— La chambre à air, ma belle, fit Mme Sublett. Talitha Morrow, Todd Probert et Gary Underwood, 1996.
Elle était renversée en arrière dans le fauteuil relax, un linge mouillé sur le front de la même couleur que ses chaussons, en tissu éponge.
— Jamais vu, lui dit Chevette.
Elle feuilletait les pages d’un magazine où l’on parlait partout du révérend Fallon. Il y était question d’une actrice autrefois célèbre, nommée Gudrun Weaver, qui posait avec lui sur une scène, dans une quelconque petite ville. S’il avait tourné un tout petit peu la tête se disait Chevette, son nez serait à peine arrivé à la hauteur du sternum de la bonne femme. On aurait dit qu’on lui avait injecté de la cire rose partout sous la peau. Et il avait la coiffure la plus démente qu’elle eût jamais vue. Ça ressemblait à une perruque très courte, mais montée sur pattes et prête à cavaler toute seule.
— C’est sur la télé, fit Mme Sublett. C’est pourquoi notre Église lui accorde tellement d’importance.
— De quoi ça parle ?
— Talitha Morrow joue le rôle d’une journaliste, et Todd Robert celui d’un casseur de banques, mais c’est un gentil, parce qu’il veut utiliser l’argent uniquement pour payer une transplantation cardiaque à sa femme, Carrie Lee. Vous voyez qui je veux dire ? Elle a un rôle adulte, vous comprenez. Mais on ne la voit pas tellement. Donc, Gary Underwood est l’ex-mari de Talitha, mais il en pince toujours pour elle, sérieusement. En fait, il souffre de… comment ça s’appelle ? Érotomanie. Il ne pense qu’à ça, en somme, et c’est devenu chez lui quelque chose de démoniaque. Il commence par lui envoyer des poupées Barbie coupées en morceaux, puis un lapin blanc mort et ensuite de la lingerie féminine tachée de sang ?
Chevette la laissait parler. Elle fermait simplement les écoutilles, comme elle faisait avec sa mère, quelquefois dans le temps. Elle se demandait de quoi Rydell et Sublett pouvaient discuter avec tant d’intérêt. Ils préparaient quelque chose. Ils chuchotaient depuis pas mal de temps dans la cuisine.
Elle suivit des yeux une mouche qui tournait autour des provisions de Mme Sublett sur l’étagère. Son vol était lourd. Peut-être à cause de la climatisation. Elle se demandait si elle ne commençait pas à éprouver quelques sentiments pour Rydell. Peut-être parce qu’il s’était douché et rasé, et qu’il avait mis des vêtements propres issus de sa ridicule valise. C’étaient exactement les mêmes que ceux qu’il portait avant. Il ne mettait peut-être jamais rien d’autre. Mais elle devait avouer que ce jean lui moulait admirablement les fesses. La mère de Sublett disait qu’il ressemblait à Tommy Lee Jones en jeune. Qui était ce Tommy Lee Jones ? C’était peut-être aussi parce qu’elle avait l’impression qu’il allait faire un mauvais coup à Lowell. Elle avait cru, à un moment, qu’elle était encore amoureuse de lui, d’une manière ou d’une autre, mais maintenant ça lui avait passé complètement. Si Lowell ne s’était pas mis au dancer, encore. Elle songea aux effets que le Coca drogué avait eus sur Loveless. Elle avait demandé à Rydell si c’était assez fort pour le tuer, et il avait répondu que non, c’était assez pour lui bousiller la tête pendant un petit moment, mais quand il retrouverait ses esprits il allait devenir méchant. Elle avait demandé alors pourquoi il s’était donné des coups de crosse entre les jambes. Rydell s’était gratté la tête, en disant qu’il n’était pas sûr de connaître la réponse mais qu’il pensait que c’était en rapport avec les effets de la substance sur le système nerveux. On disait que cela se traduisait par des accès de priapisme, en particulier. Elle lui avait demandé ce que cela voulait dire. C’est quand un homme est, pour ainsi dire, perpétuellement surexcité, avait expliqué Rydell. Tout ce qu’elle savait, elle, c’était que lorsque Lowell avait commencé à prendre de ce truc, ça lui donnait des triques pas possibles, qui ne voulaient plus repartir. Ça n’aurait pas eu tellement d’importance si ça ne l’avait pas rendu si mauvais et agressif envers elle. Il la traitait comme une moins que rien devant les copains avec qui il traînait toute la journée, comme Codes. N’importe comment, elle n’avait pas l’intention de perdre son temps à se demander ce que Rydell préparait à Lowell. La seule chose qui la préoccupait vraiment, c’était Skinner, si tout allait bien pour lui et si quelqu’un s’en occupait. Elle avait peur, maintenant, de tenter de contacter Fontaine par téléphone. Chaque fois que Rydell appelait quelqu’un, elle se demandait si on n’était pas en train de chercher à les localiser. Et elle pensait aussi, avec tristesse à son vélo. Elle était sûre que quelqu’un le lui avait piqué. Elle avait honte de se l’avouer, mais cette idée la rendait presque aussi triste que la mort de Sammy Sal. Et Rydell disait maintenant que Nigel s’était peut-être fait tuer, a son avis, lui aussi.
