2 En chasse avec Gunhead

SecurIntens faisait nettoyer ses camions toutes les trois sorties. Ils utilisaient un polish spécial de chez Colby. Vingt couches de Wet Honey Sienna appliquées à la main et la carrosserie ne perdait pas trop son brillant.

Ce soir de novembre, la République du Désir avait mis un terme à sa carrière dans les opérations armées. Berry Rydell était arrivé ici un peu plus tôt.

Il aimait bien l’odeur qu’il y avait à l’intérieur. Avec ce truc rose qu’ils mettaient dans les machines à jet haute pression pour chasser la poussière de la route, le parfum lui rappelait un petit boulot qu’il avait pris l’été à Knoxville, la dernière année où il avait fréquenté l’école. Ils construisaient des appartements en copropriété sur la carcasse du vieil immeuble de Safeway dans Jefferson Davis. Les architectes voulaient que les blocs cendrés soient dépouillés d’une manière bien précise. On ne devait voir que du gris, à l’exception de certains coins où il restait la vieille peinture rose de Safeway. Ces gens-là venaient de Memphis. Ils étaient tous en complet noir et chemise blanche en coton. La chemise visiblement coûtait plus cher que le complet. Au moins autant, en tout cas. Ils ne portaient pas de cravate, mais ne défaisaient jamais le bouton du haut. Rydell s’était dit que tous les architectes devaient s’habiller comme ça, et maintenant qu’il vivait à L.A. il savait que c’était vrai. Il avait entendu l’un d’eux expliquer à un contremaître que leur travail ici consistait à exposer l’intégrité du passage du matériau à travers le temps. Rydell avait la conviction que tout cela était probablement de la connerie, mais il aimait bien quand même la manière dont ça sonnait. Comme les trucs qui arrivaient aux vieux dans les émissions de la télé.

Quoi qu’il en soit, le boulot se résumait à décaper des tonnes de vieille peinture de merde sur des centaines et des centaines de mètres carrés de parpaings tout aussi merdiques. On faisait ça avec une buse rotative au bout d’une longue perche en inox. Quand on était sûr que le contremaître ne regardait pas par là, on pouvait diriger la lance vers un autre gamin, soulever une superbe queue de coq irisée de dix mètres d’envergure et lui laver toute sa protection solaire. Rydell et ses copains se mettaient un truc australien qui se vendait en plusieurs couleurs. Avec ça, on savait exactement où on en avait mis et où on avait oublié d’en mettre. Mais il fallait faire attention à la distance. De près, ces buses étaient capables de décaper le chrome d’un pare-chocs. Rydell et Buddy Crigger avaient fini par se faire virer tous les deux à force de jouer à ça. Ils étaient allés boire une bière sur le trottoir d’en face dans Jeff Davis, et Rydell avait terminé la nuit avec cette fille qui venait de Key West. C’était la première fois qu’il dormait à côté d’une gonzesse.

Et voilà qu’il se retrouvait maintenant à Los Angeles, au volant d’un Hussar Hotspur à six roues et à vingt couches de polish appliquées à la main. Le hussar était en réalité un Land Rover blindé capable de faire du cent quarante sur une ligne droite, à condition d’en trouver une dégagée et d’avoir le temps d’accélérer. Hernandez, son superviseur, disait qu’on ne pouvait pas faire confiance à un anglais pour fabriquer quelque chose de beaucoup plus grand qu’un chapeau, surtout si on voulait que ça marche quand on en avait besoin. Il disait que SecurIntens aurait dû acheter son matériel aux Israéliens ou, à tout le moins aux Brésiliens, et qu’on n’avait pas besoin d’un Ralph Lauren pour créer un tank.

Rydell n’avait pas d’opinion sur la question. Mais ce boulot de peinture le dépassait vraiment. Ce qu’ils voulaient, sans doute, c’était que les gens pensent à ces gros camions de la Poste, couleur de papier d’emballage, et en même temps un style de décoration que l’on trouvait dans les églises du culte épiscopal. Pas trop de dorures sur le logo. De la retenue, en quelque sorte.

Les gens qui travaillaient au poste de lavage étaient en grande partie des émigrés d’origine mongole, arrivés de fraîche date, qui avaient du mal à trouver de meilleurs emplois. En travaillant, ils fredonnaient d’une drôle de manière, à partir de la gorge, et Rydell aimait bien entendre ça. Il n’arrivait pas à comprendre comment ils faisaient pour produire des bruits pareils. Cela ressemblait au chant d’une grenouille verte, mais avec deux sons en même temps.

Ils étaient maintenant en train d’astiquer les rangées de boutons chromés, au bas du véhicule, qui servaient de support aux grilles anti-émeutes. Le chrome n’était là que pour faire bien. Les camions anti-émeutes, à Knoxville, étaient électrifiés, mais avec un système de ruissellement qui les maintenaient mouillés, et ça faisait beaucoup plus mal.

— Signe ici, lui dit le chef d’équipe, un black peu causant nommé Anderson ; il était étudiant en médecine dans la journée, et on avait toujours l’impression qu’il avait deux nuits de sommeil à rattraper.

Rydell prit la tablette et le crayon optique, et traça sa signature sur la plaque. Anderson lui donna les clefs.

— Tu devrais te reposer de temps en temps, lui dit Rydell.

L’autre lui fit un sourire anémié. Rydell s’avança jusqu’à la portière de Gunhead et désactiva l’alarme.

Quelqu’un avait écrit ça à l’intérieur, GUNHEAD, avec un marqueur vert, sur le panneau au-dessus du pare-brise. Le nom était resté, mais c’était surtout parce que Sublett l’adorait. Sublett venait du Texas, c’était un réfugié issu d’une “vidéosecte” de cinglés dans un camp de caravanes. Il répétait tout le temps que sa mère le destinait à dédier son cul à l’Église, si ça voulait dire quelque chose.

Sublett n’avait généralement pas trop envie d’aborder le sujet. Rydell avait cru comprendre que ces gens voyaient dans la vidéo le mode de communication préféré du Seigneur, et que l’écran était pour eux une sorte de buisson perpétuellement ardent.

— Tout est dans les détails, lui avait-il confié un jour. Il faut Le chercher partout sans relâche.

Quelle que soit la forme que son adoration avait prise, il était clair que Sublett avait absorbé plus de télévision que quiconque à la connaissance de Rydell, particulièrement sous la forme de vieux films sur des chaînes qui ne passaient jamais rien d’autre. Sublett disait que Gunhead était le nom d’un tank robot dans un film de monstres japonais. Hernandez était persuadé que c’était lui qui avait écrit le nom dans le camion. Sublett niait. Hernandez voulait qu’il l’efface. Sublett refusait. Le nom était toujours là, mais Rydell savait que Sublett était bien trop respectueux de la loi pour commettre un quelconque acte de vandalisme. N’importe comment, l’encre du marqueur aurait pu le tuer.

Sublett faisait des allergies. Certaines marques de solvants ou de produits de nettoyage le mettaient carrément dans le coma. On ne pouvait en aucun cas le faire entrer dans le poste de lavage. Les allergies le rendaient également hypersensible à la lumière, de sorte qu’il fallait qu’il porte des verres de contact-miroirs. Avec ça et son uniforme de SecurIntens sur lequel se détachaient ses cheveux d’un blond filasse, il ressemblait à un foutu robot nazi mâtiné d’un rien de Ku Klux Klan. Ce qui risque de vous attirer quelques ennuis si vous entrez, disons dans un magasin de Sunset Boulevard à trois heures du matin pour acheter de l’eau minérale ou un Coca. Mais Rydell était toujours heureux de faire équipe avec lui, parce qu’on ne pouvait pas trouver plus non-violent que lui comme flic à la demande. Et il n’avait sans doute même pas le cerveau dérangé. Pour Rydell, c’étaient là deux plus à ne pas négliger. Hernandez se plaisait souvent à faire remarquer que SoCal[1] avait des critères beaucoup plus stricts en ce qui concernait l’exercice de la profession de coiffeur.

Comme Rydell, une assez grande partie du personnel de patrouille était constituée d’ex-policiers d’une espèce ou d’une autre. Il y avait même d’anciens flics de la police de Los Angeles. Et, si la règle de la compagnie interdisant à son personnel de porter sur soi aucune arme pendant le service avait une utilité, c’était de faire rappliquer les collègues dans des délais raisonnables avec toute la quincaillerie qu’il fallait. Il y avait des détecteurs de métal aux portes de la salle du personnel, et Hernandez avait généralement un tiroir plein de dagues, nunchakus, étourdisseurs, coups-de-poing, stylets de botte et tout ce que les détecteurs avaient ramassé.

