12 Mouvements oculaires

En regardant bien ces deux flics de San Francisco, Svobodov et Orlovsky, Rydell décida qu’il avait une chance pour que le fait de bosser avec Warbaby soit finalement plus intéressant qu’il ne l’avait cru au départ. Ces gars-là, c’était des vrais de vrais, tout ce qu’il y avait de plus dans le coup. La brigade des Homicides était un colosse qui battait largement toutes les autres brigades.

Il se trouvait en Californie du Nord depuis quarante-huit minutes à peine, et voilà qu’il était déjà assis devant un comptoir à boire un café avec des flics des Homicides. Sauf qu’ils buvaient du thé. Du thé chaud, dans des verres, avec plein de sucre. Rydell était à un bout, à côté de Freddie, qui buvait du lait. Ensuite, il y avait Warbaby, le chapeau toujours sur la tête, puis Svobodov, puis Orlovsky.

Svobodov était presque aussi grand que Warbaby, mais il paraissait tout en muscles et en os. Ces cheveux longs, d’un blond pâle, étaient coiffés en arrière sur son front bosselé. Les sourcils étaient à l’avenant, et la peau tendue et luisante, comme s’il était resté trop longtemps devant les flammes d’un foyer. Orlovsky était mince et brun, avec une petite mèche de cheveux rebelle en haut du front, le dos des mains velues jusqu’à la première phalange, et des lunettes qui paraissaient sciées en deux dans le sens de la largeur.

Ils avaient tous les deux le truc du regard, celui qui vous transperçait, vous paralysait et vous remplissait, lourd et inerte comme du plomb.

Rydell avait suivi des cours là-dessus à l’académie de police, mais ça n’avait pas vraiment pris sur lui. Ils appelaient ça Désensibilisation et Réaction par Mouvements Oculaires. L’instructeur était un vieux psychologue spécialisé dans les techniques médico-légales, qui s’appelait Bagley et qui avait enseigné à l’Université de Duke. Ses cours avaient tendance à digresser vers des histoires de tueurs en série qu’il avait traités à Duke. Accidents de strangulation auto-érotique et autres. Cela faisait passer le temps, entre un cours de Maîtrise d’Agresseur à Haut Profil et une séance de Scénarios sur les Systèmes d’Entraînement au Maniement des Armes à Feu. Mais Rydell était généralement sur les genoux après Maîtrise d’Agresseur parce que l’instructeur lui demandait toujours de jouer le rôle de l’agresseur. Il ne comprenait pas pourquoi. À cause de cela, il avait du mal à se concentrer sur les Mouvements Oculaires, et si, par hasard, il réussissait à tirer quelque chose d’utile de l’enseignement de Bagley, une séance de SSEMAF lui faisait généralement tout oublier. Les SSEMAF revenaient à combattre des opposants virtuels, mais avec des armes à feu, et des vraies.

Lorsque les SSEMAF totalisaient votre score, ils prenaient en compte vos blessures en même temps que celle de l’adversaire dirigé par l’ordinateur, et vous départageaient en fonction des circonstances de la mort du perdant, selon qu’il avait saigné à mort ou succombé à un choc hydrostatique. Il y avait des gens qui devenaient complètement paranos après deux séances de SSEMAF et conservaient des séquelles post-traumatiques, mais Rydell ressortait invariablement de là avec un grand sourire à manger de la merde. Non qu’il ait un tempérament violent ou que la vue du sang lui soit indifférente, mais il précipitait toujours les choses, et pour lui rien de tout cela n’était réel, il n’avait donc jamais appris à jeter un sort légal aux gens avec ses yeux. Mais ce lieutenant Svobodov, il était mucho doué pour cela et son compère, le lieutenant Orlovsky avait sa propre technique, presque aussi efficace, surtout quand il la mettait en pratique en regardant par-dessus ses demi-verres rectangulaires. Il ressemblait lui-même, de toute manière, à une espèce de loup-garou, ce qui aidait beaucoup.

