4 Opportunité de carrière

Le copain avec qui Rydell partageait sa chambre, Kevin Tarkovsky, avait le nez percé d’un os et travaillait dans une boutique de planches à voile appelée Monte-moi dessus.

Le lundi matin, quand Rydell lui annonça qu’il avait quitté son boulot chez SecurIntens, Kevin lui proposa de lui trouver un job de vendeur dans le domaine des loisirs de plage.

— Tu as juste le physique qu’il faut, lui dit-il en regardant ses épaules et son torse nus.

Rydell portait le short orange qu’il avait emprunté à Kevin pour aller voir Hernandez. Il avait retiré son plâtre en le dégonflant puis l’avait fait rentrer à l’intérieur du pot de peinture qui leur servait de corbeille à papiers et sur lequel ils avaient collé une grosse marguerite adhésive.

— Ça te changerait, d’avoir des horaires réguliers, et il y aurait peut-être les tatouages en prime. Un vrai machin tribal.

— Mais Kevin… je ne connais rien au surf ni à la planche à voile. C’est tout juste si j’ai été trois fois dans ma vie au bord de la mer. À Tampa Bay.

Il était dix heures du matin, et Kevin avait sa journée.

— La vente, ça consiste à communiquer son expérience, Berry. Si le client veut une information, tu la lui donnes. Mais tu lui fournis en même temps ton expérience.

Kevin tapota en guise d’illustration, sa broche de nez en os de cinq centimètres avant d’ajouter placidement :

— Ensuite, tu lui vends une nouvelle planche.

— Mais je ne suis même pas bronzé.

Kevin avait à peu près la couleur et l’éclat de la paire de chaussures de sport Cole-Haan brun toscan que lui avait offerts sa tante le jour de son quinzième anniversaire. Cela n’avait rien à voir avec la génétique ni les effets de l’exposition au soleil, mais résultait plutôt d’une série d’injections régulières combinées à un régime complexe à base de pilules et de lotions spéciales.

— C’est vrai, reconnut Kevin. Tu aurais besoin d’un bon bronzage.

Rydell savait que Kevin n’avait jamais fait de planche à voile et n’en ferait jamais, mais il ramenait tout le temps du magasin des vidéos qu’il visionnait sur son combiné à lunettes, et Rydell le voyait faire tous les gestes qu’il fallait. Il ne doutait pas qu’il possédât toutes les connaissances qu’un éventuel acheteur était en droit d’attendre de lui. Et il avait en plus l’expérience que conféraient son bronzage, sa musculature acquise en salle et son fameux os dans le nez. Toutes choses qui attiraient beaucoup d’attention sur lui, en particulier de la part des femmes, bien que cela n’ait jamais débouché sur rien d’extraordinaire.

Ce que Kevin vendait, par-dessus tout, c’étaient des fringues. Des trucs coûteux, censés protéger ceux qui les portaient à la fois des ultraviolets et de la pollution marine. Il en avait deux cartons pleins, empilés dans l’unique placard de leur chambre. Rydell, dont la garde-robe se limitait à sa plus simple expression, avait toute liberté de fouiner là-dedans et emprunter tout ce qui lui plaisait. Ce qui se résumait à pas grand-chose en fait, dans la mesure où, la plupart du temps, les fringues en question étaient en matériaux fluorescents, en nanopore noir ou bien en mirrorflex. Les plus sophistiqués avaient un logo sensible aux UV, qui disait Monte-moi dessus les jours où la couche d’ozone était particulièrement nase. Rydell s’en était aperçu la dernière fois qu’il était allé au marché avec un truc comme ça sur le dos.

Kevin et lui partageaient l’une des deux chambres d’une maison des années 60 de Mar Vista, qui n’avait au demeurant pas la moindre vue sur la mer. Quelqu’un avait monté une cloison en panneaux de plâtre au milieu de la pièce originale. Du côté de Rydell, le plâtre était couvert des mêmes marguerites adhésives que sur la corbeille, avec en plus toute une collection d’autocollants de lieux touristiques comme Magic Mountain, Nissan County, Disneyland ou Skywalker Park. Deux autres personnes occupaient la maison, trois en comptant la Chinoise qui avait le garage (mais avec sa salle de bains personnelle à l’intérieur).