Comme le vendredi matin au lycée de Miami Sud, Hernandez leur rendait tout ce bric-à-brac après la mission. Mais quand ils étaient en service, ils étaient censés se débrouiller uniquement avec leurs Glocks et leurs loukoums.

Les Glocks faisaient partie du matériel standard de la police depuis vingt ans au moins. SecurIntens les achetait par camions aux départements de police assez riches pour s’équiper en munitions sans douille. D’après le règlement, il fallait garder les Glocks dans leurs étuis en plastiques, celui-ci étant fixé avec du Velcro sur le pupitre central du camion. Quand on répondait à un appel, on prenait un pistolet dans sa gaine sur le pupitre et on le collait à l’emplacement prévu sur son uniforme. C’était le seul cas où on était censé sortir armé du camion.

Uniquement quand on était appelé.

Les loukoums n’étaient même pas des pistolets. Pas techniquement, en tout cas. Mais une giclée de dix secondes à distance rapprochée pouvait arracher un morceau de figure à quelqu’un. C’étaient des engins anti-émeutes de fabrication israélienne, à air comprimé, qui tiraient des cubes de deux centimètres et demi de côté, en caoutchouc recyclé. Leur aspect évoquait une union forcée entre un fusil d’assaut “Bulldog” et une agrafeuse industrielle, la seule différence étant la couleur jaune vif du plastique. Quand on pressait la détente, les cubes sortaient à jet continu. Si on savait s’y prendre on pouvait même tirer dans les coins, par rebond. De près, ils finissaient par découper une feuille de contre-plaqué, si on n’arrêtait pas le tir. À trente mètres, ils laissaient des bleus. D’après la théorie, on n’avait pas souvent affaire à des malfaiteurs armés, et le Glock était suffisant lorsque le cas se présentait. Si le malfrat avait des munitions sans douille et une culasse mobile, la théorie s’en foutait. Et s’il était super-équipé, il y avait des chances pour qu’il soit bourré à mort au dancer, ce qui le rendait à la fois incroyablement rapide et cliniquement psychopathe, mais ça, la théorie s’en foutait aussi.

Il y avait pas mal de dancer en circulation à Knoxville, et c’était une dose de cette substance qui avait causé la suspension de Rydell. Il s’était introduit dans un appartement où un mécanicien nommé Kenneth Turvey retenait en otage sa petite amie et deux enfants, en exigeant de parler à la présidente. Turvey était blanc, osseux, et ne s’était pas lavé depuis un mois. Il avait sur la poitrine un tatouage représentant la Cène, si frais qu’il n’avait pas encore cicatrisé. À travers une pellicule de sang en train de sécher, Rydell avait remarqué que le Christ n’avait pas de figure. Et les apôtres non plus.

— Merde, fit Turvey en l’apercevant. Tout ce que je veux, c’est parler à la présidente.

Il était assis en tailleur, nu sur le lit de sa copine, avec sur les cuisses quelque chose qui ressemblait à une section de gros tuyau entourée de ruban adhésif.

— Nous essayons de la contacter pour vous, fit Rydell. Désolé que ce soit si long, mais il y a tout un tas de barrages administratifs à franchir.

— Bon sang, fit Turvey d’une voix lasse, personne ne comprend donc que Dieu m’a confié une mission ?

Il n’avait pas l’air particulièrement enragé, simplement fatigué et contrarié. Rydell aperçut la fille dans l’unique chambre de l’appartement par la porte à moitié ouverte. Elle était sur le dos, par terre, et semblait avoir une jambe cassée. Elle ne bougeait pas du tout. Mais où étaient les enfants ?

— Qu’est-ce que c’est que ce truc que vous avez là ? demanda-t-il en désignant l’objet sur les cuisses de Turvey.

— Un canon, répondit Turvey. C’est pour cela qu’il faut que je parle à la présidente.

— Jamais vu de canon comme ça, avoua Rydell. Et ça tire quoi ?

— Des boîtes de jus de pamplemousse. Remplies de ciment.

— Sans déconner ?

— Regardez.

Il mit le truc sur son épaule. Il y avait une sorte de culasse à l’usinage complexe, avec un mécanisme de détente qui ressemblait à une moitié de pince moletée ? Deux tuyaux souples reliaient le tout à une bouteille de gaz posée par terre à côté du lit.

À genou sur le tapis poussiéreux en polyester, il avait vu le tube du canon pivoter. Il était assez large pour qu’on y passe le poing. Turvey l’avait dirigé sur la salle de bains ouverte, où l’on apercevait un placard.

— Turvey ! s’était-il entendu dire soudain, où sont ces putains de gosses ?

L’autre avait relevé le manche moleté et fait un trou de la taille d’une boîte de jus de fruits dans la porte du placard. Les gosses étaient à l’intérieur. Ils durent hurler, mais Rydell n’eut aucun souvenir de les avoir entendus. Son avocat, plus tard, plaida qu’il était non seulement sourd à ce stade, mais plongé dans un état de catalepsie soniquement induite. L’invention de Turvey ne produisait que quelques décibels de moins qu’une grenade étourdisseuse des sections spéciales. Mais Rydell ne se souvenait de rien. Il ne se souvenait même pas d’avoir abattu Kenneth Turvey d’une balle dans la tête, ni de quoi que ce soit d’autre, jusqu’à ce qu’il se réveille dans une chambre d’hôpital. Il y avait là une femme de Flics en peine, l’émission préférée de son père, mais elle lui dit qu’elle ne pouvait pas lui parler tant qu’elle n’aurait pas discuté avec son agent. Rydell lui répondit qu’il n’avait pas d’agent. Elle lui dit qu’elle le savait mais qu’il y en avait un qui allait appeler bientôt.

Dans son lit d’hôpital, Rydell avait pensé à toutes les fois où son père et lui avaient regardé Flics en peine.

— De quelle peine il est question ici ? avait-il demandé finalement.

La femme avait souri.

Ça n’a pas grande importance, Berry. Ça marchera de toute manière.

Il avait fermé un œil pour mieux la voir. Elle n’avait pas l’air trop mal roulée.

— Vous vous appelez comment ?

— Karen Mendelsohn.

Elle ne semblait pas être de Knoxville, ni même de Memphis.

— Vous travaillez pour Flics en peine ?

— Oui.

— Qu’est-ce que vous faites ?

— Avocate.

C’était la première fois, à sa connaissance, que Rydell rencontrait un représentant de cette profession. Mais ce ne devait pas être la dernière.


La planche de bord de Gunhead était composée de pavés gris à cristaux liquides qui s’animèrent quand Rydell inséra la clef, entra le code de sécurité et lança un contrôle de base du système. Les caméras situées sous le pare-chocs arrière étaient ses préférées. Elles rendaient la manœuvre pour se garer extrêmement aisée. On voyait exactement où on reculait. La liaison satellite avec l’Étoile de la Mort ne marchait pas tant qu’il était dans la station de lavage. Trop d’acier dans l’immeuble. Mais le travail de Sublett consistait à se maintenir au courant avec son écouteur-perle.

Il y avait une affiche dans la salle du personnel de SecurIntens informant tout un chacun qu’il était contraire à la politique de la compagnie de l’appeler comme ça. L’Étoile de la Mort. Mais tout le monde le faisait quand même, y compris la police de Los Angeles. La dénomination officielle était : Satellite Géosynclinal de Maintien de l’Ordre de la Californie du Sud.

Sans quitter ses écrans des yeux, Rydell sortit lentement du garage en marche arrière. Les moteurs jumelés en céramique de Gunhead étaient assez neufs pour ne pas faire trop de bruit. Rydell entendait le frottement des pneus sur le sol en béton mouillé.

Sublett l’attendait à l’extérieur. Ses prunelles d’argent reflétèrent le rouge des feux arrière. Derrière lui, le soleil se couchait. Les couleurs du ciel formaient un cocktail d’additifs plus riche qu’à l’accoutumée. Il recula lorsque Rydell passa à sa hauteur, de peur de recevoir la moindre goutte de produit. Rydell ne tenait pas non plus à l’asperger. Il n’avait pas envie de conduire à nouveau le Texan aux Cèdres si ces allergies le reprenaient.

Il attendit que Sublett ait fini d’enfiler une paire de gants chirurgicaux jetables.

— Salut, fit l’autre en grimpant dans son siège.

Il referma la portière et se mit en devoir d’ôter les gants, en les retournant délicatement pour les glisser dans un sachet Ziploc.