Rydell savait toujours repérer immédiatement le look de la brigade des Homicides de San Francisco, qui semblait à base de vieille gabardine beige sur un gilet pare-balles noir sur une chemise blanche avec cravate. La chemise en coton oxford était boutonnée jusqu’en bas et la cravate était rayée comme pour montrer qu’ils appartenaient à un club ou quelque chose comme ça. Le pantalon était à revers, et ils portaient des chaussures en cuir à gros grains et à bout retourné avec des semelles Vibram à crampons. Les seules personnes, à peu près, qui portaient des chemises, des cravates et des pompes comme ça étaient des immigrés qui voulaient avoir l’air aussi américain que possible. Mais couronner ça avec un pare-balles et un vieux London Fog, c’était une vraie déclaration d’intentions. La crosse profilée en plastique du H & K ne déparait pas non plus. Rydell le voyait dépasser du gilet ouvert de Svobodov. Il avait oublié le numéro, mais c’était sans doute celui avec le chargeur juste en dessous du haut du canon, qui tirait des munitions sans douille pareilles à des crayons de cire, avec leur propulseur en plastique moulé autour de fléchettes en alliage léger ressemblant à de longs clous.

— Si nous savions ce que tu sais déjà, Warbaby, ça nous simplifierait peut-être la vie, dit Svobodov.

Il regarda autour de lui dans le petit restaurant et sortit un paquet de Marlboro de la poche de sa gabardine.

— Interdit, dans cet État, mon pote, fit la serveuse, contente de l’occasion de rappeler quelqu’un à l’ordre public.

Elle avait ce type de chevelure envahissante. C’était le genre d’endroit où les gens venaient manger quand ils faisaient partie de l’équipe de nuit d’une quelconque putain de boîte industrielle. Avec un peu de bol, se disait Rydell, ils pouvaient se payer la serveuse en prime.

Svobodov lui lança son regard de flic à deux mille volts négatifs, sortit de dessous son pare-balles un porte-badge en plastique noir, et l’ouvrit nonchalamment en direction de Rydell. Puis il le laissa retomber sur sa poitrine au bout de sa cordelette en nylon. Rydell entendit le bruit qu’il fit en touchant. Il devait porter une espèce de gilet-armure de secours sous sa chemise blanche.

— Vous montrerez ça aux deux mormons de la Patrouille Routière quand ils se pointeront, fit la serveuse.

Svobodov planta la cigarette entre ses lèvres.

Le poing de Warbaby se dressa, entourant un bloc d’or de la taille d’une grenade à main.

Il alluma la cigarette du Russe avec.

— Qu’est-ce que tu fous avec ça ? demanda Svobodov en lorgnant le briquet. Tu fumes, ou quoi ?

— N’importe quoi sauf ces Marlboro chinoise, Arkady, répliqua l’autre, plus lugubre que jamais. Elles sont bourrées de fibre de verre.

— Goût américain, protesta Svobodov. Fabriqué sous licence.

— Ça fait six ans qu’on n’a pas fabriqué légalement une seule cigarette dans ce pays, fit Warbaby comme si c’était la chose la plus triste du monde.

— Marl-bo-ro, articula Svobodov en retirant la cigarette de sa bouche pour indiquer les lettres au-dessus du filtre. Quand on était des mômes, Warbaby, ça représentait du fric, Marlboro, un paquet de fric !

— Arkady ! murmura Warbaby comme s’il faisait appel à d’énormes réserves de patience, quand on était mômes, mec, l’argent, ça représentait de l’argent.

Orlovsky se mit à rire. Svobodov haussa les épaules.

— Explique ce que tu sais, Warbaby, fit-il en revenant à la question du début.

— M. Blix a été trouvé mort au Morrisey. Assassiné.

— Travail de pro, précisa Orlovsky. Ils veulent nous orienter sur je ne sais quelle connerie de piste ethnique, tu saisis ?

Svobodov loucha en direction de Warbaby.

— On n’a pas de certitude, dit-il.

— La langue, fit Orlovsky, sûr de lui. La couleur. C’est pour nous lancer sur une fausse piste. Ils veulent que nous pensions aux Latin Kings.

Svobodov tira sur sa cigarette, et souffla la fumée vers la serveuse.

— Dis-nous ce que tu sais, Warbaby.

— Hans Rutger Blix. Quarante-trois ans. Naturalisé costaricain.

Tout cela sur le ton d’un discours à un enterrement.

— Mon cul, fit Svobodov en moulant ses lèvres autour de la cigarette.

— Warbaby, déclara Orlovsky, nous savons que tu travaillais sur ce coup avant que ce taré ne se fasse égorger.

