Svobodov avait insisté pour le menotter à Chevette Washington. C’étaient des Beretta, comme celles qu’il avait eues en patrouille à Knoxville. Svobodov disait qu’il fallait qu’ils aient les mains libres, pour le cas où les gens du pont s’apercevaient qu’ils emmenaient la fille.
Mais si c’était une arrestation, comment se faisait-il qu’ils ne lui aient même pas lu ses droits, ou simplement déclaré qu’elle était en état d’arrestation ? Rydell avait déjà décidé que si jamais l’affaire était portée devant les juges et qu’il soit appelé à la barre des témoins, il n’était pas question qu’il se parjure en disant qu’il avait entendu qui que ce soit énoncer les droits. Ces Russes étaient des cowboys à la con, d’après ce qu’il pouvait voir, exactement le genre de flics que l’académie de police s’efforçait de ne pas former.
D’un autre côté, ces types-là correspondaient exactement à l’idée que la plupart des gens se faisaient plus ou moins consciemment, d’un flic, cela venait, leur avait dit un de ses professeurs à l’académie, de toute une mythologie qui existait depuis toujours. Comme ce qu’ils appelaient le syndrome du père Mulcahy, dans les affaires de prise d’otages, quand les flics essayaient de décider de ce qu’il fallait faire. Ils avaient tous vu ce film avec le père Mulcahy[7], et ils s’exclamaient tous en chœur, oui je sais, je vais chercher un prêtre, je vais chercher les parents du mec, je pose mon flingue et j’entre discuter avec lui. Et s’ils faisaient ça, ils se prenaient une balle dans le cul, pour avoir confondu le cinéma et la réalité. Ça marchait d’ailleurs dans les deux sens, ce truc-là. Petit à petit, on finissait par devenir exactement comme les flics qu’on regardait à la télé. Les instructeurs les avaient mis en garde. Mais les gens comme Svobodov et Orlovsky, ceux qui venaient d’un autre pays, ils étaient peut-être encore plus sensibles à l’influence des médias. Il n’y avait qu’à voir comment ils s’habillaient.
Une chose était certaine, il allait se payer une bonne douche bien chaude. Il resterait jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus, ou bien jusqu’à ce qu’il n’y ait plus du tout d’eau chaude. Ensuite, il s’essuierait et se changerait entièrement avec des vêtements bien secs, dans la chambre d’hôtel que Warbaby avait dû lui réserver. Il se ferait monter deux sandwiches club et un seau à glace avec quatre ou cinq de ces bières mexicaines au long goulot qu’on buvait à L.A. Après quoi il se calerait dans un fauteuil avec la télécommande et il regarderait la télé. Peut-être Flic en peine. Ou alors il appellerait Sublett pour lui raconter dans quelle aventure il s’était embarqué en Californie du Nord. Sublett travaillait toujours tard la nuit, parce qu’il avait les yeux sensibles à la lumière du jour, et si c’était son soir de repos il était sûrement en train de regarder un de ses films.
— Regardez où vous allez !
Elle avait tiré si fort sur les menottes qu’il avait failli perdre l’équilibre. Il était sur le point de passer d’un côté d’un pilier et elle de l’autre.
— Ça va, excusez-moi, dit-il.
Elle refusait de le regarder. Mais il avait du mal à imaginer cette fille à cheval sur le ventre d’un type, avec un rasoir, en train de lui sortir la langue par une boutonnière dans la gorge. C’est vrai qu’elle avait dans la poche ce couteau en céramique, quand Svobodov l’avait fouillée, avec un mini-téléphone et les foutues lunettes après lesquelles tout le monde courait depuis le début. Elles ressemblaient à celles de Warbaby, et elles étaient rangées dans un étui spécial. Les Russes étaient tout heureux de les avoir trouvées, et elles étaient maintenant à l’abri dans la poche intérieure du gilet pare-balles de Svobodov.
Quelque chose lui disait aussi qu’elle ne manifestait pas une peur normale. Les vibrations n’étaient pas les mêmes que celles d’un délinquant ordinaire, que n’importe quel flic apprenait à reconnaître au bout de trois jours de métier. Elle avait peur comme une victime, même si elle avait reconnu tout de suite devant Orlovsky, qu’elle avait volé les lunettes. Mais elle disait que cela s’était passé la veille, au cours d’une soirée au Morrisey. Et aucun des deux Russes n’avait parlé d’homicides, ni mentionné le nom de Blix ou d’une quelconque autre victime. Il n’était même pas question de l’accuser de vol. Et elle répétait qu’on avait tué ce mystérieux Sammy. Qui était-ce ? Peut-être l’Allemand ? Les Russes l’avaient empêché de lui poser des questions, et elle refusait désormais de lui parler, sauf pour l’engueuler quand il s’endormait debout.
