— Et vous le connaissez bien ce type ? demanda-t-elle.
Les baskets de Rydell crissaient sur les petits morceaux de verre de sécurité chaque fois qu’il appuyait sur la pédale des freins. S’il y avait eu le temps et un balai, il aurait tout nettoyé. Mais il avait été obligé de s’arrêter pour enfoncer le reste du pare-brise avec un bout de fer à béton rouillé qu’il avait trouvé au bord de la route, pour éviter qu’une voiture de police ne remarque les trous. De toute manière, ses semelles intérieures le protégeaient.
— J’ai travaillé avec lui à L.A., dit-il en donnant un coup de volant pour éviter des lambeaux de pneu éclaté de semi-remorque qui jonchaient la section à deux voies comme des peaux de monstre après la mue.
— Je me demandais si ce ne serait pas comme pour Mme Elliott. Elle disait qu’elle vous connaissait, aussi.
— Je l’ai rencontrée pour la première fois dans l’avion. Si Sublett est de mèche avec eux, alors le monde entier est une vaste conspiration. (Il haussa les épaules.) Je pourrais commencer à me poser des questions sur vous, également.
Ou se demander, par exemple, si Loveless ou Mme Elliott n’auraient pas posé un pisteur électronique dans ce camion, ou si l’Étoile de la Mort n’était pas en train de les observer en ce moment même. On disait qu’elle était capable de lire un titre de journal, ou de déterminer la marque et la taille de vos godasses à partir d’une empreinte suffisamment bien moulée.
C’est alors que cette croix de bois sembla se dresser soudain devant eux dans le faisceau des phares. Elle faisait quatre mètres de haut, avec écrits dessus les mots BRANCHEZ-VOUS à l’horizontale et SUR LA LIAISON SATELLITE IMMORTELLE à la verticale. À l’endroit où aurait dû se trouver la tête de Jésus-Christ, il y avait une vieille télé portable poussiéreuse. Quelqu’un s’était amusé à faire un carton sur l’écran avec un 22 long rifle, apparemment.
— Ça ne devrait plus être très loin, fit Rydell. Chevette émit une espèce de grognement. Puis elle but quelques gorgées d’eau à la bouteille qu’ils avaient achetée à la station Shell, et la lui passa.
Quand il avait foncé en catastrophe pour sortir de cette galerie marchande, il avait été sûr de se retrouver au bord d’une grande route. Mais vue de l’extérieur, la galerie n’était qu’une bâtisse laide en brique rouge, aux ouvertures murées avec ces horribles plaques de matériaux recyclés compactés à chaud qui avaient la couleur du vieux vomi. Il avait tourné dans le parking encombré d’épaves de voitures et jonché de vieux matelas jusqu’à ce qu’il trouve un passage dans le grillage.
Mais ce n’était pas une grande route. C’était juste un accès à quatre voies, complètement désert, et Loveless avait dû loger une balle dans le dispositif de navigation, car la carte était bloquée sur Santa Ana Centre, avec une espèce de clignotement, et il n’y avait rien à faire pour obtenir autre chose. Il avait l’impression de se trouver dans une de ces cités-banlieues abandonnées, le genre d’endroits qui s’étaient complètement effondrés à la suite de l’implosion de l’euromonnaie.
Chevette était dans la position du fœtus à côté du frigo, les yeux fermés. Elle ne lui répondait pas ; il craignait que Loveless ne l’ait touchée aussi, mais il ne pouvait pas se permettre de s’arrêter jusqu’à ce qu’il ait mis une bonne distance entre la galerie marchande et eux. En tout cas, il ne voyait pas de sang ni rien.
Finalement, ils étaient arrivés à cette station Shell. On voyait que c’était Shell uniquement à cause de la forme des machins en métal qui avaient soutenu les enseignes. La porte des chiottes pour les hommes avait été arrachée de ses gonds. Celle des femmes était cadenassée avec une chaîne. Quelqu’un apparemment, s’était entraîné avec une arme automatique sur le distributeur de pop-corn. Il fit le tour du bâtiment avec le camion et vit une vieille caravane Airstream, la même que celle où habitait un voisin de son père à Tampa. Il y avait là un homme à genoux devant un brasero, en train de remuer une marmite. Deux labradors noirs le regardaient faire.