— Taré, répéta Warbaby, comme si le mort, peut-être, avait été un ami personnel, un frère de loge, ou quelque chose comme ça. C’est pas parce que ce mec est clamsé que ça fait de lui automatiquement un taré.

Svobodov tira placidement sur sa Marlboro. Puis il retira de ses lèvres et en écrasa le bout dans son assiette, à côté des miettes de thon intouchées.

— Un taré. Fais-moi confiance.

Warbaby soupira.

— Il avait un dossier, Arkady ?

— Si tu veux son dossier, lui dit Svobodov, rencarde-nous d’abord sur ce que tu étais censé faire pour lui. Nous savons que vous avez eu des contacts.

— Je ne lui ai jamais parlé.

— D’accord. Il a parlé à SecurIntens. Tu travailles à ton compte.

— Absolument, fit Warbaby.

— Qu’est-ce qu’il a dit à SecurIntens ?

— Qu’il avait perdu quelque chose.

— Quoi ?

— Un truc de nature personnelle.

Svobodov soupira.

— S’il te plaît, Lucius.

— Une paire de lunettes.

Svobodov et Orlovsky s’entre-regardèrent. Puis ils se tournèrent de nouveau vers Warbaby.

— SecurIntens fait appel à Lucius Warbaby parce qu’un mec a perdu une paire de lunettes ?

— Elles coûtaient peut-être très cher, suggéra Freddie d’une voix douce tout en étudiant soigneusement son reflet dans le miroir derrière le comptoir.

Orlovsky croisa ses doigts velus et fit craquer ses phalanges.

— Il pensait qu’il les avait perdues à une soirée, expliqua Warbaby, ou que quelqu’un, peut-être, les lui avait volées.

— Quelle soirée ? demanda Svobodov.

Quand il changea de position sur son tabouret, Rydell entendit craquer son deuxième gilet.

— Une soirée au Morrisey.

— Qui donnait cette soirée ? demanda Orlovsky en regardant par-dessus ses demi-verres.

— M. Cody Harwood.

— Harwood… murmura Svobodov. Harwood…

— Pavlov, ça vous rappelle quelque chose ? demanda Freddie sans s’adresser à quelqu’un en particulier.

Svobodov émit un grognement.

— Un paquet d’argent.

— Et pas dans les Marlboro, fit Warbaby. M. Blix est allé à la soirée de M. Harwood. Il a bu quelques verres.

— Avec le taux d’alcool qu’on lui a trouvé, ils n’auront plus besoin de l’embaumer, estima Orlovsky.

— Il avait bu quelques verres. L’étui, qui était dans la poche de son veston a disparu, le lendemain, il a alerté les services de sécurité du Morrisey, qui ont appelé SecurIntens, qui m’a appelé.

— Son téléphone avait disparu, fit Svobodov. Ils l’ont emporté. Plus rien pour le rattacher à qui que ce soit. Pas d’agenda, pas de carnet d’adresses, rien.

— Travail de pro, récita Orlovsky.

— Les lunettes, demanda Svobodov. Quel genre ?

— Des lunettes, murmura Freddie.

— On a découvert ça, dit Svobodov.

Il sortit quelque chose de la poche de son London Fog. Un sachet Ziploc de pièce à conviction. Il le leva à hauteur de leurs yeux. Rydell distingua des échardes de plastique noir.

— Lunettes LV à bon marché. Trouvés sur la moquette.

— Tu sais ce qu’il se passait sur ce truc ? demanda Warbaby.

Ce fut au tour d’Orlovsky. Il sortit un deuxième sachet de pièce à conviction, cette fois-ci de dessous de son gilet noir.

— On a cherché un programme, mais on n’a rien trouvé. Alors, on a eu l’idée de le passer aux rayons X. Quelqu’un lui a fourré ça au fond de la gorge.

Un rectangle noir. L’étiquette adhésive était râpée et toute tachée.

— Avant de le zigouiller, précisa Orlovsky.

— Et c’est quoi ? demanda Warbaby.

— McDonna, répondit Svobodov.

— Hein ?

Freddie se pencha contre Warbaby pour mieux voir.

— Mac quoi ? demanda-t-il.

— Puce de baise.

Rydell avait eu l’impression d’entendre “plus d’obèses” mais il comprit soudain.

— McDonna.