— Fais attention de ne pas tout renverser sur toi, murmura Rydell.

— Marre-toi, fit Sublett en sortant une plaque de chewing-gum hypo-allergénique pour faire sauter une dragée de son logement à bulle. Et comment va ce vieux Gunhead ?

Rydell regarda les affichages d’un air satisfait.

— Pas trop mal, dit-il.

— J’espère qu’on n’aura pas à répondre à une de ces foutues maisons furtives, cette nuit, fit Sublett en mâchant son chewing-gum.

Ces maisons furtives, comme on les appelait, figuraient sur la liste noire personnelle de Sublett. Il disait que l’atmosphère y était toxique. Pour Rydell, ça n’avait pas de sens, mais il était fatigué d’en discuter. Les maisons furtives étaient généralement plus grandes que les autres, elles coûtaient plus cher, et on pouvait penser que leurs propriétaires étaient prêts à dépenser plus pour assurer la pureté de l’air qu’ils respiraient. Sublett soutenait qu’il fallait avoir des tendances paranoïaques, au départ, pour en construire une, et que ces gens avaient toujours tendance à se calfeutrer et à empêcher la circulation de l’air, ce qui rendait vite l’atmosphère toxique.

S’il existait des maisons furtives à Knoxville, Rydell n’en avait jamais entendu parler. À son avis, c’était un truc spécifique à Los Angeles. Sublett, qui travaillait pour SecurIntens depuis près de deux ans, avait été la première personne à lui en parler. Lorsque, finalement, Rydell avait eu à se rendre dans une de ses maisons, il n’en avait pas cru ses yeux, au début. L’endroit n’en finissait pas de descendre, sous une bâtisse qui ressemblait presque, mais pas tout à fait, à un pressing industriel ravagé par une bombe. Mais à l’intérieur, tout n’était que plâtre blanc et lambris, tapis turcs, tableaux énormes, sols en ardoise, mobilier comme il n’en avait jamais vu de sa vie. Il y avait un coup fourré. Une scène de ménage ou quelque chose comme ça. Le mari avait dû lever la main sur la femme, et elle avait appuyé sur le bouton. Quand il était arrivé, ils avaient fait comme si c’était une erreur. Mais c’était impossible. Il avait fallu que quelqu’un enfonce ce foutu bouton, et personne n’avait donné le mot de passe quand l’appel de contrôle avait été effectué 3,8 secondes plus tard. Elle avait dû s’emmêler avec les téléphones, se disait Rydell, puis enfoncer le bouton. Il faisait équipe avec “Big George” Kechakmadze, ce soir-là, et le Géorgien (de Tbilissi et non pas d’Atlanta) n’avait pas aimé ça non plus.

— Ces gens-là, c’est notre gagne-pain, mon vieux, avait dit Big George par la suite. Tu t’es assuré que le sang n’avait pas coulé, d’accord ? Alors, on se tire d’ici vite fait.

Mais Rydell n’arrivait pas à oublier la tension dans le regard de la femme. Elle serrait sur son cou le revers de sa longue robe de chambre. Son mari portait la même, mais il avait de grosses jambes velues et des lunettes qui devaient coûter un paquet. Il y avait eu un coup fourré quelque part, il en était certain, mais il ne saurait jamais le fin mot. Pas plus qu’il ne comprendrait comment ses gens vivaient vraiment. Ils ressemblaient aux personnages qu’on voyait à la télé, mais ils n’étaient pas pareils.

L.A. était une ville pleine de mystères, quand on y regardait de près. Et cela n’avait pas de fond.

Il aimait bien la parcourir en voiture, cependant. Surtout quand il n’avait pas de destination particulière, mais qu’il patrouillait avec Gunhead. Il tourna dans La Cienega, et le petit curseur vert sur le tableau de bord fit de même.

Zone interdite, murmura Sublett. Hervé Villechaise, Susan Tyrell, Marie-Pascale Elfman, Viva.

— Viva quoi ? demanda Rydell.

— Juste Viva. Une actrice.

— Ça date de quand ?

— 1980.

— Je n’étais pas né.

— À la télé, le temps ne s’écoule pas de la même manière, Rydell.

— Je croyais que tu essayais d’oublier ton éducation et tout le reste, fit Rydell.

Il annula l’opacification-miroir de la glace pour mieux mater une rouquine qui le doublait dans un Sneaker Daihatsu rose à la capote baissée.

— En tout cas, je ne l’ai jamais vu, dit-il.

C’était l’heure où, à Los Angeles, une femme au volant d’une voiture représentait un spectacle inégalable. La Direction de la Santé Publique voulait déclarer les décapotables hors la loi. Cela faisait grimper les statistiques du cancer de la peau.

— Les gladiateurs du futur. Al Cliver, Moira Chen, George Eastman, Gordon Mitchell. 1985.

— J’avais deux ans. Mais je ne l’ai pas vu non plus, celui-là.

Sublett tomba dans un mutisme prolongé. Rydell était désolé pour lui. Le Texan ne connaissait pas d’autre moyen d’entamer une conversation. Ses parents, au camp de caravanes, avaient dû voir tous ces films, et bien d’autres.

— J’en ai vu un, quand même, l’autre soir, dit-il pour essayer de se rattraper.

Sublett redressa la tête.

— Lequel ?

— Le titre, j’en sais rien. C’est un mec de L.A. qui rencontre une fille et qui décroche le téléphone dans une cabine parce qu’il l’entend sonner. Ça se passe la nuit et il y a ce type, dans un silo de missiles, quelque part, qui sait qu’ils viennent de lancer leurs engins contre les Russes. Il essaie de téléphoner à son père ou à son frère, quelque chose comme ça. Il dit que ça va bientôt être la fin du monde. Et celui qui a décroché le téléphone entend arriver les soldats qui tuent le mec. Celui qui est à l’autre bout du fil, tu comprends ?

Sublett ferma les yeux, passant en revue ses banques de données internes.

— Comment ça finit ? demanda-t-il.

— J’en sais rien. Je me suis endormi.

Sublett rouvrit les yeux.

— Et les acteurs ?

— Alors là…

Les yeux argentés de Sublett s’agrandirent d’incrédulité.

— Mon pauvre Berry, tu devrais moins regarder la télé, surtout si tu ne fais pas attention.


Il ne resta pas longtemps à l’hôpital après avoir abattu Kenneth Turvey : deux jours à peine. Son avocat, Aaron Pursley en personne, déclara à l’audience qu’ils auraient dû le garder plus longtemps afin de mieux évaluer l’étendue du choc post-traumatique, mais Rydell avait horreur des hôpitaux, et il ne se sentait pas si mal que ça, finalement. La seule chose, c’était qu’il ne se souvenait plus très bien de ce qui s’était passé. Heureusement, il y avait Karen Mendelsohn pour l’aider, ainsi que son nouvel agent, Wellington Ma, pour traiter avec les autres personnes de Flics en peine, qui étaient loin d’être aussi sympa que Karen. Celle-ci avait de longs cheveux bruns. Wellington Ma était un chinois qui vivait à Los Angeles et dont le père, d’après Karen, aurait appartenu au gang du Grand Cercle, bien qu’il n’eût pas été avisé, selon elle, d’essayer d’aborder le sujet en sa présence.

La carte de visite de Wellington Ma était une feuille de quartz rose synthétique avec sa raison sociale gravée au laser : AGENCE MA-MARIANO, suivie d’une adresse dans Beverly Boulevard, de toutes sortes de nombres et d’une adresse de boîte aux lettres électronique. Elle était arrivée par GlobEx, dans sa petite enveloppe grise en suédine, alors que Rydell était encore à l’hôpital.

— On pourrait se blesser facilement avec ce truc-là, avait-il commenté.

— Je pense que c’est arrivé à plus d’un, avait répondu Karen Mendelsohn. Et si vous la mettez dans votre portefeuille et que vous vous asseyez dessus, elle éclate en mille morceaux.

— Je ne vois pas l’intérêt, alors.

— C’est simple. Vous êtes censé en prendre soin, parce que vous n’en recevrez pas d’autre.

En fait, Rydell ne devait rencontrer Wellington Ma que beaucoup plus tard. Karen venait le voir avec une serviette dans laquelle se trouvait une paire de godets de vision au bout d’un fil, et Rydell pouvait lui parler dans son bureau de L.A. C’était le système de téléprésence le plus fidèle qu’il n’eut jamais utilisé. Il avait vraiment l’impression d’y être. Par la fenêtre, il voyait cette espèce de pyramide inversée de la couleur des poteries de Noxzema. Il avait demandé à Wellington Ma ce que c’était, et Ma lui avait répondu qu’il s’agissait de l’ancien Design Center, aujourd’hui transformé en galerie marchande. Rydell pourrait d’ailleurs y aller quand il viendrait à L.A., ce qui ne saurait tarder.

