— Ça sent la pisse, accusa Skinner.
Yamazaki sortit brusquement d’un rêve où il était avec J.D. Shapely sur une vaste surface noire devant un mur noir sans fin où étaient inscrits les noms de tous les morts. Il leva la tête. La pièce était plongée dans l’obscurité. La lumière filtrait à travers le vitrail rond.
— Qu’est-ce que vous fichez ici, Scooter ?
Yamazaki avait mal aux reins et aux fesses.
— La tempête, dit-il, encore à moitié plongé dans son rêve.
— Quelle tempête ? Où est la fille ?
— Partie. Vous avez oublié Loveless…
— Qu’est-ce que vous racontez ?
Skinner fit un effort pour se redresser sur un coude. Il écarta du pied les couvertures et le sac de couchage, grimaçant de tout son visage couvert d’une barbe grise de deux jours.
— J’ai besoin d’un bain, et de vêtements secs.
— Loveless. Il m’a retrouvé dans un bar. Il m’a forcé à le conduire ici. Je pense qu’il a dû me suivre, avant ça, quand je vous ai quitté.
— Bien sûr. Fermez-là un peu, Scooter, ça ne vous dérange pas ?
— Ce qu’il nous faut maintenant. C’est une bonne quantité d’eau. D’abord pour le café ensuite pour que je puisse me débarbouiller un peu. Vous savez faire marcher un poêle Coleman ?
— Un quoi ?
— Le truc vert, là-bas. Il y a un réservoir, sur le devant. Vous allez le secouer. Je vous dirai comment réamorcer.
Yamazaki se leva en tordant la bouche. Il s’avança en se tenant la hanche jusqu’au poêle de métal vert que lui indiquait Skinner.
— Elle est encore partie baiser avec son bon à rien de copain de merde. Ça sert à rien, Scooter.
Il se tenait sur la terrasse de Skinner, les jambes de son pantalon battant sous une brise qui n’avait plus rien à voir avec la tempête de la veille, contemplant la cité baignée d’une étrange lumière métallique, des lambeaux de rêves tournaient encore lentement dans sa tête. Shapely lui avait parlé, avec la voix d’Elvis Presley jeune pour lui dire qu’il pardonnait à ceux qui l’avaient tué.
Il regarda l’épine dressée du Transamerica, soutenue avec l’étai qu’on lui avait appliqué après le Little Grande. Il entendit à moitié la voix de son rêve qui lui disait : « Ils ne savaient pas ce qu’ils faisaient, Scooter. »
Skinner était en train de râler, en bas, tout en s’épongeant avec l’eau que Yamazaki lui avait fait chauffer sur le poêle Coleman. Le Japonais pensa à son directeur de thèse à Osaka.
— Je m’en fiche, dit-il en anglais, à haute voix, en prenant San Francisco pour témoin.
La cité tout entière était un thomasson. L’Amérique elle-même était peut-être un thomasson.
Comment auraient-ils pu comprendre cela à Osaka, à Tokyo ?
— Yo ! Sur le toit ! cria quelqu’un d’en bas.
Yamazaki se pencha pour voir un Noir très maigre perché sur l’enchevêtrement de poutrelles qui formaient l’armature soutenant la partie haute de l’ascenseur de Skinner. Il portait un gros pardessus en tweed et un bonnet au crochet.
— Tout va bien là-haut ? Skinner n’a rien ?
Yamazaki hésita. Il n’avait pas oublié Loveless. Si Skinner ou la fille avaient des ennemis, comment faire pour les reconnaître ?
— Mon nom, c’est Fontaine, lui dit l’homme. Chevette m’a appelé pour me dire de monter voir si Skinner avait bien récupéré. C’est moi qui m’occupe de l’installation électrique. Je vérifie que l’ascenseur marche bien et tout le reste.
— Il est en train de se laver, lui dit Yamazaki. La tempête lui a un peu… embrouillé les idées. On dirait qu’il a tout oublié.
— Vous aurez du courant dans une demi-heure. De mon côté, ça risque d’être plus long. On a perdu quatre transfos. Il y a eu cinq morts et vingt blessés, et on en découvre encore. Skinner à du café sur le feu ?
— Oui.