Rydell se gara, vérifia que Chevette respirait bien, et descendit. Il s’avança vers l’homme, qui s’était redressé et s’essuyait les mains sur les cuisses de sa salopette rouge. Il était coiffé d’une vieille casquette de pêche couleur kaki avec une visière de vingt centimètres au moins. L’écusson Shell sur sa poitrine était tout effiloché.
— Vous êtes perdu, ou vous avez un problème ? demanda-t-il.
Rydell estima qu’il avait au moins soixante-dix ans.
— Je n’ai pas de problème, mais je suis bel et bien perdu, répondit-il.
Il jeta un regard aux labradors, qui ne le quittaient pas des yeux.
— Vos chiens ne semblent pas très heureux de me voir, dit-il.
— Il ne passe beaucoup d’étrangers par ici.
— J’imagine, fit Rydell.
— J’ai aussi deux chats. En ce moment, je leur donne de la bouillie séchée. Les chats se débrouillent pour attraper des oiseaux ou des souris. Vous êtes vraiment perdu ?
— Complètement. Je ne saurais même pas vous dire dans quel État nous sommes.
Le vieillard cracha par terre.
— Vous n’êtes pas le seul. Quand j’avais votre âge, ça s’appelait la Californie, et c’est comme ça que Dieu l’a voulu. Aujourd’hui, c’est SoCal, paraît-il, mais vous savez ce que je pense ?
— Non. Qu’est-ce que vous pensez ?
— Plus ça change, plus c’est la même chose. Comme cette bonne femme qui s’est installée dans cette foutue Maison-Blanche.
Il ôta sa casquette, laissant voir des cicatrices de cancer d’un blanc argenté, s’essuya le front à l’aide d’un mouchoir graisseux, puis se couvrit de nouveau la tête.
— Alors, vous êtes perdu ?
— Oui. Ma carte est en panne.
— Et vous savez lire une carte en papier ?
— Oui, bien sûr.
— Qu’est-ce qu’elle a sur la tête ?
Il regardait derrière Rydell. Celui-ci se tourna et vit Chevette, penchée par-dessus le siège baquet, qui les observait.
— C’est sa coiffure, dit-il.
— Merde alors ! Elle pourrait être mignonne.
— Oui, fit Rydell.
— Vous voyez la boîte de Cream o’Wheat, là-bas ? Vous êtes capable de m’en verser une mesure dans ce bol quand l’eau se mettra à bouillir ?
— Entendu.
— Je vais vous chercher une carte. Skeeter et Whitey vous tiendront compagnie pendant ce temps.
PARADISE, SOCAL
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Et il y avait une croix encore plus haute qui se dressait un peu plus loin, faite avec de vieux rails de chemin de fer soudés constituant une sorte d’armature soutenant de vieux postes de télévision dont les écrans morts regardaient en direction de la route.
Chevette s’était endormie, aussi elle avait tout raté.
Rydell se revit en train d’appeler le numéro de Sublett à L.A. sur le téléphone de Codes. Il y avait eu une drôle de sonnerie, qui l’avait presque fait raccrocher, mais ce n’était qu’une retransmission d’appel, Sublett ayant obtenu l’autorisation de s’absenter pour aller au chevet de sa mère malade.
— Tu veux dire que tu es au Texas ?
— À Paradise, Berry. Maman est malade parce qu’on l’a transférée ici en SoCal, avec pas mal d’autres.
Sublett lui avait expliqué où c’était tandis que Rydell examinait la carte du vieux de la station Shell.
— Hé ! s’était exclamé Rydell lorsqu’il avait compris à peu près dans quelle direction il fallait aller. Qu’est-ce que tu dirais si je passais te faire une petite visite, hein ?
