Il ne cessait de répéter qu’il était du Tennessee et qu’il n’en avait rien à foutre de toute cette merde. Elle pensait qu’elle allait mourir tellement il conduisait vite et que de toute façon, ces flics allaient continuer de leur coller au cul, ou bien celui qui avait tué Sammy Sal. Elle n’arrivait toujours pas à comprendre ce qui s’était passé. Et l’ombre qui avait sauté sur celui avec la peau sur les os, n’était-ce pas Nigel ?
Comme il avait pris à droite en quittant Bryant Street, elle lui dit de s’engager tout de suite dans Folsom sur la gauche, parce que si ces trous-du-cul arrivaient après eux, elle pensait que le mieux était de se retrouver sur le Haight, le meilleur endroit qu’elle connaissait pour disparaître de la circulation. Et c’était bien ce qu’elle comptait faire à la première occasion. Cette Ford était la même que celle de M. Matthews, qui tenait un dépôt un peu plus haut dans Beaverton. Et dire qu’elle avait essayé de poignarder quelqu’un avec un tournevis. C’était la première fois de sa vie qu’elle faisait une chose pareille. Elle avait aussi détruit l’ordinateur du Noir, celui avec la drôle de coiffure. Et ce bracelet à son poignet… De quoi avait-elle l’air, avec l’autre bout qui se balançait, ouvert, au bout de ses trois maillons de chaîne ?
Il allongea soudain le bras pour s’emparer de la menotte libre. Il fit quelque chose sur le bracelet sans quitter la rue des yeux. Puis il lâcha tout. Le bracelet était maintenant fermé.
— Pourquoi vous avez fait ça ?
— Pour que vous ne l’accrochiez pas par accident à quelque chose. Ça vous plairait de vous retrouver menottée à une poignée de porte ou à un poteau de sens interdit ?
— Enlevez-le-moi.
— J’ai pas la clef.
Elle agita les menottes sous son nez.
— Démerdez-vous pour m’enlevez ça !
— Rentrez-les dans la manche de votre blouson. Ce sont des Beretta. Les meilleures sur le marché.
Il semblait presque heureux d’avoir trouvé un sujet de conversation, et sa conduite se fit plus douce. Il avait les yeux bruns, et il n’était pas vieux. Moins de la trentaine. Il portait des fringues à bon marché, genre K-Mart, toutes mouillées. Ses cheveux brun clair étaient coupés court, mais pas assez pour être à la mode. Elle vit se crisper un muscle au coin de sa mâchoire, comme s’il avait un chewing-gum dans la bouche, mais ce n’était pas le cas.
— Où on va ? demanda-t-elle.
— Je n’en sais foutre rien, dit-il en enfonçant un peu l’accélérateur. C’est vous qui m’avez demandé de prendre à gauche.
— Qui vous êtes ?
Il la regarda une fraction de seconde avant de répondre.
— Rydell. Berry Rydell.
— Barry ?
— Berry. Avec un E. Hé ! C’est éclairé, ici. Il y a plein de monde.
— Exact.
— Où est-ce que…
— Prenez à droite.
— D’accord, fit-il en obéissant. Pourquoi ?
— Pour être sur le Haight. C’est plein de gens la nuit, et les flics y sont rarement.
— On abandonne la caisse ?
— Y a qu’à tourner le dos trois secondes, et c’est gagné.
— Il y a des distribanques dans le coin ?
— Non.
— En voilà un, en tous cas.
Un peu plus loin sur le trottoir, des morceaux de verre de sécurité pendaient encore à l’endroit où avait été la vitre. Elle n’avait jamais remarqué, jusque là, qu’il y avait un distributeur à cet endroit.
Il sortit de sa poche arrière un portefeuille qui paraissait imbibé d’eau et en retira des cartes de crédit. Trois.
— Il me faut du liquide, fit-il en se tournant vers elle. Si vous voulez foutre le camp, ne vous gênez pas.
Il mit la main dans la poche intérieure de son blouson et en sortit les lunettes ainsi que le téléphone de Codes qu’elle avait embarqué lorsque les lumières s’étaient éteintes au Dissidents. Elle savait, par Lowell, que les gens qui ont des emmerdes ont besoin d’un téléphone, la plupart du temps bien plus que de n’importe quoi d’autre.
— C’est à vous, dit-il en laissant tomber les deux objets sur ses genoux.
Il descendit de la voiture, s’avança devant le distributeur et introduisit une première carte, puis une deuxième au bout d’un moment. Chevette vit l’appareil émerger lentement de derrière son blindage, timide et hésitant, avec les caméras chargées de surveiller la transaction. Il pianotait patiemment, du bout des doigts, sur le côté de la machine. Ses lèvres s’avançaient comme s’il sifflait, mais il n’émettait aucun son. Elle regarda le téléphone et l’étui à lunettes sur ses genoux, en se demandant pourquoi elle ne foutait pas le camp, comme il avait dit.
Finalement, il revint en comptant du pouce une petite liasse de billets. Il les mit dans la poche de son jean et s’assit au volant. Puis il se pencha pour faire voler sa première carte en direction du distributeur, qui se rétractait déjà dans sa coquille comme un crabe.
— Je ne sais pas comment ils ont fait pour l’invalider si vite depuis que vous avez planté ce truc dans le portable de Freddie, murmura-t-il.
Il lança sa deuxième carte sur le trottoir, puis sa troisième. Elles restèrent devant le distributeur tandis que la plaque blindée en lexan se mettait en place, avec ses petits hologrammes qui clignotaient sous les projecteurs halogènes de la machine.
— Quelqu’un va les ramasser, dit-elle.
— J’espère bien. Qu’ils se paient un voyage sur la planète Mars.
Il fit une manœuvre en arrière avec les quatre roues, et la Ford fit un bond en s’insérant dans la circulation, faisant faire un écart à une voiture qui arrivait, le conducteur appuyant à mort sur le frein et l’avertisseur en même temps, la bouche en O. La partie de Chevette qui était restée messagère se réjouit, pour toutes les fois où c’était à elle que les automobilistes avaient fait le coup.
— Merde ! s’écria Rydell en tripotant le levier de vitesse jusqu’à ce qu’il trouve la bonne position : puis ils bondirent en avant.
Les menottes frottaient à l’endroit où le serpent rouge lui avait laissé sa marque.
— Vous êtes flic ? demanda-t-elle.
— Non.
— Vous travaillez pour la sécurité ? Au Morrisey, par exemple ?
— Non plus.
— Qu’est-ce que vous faites, alors ?
La lumière des enseignes au néon éclairait son visage, en donnant l’impression qu’il réfléchissait.
— Je remonte un torrent de merde, lui dit-il. Sans pagaie.