Rydell avait acheté un futon avec la presque totalité de sa première paie de chez SecurIntens. Il l’avait trouvé au marché, dans un box où ça coûtait moins cher. Le box s’appelait Futon Mouth, et Rydell avait trouvé ça assez marrant[4]. La fille lui avait expliqué qu’il suffisait de glisser un billet de vingt dans la main du préposé au métro pour qu’il le laisse passer avec le futon roulé dans un gros sac en plastique vert, qui lui rappelait ceux où on enveloppait les cadavres.

Plus tard, quand il avait eût son plâtre, il avait passé pas mal de temps sur ce futon, à regarder les autocollants. Il se demandait si celui qui les avait mis là était vraiment allé dans tous ces endroits. Un jour, Hernandez lui avait proposé de bosser dans Nissan County. SecurIntens y avait acheté la franchise de la société de flics à la demande. Et ses parents avaient passé leur lune de miel à Disneyland. Quant à Skywalker Park, ça se trouvait à San Francisco. L’ancien nom, c’était Golden Gate, et il se souvenait de quelques émeutes discrètes, qu’il avait vues à la télé, au moment où on l’avait privatisé.

— Tu t’es inscrit sur les réseaux de recherche d’emploi, Berry ?

Il secoua négativement la tête.

— Je m’en occupe, lui dit Kevin en lui tendant son casque.

Rien à voir avec les petites lunettes de Karen. C’était juste un casque en plastique blanc comme les gamins en utilisaient pour jouer.

— Mets ça, lui dit Kevin. Je te connecte.

— C’est gentil de ta part, mais tu n’es pas obligé de te donner tout ce mal.

Kevin toucha l’os en travers de son nez.

— Tu oublies qu’il y a le loyer.

Et c’était vrai. Rydell posa le casque sur sa tête.


— Bon, fit Sonya, aussi enthousiasme qu’on peut l’être. Il ressort que vous êtes diplômé d’un établissement de formation post-secondaire…

— Une académie, corrigea Rydell. Une académie de police.

— Bien sûr, Berry. Mais il ressort que vous avez été ensuite employé durant dix-huit jours au total avant d’être suspendu.

Sonya ressemblait à une jolie fille de dessin animé. Ni pores ni textures nulle part. Ses dents étaient très blanches et semblaient former un seul bloc. Comme si elle pouvait les enlever. Comme si elle pouvait les enlever d’un coup pour inspection. Mais pas pour les nettoyer, car un dessin, ça ne mange pas. Elle avait quand même des nénés super, exactement comme il lui en aurait dessiné s’il avait été doué pour ça.

— C’était vrai, fit-il en pensant à Turvey. J’ai eu des problèmes quand ils m’ont mis dans la patrouille.

Elle hocha la tête avec conviction.

— Je vois, Berry.

Il se demandait ce qu’elle pouvait bien voir. Ou bien ce que le système expert qui l’utilisait comme marionnette pouvait voir. Et surtout, de quelle manière il voyait ça. À quoi pouvait ressembler un type comme Rydell aux yeux du système informatique d’une agence pour l’emploi ? À pas grand-chose, décida-t-il.

— Ensuite, Berry, vous êtes allé à Los Angeles, et il ressort que vous avez été employé dix semaines par la branche résidentielle d’intervention armée de la compagnie SecurIntens. En tant que chauffeur ayant une expérience des armes.

Rydell songea aux roquettes logées sous la coque de l’hélico de la police de Los Angeles. Et ils avaient sans doute aussi, quelque part à l’intérieur, un chaingun.

— Ouaip, reconnut-il.

— Mais vous avez démissionné.

— C’est à peu près ça.

Sonya fit un sourire radieux à Rydell, comme s’il venait d’admettre, timidement, qu’il faisait partie d’une commission du Congrès ou qu’il était titulaire d’un doctorat du troisième cycle.

— Bon, murmura-t-elle. Il faut que je mette mon casque à penser. Juste une seconde !

Elle cligna des paupières, puis ferma ses grands yeux de dessin animé.