Sur le pont, la vie redevenait normale, plus ou moins, maintenant que la tempête était passée, mais il était Dieu sait quelle heure du petit matin, et ce n’était pas vraiment la foule pour venir recenser les dégâts. Les lumières revenaient un peu partout. Quelques personnes nettoyaient déjà devant chez elles, chassant l’eau du tablier. Des poivrots passèrent, puis un type qui avait dû prendre du dancer et qui parlait tout seul à cent à l’heure. Il les suivit jusqu’à ce que Svobodov sorte son H & K et se retourne en lui disant qu’il allait le transformer en Kit-Kat s’il ne bougeait pas de là son cul beurré au dancer pour filer à Oakland, tête de con. Naturellement, le mec n’insista pas. Ses yeux semblaient prêts à lui sortir de la tête, et Orlovsky éclata de rire. Ils arrivèrent dans un endroit mieux éclairé. C’était là que Rydell avait aperçu Chevette pour la première fois. Baissant les yeux pour voir où il mettait les pieds, il vit qu’elle portait des baskets noires comme les siennes, avec des semelles intérieures en lexan.
— Y a pas mieux, comme pompes, lui dit-il.
Elle le regarda comme s’il était complètement fou. Il vit les larmes qui coulaient sur ses joues.
Svobodov lui enfonça le canon de son H & K à la jointure de la mâchoire, juste à côté de l’oreille droite, en lui disant :
— Tu ne lui parles pas, c’est compris, enfoiré ? Rydell le regarda obliquement, dans l’axe du canon. Il attendit d’être sûr qu’il ne risquait rien avant de faire oui de la tête. Après cela, il n’adressa plus la parole à la fille. Il n’essayait même pas de la regarder. Au bout d’un moment, il se risqua à tourner la tête vers Svobodov. Quand on lui ôterait ces menottes, il avait bien envie de se le faire, ce fils de pute.
Mais juste au moment où le Russe avait retiré le canon de dessous son oreille, Rydell avait aperçu quelque chose derrière lui. Juste une ombre, mais il en retira, plus tard, une idée assez précise. C’était un grand gaillard chevelu, qui les observait, alors qu’ils étaient en pleine lumière, à partir d’une entrée de couloir qui ne semblait pas faire plus de trente centimètres de large.
Rydell n’avait rien de spécial contre les Noirs ou les immigrés ou qui que ce soit, comme c’était le cas pour beaucoup de gens. En fait, c’était l’une des choses qui l’avaient aidé à entrer à l’académie de police alors qu’il n’avait pas un dossier scolaire particulièrement favorable. Ils lui avaient fait passer tous ces tests, et ils avaient décidé qu’il n’était pas raciste. Ce qui était vrai, mais pas parce qu’il avait particulièrement réfléchi à la question. Il ne voyait simplement pas l’utilité de la chose. Pourquoi s’emmerder à être comme ça ? De toute manière, personne n’allait retourner vivre à l’endroit d’où il était venu, et même si cela venait à se faire (se disait-il vaguement), il n’y aurait plus de viande fumée à la mongole, et nous nous retrouverions tous en train d’écouter le hard métal du Culte de la Pentecôte. Sans compter que la présidente Millbank était noire.
Il était obligé d’admettre, cependant, tandis que Chevette et lui avançaient en évitant les barres de béton des pièges à tanks et en balançant stupidement en rythme, comme des écoliers, leurs poignets menottés, qu’il commençait à en avoir plutôt marre, en ce moment, de quelques Noirs et étrangers bien précis. La mélancolie de prédicateur de télé de Warbaby, il en avait ras le bol. Freddie, c’était, comme aurait dit son père, le roi des enculés de la claquette. Svobodov et Orlovsky devaient correspondre à la définition de son oncle, celui qui avait fait l’armée, quand il parlait de “tronches de lard”.
