération. Tout cela se déplaçait en même temps dans le flou du brouillard. La téléprésence ne lui avait donné qu’un faible aperçu de la magie et de la singularité de la chose. Il s’était avancé lentement dans le ventre de néons, dans le patchwork de carnaval des matériaux récupérés, impressionné, comme jamais il ne l’avait été. Un pays de contes de fées. Contreplaqué lustré par la pluie, plaques de marbre fissurées venues de la façade d’une banque oubliée, plastique ondulé, cuivre poli, paillettes, toiles peintes, miroirs, chrome terni et écaillé sous l’influence de l’air marin. Tant de choses à capter par ses yeux étonnés. Mais il savait qu’il n’avait pas fait ce voyage en vain.

Dans le monde entier, il n’y avait pas, c’était certain, de plus somptueux thomasson.

Il entra alors, mardi matin, au milieu du remue-ménage à présent familier des charrettes de glace et de poisson, des claquements de la machine à faire les tortillas. Il se fraya un chemin jusqu’à une gargote dont l’intérieur avait la texture d’un ancien ferry, avec son vernis foncé, irrégulier, sur du bois épais et grossier, comme si quelqu’un avait scié une section entière d’un vieux bateau réformé. Ce qui n’était pas du tout impossible, se dit-il en s’asseyant devant le long comptoir. Un peu avant Oakland, juste après l’île hantée, la carcasse sans ailes d’un 747 abritait les cuisines de neuf restaurants thaï.

La jeune femme derrière le comptoir avait des bracelets tatoués représentant des lézards stylisés indigo. Il commanda un café, qui lui fut servi dans de la porcelaine épaisse. Il n’y avait pas deux tasses semblables dans l’établissement. Il sortit son bloc-notes de son sac, l’alluma et dessina une brève esquisse de la tasse avec le fin réseau de craquelures dans sa surface vernie, qui la faisait ressembler à une mosaïque blanche en miniature. Buvant son café à petites gorgées, il fit défiler les notes des journées précédentes. L’esprit de ce type, Skinner, était en harmonie remarquable avec le pont. Les choses s’y étaient accumulées autour d’un noyau de volonté original, jusqu’à ce qu’un point de crise soit atteint et qu’un nouveau programme émerge. Mais quel était ce programme ?

Il avait demandé à Skinner de lui expliquer le mode d’accrétion qui avait eu pour résultat l’état actuel de la structure secondaire du pont. Quelles étaient les motivations d’un bâtisseur donné, pris individuellement ? Son carnet avait enregistré les réponses obliques et les digressions de l’homme avant de les transcrire puis de les traduire.


Il y a eu ce pêcheur, un jour qui a pris sa ligne au fond et qui a remonté une bicyclette couverte de coquillages. Tout le monde se marrait. Il a gardé la bicyclette, et il a construit un restaurant où l’on servait de la soupe aux clams, des moules cuites et de la bière mexicaine. La bicyclette était accrochée au-dessus du comptoir. Il n’y avait que trois tabourets. Le box était en porte-à-faux sur deux mètres cinquante. Il avait utilisé de la Super Glu et des ferrures. Les murs, à l’intérieur, étaient tapissés de cartes postales. Comme des bardeaux. La nuit, il dormait en chien de fusil sous son comptoir. Un jour, plus rien. Les ferrures avaient cédé. Le mur du barbier, à côté, avait gardé quelques échardes, et c’est tout. Quand on baissait les yeux, on voyait l’eau en bas. Il avait construit trop en porte-à-faux.


Yamazaki contemplait la vapeur qui montait du café tout en imaginant la bicyclette couverte de coquillages, elle-même un thomasson d’une puissance considérable. Skinner avait manifesté de la curiosité pour ce terme, et le carnet avait enregistré la tentative d’explication de Yamazaki concernant les origines et la signification de son acception actuelle.


Tomasson était un joueur de base-ball américain, très beau et très puissant. Il a rallié les Yomiyuri Giants en 1982, moyennant une forte somme d’argent. C’est alors qu’on s’est aperçu qu’il était incapable de toucher la balle. L’écrivain et artisan Gempei Akasegawa s’est emparé de son nom pour décrire certains monuments aussi inutiles qu’inexplicables constituant des éléments gratuits mais curieusement artistiques du paysage urbain. Cependant, le terme a pris ultérieurement d’autres sens. Si vous le désirez, je peux rechercher et traduire les définitions modernes données par le Gendai Yogo Kisochishiki, ou Vocabulaire de base des temps modernes.


Mais Skinner, le teint gris, mal rasé, le blanc de ses yeux jauni, la peau tachée de vaisseaux éclatés, avait haussé les épaules. Trois résidents qui avaient préalablement accepté de se faire interviewer l’avaient cité comme un original, qui avait été l’un des premiers à s’installer sur le pont. L’emplacement de sa chambre dénotait aussi un certain statut, bien que Yamazaki se demandât s’il y en avait beaucoup qui eussent accepté de bâtir leur domicile au sommet de l’un des pylônes. Avant l’installation de l’ascenseur électrique, la montée devait représenter une véritable expédition. Aujourd’hui avec sa hanche amochée, le vieillard était pratiquement invalide, et dépendait entièrement de ses voisins et de la fille. Ils lui apportaient à boire et à manger, et maintenaient ses W.-C. chimiques en état de fonctionner. La fille, se disait Yamazaki, devait bénéficier de l’hébergement en échange, mais il lui semblait que leur relation ne s’arrêtait pas là, et il y avait entre eux quelque chose de bien plus complexe.

Si Skinner était difficile à déchiffrer en raison de son âge, de sa personnalité ou des deux, la fille était absolument hermétique, d’une manière bourrue que Yamazaki associait généralement aux Américains de sa génération. Mais c’était peut-être seulement parce qu’il était un étranger, un Japonais, et qu’il posait trop de questions.

Il regarda le long du comptoir, les autres clients présents à cette heure précoce du matin. Tous des Américains. Le fait d’être là en personne, en train de boire un café au milieu de ces gens, avait pour lui quelque chose d’extraordinaire. Il écrivit dans son bloc-notes, faisant cliqueter le crayon contre l’écran.


L’appartement est dans une grande maison de style victorien, tout en bois, à la peinture soignée, dans un quartier où les noms des rues rendent hommage aux politiciens américains du XIXe siècle : Clay, Scott, Pierce, Jackson. Ce mardi matin, en sortant dans l’escalier, j’ai remarqué, du côté de la rampe du dernier étage, les traces d’un gond disparu. Je suppose qu’il devait y avoir là, dans le temps, une barrière pour enfants. Descendant l’avenue Scott en quête d’un taxi, j’ai trouvé sur le trottoir une carte postale défraîchie. Le visage anguleux du martyr Shapely, le saint du Sida, pustulé par la pluie. Très triste.


— Y z’auraient jamais dû dire ça. Sur Godzilla, vous comprenez ?

Yamazaki battit des paupières devant la physionomie intense de la fille derrière le comptoir.

— Pardon ?

— Y z’aurait jamais dû dire ça. Sur Godzilla. Y z’aurait jamais dû se moquer. Nous avons eu nos tremblements terre, ici, et ça ne vous a pas fait rire, vous autres.

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