19 Superballe

Yamazaki, toujours à genoux par terre, les poignets attachés autour de l’équerre qui soutenait la tablette, entendit les coups de feu, qu’il prit au début pour le bruit d’un outil hydraulique.

Il y avait une drôle d’odeur dans la pièce, âcre et piquante. Il se dit que c’était probablement l’odeur de sa propre peur.

Ses yeux étaient à la hauteur d’une assiette blanche ébréchée, avec sur le bord une trace d’avocat écrasé en train de noircir.

— Je lui ai proposé ce que j’avais, fit Skinner en luttant pour se mettre debout, les bras liés dans le dos. Il n’en a pas voulu. Ils veulent ce qu’ils veulent, on n’y peut rien.

La petite télé glissa du lit et tomba par terre. L’écran s’exorbita au bout d’un câble plat arc-en-ciel.

— Merde !

Il oscilla, grimaçant sous la douleur causée par sa hanche malade, et Yamazaki crut un instant qu’il allait tomber. Mais Skinner fit un pas en avant, puis un deuxième, en se penchant pour conserver son équilibre.

Yamazaki tira sur les liens en plastique et hurla quand ils se resserrèrent comme quelque chose de vivant.

— Plus vous tirerez sur ces foutus machins, plus ça vous fera mal, murmura Skinner derrière lui.

Il y eut un choc sourd qui fit trembler le sol et vaciller la lumière. Regardant par-dessus son épaule, Yamazaki vit Skinner assis par terre, les genoux à demi levés, penché en avant.

— Il y a une cisaille là-dedans, fit le vieillard en lui montrant une boîte à outils verte toute cabossée et à moitié rouillée. Si j’arrive à la sortir, on a une chance.

Yamazaki le regarda tandis qu’il utilisait ses orteils, à travers les chaussettes grises trouées.

— Je ne sais pas si elle pourra servir, quand je l’aurai sortie, ajouta-t-il en regardant soudain Yamazaki d’un drôle d’air. J’ai peut-être une meilleure idée, mais ça ne va pas vous plaire.

— Skinner-san ?

— Regarde bien cette équerre.

Des traces de soudure décolorée maintenaient l’assemblage, mais cela paraissait assez costaud. Il compta neuf têtes de vis dépareillées. La traverse semblait faite de minces lames de métal attachées ensemble, aux deux bouts, par du fil de fer rouillé.

— C’est moi qui l’ai faite, expliqua Skinner. Il y a trois sections de lame provenant d’une vieille scie industrielle. Je n’ai jamais meulé les dents. Là-haut.

Les doigts de Yamazaki se promenèrent sur la partie supérieure invisible de la traverse.

— Elles sont émoussées, Scooter. Elles ne coupent plus rien. C’est pour ça que je les ai utilisées.

— Scier le plastique ?

Déjà, les poignets du Japonais se dressaient.

— Attendez ! Quand vous allez commencer à attaquer cette saloperie, elle va se défendre. Il faut la couper vite fait, ou c’est elle qui vous entaillera jusqu’à l’os. J’ai dit attendez !

Yamazaki se figea. Il regarda derrière lui.

— Vous êtes trop au milieu. Si vous attaquez ici, vous aurez un bracelet qui se refermera autour de chaque poignet, et ça va faire mal. Il faut commencer sur le côté, le plus loin possible, et ensuite arriver jusqu’ici, prendre la cisaille et couper l’autre avant qu’il ne se resserre trop sur vous. D’abord, je vais essayer d’ouvrir ce foutu truc.

Il cogna sur la boîte avec ces pieds. Elle émit un bruit de ferraille.

Yamazaki rapprocha son visage du lien rouge. Il avait une légère odeur de produit pharmaceutique. Il prit une profonde inspiration, serra les dents et fit aller et venir furieusement ses poignets pour scier. Le lien commença aussitôt à se rétracter. La douleur devint un étau brûlant, insoutenable. Il se souvint de la main de Loveless sur son poignet.

— Allez ! L’encouragea Skinner.

Le plastique céda avec un plop sec, ridiculement fort, comme un bruit de dessin animé. Il était libre. Un instant, le bracelet se relâcha autour du poignet gauche, absorbant le reste de la masse.

— Scooter !

Le bracelet se resserra. Yamazaki se jeta sur la boîte à outils, surpris de la trouver ouverte tandis que Skinner la faisait basculer du talon et que la ferraille qu’elle contenait se répandait par terre.

— Les poignées bleues !

La cisaille était longue et difficile à manipuler. Ses poignées étaient entourées d’adhésif bleu graisseux. Le bracelet rouge se rétrécissait toujours, incrusté dans la chair. Il prit la cisaille d’une main, enfonça la lame au jugé dans son poignet, et exerça tout le poids de son corps sur la poignée supérieure. Il ressentit une douleur aiguë tandis qu’une détonation éclatait.

Skinner laissa s’échapper l’air qu’il retenait entre ses lèvres.

— Vous n’avez rien ? demanda-t-il.