La copine de Turvey, Jenni-Rae Cline, intentait à Rydell une incroyable série de procès séparés où elle attaquait aussi le département de police, la cité de Knoxville et la compagnie de Singapour qui était propriétaire de l’immeuble où se trouvait son appartement. En tout, vingt millions de dollars.

Devenu “flic en peine”, Rydell était heureux de savoir que Flics en peine s’occupait de tout. Ils avaient engagé Aaron Pursley, pour commencer, et Rydell, bien sûr, le connaissait déjà grâce à l’émission. Il avait les cheveux grisonnants, les yeux bleus, un nez à fendre du petit bois, et il portait des jeans, des chaussures Tony Lama, des chemises de cowboy en coton blanc uni et en guise de cravate, des cordelières navajos aux glands en acier. Il était célèbre, et il défendait les flics comme Rydell contre les gens comme la copine de Turvey et son avocat.

Le défenseur de Jenni-Rae Cline soutenait que Rydell n’aurait pas dû pénétrer du tout dans son appartement et que ce faisant, il avait mis en danger sa vie et celle de ses enfants, sans compter qu’il avait tué Kenneth Turvey. Ce dernier était présenté comme un ouvrier qualifié, un travailleur exemplaire, une figure paternelle attentionnée pour les petits Rambo et Kelly, un chrétien régénéré, un adepte repenti de la thiobuscaline 4 et un soutien de famille irremplaçable.

— Repenti ? avait demandé Rydell à Karen Mendelsohn dans sa suite pour VIP de l’aéroport.

Elle venait de lui montrer le fax envoyé par l’avocat de Jenni-Rae.

— Apparemment, il s’était rendu, peu avant, à une assemblée.

— Et qu’est-ce qu’il y a fait ?

Il pensait à la Cène, où le sang n’avait pas encore séché.

— Selon nos témoins, il a avalé devant tout le monde une cuillerée à soupe de sa substance préférée, s’est emparé du podium par la force et s’est lancé dans un discours de trente minutes sur la petite culotte de la présidente Millbank et sur l’état supposé de ses parties génitales. Puis il s’est exhibé et a commencé à se masturber, mais sans éjaculer. Ensuite, il a quitté le sous-sol de la First Baptist Church.

— Seigneur ! fit Rydell. Et c’était une assemblée sur la drogue, comme pour les alcooliques ?

— Exactement. Seulement, il semble que sa confession ait déclenché une infortunée série de rechutes. Nous allons envoyer là-bas une équipe de conseillers, naturellement, pour travailler avec ceux qui étaient présents à l’assemblée.

— C’est sympa, fit Rydell.

— Ça fera bon effet au tribunal, pour le cas improbable où nous arriverions jusqu’à-là.

— Repenti, mon œil, murmura Rydell. Le dernier coup qu’il s’était mis dans le nez n’avait pas encore cessé d’agir.

— Probablement, mais il faisait aussi partie des Survivants Adultes du Satanisme, et ils commencent à mettre aussi leur nez dans cette affaire. C’est pourquoi aussi bien Pursley que Ma sont d’avis qu’il ne serait pas mauvais de nous éloigner un peu, le plus tôt possible, vous et moi, Berry.

— Mais le procès ?

— Votre département vous a suspendu. Aucune charge ne pèse encore sur vous. Et votre avocat s’appelle Aaron – avec deux “a” –, Pursley. Vous n’avez rien à faire ici, Berry.

— Pour aller à L.A. ?

— Quoi d’autre ?

Il la regarda en pensant au Los Angeles de la télé.

— Est-ce que je vais m’y plaire ? demanda-t-il.

— Au début oui. Et elle vous aimera aussi. De même que vous me plaisez.

C’est ainsi qu’il coucha avec une avocate au parfum d’un million de dollars, qui disait des gros mots et qui portait des dessous en dentelle de Milan, Italie.


The Kill-fix. Cyrinda Burdette, Gudrun Weaver, Dean Mitchell, Shinobu Sakamaki, 1997.

— Jamais vu, fit Rydell en suçant sa dernière goutte de déca froid sur un bout de glaçon laiteux au fond de la coupe en plastique de sa Thermos.

— Maman a rencontré un jour Cyrinda Burdette, dans un supermarché du côté de Waco. Elle lui a signé un autographe, qu’elle conservait dans son nécessaire avec ses mouchoirs à prière et son hologramme du révérend Wayne Fallon. Elle avait un mouchoir à prière pour tout. Un pour le loyer, un pour éloigner le sida, un autre pour la tuberculose…

— Ah oui ? Et elle s’en servait comment ?

— Elle les gardait dans son nécessaire, au-dessus du reste, expliqua Sublett.

Il finit de boire le reste de son eau quadri-distillée dans la petite bouteille en plastique translucide. Il n’y avait qu’un seul endroit, dans cette partie-là de Sunset Boulevard, où on en trouvait, mais c’était à côté d’un bar qui vendait des articles à emporter, et on pouvait se garer au parking du coin. Le gars qui tenait le parking semblait toujours content de les voir arriver.

— Les mouchoirs à prière n’éloignent pas le sida, fit Rydell. Tu devrais plutôt te faire vacciner, comme tout le monde, et faire vacciner ta mère.

Par la glace-miroir désactivée, il apercevait le petit autel des rues à la mémoire de J.D. Shapely, contre le mur de béton qui était le seul vestige de l’immeuble qui s’élevait ici autrefois. On en voyait beaucoup dans ce genre à Hollywood Ouest. Quelqu’un avait bombé en grosses lettres roses hautes d’un mètre et accompagnées d’un cœur rose : SHAPELY, ENCULÉ DE PÉDÉ. Sous l’inscription, collée au mur, il y avait des photos et des cartes postales de gens qui devaient tous être morts aujourd’hui. Dieu sait combien de millions étaient morts. Sur le trottoir, à la base du mur, il y avait des fleurs fanées, des bouts de chandelles et toutes sortes de trucs. Ces cartes postales avaient quelque chose qui faisait frémir Rydell. Celui qu’elle représentait semblait à mi-chemin entre Elvis et un saint catholique osseux aux yeux protubérants. Il se tourna vers Sublett.

— Tu te rends compte que tu n’as pas encore ce foutu vaccin dans le cul, mec, et que c’est uniquement par ignorance superstitieuse ?

Sublett baissa la tête.

— C’est pire qu’un vaccin vivant, ce qu’il y a dans ce truc, mon vieux. C’est une putain de maladie nouvelle !

— Et alors ? fit Rydell. Qu’est-ce que ça peut te faire ? Occupe-toi plutôt de l’ancienne. Ça devrait être obligatoire pour les types comme toi si tu veux mon avis.

Sublett frissonna.

— Le révérend Fallon disait toujours…

— Qu’il aille se faire foutre le révérend Fallon ! s’écria Rydell en mettant le moteur en marche. Ce fils de pute se fait du fric en vendant des mouchoirs à prière à des pauvres gens comme ta mère. Tu savais que c’était de la foutaise, hein ? Autrement, qu’est-ce que tu serais venu foutre ici ?

Il démarra et s’inséra dans la circulation fluide de Sunset Boulevard. L’avantage, au volant d’un Hussar Hotspur, c’était que presque tout le monde vous laissait déboîter sans problème.

La tête de Sublett semblait noyée entre ses deux épaules remontées. Cela lui donnait l’aspect d’un vautour chagriné aux yeux d’acier.

— C’est pas si simple que ça, dit-il. Toute l’éducation que j’ai reçue. Ça ne peut pas être que de la merde, non ?

Rydell lui jeta un coup d’œil et eut pitié de lui.

— Non, bien sûr, pas nécessairement tout, mais il y a des choses…

— Quelle éducation tu as reçue, toi, Berry ?

Rydell dut réfléchir quelques secondes avant de répondre.

— Républicaine, murmura-t-il finalement.


Karen Mendelsohn semblait être le meilleur maillon d’une chaîne d’événements auxquels Rydell se sentait capable de s’habituer sans problème. Comme de voyager en “classe affaires” en avion, ou d’avoir une carte de la SoCal MexAmeriBank fournie par Flics en peine.