Bon Dieu ! se dit Rydell. Il essaya de regarder sur le côté, mais le casque de Kevin n’offrait pas de compléments périphériques, et il n’y avait rien par là. Rien d’autre que Sonya, le rectangle vide de son bureau, quelques détails sommaires suggérant une atmosphère de travail, et le logo de l’agence pour l’emploi derrière elle au mur. Ce logo la faisait ressembler à une présentatrice de chaîne télévisée qui ne diffuserait que les bonnes nouvelles.

Sonya rouvrit les yeux. Son sourire devint incandescent.

— Vous êtes du Sud, dit-elle.

— Ouais.

— Les plantations, Berry, les magnolias, la tradition. Mais aussi une certaine noirceur. Quelque chose de gothique. Faulkner.

Fawk…

— Euh ?

Artisanat du Cauchemar, Berry. Boulevard Ventura. Sherman Oaks.

Kevin le regarda ôter le casque et écrire l’adresse et le numéro de téléphone au bas du People de la semaine précédente. La revue appartenait à Monica, la petite Chinoise du garage. Elle imprimait toujours son exemplaire en supprimant les scandales et les catastrophes, avec une triple dose de romance entre les célébrités, particulièrement lorsque cela touchait à la famille royale britannique.

— Ils ont quelque chose pour toi, Berry ?

Demanda Kevin avec sollicitude.

— Peut-être bien. Un truc à Sherman Oaks. Je vais les appeler pour voir.

— Je t’emmène, si tu veux, fit Kevin en tripotant son os de nez.


Il y avait un grand tableau représentant le Transport Extatique dans la vitrine d’Artisanat du Cauchemar. Rydell en avait déjà vu de semblables sur les côtés des camions évangéliques stationnés sur les parkings des supermarchés. Ils représentaient des accidents de la route particulièrement sanglants et toutes sortes de catastrophes, avec les Âmes Sauvées qui grimpaient retrouver Jésus, dont les yeux brillaient avec une intensité un peu gênante. Celui-ci était beaucoup plus détaillé que ceux dont il se souvenait. Chacune des Âmes Sauvées avait un visage, comme si c’était la représentation de quelqu’un de réel. Certains de ces visages lui rappelaient d’ailleurs des personnes célèbres, mais le tout donnait quand même l’impression d’avoir été peint soit par un enfant de quinze ans, soit par une vieille dame.

Kevin l’avait déposé au coin de Sepulveda, et il avait fait deux blocs à pied pour repérer l’endroit, en traversant à un moment un groupe de gens coiffés de casques de chantier à large bord, occupés à couler les fondations d’un palmier. Il se demandait s’il y en avait jamais eu de vrais sur Ventura avant le virus. Ces arbres de remplacement étaient devenus si populaires que les gens voulaient en mettre partout.

Ventura était l’une de ces artères de Los Angeles qui ne finissait jamais. Il avait dû passer avec Gunhead devant Artisanat du Cauchemar un nombre incalculable de fois, mais ces rues avaient l’air complètement différentes quand on les parcourait à pied. Pour commencer, on se sentait affreusement seul. Ensuite, on voyait à quel point la plupart des immeubles étaient fissurés et poussiéreux. Derrière les portes vitrées rendues à moitié opaques par la saleté s’accumulaient des piles jaunies de courrier abandonné, avec par-ci par-là, des flaques qui ne pouvaient être de l’eau de pluie, et qui faisaient qu’on se demandait inévitablement ce que ça pouvait être. On passait deux ou trois entrées d’immeuble de ce genre et on se retrouvait devant une vitrine où étaient exposées des lunettes de soleil qui valaient à peu près dix fois ce que Rydell payait comme loyer pour sa demi-chambre de Mar Vista. À tous les coups, il y avait, dans la boutique, une espèce de vigile qui vous ouvrait la porte d’un coup de bouton.

Artisanat du Cauchemar était un endroit comme ça, pris en sandwich entre un salon de coiffure abandonné et une agence immobilière sur le déclin qui vendait surtout des polices d’assurance. L’enseigne, ARTISANAT DU CAUCHEMAR – GOTHIQUE SUD, était peinte à la main en grosses lettres velues, comme les pattes d’un moustique de dessin animé, blanc sur fond noir. Mais il y avait deux tires de luxe stationnées devant la porte : une Range Rover gris métal qui ressemblait à Gunhead attifé pour le bal de fin d’année de sa promotion, et une de ces Porsche de collection à deux places, qui donnaient toujours l’impression à Rydell que la clef pour les remonter avait dû tomber quelque part.