— Une petite tasse, ça ne me déplairait pas.
— Bien sûr. Avec plaisir.
Yamazaki fit une petite courbette. Le Noir sourit. Le Japonais redescendit par la trappe.
— Skinner-san ! Il y a quelqu’un qui s’appelle Fontaine. C’est un de vos amis ?
Skinner était en train d’enfiler un tricot de peau jauni.
— Je me demande à quoi il sert, le con. On n’a toujours pas de courant.
Yamazaki défit le verrou de la trappe et la souleva. Au bout d’un moment, Fontaine apparut au pied de l’échelle. Il portait une trousse à outils dans chaque main. Il en posa une et passa l’autre en bandoulière sur son épaule. Puis il commença à grimper.
Yamazaki versa le reste du café dans la tasse la plus propre qu’il put trouver.
— C’est l’alimentation qui ne marche pas, fit Skinner tandis que Fontaine poussait sa trousse devant lui par l’ouverture.
Le vieillard avait maintenant revêtu aux moins trois gilets de flanelle élimés, dont les extrémités étaient fourrées un peu n’importe comment dans un vieux pantalon en laine de l’armée.
— On s’en occupe, chef, assura Fontaine en se dressant pour lisser son pardessus. Il y a eu une grosse tempête.
— C’est ce que dit Scooter.
— Et il ne raconte pas de bobards, Skinner. Merci.
Fontaine prit la tasse de café fumant et souffla dessus. Il regarda Yamazaki.
— Chevette dit qu’elle ne va peut-être pas rentrer pendant quelque temps. Vous êtes au courant ?
Yamazaki se tourna vers Skinner.
— Laissez tomber, fit ce dernier. Elle a encore foutu le camp avec ce connard.
— Elle n’a pas parlé de ça, objecta Fontaine. Elle n’a pas dit grand-chose, en fait. Mais si elle ne revient pas, vous allez avoir besoin de quelqu’un pour s’occuper de vous.
— Je suis capable de me débrouiller tout seul.
— Je le sais, chef. Mais il y a un ou deux servos de grillés dans votre ascenseur. Il faudra quelques jours pour réparer, avec tout le boulot qu’on a. Qui c’est qui va aller vous chercher à manger ?
— Il y a Scooter, fit Skinner.
Yamazaki battit plusieurs fois des paupières.
— C’est vrai ? demanda Fontaine en haussant les sourcils. Vous allez rester ici pour vous occuper de M. Skinner ?
Yamazaki songea à l’appartement qu’on lui avait prêté dans la grande maison de style victorien, avec sa salle de bains en marbre noir plus grande que son studio à Osaka. Il regarda Skinner, puis, de nouveau Fontaine.
— Ce sera un honneur pour moi que de rester avec Skinner-san, si tel est son désir, dit-il.
— Faites comme vous voudrez, déclara Skinner en enlevant laborieusement les draps du matelas.
— Chevette m’avait prévenu que je vous trouverais peut-être ici, dit Fontaine au Japonais. Vous venez d’une université, paraît-il…
Il déposa sa tasse sur la table, et se baissa pour prendre sa trousse qu’il posa juste à côté.
— Elle m’a dit que vous vous méfieriez peut-être des inconnus, ajouta-t-il.
Il ouvrit la trousse. À l’intérieur, il y avait des outils étincelants et des rouleaux de fil gainé. Il sortit quelque chose qui était enveloppé dans un chiffon graisseux, regarda du côté de Skinner pour s’assurer que le vieillard ne l’observait pas, et glissa l’objet derrière les bocaux en verre sur l’étagère au-dessus de la table.
— On peut faire en sorte qu’aucun inconnu ne s’approche pendant plusieurs jours sans autorisation, dit-il à Yamazaki en baissant le ton. Quant à ça, c’est un .38 Special, à six coups, tirant des balles à tête creuse. Si vous l’utilisez, vous me rendrez un grand service en le balançant par la suite à la flotte. D’accord ? Sa provenance est… euh… pour le moins douteuse.
Yamazaki pensa à Loveless. Il déglutit.
— Vous pensez que ça ira ? demanda Fontaine.
— Oui, fit Yamazaki. Merci pour tout.