— Je croyais que tu avais trouvé du boulot à San Francisco.
— Je t’en parlerai quand on se verra.
— Tu sais ce qu’ils disent de moi, ici ? Que je suis un apostat.
— Un quoi ?
— Un apostat. Parce que j’ai montré à ma mère ce film de Cronenberg, Vidéodrome, tu saisis ? Ils disent que c’est le diable qui a fait ça.
— Je croyais que Dieu était dans tous les films.
— Il y en a qui sont l’œuvre du diable, Berry. C’est ce que dit le révérend Fallon, en tout cas. D’après lui, tous les films de Cronenberg entrent dans cette catégorie.
— Il est à Paradise, lui aussi ?
— Dieu merci, non. Il est dans les tunnels des îles Anglo-Normandes, quelque part entre la France et l’Angleterre. Et il ne peut pas les quitter, non plus, parce qu’il a besoin de rester à l’abri.
— Contre quoi ?
— Le fisc. Tu sais qui a creusé ces tunnels, Rydell ?
— Qui ?
— Hitler. Avec de la main-d’œuvre forcée.
— Je ne savais pas, fit Rydell.
Il imaginait le terrible petit moustachu, un long fouet à la main, juché sur un rocher.
Il y eut une nouvelle pancarte, beaucoup moins professionnelle que la précédente, de simples planches où s’étalaient des lettres tracées à la peinture noire.
ES-TU PRÊT POUR L’ÉTERNITÉ ?
IL EST VIVANT ! ET TOI ?
REGARDE LA TÉLÉVISION !
— Regarde la télévision ?
Elle s’était réveillée.
— Pour les Fallonistes, expliqua Rydell, c’est là qu’il est. À la télé. Je veux parler de Dieu, bien sûr.
— Dieu est à la télé ?
— Oui il fait partie du décor, ou quelque chose comme ça. La mère de Sublett, elle, fait partie de l’Église, mais Sublett, lui, il est déchu, un truc comme ça.
— Et qu’est-ce qu’ils font ? Ils prient en regardant la télé ou quoi ?
— Ce serait plutôt une sorte de méditation, je pense. Ils regardent surtout les vieux films, en s’imaginant que s’ils les regardent suffisamment longtemps l’esprit finira par entrer en eux.
— Dans l’Oregon, on avait les Nazaréens de la Révélation Aryenne. Première Église de Jésus des Survivalistes. La première chose qu’ils faisaient en vous voyant, c’était de vous tirer dessus.
— C’est triste, murmura Rydell tandis que le camion émergeait au sommet d’une petite montée. Des chrétiens pareils…
Ils aperçurent alors Paradise, en bas, éclairée par de multiples lampadaires.
Le périmètre de sécurité annoncé par la pancarte était en réalité constitué de rouleaux de fil de fer barbelé délimitant un peu moins d’un hectare. Il était peu probable qu’ils soient électrifiés, mais il vit qu’il y avait des détecteurs de présence avec alarme sonore tous les trois ou quatre mètres, de sorte que cela devait être efficace de toute manière. Il y avait une espèce de guérite avec une barrière à l’endroit où la route pénétrait à l’intérieur, mais le dispositif ne semblait protéger qu’une dizaine de camping-cars, caravanes et semi-remorques garés sur des dalles en ciment groupées autour de ce qui semblait être un pylône radio à l’ancienne dont on avait couvert le sommet de tout un ensemble d’antennes paraboliques. Quelqu’un avait improvisé un barrage en travers d’un cours d’eau pour faire une espèce de mare pour la baignade, mais le cours d’eau en question ressemblait à ces effluents industriels autour desquels on ne s’attend même pas à rencontrer des insectes, et encore moins des oiseaux.
L’éclairage, par contre, ne manquait pas. Il entendait le ronflement des grosses génératrices tandis qu’ils descendaient lentement la pente.
— Seigneur ! fit Chevette.