Il passa bien au large de la Porsche. En général, ces joujoux-là avaient des alarmes ultra-sensibles, et le plus souvent hyper-agressives.

Il y avait un vigile qui le regardait à travers le verre blindé de la porte. Il n’était pas de chez SecurIntens, mais d’une boîte du même genre. Rydell avait emprunté à Kevin un pantalon de treillis aux plis bien repassés. Il le serrait un peu à la taille, mais c’était mille fois mieux que le short orange. Il avait aussi sa chemise d’uniforme de SecurIntens, dont il avait arraché l’écusson, son Stetson et ses baskets noires. Il n’était pas sûr que le noir aille avec le kaki. Il appuya sur le bouton. Le vigile le fit entrer.

— J’ai rendez-vous avec Justine Cooper, dit-il en enlevant ses lunettes de soleil.

— Elle est avec un client, fit le vigile.

Il avait la trentaine, et aurait été plus à sa place dans une ferme du Kansas ou quelque chose comme ça. Rydell jeta un coup d’œil dans le fond de la boutique et aperçut une brune maigre qui parlait à un gros homme complètement chauve. Elle semblait lui vendre quelque chose.

— J’attends, fit Rydell.

Le fermier ne répondit pas. La loi lui interdisait de détenir une arme, à part l’étourdisseur de puissance industrielle qu’il portait au côté dans une gaine de plastique râpé, mais il en avait probablement une quand même. Un de ces trucs de poche surcalibrés conçus, à l’origine, pour percer le blindage des tanks. Les Russes, qui n’en faisaient jamais assez pour la sécurité, avaient le monopole du marché des armes du samedi soir.

Rydell regarda autour de lui. Cette affaire de Transport prenait bien de la place chez Artisanat du Cauchemar, décida-t-il. Les chrétiens de cette espèce, comme avait toujours dit son père, avaient quelque chose de pathétique. Le millénium était arrivé, puis reparti, ni vu ni connu, il n’y avait pas eu de Transport ni d’Extase, mais ils étaient toujours là, à chanter la même chanson. Sublett et ses copains, au moins, dans leur camp de caravanes du Texas, avec leurs vieux films et leur révérend Fallon, avaient un peu plus de crédibilité.

Il essaya de voir ce que la bonne femme essayait de refiler au chauve, mais elle capta son regard, et ce n’était pas bon. Il s’enfonça donc dans un recoin de la boutique, faisant mine de passer la marchandise en revue. Il y avait tout un rayon de trucs bizarres, en forme de couronnes à pattes d’araignée, dans des sous-verre à cadre doré. Ils semblaient faits de vieux cheveux frisés. Il y avait aussi de minuscules cercueils de bébés, en métal oxydé. L’un d’eux était rempli de terre où poussait du lierre. Il y avait des tables basses faites, apparemment, avec de vieilles pierres tombales sur lesquelles étaient gravées des lettres si usées qu’on n’arrivait pas à les lire. Il tomba en arrêt devant une tête de lit constituée de négrillons soudés, du genre que la loi interdisait d’exhiber sur sa pelouse à Knoxville. Ils venaient d’être repeints, avec de grosses lèvres rouges qui faisaient un large sourire à bouffer de la pastèque. Le lit était orné d’une couverture en piqué confectionnée à la main, en forme de drapeau confédéré. Quand il se baissa pour regarder l’étiquette du prix, il ne trouva qu’un autocollant jaune sur lequel était écrit VENDU.

— M. Rydell ? Je peux vous appeler Berry ? La mâchoire de Justine Cooper était si étroite qu’elle donnait l’impression de ne pas avoir le compte des dents à l’intérieur. Ses cheveux coupés court formaient un casque brun poli. Elle portait des vêtements flottants destinés à cacher, supposait Rydell, le fait qu’elle était bâtie à peu près comme un phasme. Son accent ne donnait pas l’impression qu’elle vienne du sud de quoi que ce soit, et il y avait chez elle quelque chose de perpétuellement tendu comme un fil de fer.