La première fois avec elle, dans la suite pour VIP à Knoxville, comme il n’avait rien sur lui, il avait voulu lui montrer son certificat de vaccination (exigé par le département de la police, faute de quoi on ne pouvait pas être assuré). Elle avait ri, en disant que la nanotechnologie allemande s’occuperait de tout ça. Elle lui avait montré le truc, à travers le couvercle transparent d’un gadget qui ressemblait à une cocotte-minute à pile. Rydell en avait entendu parler, mais c’était la première fois qu’il en voyait un. On disait que ça coûtait le prix d’une petite voiture. Il avait lu quelque part qu’il fallait toujours le conserver à la température du corps humain.

Cela donnait l’impression de bouger un peu là-dedans. Comme une gelée pâle et vivante. Il lui demanda si c’était vrai qu’il s’agissait d’un truc vivant. Elle répondit que non, pas exactement, mais presque. C’était constitué de molécules en forme de dôme géodésique et d’automates subcellulaires. Il ne s’apercevrait même pas que c’était là, mais elle refusait de le mettre en place devant lui.

Elle était allée dans la salle de bains pour faire ça. Quand elle en était ressortie avec ses dessous, il avait appris où se trouvait Milan. Et s’il était vrai qu’il n’aurait pas deviné la présence du machin, il savait quand même qu’il était là, mais il l’oublia bientôt ou presque.

Le lendemain, ils louèrent un VTOL à rotors inclinables[2] pour se rendre à Memphis et, de là sur Air Magellan, à LAX, l’aéroport de Los Angeles. La classe affaires signifiait surtout quelques gadgets de plus sur le dossier du siège devant soi, et Rydell jeta aussitôt son dévolu sur un poste de téléprésence que l’on pouvait coupler avec des servocaméras à l’extérieur de l’avion. Karen détestait utiliser le minuscule VirtuaFax qu’elle avait toujours dans son sac, aussi elle avait contacté son bureau à L.A. pour leur demander de télécharger son courrier du matin sur l’écran du dossier du siège. Elle s’était vite absorbée dans son travail, parlant au téléphone, envoyant et recevant des fax et laissant Rydell s’extasier sur les images transmises par les caméras.

Les fauteuils étaient plus spacieux que quand il allait en Floride voir son père, la nourriture était meilleure et les boissons gratuites. Rydell en reprit trois ou quatre fois, s’endormit et ne se réveilla que quelque part au-dessus de l’Arizona.

L’air était spécial à LAX. La lumière était différente. La Californie était beaucoup plus peuplée que ce à quoi il s’attendait, et plus bruyante aussi. Il y avait quelqu’un de chez Flics en peine qui les attendait en levant un carton blanc froissé où était écrit MENDELSOHN au marqueur rouge, mais avec le S à l’envers. Rydell sourit, se présenta et serra la main de l’homme, qui sembla apprécier cela. Karen lui demanda où était cette putain de voiture, il devint tout rouge et déclara qu’il ne lui faudrait qu’une minute pour aller la chercher. Elle répliqua non merci, ils iraient tous ensemble au parking dès qu’ils auraient récupéré leurs bagages, pas question d’attendre dans un zoo pareil. Sergueï hocha la tête. Il ne cessait de plier le carton dans ses mains et de le mettre dans la poche de sa veste, mais il était trop gros. Rydell se demandait pourquoi elle était tout à coup d’humeur si massacrante. La fatigue du voyage, sans doute. Il fit un clin d’œil à Sergueï, mais cela sembla le rendre encore plus nerveux.

Après avoir retrouvé leurs valises, les deux en cuir noir pour Karen et la Samsonite bleue pour Rydell, payée avec sa carte de débit toute neuve, ils se les partagèrent avec Sergueï et sortirent dans une espèce de bretelle de circulation. L’air était le même à l’extérieur, mais en plus chaud. Il y avait une voix enregistrée qui répétait que les emplacements blancs étaient uniquement réservés aux voitures qui chargeaient ou déchargeaient. Toutes sortes de véhicules allaient et venaient. Des enfants pleuraient, des gens attendaient à côté de piles de bagages mais Sergueï savait exactement où il allait. Ils entrèrent dans un parking souterrain à l’autre bout de la bretelle.

La voiture était longue et noire, de marque allemande. Elle donnait l’impression que quelqu’un venait de la nettoyer d’un bout à l’autre avec sa salive et des cotons-tiges. Lorsque Rydell fit mine de s’asseoir à la place du mort, Sergueï devint de nouveau nerveux et le poussa vers le siège arrière à côté de Karen. Celle-ci se marrait, et Rydell se sentit mieux.

Tandis qu’ils sortaient du parking, Rydell remarqua la présence de deux flics sous les grosses lettres en inox qui disaient : MÉTRO. Ils portaient des casques climatisés à la visière transparente en plastique, et poussaient un vieux dans les côtes avec leurs matraques, qui ne semblaient cependant pas activées. Le jean du vieux semblait être troué aux genoux et il avait un gros morceau de sparadrap de chaque côté de la mâchoire, ce qui presque toujours signifie un cancer. Il avait le teint si bronzé qu’il était difficile de dire s’il était blanc ou autre chose. Une petite foule le suivait avec les deux flics dans l’escalier, sous les lettres MÉTRO, et s’écartait pour les éviter.

— Bienvenue à Los Angeles, lui dit Karen. Heureusement qu’on n’a pas à prendre les transports en commun.

Ils dînèrent, ce soir-là, dans un quartier que Karen disait faire partie de Hollywood, avec Aaron Pursley en personne dans un restaurant tex-mex de Flores Street Nord. C’était la première fois que Rydell mangeait si bien dans un tex-mex. Un mois plus tard environ, il voulut y inviter Sublett pour son anniversaire, histoire de lui remonter le moral avec un bon repas de chez lui, mais le gars devant la porte leur refusa l’accès.

— Complet, leur dit-il.

À travers la façade vitrée, Rydell voyait qu’il y avait plein de tables libres. Il était encore tôt, et il n’y avait presque personne à l’intérieur.

— Et ça ? demanda-t-il en désignant les rangées de tables libres.

— Réservées, leur dit l’homme.

Sublett déclara que, de toute manière, la nourriture épicée ne lui convenait pas trop bien.


Ce qu’il préférait, quand il roulait au volant de Gunhead, c’était aller dans les collines et les canyons, surtout les nuits de clair de lune.

Quelquefois, on voyait des choses, là-haut, dont on n’était pas tout à fait sûr, après coup, de les avoir bien vues. Un soir de pleine lune, Rydell, au détour d’un virage, avait figé une femme nue dans le faisceau des phares, paralysée comme une biche tremblante sur une route de campagne. Elle ne fut là qu’une seconde, juste le temps pour lui de se demander s’il avait vu sur sa tête des cornes d’argent ou bien si c’était une sorte de chapeau en forme de croissant comme en portent les Japonaises. C’était la chose qui le frappait le plus dans tout ça, qu’elle eût pu être Japonaise. Puis elle croisa son regard – il la vit qui le regardait –, sourit, et disparut.

Sublett l’avait vue aussi, mais cela n’avait fait que le plonger dans une sorte d’extase mécanique de terreur religieuse, tous les films d’épouvante qu’il avait vus se télescopant avec les sermons du révérend Fallon sur les sorcières, les cultes du diable et le pouvoir vivant de Satan. Il avait épuisé d’un coup sa provision de gomme à mâcher de la semaine, et n’avait pas arrêté de parler jusqu’à ce que Rydell lui dise de fermer sa gueule.

Maintenant qu’elle était partie, il voulait penser tranquillement à elle, la revoir comme elle lui était apparue, imaginer ce qu’elle pouvait bien faire là et les raisons pour lesquelles elle avait disparu comme ça. Avec Sublett en train de faire la gueule à la place du mort, il essayait de comprendre comment elle avait fait pour ne plus être là d’une manière si nette et si parfaite. Le plus drôle, c’était que le souvenir qu’il avait d’elle était double, vraiment rien à voir avec la manière dont il ne se rappelait pas avoir tué Kenneth Turvey, même après avoir entendu les assistants à la production et les avocats du réseau revenir sur chaque détail un si grand nombre de fois qu’il avait l’impression d’avoir tout vu ou au moins d’avoir vu la version de Flics en peine (qui n’avait jamais été diffusée). Dans son premier souvenir, elle descendait simplement le talus au bord de la route, mais il n’aurait su dire si elle courait ou si elle flottait dans les airs. Dans le second, elle bondissait (mais le mot n’était pas assez fort pour décrire la chose) sur le talus, de l’autre côté de la route, en laissant voir, d’un coup, la végétation argentée par la lune à l’endroit où elle s’était trouvée, et la distance n’y changeait rien.