Rydell s’arrêta à hauteur de la guérite et baissa sa vitre. Encore heureux que le moteur électrique fonctionne. Un homme en veste en peau de mouton orange avec une toque assortie se montra. Il tenait à la main une espèce de carabine avec une crosse évidée en métal.
— Propriété privée, dit-il en regardant l’endroit où aurait dû se trouver le pare-brise. Qu’est-ce qui vous est arrivé, monsieur ?
— Un chevreuil, fit Chevette.
— Nous sommes venus voir des amis, les Sublett, se hâta d’expliquer Rydell, qui espérait distraire l’attention du garde avant qu’il ne remarque les trous faits par les balles ou d’autres détails du même genre. Ils nous attendent. Vous pouvez vérifier.
— On ne peut pas dire que vous ressembliez à des chrétiens.
Chevette se pencha sur Rydell et lança au garde un de ces regards dont elle avait le secret.
— Je ne sais pas à quoi vous ressemblez, vous, mon frère, mais nous somme des Nazaréens Aryens venus d’Eugene, Oregon et ça nous coûte d’entrer dans votre camp où vous mélangez toutes les races. De nos jours, tout le monde est traître à sa race et ça fait peine à voir.
Le garde la regarda longuement.
— Si vous êtes des Nazaréens, comment ça se fait que vous ne soyez pas des Skins ?
Elle toucha les pointes de cheveux de sa drôle de coiffure.
— Vous allez bientôt me dire que Jésus était juif, aussi. Vous ne savez pas ce que ça veut dire, ça ?
La méfiance du garde avait presque disparu. Il paraissait tout au plus un peu dérouté.
— Nous avons des clous sanctifiés à l’arrière, ajouta Chevette. Ça vous donne peut-être une idée.
Rydell vit qu’il déglutissait, hésitant.
— Ce serait plus simple, dit-il si vous appeliez ce vieux Sublett de notre part.
L’homme retourna dans sa guérite.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de clous ? demanda Rydell.
— Un truc que Skinner m’a raconté un jour. J’en étais toute tremblante.
Dora, la mère de Sublett, buvait du Coca avec de la vodka mexicaine. Rydell avait déjà vu des gens boire ça, mais jamais à température ambiante. Et le Coca ne faisait plus de bulles, parce qu’elle l’achetait, tout comme la vodka, dans de grosses bouteilles en plastique du supermarché, et ça devait faire un moment qu’elle les avait. Rydell décida qu’il n’avait plus soif, n’importe comment.
Le living de la caravane comportait un canapé à deux places en un fauteuil inclinable. Dora était en arrière sur le fauteuil, les pieds surélevés, pour sa circulation, avait-elle expliqué. Chevette et Rydell étaient côte à côte sur le canapé, qui n’était en fait qu’une causeuse, et Sublett était assis par terre, les genoux relevés presque jusqu’au menton. Il y avait des tas d’objets accrochés aux murs ou posés sur des étagères, mais tout était extrêmement propre et bien rangé. Rydell se disait que c’était à cause des allergies de Sublett. Les décorations étaient très nombreuses. Il y avait des plaquettes, des gravures, des figurines et des trucs qui devaient être ces fameux mouchoirs à prière. Il reconnut aussi un hologramme plat du révérend Fallon, qui ressemblait plus que jamais à un opossum agrémenté d’un petit bronzage et peut-être d’un brin de chirurgie esthétique. Il vit une tête grandeur nature de J.D. Shapely, que Rydell n’aimait pas parce que ses yeux semblaient suivre celui qui la regardait. Les meilleurs de ces objets étaient groupés autour de la télé, qui était grosse et vernie, mais d’un modèle ancien, d’avant l’époque des écrans larges et plats. Elle était allumée. Il y avait un film en noir et blanc, mais sans le son.
— Vous êtes sûr que vous ne voulez rien prendre, M. Rydell ?
— Non, madame, merci beaucoup.
— Joel ne boit pas. Il fait des allergies, vous comprenez.