— Je me demande s’ils ont tout lu jusqu’au bout, déclara Freddie, assis à l’arrière de la Patriot.

Il avait les pieds posés sur le dossier du siège avant et les petites lumières rouges sur le côté de ses baskets clignotaient au rythme des paroles d’un tube quelconque.

— S’ils ont lu quoi ?

Rydell observait Warbaby et le Russe, qui se tenaient à côté de l’une des voitures banalisées les moins subtiles que Rydell eût jamais vues dans sa vie : une baleine gris plomb avec une cage en graphite à expansion pour protéger les phares et le radiateur. Une pluie fine granulait le pare-brise de la Patriot.

— Ce programme porno qu’ils ont trouvé dans l’œsophage du mec.

Si Warbaby avait la voix triste, Freddie avait le ton de celui qui ne s’énerve jamais. Mais Warbaby donnait l’impression d’être vraiment triste, alors que la voix relaxée de Freddie donnait exactement l’impression du contraire.

— C’est plein de langage codé, un programme comme ça. Le meilleur est caché derrière la tapisserie, tu comprends ? Il faut des courbes fractales pour rendre la texture de la peau, par exemple, et ça demande beaucoup de lignes de code…

— Tu es dans les ordinateurs, Freddie ?

— Je suis le conseiller technique de M. Warbaby.

— Et de quoi sont-ils en train de parler, d’après toi ?

Freddie se pencha pour toucher l’une de ses baskets. Les mots en rouge s’éteignirent.

— Ils parlent affaires.

— Et c’est quoi leurs affaires ?

— Ils négocient. On veut savoir ce qu’ils ont sur Blix, le mec qui est mort.

— Ouais ? Et nous, alors, qu’est-ce qu’on a ?

— Nous ? siffla Freddie. Toi, tu conduis, c’est tout.

Il ramena ses jambes en arrière et se redressa.

— Mais il n’y a pas de secret, ajouta-t-il. SecurIntens et DatAmerica, c’est plus ou moins la même chose.

— Sans déconner, qu’est-ce que ça veut dire ?

Svobodov semblait alimenter le gros de la conversation.

— Ça veut dire qu’on a un fichier de renseignement plus épais que celui de la police. La prochaine fois que le vieux Robobof aura besoin de fourrer son nez dedans, il se rappellera qu’il nous a fait une fleur. Mais ce soir, ça lui fait mal au cul.

Rydell se souvint de la fois où il était allé chez Big George Kechakmadze à l’occasion d’un barbecue et où l’autre avait essayé de le faire adhérer à la Nationale Rifle Association.

— Il y a beaucoup de Russes dans la police par ici ?

— Par ici ? Il y en a partout.

— C’est drôle, qu’il y en ait tant.

— Réfléchis. Ils avaient tous un putain d’État policier chez eux. Ils ont peut-être une attirance pour ça.

Svobodov et Orlovsky grimpèrent dans la baleine grise. Warbaby marcha jusqu’à la Patriot en se servant de sa canne en alliage. La voiture de police se dressa de quinze centimètres sur sa suspension hydraulique et commença à gémir et à frémir tandis que la pluie dansait sur son long capot sous les effets de l’accélération du moteur.

Bon Dieu ! fit Rydell. Ils se fichent complètement qu’on les voie ou non.

— Ils veulent que tu les voies, murmura énigmatiquement Freddie.

Warbaby ouvrit la portière arrière droite et se mit en devoir de faire entrer sa jambe raide dans la voiture.

Démarre, dit-il en claquant la portière. Question de protocole. On s’en va les premiers.

— Pas dans ce sens, objecta Freddie. Ça mène à Candlestick Park. On va de l’autre côté.

— C’est vrai, fit Warbaby. On a à faire en ville.

L’idée l’attristait.


La partie basse de San Francisco était quelque chose à voir. Tout était entouré de collines, également construites, et cela donnait à Rydell une impression… qu’il avait du mal à définir. L’impression de se situer quelque part dans un endroit particulier, qu’il n’aimait pas forcément, mais c’était tout le contraire de L.A., où on avait toujours le sentiment d’être largué sur une plaque de lumière qui s’étendait jusqu’au bord de l’infini. Ici, c’était comme s’il venait vraiment de quelque part, avec tous ces vieux bâtiments qui l’entouraient, collés les uns aux autres, le plus moderne étant celui qui était hérissé d’épines, avec des tas de fioritures et de corbeilles machin-chose (mais il savait que celui-là aussi était très vieux). L’air était frais et humide, la vapeur miroitait en montant des grilles du trottoir. Il y avait foule dans les rues, mais ce n’étaient pas les gens qu’on avait l’habitude de voir. Ils étaient bien habillés, ils avaient un emploi. Un peu comme les habitants de Knoxville, se disait-il, mais ce n’était pas ça non plus. L’endroit était tout simplement nouveau.