Yamazaki regarda ses poignets. Il y avait une profonde entaille bleue dans le gauche. Il commençait à saigner, mais moins abondamment qu’il ne l’aurait cru. L’autre poignet avait été écorché par la scie. Il baissa les yeux, cherchant le reste du lien par terre.

— À mon tour, fit Skinner. Mais passez la lame sous le plastique, hein ? Tâchez de ne pas emporter un morceau et soyez rapide pour le deuxième.

Yamazaki actionna deux ou trois fois la cisaille à vide, s’agenouilla à côté de Skinner et glissa une lame sous le lien qui enserrait le poignet droit du vieillard. La peau était translucide à cet endroit, boursouflée et décolorée. Les veines étaient noueuses et gonflées. Le plastique céda facilement, avec le même bruit ridicule. Il s’entortilla aussitôt autour de l’autre poignet, comme un serpent. Yamazaki le coupa avant qu’il ne pût se resserrer. Cette fois-ci, en faisant le bruit de dessin animé, il disparut purement et simplement.

Yamazaki fixait d’un œil hagard l’endroit où s’était trouvé le bracelet.

— Bouclez l’entrée ! rugit Skinner.

— Quoi ?

— Bloquez cette putain de trappe !

Yamazaki rampa vers la trappe, qu’il mit en place et bloqua à l’aide d’une pièce plate en bronze terni qui avait peut-être autrefois appartenu à un navire.

— La fille, dit-il en se tournant de nouveau vers Skinner.

— Elle est capable de frapper. Vous voulez que cet enfoiré avec son pistolet revienne ici ?

Yamazaki n’y tenait pas tellement. Il leva les yeux vers la trappe du plafond, celle qui permettait d’accéder au toit. Elle était restée ouverte.

— Grimpez là-haut et voyez si l’emmanché y est encore.

— Skinner-san, je vous demande pardon ?

— La grande tapette. Le Noir. Vous ne le voyez pas ?

Sans savoir de quoi ou de qui parlait Skinner, Yamazaki grimpa à l’échelle. Une rafale de vent lui projeta la pluie dans la figure tandis qu’il passait la tête dans l’ouverture. Il eut soudain la conviction de se trouver dans les superstructures d’un navire ancien, une goélette de fer noir dérivant à l’abandon sur une mer tourmentée, ses voiles en plastique déchirées, son équipage mort ou devenu fou. Et Skinner en était le capitaine dément qui hurlait ses ordres de sa cabine, en bas.

— Il n’y a personne là-haut, Skinner-san.

La pluie s’abattit comme une couverture explosive, occultant les lumières de la cité.

Yamazaki rentra la tête, saisit la trappe en tâtonnant et la rabattit au-dessus de sa tête. Puis il mit le verrou en place, en regrettant qu’il ne soit pas plus solide. Et il redescendit.

Skinner avait réussi à se mettre debout, et s’avançait en titubant vers son lit.

— Merde, fit-il. On m’a cassé ma télé.

Il se laissa tomber en avant sur le matelas.

— Skinner ?

Yamazaki s’agenouilla à côté du lit. Les yeux du vieillard étaient clos, sa respiration courte et faible. Il leva la main gauche, lentement, les doigts écartés, et gratta furieusement les cheveux blancs emmêlés à hauteur du col ouvert de sa chemise en flanelle élimée. Yamazaki perçut une odeur âcre d’urine qui se superposait à celle de l’explosif qui avait propulsé la balle de Loveless. Il regarda le jean de Skinner, d’un bleu devenu gris à l’usage, avec ses plis sculptés de manière inaltérable et lustré de sa couche de graisse. Il vit que le vieux s’était pissé dessus.

Il demeura hésitant durant quelques instants. Finalement, il s’assit sur un tabouret maculé de peinture à côté de la tablette qui l’avait retenu prisonnier, et passa le bout de ses doigts sur les dents des lames de scie. Baissant les yeux, il remarqua une petite sphère rouge, juste à côté de son pied gauche.

Il la ramassa. C’était une boule brillante de plastique écarlate, froide et légèrement élastique. L’un des liens qui avaient retenu ses poignets ou ceux de Skinner.

Il demeura assis là, à regarder Skinner et à écouter les gémissements du pont dans la tempête. C’était une musique étrange produite par les faisceaux de câbles. Il aurait voulu aller y coller son oreille, mais une peur à laquelle il était incapable de donner un nom le retenait. Skinner sortit de son sommeil peut-être apparent et fit un effort pour se redresser. Yamazaki crut l’entendre prononcer le nom de la fille.

— Elle n’est pas là, lui dit-il en posant la main sur son épaule. Vous avez oublié ?

— Pas là, répéta Skinner. Vingt ans, trente ans. Putain de temps.

— Skinner ?

— Le temps. Vous ne trouvez pas que c’est le plus enfoiré des enfants de putain ?

Yamazaki leva la bille rouge à hauteur de ses yeux.

— Regardez, Skinner. Vous voyez ce que c’est devenu ?

— Une superballe, fit le vieillard.

— Skinner-san ?

— Vous pouvez la faire rebondir, Scooter, murmura-t-il en fermant les yeux. Essayez. Faites-la rebondir bien haut.

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