Il vit justement Freddie, le cul calé sur le pare-chocs avant de la Patriot, en train de remuer la tête au son de son casque tandis que les paroles ou il ne savait quoi faisaient le tour de ses baskets ornées de diodes lumineuses rouges. Il avait dû s’abriter de la pluie dans la voiture, parce que sa chemise imprimée avec des pistolets et son gros short n’étaient même pas mouillés.
Quant à Warbaby, avec son long pardessus en patchwork et son chapeau enfoncé sur ses lunettes LV, il aurait ressemblé à un réfrigérateur si les réfrigérateurs avaient pu s’appuyer sur une canne.
La tire grise banalisée des Russes était garée nez à nez avec la Patriot, ses pneus blindés et son grillage safari en graphite hurlant “voiture de flics” à qui voulait l’entendre. Et le public ne manquait pas. Les habitants du pont les entouraient de partout, perchés sur les barres de béton ou sur leurs charrettes déglinguées. Il y avait des gamins, deux filles qui ressemblaient à des Mexicaines, avec un filet sur les cheveux, comme si elles travaillaient dans une usine alimentaire, quelques garçons à l’air mauvais, en bleus de travail maculés, penchés sur leur manche de pelle ou leur balai. Ils se contentaient de regarder d’un air neutre, cet air que prennent les badauds quand ils voient des flics à l’œuvre et qu’ils sont curieux de savoir ce qui se passe.
Rydell vit aussi qu’il y avait quelqu’un dans la voiture des Russes, à la place du mort, le cou rentré et les genoux relevés.
Les deux Russes encadrèrent Chevette et Rydell, en les forçant à avancer. Rydell les sentait nerveux à cause de la foule. Ils n’auraient pas dû laisser leur tire comme ça.
Svobodov, de si près, laissait entendre de drôles de crissements quand il marchait. C’était le gilet-armure, sous sa chemise, que Rydell avait déjà remarqué quand ils étaient dans ce boui-boui. Le Russe fumait une de ses Marlboro en rejetant bruyamment des nuages de fumée bleue. Il avait rangé son flingue.
Ils s’avancèrent ainsi jusqu’à Warbaby. Freddie éclaira toute la scène d’un sourire qui donna à Rydell l’envie de lui allonger un coup de pied, mais Warbaby faisait la même gueule sinistre que d’habitude.
— Enlevez-nous ces putains de bracelets, demanda Rydell à Warbaby en levant le poignet.
Le bras de Chevette fut entraîné par le mouvement, et la foule aperçut les menottes. Des murmures se propagèrent comme une onde.
— Tu les as ? demanda Warbaby à Svobodov.
Celui-ci toucha le devant de son London Fog.
— Ici, dit-il.
Warbaby regarda Chevette, puis Rydell.
— C’est bien, fit-il.
Puis, s’adressant à Orlovsky :
— Enlève-leur les menottes.
Orlovsky saisit le poignet de Rydell et introduisit une clef magnétique dans la fente.
— Monte dans la voiture, ordonna Warbaby à Rydell.
— Ils ne lui ont pas lu ses droits constitutionnels, fit ce dernier.
— Monte. C’est toi le chauffeur. Tu te rappelles ?
— Est-ce qu’elle est en état d’arrestation, M. Warbaby ?
Freddie se mit à glousser.
Chevette levait son poignet à l’intention d’Orlovsky, mais il était déjà en train de ranger la clef.
— Rydell, fit Warbaby, monte à ta place. Nous n’avons rien à faire ici.
La portière côté passager de la voiture grise s’ouvrit. Un homme en descendit. Il portait des bottes de cowboy noires et un long ciré noir. Ses cheveux brun-roux étaient de longueur moyenne, et il avait des fossettes de rire dans les joues, comme si quelqu’un les avait sculptées. Ses yeux étaient très clairs. Quand il sourit, ce fut pour exhiber deux tiers de gencives et un tiers de dents, avec des pavés d’or à chaque coin.
— C’est lui ! s’écria Chevette de sa voix rauque. C’est lui qui a tué Sammy !
C’est à ce moment-là que le chevelu, celui à la chemise crasseuse, que Rydell avait repéré sur le pont, lança son vélo en plein dans le dos de Svobodov. Ce n’était pas un vélo ordinaire, mais un énorme engin à moitié rouillé, qui freinait par contre-pédalage, avec un gros panier en acier soudé au milieu du guidon.
L’engin avec son panier devait peser au moins cinquante kilos, et il y avait bien cinquante kilos de ferraille dans le panier. Quand Svobodov se reçut le tout sur les reins. Il s’étala sur le capot de la Patriot tandis que Freddie faisait un bond de chat ébouillanté.