— Oui, madame.
C’était la première fois que Rydell entendait prononcer le prénom de Sublett.
Celui-ci portait un jean blanc tout neuf, un tee-shirt blanc, des chaussettes de coton blanc et des pantoufles jetables en papier.
— Il a toujours été très délicat, vous savez. Je me souviens qu’un jour il a mis à la bouche le hochet d’un autre garçon. Ses lèvres sont devenues toutes noires.
— Maman, fit Sublett, le docteur a dit qu’il fallait que tu te couches tôt.
Mme Sublett soupira.
— Très bien, Joel. Je comprends que vous avez envie de discuter entre jeunes. (Elle regarda Chevette en plissant les yeux.) Quel dommage d’abîmer de si beaux cheveux, ma belle ! Vous auriez un charme fou si vous les laissiez pousser normalement. Un jour, j’ai essayé d’allumer le gril de notre cuisinière à gaz, à Galveston, c’était quand Joel était encore bébé, il était si sensible, et la cuisinière a explosé. Je venais de me faire faire une permanente, vous comprenez, et…
Chevette ne disait rien.
— Maman, fit Sublett, maintenant que tu as fini de boire…
Rydell le suivit des yeux tandis qu’il accompagnait la vieille dame au lit.
— Bon Dieu ! fit Chevette. Qu’est-ce qu’ils ont ses yeux ?
— Ils sont hypersensibles à la lumière, c’est tout.
— Ça me donne le frisson.
— Sublett ne ferait pas de mal à une mouche.
Lorsqu’il fut de retour, Sublett regarda l’écran de la télé en soupirant, puis l’éteignit.
— Tu sais que je n’ai pas le droit de sortir de cette caravane, en principe, Berry ?
— Et pourquoi ça ?
— C’est lié à mon apostasie. Ils disent que je pourrais corrompre la congrégation par mon contact.
Il s’assit au bord du fauteuil inclinable, de peur de le faire basculer en arrière.
— Je croyais que tu avais laissé tomber Fallon en venant à L.A.
Sublett prit un air embarrassé.
— Elle était très malade, Berry. En arrivant ici, je leur dis que j’avais réfléchi. Que je voulais méditer en regardant la boîte, et tout ça. (Il tordit l’une dans l’autre ses longues mains pâles.) Mais ils m’ont surpris en train de regarder Vidéodrome. Tu as déjà vu… euh… Deborah Harry ?
Sublett soupira, agité d’une espèce de tremblement.
— Ils t’ont surpris comment ?
— L’installation est faite de manière qu’ils puissent surveiller tout ce qu’on regarde à la télé.
— Comment se fait-il qu’ils aient choisi cet endroit ?
Sublett passa les doigts en arrière dans sa chevelure filasse.
— Difficile à dire, mais j’ai comme l’impression que c’est en rapport avec les problèmes fiscaux du révérend Fallon. Tout ce qu’il fait depuis quelque temps, c’est en fonction de ça. Et toi, ça a marché, ce nouveau boulot à San Francisco, Berry ?
— Non. Ça n’a pas marché.
— Tu as envie de m’en parler ?
Rydell lui répondit oui.
— Ce putain de chauffage a dû en prendre un coup aussi, fit Rydell.
Il était avec Chevette à l’arrière du camion, à l’extérieur du périmètre.
— J’aime bien votre ami, finalement, dit-elle.
— Moi aussi.
— Ce que je veux dire, c’est qu’il s’intéresse vraiment à vous, à ce qui risque de vous arriver.
— Prenez le lit. Je dormirai à l’avant.
— Sans pare-brise, vous allez geler.
— N’ayez pas peur.
— Venez à l’arrière avec moi. On l’a déjà fait. Pas de problème.
Il se réveilla dans le noir, écoutant le bruit de sa respiration et les craquements du cuir du vieux blouson étalé sur ses épaules.