Est-ce que les Japonaises pouvaient avoir de longs cheveux bouclés comme ça ? Et est-ce que la toison noire de son pubis n’était pas rasée en forme de point d’exclamation ?

Il avait fini par s’arrêter pour acheter à Sublett quatre boîtes de chewing-gum spécial dans une pharmacie ouverte toute la nuit sur Wilshire. Incroyable, ce que ça lui avait coûté, ce truc-là.

Il avait vu bien d’autres choses, dans les canyons, particulièrement quand sa tournée le conduisait jusqu’aux petites heures du matin. Surtout des feux, tout petits, à des endroits où ils n’auraient pas dû se trouver. Et des lumières dans le ciel, quelquefois. Mais Sublett était tellement saturé de ces histoires de merde de son camp de caravanes sur les gens qui avaient été choisis par des émissaires venus du ciel que, même s’il avait vu une lumière en ce moment même, il aurait sans doute fait semblant de ne s’apercevoir de rien.

Quelquefois, dans les collines, il pensait à elle. Il ignorait ce qu’elle était, il se fichait, curieusement, de savoir si elle était humaine ou non, mais il n’avait jamais pensé qu’elle pût représenter quelque chose de mal. Simplement de différent.

Pour le moment, au volant du Hussar, il se contentait donc de tailler une bavette avec Sublett, la nuit qui devait être sa dernière nuit de patrouille pour SecurIntens. Il n’y avait pas de clair de lune, mais quelques étoiles brillaient dans le ciel. Leur première maison à surveiller était à cinq minutes de là, puis ils reprendraient le chemin de Beverly Hills.

Il parlait de cette chaîne de gym japonaise qui se donnait le nom de Body Hammer. Elle n’offrait rien de très spécial en fait de culture physique traditionnelle. Elle allait plutôt dans la direction carrément opposée, avec pour clientèle surtout des jeunes à qui l’idée plaisait de recevoir des injections de tissus embryonnaires brésiliens et de renforcer leur squelette avec ce que la publicité dénommait des “matériaux énergisants”.

Sublett disait que c’était l’œuvre du diable.

Rydell était plutôt d’avis qu’il s’agissait d’une opération de franchisage de la part des Japonais.

Gunhead annonça alors :

— Homicides en série. Prise d’otages en cours, impliquant éventuellement les enfants mineurs de l’abonné. Benedict Canyon. SecurIntens vous autorise à employer la force, je répète, la force, y compris pour tuer.

Et le tableau de bord s’illumina comme un bon vieux jeu vidéo d’arcade.


À la façon dont les choses avaient tourné, Rydell n’avait pas eu tellement le temps, finalement de s’habituer à Karen Mendelsohn, aux fauteuils de la classe affaires ni à aucun de ces trucs-là.

Karen vivait au vingtième étage de Century City 2, également connue sous le nom de Blob, qui ressemblait à une espèce de nibard vert semi-transparent et aérodynamique. C’était la troisième plus haute structure de tout le bassin de L.A. Quand la lumière s’y prêtait, on voyait presque entièrement à travers, et l’on distinguait les trois jambes géantes qui la soutenaient, si épaisses qu’on pouvait loger dedans, avec de la place à revendre, un gratte-ciel entier. Il y avait dans chacune de ces jambes des ascenseurs qui grimpaient et descendaient en oblique, et Rydell n’avait pas eu le temps de s’y faire non plus.

Le nibard était coiffé d’une fraise en laiton soigneusement corrodé, comme ces chapeaux chinois, qui aurait pu couvrir un ou deux terrains de football. C’était là que se trouvait l’appartement de Karen, parmi cent autres du même prix, un club de tennis, des bars, des restaurants et une galerie marchande dont il fallait acheter la carte rien que pour avoir le droit d’y faire des achats. Et Karen était juste en façade, avec de grandes baies vitrées incurvées percées dans la paroi verte.

Tout à l’intérieur, était blanc, avec des nuances différentes, à l’exception de ses vêtements, qui étaient toujours noirs, de ses valises, également noires, et des longues robes de chambre en tissu éponge qu’elle affectionnait particulièrement et qui étaient couleur bouillie d’avoine sèche.

Karen disait que c’était le style rétro-agressif des années 70, et qu’elle commençait à s’en fatiguer un peu. Rydell comprenait son point de vue, mais il jugeait diplomatique de ne pas prendre parti à haute voix.

Le réseau lui avait trouvé une chambre dans un hôtel d’Hollywood-Ouest qui ressemblait plutôt à un immeuble de copropriétés à bon marché. Mais il n’y passait pas beaucoup de temps. Jusqu’à ce que l’affaire Pooky l’Ours éclate dans l’Ohio, il était presque toujours chez Karen.

La découverte des trente-cinq premières victimes de Pooky l’Ours mit pratiquement un terme à la carrière de Rydell en tant que “Flic en peine”. Ce qui n’arrangeait rien, c’était que les officiers de police arrivés les premiers sur les lieux, le sergent China Valdez et le caporal Norma Pierce, étaient de loin les plus belles nanas de toute la force de police de Cincinnati (« foutrement télégéniques », avait commenté l’un des assistants à la production, dont la remarque avait paru à Rydell plutôt déplacée dans ces circonstances.) Puis le nombre avait commencé à grimper, dépassant tous les records connus ou établis de massacre en série. On révéla ensuite que toutes les victimes étaient des enfants. C’est alors que le sergent Valdez péta les plombs de manière aussi grandiose que post-traumatique. Dans une taverne du centre-ville, elle brisa les deux rotules d’un pédophile notoire, un personnage incroyablement dégoûtant, surnommé Jellybeans, qui n’avait absolument rien à voir avec l’affaire de Pooky l’Ours.

Aaron Pursley rentrait déjà à Cincinnati dans un avion qui n’avait pas un seul gramme de métal dans toute sa structure. Karen avait vissé des lunettes sur son nez et parlait en même temps à six personnes au moins. Assis au bord de son grand lit blanc, Rydell commençait à se faire à l’idée que quelque chose avait changé.

Quand elle retira finalement ses lunettes, elle resta sans bouger, à contempler un tableau blanc sur le mur blanc.

— Ils ont des suspects ? demanda Rydell.

Elle se tourna vers lui comme si elle le voyait pour la première fois de sa vie.

— Des suspects ? Ils ont déjà des aveux.

Il fut frappé de voir à quel point elle paraissait vieille en cet instant, et il se demanda quel âge elle pouvait avoir en réalité.

Elle se leva et sortit de la chambre. Quand elle revint, cinq minutes plus tard, elle portait un ensemble noir à nouveau.

— Fais ta valise, dit-elle. Je ne peux pas te garder ici.

Puis elle sortit. Pas le moindre baiser, pas d’au revoir. C’était fini.

Il se leva, alluma une télé et vit, pour la première fois, les tueurs de Pooky l’Ours. Tous les trois ensemble. Ils avaient la gueule d’à peu près tout le monde, et c’est bien ce à quoi ressemblent généralement, à la télé, les gens qui font ce genre d’abomination.

Il était assis là avec sur le dos l’une des robes de chambre avoine lorsque deux vigiles de l’immeuble entrèrent sans frapper. Ils portaient un uniforme noir et le même genre de baskets noires à talon renforcé que Rydell avait en patrouille à Knoxville, celles avec la semelle intérieure en Kevlar, pour le cas où quelqu’un vous prendrait par surprise et essaierait de vous trouer la plante des pieds.

L’un d’eux était en train de croquer une pomme. L’autre avait un bâton étourdisseur à la main.

— Hé, mec, fit le premier entre deux bouchées, on a ordre de vous raccompagner.

— J’avais des pompes comme ça, fit Rydell. Fabriquées à Portland, Oregon. Deux cent quatre-vingt-dix-neuf dollars chez CostCo.

Celui qui tenait la matraque lui fit un grand sourire.

— Votre valise est prête ?

Rydell prit sa Samsonite bleue et y fourra tout ce qui n’était ni noir, ni blanc, ni avoine. Le vigile armé de la matraque le regarda faire pendant que l’autre explorait l’appartement en finissant sa pomme.

— Chez qui vous êtes ? demanda Rydell.

— SecurIntens, répondit celui à la matraque.

— Et ils sont corrects ? demanda Rydell en bouclant la fermeture Éclair de son sac.

L’autre haussa les épaules.

— Une boîte à Singapour, fit le vigile à la pomme en sortant un Kleenex froissé de sa poche pour y envelopper le trognon. On a tous les immeubles huppés et les quartiers branchés comme celui-là.