Le chevelu atterrit sur Svobodov, au milieu de toute cette ferraille, comme un ours saisi par la rage. Il attrapa le Russe par les deux oreilles et commença à lui cogner le visage sur le capot. Orlovsky était en train de sortir son H & K. Rydell vit Chevette se baisser pour prendre quelque chose sur le côté d’une de ses baskets. Elle planta le truc dans le dos d’Orlovsky. Cela ressemblait à un tournevis. L’armure pare-balles le protégea, mais il perdit l’équilibre au moment où il pressait la détente.
Rien au monde ne produit le même bruit qu’une salve de munitions sans douille, en automatique, éjectées par un mécanisme à culasse mobile. Ce n’était pas le claquement sec d’une mitrailleuse, mais plutôt un souffle assourdissant et prolongé.
La première giclée ne sembla rien atteindre de particulier, mais avec Chevette agrippée à son bras Orlovsky essaya de retourner l’arme contre elle. Une seconde rafale partit en direction de la foule. Les gens se mirent à hurler et à s’emparer des enfants pour les mettre à l’abri.
La bouche de Warbaby était légèrement ouverte, comme s’il avait du mal à croire ce qu’il voyait.
Rydell était derrière Orlovsky lorsqu’il essaya de pointer de nouveau son arme, et il agit sans l’avoir prémédité.
Il lança un coup de pied vicieux au Russe, à peu près à dix centimètres au-dessous du creux du genou, et le troisième tir partit presque verticalement tandis qu’Orlovsky s’affaissait.
Freddie voulut saisir Chevette, sembla voir le tournevis pour la première fois et réussit in extremis à lever son portable à deux mains. Le tournevis transperça celui-ci de part en part. Freddie poussa un cri et le laissa tomber.
Rydell attrapa au vol le bracelet de menottes ouvert, celui qui lui avait été retiré du poignet, et tira.
Il ouvrit la portière de la Patriot, côté passager, et s’engouffra à l’intérieur, entraînant Chevette derrière lui. Tout en se glissant derrière le volant, il fut aux premières loges pour voir le chevelu continuer à cogner le visage en sang de Svobodov contre le capot, en faisant sauter chaque fois toute la ferraille rouillée qui les entourait.
Clef de contact. Moteur en marche.
Rydell vit tomber le téléphone de Chevette et l’étui des lunettes LV du gilet pare-balles de Svobodov. Il enfonça le bouton du baisse-glace électrique et sortit le bras. Quelqu’un tira sur le chevelu pour le séparer de Svobodov. Pop, pop, pop. Rydell passa la marche arrière et enfonça l’accélérateur au plancher. Il vit le type de la voiture grise qui pointait un petit revolver à deux mains comme on l’enseignait à l’académie de police. L’arrière de la Patriot s’écrasa contre quelque chose et Svobodov s’envola du capot dans un nuage de chaînes rouillées et de différentes longueurs de tuyaux. Chevette était en train d’essayer de sauter par sa portière ouverte, et il dut tirer sur les menottes d’une main tout en tournant le volant de l’autre. Puis il lâcha prise juste assez longtemps pour lancer le véhicule en avant à pleine vitesse. Il la saisit alors par le bras.
La portière côté passager se referma en claquant tandis qu’il fonçait sur l’homme au sourire, qui eut juste le temps de faire un bond de côté.
La Patriot chassait maintenant dans deux centimètres d’eau, et il évita de justesse d’accrocher l’arrière d’une grosse grue orange dressée à côté d’un bâtiment.
Il eut une vision insensée, dans le rétroviseur, par la lunette arrière : le pont semblait se dresser comme une épave couverte d’algues, sur un fond de ciel gris, tandis que Warbaby, faisant un pas en avant avec sa jambe raide, levait sa canne horizontalement, à hauteur de son épaule, pour la pointer sur la Patriot comme si c’était une baguette magique ou quelque chose du même genre.
Puis la canne cracha quelque chose qui fracassa la lunette arrière de la Patriot, et Rydell prit un virage à droite si serré qu’il faillit les faire capoter.
— Bon Dieu ! fit Chevette avec la voix de quelqu’un qui parle dans son sommeil. Qu’est-ce que vous foutez ?
Il l’ignorait au juste, mais ce qui était fait était fait.