Rydell vit le gros homme sortir de la boutique et s’arrêter sur le trottoir devant la Range Rover pour désactiver ses défenses.

— Bien sûr, dit-il.

— Vous êtes de Knoxville ?

Il remarqua qu’elle respirait posément comme si elle cherchait à éviter l’hyperventilation.

— C’est exact.

— Vous n’avez pas beaucoup d’accent.

— J’aimerais que tout le monde réagisse comme vous, dit-il en souriant.

Mais elle ne lui rendit pas son sourire.

— Votre famille est originaire de Knoxville, M. Rydell ?

Merde, se dit-il. Pourquoi tu ne m’appelles pas Berry ?

— Mon père l’était. Je crois. La famille de ma mère venait de la région de Bristol, en général.

Les yeux noirs de Justine Cooper, où l’on ne voyait presque pas de blanc, le transperçaient de part en part, mais ne semblaient pas enregister quoi que ce soit. Il lui donnait la quarantaine bien tassée.

— Mlle Cooper ?

Elle sursauta, comme s’il lui avait mis le doigt au cul.

— Mlle Cooper, qu’est-ce que c’est que ces espèces de couronnes dans des cadres, là-bas ?

Il accompagna sa question d’un geste du doigt.

— Des couronnes mémoriales. Virginie du Sud-Ouest, fin du XIXe, début XXe.

Très bien, se dit Rydell. Continue à la faire parler du stock.

Il marcha jusqu’à l’endroit où les couronnes étaient exposées pour les examiner de plus près.

— Ça ressemble à des cheveux, dit-il.

— Bien sûr, fit-elle. Que voudriez-vous que ce soit d’autre ?

— Des cheveux humains ?

— Naturellement.

— Vous voulez dire… qu’ils ont appartenu à des morts ?

Il distinguait, à présent, les tresses fines, les torsades qui ressemblaient à des fleurs. Ils étaient sans lustre et sans couleur particulière.

— M. Rydell, je crains que vous n’ayez perdu votre temps, fit-elle en avançant lentement vers lui. Lorsque nous avons discuté au téléphone, j’ai eu l’impression que vous étiez bien plus… euh… du Sud.

— Que voulez-vous dire, Mlle Cooper ?

— Ce que nous offrons aux gens qui viennent ici, c’est une certaine vision, M. Rydell, en même temps qu’une certaine noirceur. Quelque chose de gothique, vous comprenez ?

Merde. Cette foutue tête parlante de l’agence lui avait sorti la même salade, presque mot pour mot.

— Je ne pense pas que vous ayez lu Faulkner ? demanda-t-elle en levant la main pour chasser quelque chose d’invisible qui pendait comme une toile d’araignée devant son visage.

Encore celui-là ?

— Non, fit-il.

— Bien sûr. Je ne m’y attendais pas vraiment. J’espère trouver quelqu’un qui puisse m’aider à exprimer cette noirceur, M. Rydell. L’Âme du Sud. Un rêve fiévreux de sensualité.

Rydell battit des paupières.

— Mais vous n’évoquez rien de tout cela pour moi, M. Rydell. Désolé.

La toile d’araignée invisible semblait revenue. Rydell se tourna vers le vigile pour le regarder, mais il ne semblait pas écouter leur conversation. Il paraissait plutôt endormi.

— Ma petite dame, fit Rydell en articulant, si vous voulez mon avis, vous êtes aussi fêlée qu’une barrique de trous-du-cul complètement pétés.

Elle haussa vivement les sourcils.

— Voilà, dit-elle.

— Voilà quoi ?

— La couleur, M. Rydell. Le foisonnement verbal polychrome d’une décrépitude incroyablement avancée.

Rydell dut se concentrer quelques instants là-dessus. Il se prit à regarder la tête de lit aux négrillons.

— Ça ne vous arrive pas d’avoir des Noirs qui se plaignent de ce genre de truc ? demanda-t-il.

— Au contraire, murmura-t-elle avec un nouvel élan dans la voix. Nous faisons beaucoup d’affaires avec les résidents les plus nantis de South Central. Ils ont au moins le sens de l’ironie. Je suppose qu’ils ne peuvent pas faire autrement.

Загрузка...