Sublett avait écouté son histoire en hochant la tête de temps à autre et en l’interrompant parfois pour poser une question. Ses verres de contact-miroirs leur renvoyaient leur propre image convexe, assis sur la causeuse. À la fin, il avait laissé entendre un sifflement, et il avait déclaré :
— J’ai l’impression que tu es dans la merde, Berry. Rien qu’un peu.
Réellement dans la merde.
Rydell baissa la main, effleurant celle de Chevette par accident, et toucha la bosse que faisait son portefeuille dans sa poche arrière. Tout l’argent qu’il possédait se trouvait là, mais il y avait aussi la carte de visite de Wellington Ma, ou du moins ce qu’il en restait. La dernière fois qu’il avait regardé, elle était en trois morceaux.
— Jusqu’au cou, murmura-t-il dans le noir.
Chevette remonta le blouson sur elle et se blottit plus ou moins contre lui. Le rythme de sa respiration n’avait pas changé. Il savait qu’elle était toujours endormie.
Il resta immobile, à méditer. Au bout d’un moment, une idée germa en lui. La plus folle qu’il ait jamais eue.
— Votre copain, lui dit-il dans la cuisine exiguë de la caravane. Ce Lowell.
— Et alors ?
— Vous avez un numéro où le joindre ?
Elle versa du lait sur ses cornflakes. C’était du lait en poudre, à la couleur crayeuse. Le seul que la mère de Sublett achetait, à cause de ses allergies.
— Pourquoi ?
— J’aimerais lui parler d’un truc.
— Et c’est quoi ?
— Un truc qu’il pourrait faire pour m’aider.
— Lowell ? Pourquoi il vous aiderait ? Il se fout pas mal de vous ou de n’importe qui d’autre.
— Donnez-moi son numéro, je veux juste lui parler.
— Si vous lui dites où on est, ou s’il nous retrouve sur le réseau, il est capable de nous donner. S’il sait qu’on nous recherche.
— Pourquoi ferait-il ça ?
— C’est dans sa nature, c’est tout.
Mais elle lui donna quand même son téléphone et le numéro.
— Salut, Lowell.
— Qui c’est qui cause ?
— Ça va ?
— Qui vous a…
— Ne raccrochez pas.
— Écoutez-moi, espèce d’enc…
— Police de San Francisco, brigade des Homicides.
Il entendit Lowell tirer une bouffée de sa cigarette.
— Qu’est-ce que vous avez dit ?
— Orlovsky. Police de San Francisco, Homicides. Le grand type avec le gros flingue. Il est entré dans le bar juste avant que les lumières s’éteignent. Vous vous rappelez ? J’étais au comptoir, en train de parler avec Eddie la Crotte.
Lowell tira une autre bouffée, moins forte, d’après le bruit.
— Écoutez, je ne sais pas ce que vous…
— Ça ne fait rien. Vous pouvez raccrocher maintenant, Lowell, mais si vous faites ça vous êtes foutu comme l’as de pique. Parce que vous avez vu Orlovsky entrer pour prendre la fille, Lowell. Vous l’avez vu, et ça ne lui plaît pas beaucoup. Il n’était pas en mission officielle de la police. Il était là pour son propre compte. Et c’est un vrai ripou, Lowell. Aussi vrai que le cancer.
Un silence. Puis :
— J’ignore de quoi vous parlez.
— Contentez-vous d’écouter, alors, Lowell. Ouvrez bien vos oreilles. Parce que si vous ne m’écoutez pas, je dirai à Orlovsky que vous l’avez vu, et je lui donnerai ce numéro, avec votre description et celle du Skinhead. Je lui dirai que vous avez bavardé sur lui. Et vous savez ce qu’il fera ? Il viendra vous truffer le cul avec du plomb, et personne ne pourra l’en empêcher. Homicides, Lowell. Il se chargera lui-même de tout. Et il a le bras long, Lowell, j’aime autant vous le dire.
Lowell toussa deux ou trois fois, puis se racla la gorge.
— C’est une blague, hein ?