— Non, mon pote, tu prends à gauche ! À gauche ! s’écria Freddie en martelant du poing le dossier de son siège.

Encore une grille à mémoriser. Rydell jeta un coup d’œil au curseur du plan affiché sur le tableau de bord de la Patriot. Il cherchait un endroit où tourner à gauche pour gagner cet hôtel, le Morrisey.

— Ne secoue pas le siège de M. Rydell quand il conduit, fit Warbaby.

Il tenait, tassé dans ses mains, un rouleau faxé d’un mètre quatre-vingts, arrivé en route. Rydell pensait que c’était le dossier de Blix, celui qui s’était fait trancher la gorge.

— Fassbinder, murmura Freddie. Vous avez entendu parler de Rainer Fassbinder ?

— J’ai pas envie de plaisanter, Freddie, fit Warbaby.

— C’est pas une plaisanterie. J’ai passé le portrait de ce Blix à “Séparés à la naissance”. Vous vous rappelez, cette photo de macchabée que le Russe vous a envoyée ? Le programme dit qu’il ressemble à Rainer Fassbinder. Un macchabée, avec la gorge ouverte. Ce Fassbinder, il devait avoir une sacrée tronche, hein ?

Warbaby soupira.

— Freddie…

— C’est un Allemand, en tout cas. Question nationalité, ça colle.

— M. Blix n’était pas un Allemand, Freddie. Ce papier dit qu’il ne s’appelait même pas Blix. Laisse-moi lire un peu. Et Rydell a besoin de concentration pour s’habituer à conduire en ville.

Freddie émit un grognement indistinct. Puis Rydell entendit ses doigts cliqueter sur le petit ordinateur qu’il emportait partout avec lui.

Il prit à gauche à l’endroit qui lui paraissait approprié. Zone de combats. Ruines. Feux allumés dans des fûts en acier. Silhouettes accroupies dans l’ombre, le visage d’une blancheur de vampire.

— Ne ralentis pas, lui dit Warbaby. N’accélère pas non plus.

Quelque chose arriva en tournoyant sur le pare-brise et s’écrasa avec un bruit mou avant d’être arraché par la vitesse en laissant une traînée jaunâtre. La chose lui avait semblé grise et sanguinolente, comme une longueur d’intestin.

Rouge au carrefour.

— Brûle le feu, ordonna Warbaby.

Rydell obéit, parmi un concert de protestation d’avertisseur. La traînée jaune était toujours là.

— Arrête. Non. Sur le trottoir. Oui.

Les Goodyear Streetsweepers de la Patriot mordirent sur le bord irrégulier du trottoir.

— Dans la boîte à gants.

Une lumière s’alluma lorsque Rydell l’ouvrit. Un flacon de Windex, un rouleau d’essuie-tout gris et une boîte de gants chirurgicaux jetables en latex.

— Tu peux y aller, lui dit Warbaby. Personne ne nous embêtera.

Rydell enfila un gant, prit le Windex et du papier, et sortit.

— N’en mets pas sur toi, dit-il à haute voix.

Il pensait à Sublett. Il aspergea la traînée jaune d’une bonne giclée de Windex, mit en boule deux ou trois feuilles d’essuie-tout dans sa main gantée, et frotta jusqu’à ce que le pare-brise soit propre ; puis il retourna le gant sur la boule de papier, comme on le lui avait appris à l’académie de police, mais il hésita sur ce qu’il fallait en faire.

— Jette ça par terre, fit Warbaby de l’intérieur de la Patriot.

Rydell obéit. Puis il recula de cinq pas et vomit. Il s’essuya les lèvres avec un essuie-tout propre, remonta en voiture, ferma la portière, mit la sûreté et replaça le Windex et le rouleau dans la boîte à gants.

— Tu vas te gargariser avec ça, Rydell ?