Il glissa soigneusement le Kleenex dans la poche de poitrine de son uniforme noir, immaculé, sous le badge en bronze.

— Vous avez de l’argent pour le métro ? demanda celui à la matraque.

— Bien sûr, fit Rydell en songeant à sa carte de débit.

— Alors, vous vous en sortez mieux que la plupart des couillons que nous reconduisons.

Le lendemain, le réseau annula sa carte de la MexAmeriBank.


Hernandez avait pu se tromper, après tout, sur le matériel anglais, se dit Rydell en enclenchant la surmultipliée sur les six roues du Hussar Hotspur. Il sentit Gunhead coller à la route comme une sangsue de trois tonnes à moteurs jumelés. Il n’avait encore jamais vraiment poussé ce truc-là. Sublett étouffa un cri tandis que le harnais de sécurité se resserrait automatiquement autour de sa taille, le forçant à adopter une position moins avachie.

Rydell fit mordre à Gunhead un accotement couvert de cristallines poussiéreuses, doublant à plus de cent dix une Bentley digne d’un musée, et du mauvais côté, en plus. Regard ébahi de la passagère. Puis Sublett dut réussir à presser le rectangle rouge qui activait le gyrophare et la sirène.

La route était toute droite à présent. Plus la moindre voiture. Rydell se mit à cheval sur la ligne blanche et enfonça le pied au plancher. Sublett émettait un curieux gémissement synchronisé avec la plainte de plus en plus aiguë des deux Kyocera en céramique, et l’idée effleura subitement Rydell que le Texan avait complètement craqué sous la pression et chantait dans une quelconque langue du camp de caravanes, connue des seules ouailles bénies par le révérend Fallon.

Mais ce n’était pas du tout cela. Quand il jeta un coup d’œil de son côté, il vit que les lèvres de Sublett remuaient frénétiquement tandis qu’il balayait du regard le fichier clientèle qui défilait à toute vitesse sur les écrans de la planche de bord. Ses yeux ressortaient comme si ses contacts en argent allaient s’éjecter d’un instant à l’autre. Et tandis qu’il lisait, ses mains étaient occupées à charger le vieux Glock d’occase, ses longs doigts blancs s’activant de la manière la plus terre à terre qu’on pût imaginer, exactement comme s’il confectionnait un sandwich ou dépliait un journal.

C’était ça le plus effrayant.

— L’Étoile de la Mort ! hurla tout à coup Rydell. Le boulot de Sublett consistait entre autres, à garder continuellement l’écouteur-perle à l’oreille, pour capter la “Parole sacrée” des flics, les “Vrais de vrais”, relayée par le satellite.

Sublett se tourna tout en finissant de mettre en place le chargeur de son Glock. Son visage était si pâle qu’il semblait refléter les couleurs du tableau de bord aussi fidèlement que les cercles d’acier de ses yeux.

— Le personnel a été massacré, dit-il, et ils détiennent trois gamins dans la nursery.

On aurait dit qu’il décrivait quelque chose de légèrement perturbant qu’il voyait à la télé, par exemple une version méchamment refondue de l’un de ses vieux films favoris, avec une distribution visant une obscure partie ethnique du marché.

— Ils disent qu’ils vont les flinguer, Berry.

— Que disent ces putains de flics ? hurla Rydell en donnant un grand coup de volant rembourré en forme de 8, en proie à une rage et à une frustration rarement éprouvée.

Sublett porta l’index à son oreille droite. On aurait dit qu’il allait se mettre à hurler.

— En panne, fit-il.

Le pare-chocs avant droit de Gunhead arracha un morceau d’une boîte aux lettres style Sears rural 1943 entièrement en galva, sans doute payée une fortune, dans Melrose Avenue.

— Impossible qu’ils soient en panne ! fulmina Rydell. Pas la police !

Sublett ôta la perle de son oreille et la lui tendit.

— Rien que des parasites…

Rydell baissa les yeux vers le tableau de bord. Le curseur de Gunhead était la lance du destin qui remontait un canyon d’un vert plus pâle en direction d’un chaste cercle blanc de la taille d’un anneau nuptial. Dans la fenêtre immédiatement à droite s’affichaient les données vitales concernant les trois enfants de l’abonné. Leur pouls était élevé. Dans la fenêtre en-dessous, on voyait l’image infrarouge, ridiculement paisible, du portail principal de l’abonné. Il avait l’air solide. La légende disait qu’il était verrouillé et que l’alarme était branchée.

C’est à ce moment-là, probablement, qu’il prit la décision de foncer dedans.


Une semaine plus tard environ, quand tout fut décanté, Hernandez se montra plutôt sympathique avec lui. Il ne sautait pas de joie, attention, parce que l’affaire s’était présentée pendant son service, mais il reconnaissait qu’il ne pouvait rien reprocher de grave à Rydell dans ces circonstances.

SecurIntens avait fait venir un avion entier de grosses têtes de la maison mère à Singapour. Rydell avait entendu dire que c’était pour écarter les médias et trouver un arrangement avec les abonnés, les Shonbrunn. Il n’avait aucune idée de la teneur finale de l’arrangement, mais il ne tenait pas tellement à le savoir. Il n’y avait pas d’émission à la télé nommée Vigiles en peine et le portail des Shonbrunn, à lui seul, devait coûter deux douzaines de ses feuilles de paie.

SecurIntens pouvait le remplacer sans problème, c’étaient eux qui l’avaient installé, de toute manière. Et c’était quelque chose. Fabrication japonaise en matériau feuilleté fibroarmé, thermodurci comme du béton. Il avait d’ailleurs réussi à enlever presque toute la peinture miel du pare-chocs avant de Gunhead.

Il y avait aussi les dommages causés à la maison proprement dite. Surtout aux fenêtres du séjour (à travers lesquelles il était passé) et au mobilier (sur lequel il avait roulé).

Il fallait quand même qu’il y ait autre chose, avec les Shonbrunn, avait expliqué Hernandez. Quelque chose comme un traumatisme sentimental. Il versa à Rydell une tasse de vieux café à l’odeur dégueulasse qu’il préleva dans la grosse Thermos en inox posée derrière son bureau. Il y avait dessus un aimant sur lequel était écrit : MOI ÇA NE VA PAS, VOUS ÇA NE VA PAS, MAIS À PART ÇA TOUT VA BIEN.

Deux semaines s’étaient écoulées, depuis la nuit en question. Il était dix heures du matin, et Rydell avait une barbe de cinq jours, un panama stetson en fibre fine, un short orange délavé un peu trop flasque, un tee-shirt du département de la police de Knoxville qui commençait à se désintégrer aux coutures des épaules, les baskets noires de son uniforme de SecurIntens, et un plâtre gonflable transparent au bras gauche.

— Un traumatisme sentimental, avait répété Rydell.

Hernandez, dont le gabarit était à peu près identique à celui de son bureau, passa le café à Rydell en disant :

— Tu as eu une sacrée veine, c’est tout ce que je peux te dire.

— Sans boulot, un bras dans le plâtre, et j’ai de la veine ?

— Sérieusement. Tu aurais pu te tuer. Les flics auraient pu te trouer le cul comme une passoire. M. et Mme Shonbrunn ont été très gentils avec toi, si tu considères l’état dans lequel se trouvait Mme Shonbrunn, et tout le reste. Tu t’es fait choper le bras ? D’accord. C’est regrettable… (Hernandez eut un haussement d’épaules qui secoua toute sa carcasse massive.) Mais ne dis pas que tu es sans boulot, mon vieux. Personne ne t’a viré. On ne peut plus te laisser conduire pour le moment, c’est tout. Mais si tu veux qu’on te mette sur les résidences câblées, pas de problème.

— Non, merci.

— Les commerçants ? Tu veux travailler la nuit ? La galerie marchande sur Encino ?

— Non.

Hernandez plissa les yeux.

— Tu as vu les nanas qu’il y a là-bas ?

— J’ai dit non.

Hernandez soupira.

— Qu’est-ce qui va se passer, avec tous tes emmerdements à Nashville ?

— Knoxville. Le département de police demande ma suspension définitive. Irruption dans un lieu privé sans autorisation ni présomptions suffisantes.

— Et cette traînée qui t’a foutu un procès aux fesses ?

— Elle s’est fait prendre avec son fils en train de braquer une boutique de fringues à Johnson City, aux dernières nouvelles.

C’était au tour de Rydell de hausser les épaules, maintenant, sauf que ça lui faisait mal à l’épaule.