— Je ne vous entends pas rire.
— D’accord. Mettons que ce ne soit pas une blague. Qu’est-ce que vous voulez au juste ?
— On dit que vous connaissez des tas de gens doués, dans les ordinateurs et tout ça.
Il entendit Lowell allumer une nouvelle cigarette.
— Si l’on veut, admit-il.
— La République du Désir, fit Rydell. Je veux que vous leur demandiez de me rendre un service.
— Pas de noms ! s’exclama vivement Lowell. Il y a des détecteurs automatiques sur les réseaux programmés pour…
— D’accord, d’accord. Je veux que vous leur demandiez de me rendre un service.
— Ce sera payant. Et ça va vous coûter un paquet.
— Non. C’est à vous que ça va coûter.
Il appuya sur le bouton pour mettre fin à la communication. Il voulait laisser à Lowell le temps de réfléchir. Peut-être de chercher le nom d’Orlovsky dans la liste des fonctionnaires de la police, et de vérifier qu’il était bien à la brigade. Il referma le petit téléphone et retourna dans la caravane. La mère de Sublett réglait la climatisation plus haut qu’il ne l’aurait fallu.
Sublett était assis sur la causeuse. Ses vêtements blancs le faisaient ressembler à un peintre ou à un plâtrier, à cette exception près qu’ils étaient immaculés.
— Tu sais, Berry, je crois que je ferais mieux de retourner à Los Angeles.
— Et ta mère ?
— Mme Baker est revenue de Galveston. Elles sont voisines depuis des années. Elle peut s’en occuper.
— C’est cette connerie d’apostasie qui te prend la tête ?
— Un peu ! fit Sublett en se tournant pour regarder l’hologramme de Fallon. Je crois toujours en Dieu, Berry, et je sais que j’ai vu son visage dans les médias, comme l’enseigne le révérend Fallon, mais pour le reste, je t’assure, c’est comme si c’était du pipi de chat.
Sublett donnait l’impression qu’il allait se mettre à chialer d’un instant à l’autre. Ses yeux aux reflets d’argent pivotèrent pour rencontrer le regard de Rydell.
— Et pour SecurIntens, j’ai réfléchi à tout ce que tu m’as raconté hier soir, Berry, poursuivit-il. Je ne vois pas comment je pourrais retourner travailler pour eux en sachant le genre de magouilles auxquelles ils se prêtent. J’avais l’impression d’aider à protéger les gens de quelques-uns des maux qui accablent ce monde, mais je sais maintenant que ça serait bosser pour des gens qui n’ont aucune moralité.
Rydell fit un pas pour regarder de plus près les mouchoirs à prière. Il se demandait lequel était censé écarter le sida.
— Non, dit-il au bout d’un moment. Reprends ton job. Le côté protection des citoyens est réel. Il faut bien que tu gagnes ta vie, Sublett.
— Et toi ?
— Moi, quoi ?
— Ils finiront par te retrouver, Berry, et par te tuer. Avec la fille.
— Toi aussi, probablement, Sublett, s’ils savaient que je t’ai tout raconté. Je n’aurais peut-être pas dû faire ça. C’est l’une des raisons pour lesquelles Chevette et moi on doit partir. Pour vous éviter des ennuis, à ta mère et à toi.
— Je ne travaille plus pour eux, Berry, mais je vais foutre le camp d’ici, moi aussi. Je suis obligé.
Rydell regarda Sublett en l’imaginant dans son uniforme de SecurIntens, avec le Glock et tout le reste. Soudain son idée géante, complètement dingue, prit vie et se retourna, laissant entrevoir de nouveaux angles.
Mais tu ne peux pas l’impliquer comme ça, se dit-il. Ce ne serait pas juste.
— Sublett, s’entendit-il murmurer quelques instants plus tard, je crois que j’ai pour toi une idée de carrière à laquelle tu n’as pas encore pensé.
— Et de quoi s’agit-il ? demanda Sublett.
— De t’attirer des ennuis.