— Ferme-la, Freddie, ordonna Warbaby.

La suspension de la Patriot grinça quand il se pencha en avant.

— Probablement des tripes d’un abattoir voisin, dit-il. Mais c’est bon à savoir, que tu prends des précautions. (Il se laissa de nouveau aller en arrière.) On a eu une organisation, dans le temps qui se faisait appeler “L’épée de cochon”. Jamais entendu parler ?

— Non, fit Rydell. Jamais.

— Ils piquaient des extincteurs dans les couloirs d’immeubles. Puis ils les rechargeaient avec du sang, qu’ils se procuraient dans les abattoirs. Mais ils faisaient courir le bruit que c’était du sang humain, tu comprends ? Avec leurs extincteurs, ils suivaient les Adorateurs de Jésus, quand ces gens-là défilaient dans la rue, et…

— Seigneur Jésus ! fit Rydell.

— Comme tu dis, fit Warbaby.


— Tu vois cette porte ? demanda Freddie.

— Laquelle ?

Le hall d’entrée du Morrisey donnait à Rydell envie de chuchoter, comme une église ou un salon mortuaire. La moquette était si feutrée qu’elle lui donnait envie de s’allonger dessus pour piquer un roupillon.

— La noire, lui dit Freddie.

Rydell aperçut un rectangle de laque noire, parfaitement uni, sans la moindre poignée. Quand il y pensait bien, ça ne collait avec rien d’autre autour. Il n’y avait à côté que du bois poli, du bronze granulé et des panneaux de verre sculpté. Si Freddie ne lui avait pas dit que c’était une porte, il l’aurait prise pour une œuvre d’art, un tableau de peinture ou quelque chose comme ça.

— Et alors ? demanda-t-il. Qu’est-ce qu’elle a de spéciale ?

— C’est un restaurant. Et il est si cher que tu ne peux même pas y mettre les pieds.

— Je sais. Il y en a beaucoup comme ça.

— Non, insista Freddie. Même si tu étais richissime, si le fric te sortait par le cul, tu ne pourrais quand même pas y entrer. C’est privé. Un machin japonais.

Ils attendaient devant le comptoir de la sécurité pendant que Warbaby parlait à quelqu’un au téléphone intérieur. Les trois préposés derrière le comptoir portaient l’uniforme de SecurIntens, mais enjolivé, avec des logos en bronze sur leur casquette.

Rydell avait garé la Patriot dans un parking souterrain des profondeurs de l’hôtel. Il n’avait jamais rien vu de semblable de toute sa vie. Des groupes de cuisiniers en blanc rassemblaient une centaine d’assiettes garnies d’une espèce de pelure de salade tandis qu’une armée de petits aspirateurs Sanyo aux couleurs pastel se suivaient à la queue leu leu en émettant de petits bips. Quand on se tenait dans le hall, on n’avait pas idée de tout ce qu’il pouvait y avoir dans les coulisses d’un endroit pareil.

Dans la suite pour VIP de Knoxville qu’il avait partagé avec Karen Mendelsohn, il y avait ces petits robots coréens qui nettoyaient quand on ne regardait pas. Il y en avait même un, spécial, qui bouffait la poussière des murs. Mais Karen n’avait pas été impressionnée. Cela signifiait seulement qu’ils ne pouvaient pas se payer du personnel en chair et en os, disait-elle.

Rydell vit Warbaby se tourner pour rendre le téléphone à l’un des préposés à casquette et faire signe à Freddie et à lui-même de le rejoindre. Il se pencha en avant sur sa canne tandis qu’ils s’avançaient vers lui.

— Ils vont nous faire monter, dit-il.

La casquette à qui il avait donné le téléphone sortit de derrière le comptoir. Il vit que Rydell portait une chemise de SecurIntens à l’écusson arraché, mais ne fit aucun commentaire. Rydell se demandait quand il aurait l’occasion de s’acheter des fringues, et où il fallait aller pour cela. Il jeta un coup d’œil à la chemise de Freddie, en se disant que ce n’était probablement pas à lui qu’il allait le demander.

— Par ici, monsieur, dit la casquette à Warbaby.

Freddie et Rydell les suivirent dans le hall. Rydell remarqua la manière dont Warbaby plantait sa canne dans la moquette, en faisant cliqueter l’armature de sa jambe comme une montre au ralenti.

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