— Tu vois bien, lui dit Hernandez, que tu es verni.


Au moment de lancer Gunhead à travers le portail verrouillé des Shonbrunn à Benedict Canyon, Rydell avait eu fugitivement l’impression de connaître quelque chose de très élevé, de très pur et de cliniquement très vide : l’accomplissement même de la chose, accompagné d’une absence de pensée totale, d’une exultation de pure adrénaline et de la perte de tous les aspects de soi les plus encombrants.

Et ils ressemblaient beaucoup comme il devait s’en souvenir plus tard, ces moments où il s’était agrippé à son volant pour tracer la route à travers un jardin japonais, un patio et une membrane de verre armé qui avait cédé comme dans un rêve, à ce qu’il avait ressenti quand il avait sorti son pistolet pour en vider le chargeur sur la figure de Kenneth Turvey et, copieusement sur un pan de mur infini revêtu d’un apprêt blanc sur lequel personne n’avait jamais songé à mettre de la peinture.


Rydell alla voir Sublett aux Cèdres.

SecurIntens avait casqué pour une chambre particulière. C’était le meilleur moyen d’éloigner de Sublett les reporters en chasse. Le Texan était assis dans son lit, un chewing-gum dans la bouche, et regardait un petit lecteur de disques à cristaux liquides calé contre sa poitrine.

Le camion de la mort, dit-il lorsque Rydell s’approcha de lui. James Wainwright, Annie McEnroe, Michael Beck.

Rydell lui sourit.

— Quelle année ?

— 1982. Mais je l’ai déjà vu deux fois, fit Sublett en coupant le son.

— Je suis allé trouver Hernandez. Il dit que tu n’as pas de souci à te faire pour ton boulot.

Sublett tourna vers Rydell ses yeux argentés sans expression.

— Et toi, Berry ?

Le bras de Rydell commença à le démanger à l’intérieur du plâtre pneumatique. Il se pencha pour prendre une paille en plastique dans la petite corbeille à papier blanche au pied du lit. Introduisant la paille sous le plâtre, il la fit tourner dans un sens puis dans l’autre. Cela le soulagea un peu.

— Pour moi, c’est fini avec eux. Ils ne veulent plus me laisser conduire.

Sublett regarda la paille.

— Tu ne devrais pas te servir d’un truc sale, surtout dans un hôpital.

— Tu n’as rien de contagieux, Sublett. Tu es le plus aseptisé de tous les enculés que j’aie jamais connus dans ma putain de vie.

— Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant, Berry ? Il faut que tu trouves un truc pour gagner ta vie.

Il laissa tomber la paille dans la corbeille.

— Je n’en sais rien. La seule chose qui est sûre ; c’est que je n’ai pas l’intention de me farcir les résidences câblées ni les centres commerciaux.

— Et ces pirates informatiques, Berry ? Tu crois que les flics vont retrouver ceux qui nous ont fait plonger ?

— Non. Ils sont trop nombreux. La République du Désir existe depuis trop longtemps. Les fédéraux ont une liste d’environ trois cents “affiliés”, mais il est impossible de les interroger tous pour savoir qui a fait ça. À moins qu’il n’y en ait un qui balance les autres, ce qu’ils ont d’ailleurs tendance à faire régulièrement.

— Mais pourquoi voudrait-on nous faire un truc pareil, juste à nous ?

— Merde, Sublett, comment veux-tu que je le sache ?

— Par simple méchanceté ?

— Il y a de ça, pour sûr. Et, d’après Hernandez, les flics lui auraient confié aussi que quelqu’un voulait pour ainsi dire, surprendre Mme Shonbrunn dans une position quelque peu embarrassante.

Ni Sublett ni Rydell ne l’avaient vue, car elle était, en fait, dans la nursery. Et les enfants n’y étaient pas eux. Ils se trouvaient dans l’État de Washington, avec leur papa, pour admirer du haut des airs les trois nouveaux volcans.

Rien de ce que Gunhead avait reçu ce soir-là, à partir du moment où ils avaient quitté le garage, n’avait été réel. Quelqu’un s’était introduit dans l’ordinateur de bord du Hussar et lui avait fait avaler une lampée de données complètement bidon. Rydell et Sublett avaient été coupés des systèmes de communication de l’Étoile de la Mort qui, naturellement n’avait été en panne à aucun moment. Rydell se demanda subitement si certaines de ces faces de Mongols à la station n’y étaient pas pour quelque chose.


Peut-être, en cet instant de clarté étonnante, tandis que l’avant cabossé de Gunhead s’efforçait d’escalader les restes déchiquetés d’une paire de gros canapés en cuir et que le souvenir de la mort de Kenneth Turvey devenait finalement réel devant ses yeux, peut-être Rydell était-il arrivé à la conclusion que tout ce vent de folie, que cette impulsion à foncer n’était pas forcément quelque chose qu’il fallait suivre aveuglément.

— Bon Dieu, mec, avait murmuré Sublett au dernier moment, comme s’il ne s’adressait qu’à lui-même, ces types-là vont tuer les mioches, si on les laisse faire !

Sur ces mots, il avait défait son harnais, Glock en main, avant que Rydell ait eu le temps de faire quoi que ce soit. Ils avaient arrêté la sirène et les lumières à un bloc de la maison, mais aucun de ses occupants ne pouvait ignorer, à présent, que SecurIntens était arrivé.

— Intervention immédiate, s’était entendu dire Rydell.

Plaquant un étui de Glock contre son uniforme et saisissant son loukoum qui à part sa cadence de tir, était probablement l’arme la plus appropriée pour une fusillade dans une nursery pleine d’enfants, il ouvrit la portière d’un coup et sauta. Ses baskets traversèrent le dessus vitré de deux centimètres et demi d’épaisseur d’une table basse. (Il lui fallut douze points par la suite, mais ce n’était pas très profond.) Il ne voyait plus Sublett. Il avança en titubant, serrant contre lui la masse jaune du loukoum, vaguement conscient d’avoir quelque chose qui n’allait pas au bras.

Pas un geste, enculé ! fit la plus grosse voix de tout l’univers. Police de Los Angeles ! Jette ta putain d’arme ou on te fait le cul comme une passoire !

Rydell se trouva soudain la cible d’une clarté extraordinairement douloureuse, si forte qu’elle coulait sur ses yeux hébétés comme du métal en fusion.

Tu m’entends, enfoiré ?

Grimaçant, les doigts devant les yeux, Rydell se retourna lentement et vit les nacelles sphériques blindées de l’hélicoptère en train de descendre. Le souffle aplatissait, dans le jardin japonais, tout ce dont Gunhead ne s’était pas déjà occupé.

Rydell laissa tomber le loukoum.

Le pistolet aussi, trou du cul !

Rydell saisit la crosse du Glock entre le pouce et l’index. Il s’arracha en même temps que son étui en plastique, avec un bruit de Velcro distinct, curieusement audible par-dessus le tonnerre étouffé de l’hélico.

Il laissa tomber le Glock et leva les bras. Ou plutôt essaya. Le gauche était cassé.

Ils trouvèrent Sublett à cinq mètres de Gunhead. Son visage et ses mains étaient en train de gonfler comme des baudruches roses, et il donnait l’impression de suffoquer. L’employée de maison bosniaque des Shonbrunn utilisait un produit à basse de xylènes et d’hydrocarbures chlorés pour effacer les marques de crayon sur la table en chêne blanchi.

— Qu’est-ce qu’il a qui ne va pas, celui-là ? demanda un des flics.

— Il fait des allergies, expliqua Rydell à travers ses dents serrées tandis qu’on lui menottait les mains dans le dos, ce qui le faisait atrocement souffrir. Il faut le conduire aux urgences, ajouta-t-il.

Sublett ouvrit les yeux. Du moins, il essaya.

— Berry…

Rydell se souvint alors du titre du film qu’il avait vu à la télé.

Appel d’urgence, dit-il.

Sublett réussit à entrouvrir un œil pour le regarder.

— Jamais vu, murmura-t-il.

Puis il perdit connaissance.


Mme Shonbrunn recevait cette nuit-là son paysagiste polonais. Les flics la trouvèrent dans la nursery, furieuse au point de ne pas pouvoir sortir un mot. Elle était sanglée, d’une manière intéressante, dans deux ou trois mille dollars de latex anglais et de cuir de North Beach, sans oublier une paire de menottes de collection Smith & Wesson, que quelqu’un avait fait amoureusement briquer et rechromer en noir. Le jardinier, de toute évidence avait pris le maquis en entendant Rydell garer Gunhead dans le living.

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