— Ensuite, disait la mère de Sublett, Gary Underwood saute par la fenêtre, mais il tombe sur une grille avec des pointes.
— Maman, cria Sublett. Tu ne vois pas que tu embêtes Chevette avec tes histoires ?
— Je lui racontais seulement La chambre à air, fit Mme Sublett, toujours sous son linge mouillé.
— 1996, murmura Sublett. De toute façon, Rydell et moi, nous avons besoin d’elle.
Il fit signe à Chevette de le suivre dans la cuisine.
— Je ne crois pas que ce soit une très bonne idée de l’envoyer dehors, Berry, dit-il à Rydell. Pas en plein jour, en tout cas.
Chevette regarda le bracelet des menottes à son poignet. Rydell lui avait scié l’autre, avec le bout de la chaîne, à l’aide d’une scie en céramique qu’il avait empruntée à un voisin. Cela avait pris environ deux heures.
Rydell était assis devant la petite table en plastique où elle avait pris son petit déjeuner.
— Tu ne peux pas y aller, toi, Sublett, à cause de ton apostasie. Et je ne veux pas me retrouver seul, là-bas, la tête dans un vidéo-casque à godets, sans personne pour m’assurer que ses parents ne débarquent pas ou qu’il n’écoute pas ce que je dis.
— Tu ne peux pas l’appeler avec un téléphone normal, Berry ? demanda Sublett d’une voix morose.
— Impossible. Ils n’aiment pas ça. D’après lui, si je les appelle avec un casque à godets, ils accepteront au moins de me parler.
— Quel est le problème ? demanda Chevette.
— Sublett connaît quelqu’un, ici, qui possède des godets de vision.
— Pote, fit Sublett.
— Un pote à vous ? demanda Chevette.
— Il s’appelle comme ça. Pote. Seulement, tous ses trucs de RV, les casques et le reste, c’est interdit par notre Église. Le révérend Fallon a eu la révélation que la réalité virtuelle était l’instrument de Satan, parce que cela empêche de regarder suffisamment la télé.
— Tu ne peux pas croire à des conneries comme ça, fit Rydell.
— Pote n’y croit pas non plus. Mais son père est capable de lui arracher les yeux s’il trouve l’attirail qu’il a caché sous son lit.
— Appelle-le, demanda Rydell. Répète-lui ce que je t’ai dit. Deux cents dollars cash, plus le temps passé et les frais.
— Les gens vont la voir, fit Sublett.
Ses yeux d’acier regardèrent timidement dans la direction de Chevette.
— Qu’est-ce que ça veut dire. Ils vont me voir ? demanda cette dernière.
— À cause de votre coiffure. Ils n’ont pas l’habitude. Vous ne pouvez pas passer inaperçue.
— Voilà les deux cents dollars que je t’avais promis, fit Rydell au garçon. Dans combien de temps dis-tu que ton père va revenir ?
— Pas avant deux heures, répondit Pote d’une voix éraillée d’angoisse en prenant l’argent comme si cela pouvait lui communiquer une maladie. Il est allé aider à couler une dalle pour les nouvelles piles à combustible qu’ils vont amener de Phoenix sur le gros porteur de l’Église.
Pote ne cessait de regarder Chevette. Elle avait mis un chapeau de paille appartenant à la mère de Sublett, avec un grand bord souple, et une paire de ces étranges lunettes de vieille dame, à la monture jaune citron et aux verres qui semblaient remonter dans les coins. Chevette voulut lui sourire, mais cela n’eut aucun effet.
— Comme ça, vous êtes des copains à Joel ? demanda-t-il. Vous venez de L.A. ?
Sa coupe de cheveux était presque Skin, et il avait un appareil dentaire. Sa pomme d’Adam faisait le tiers de la taille de son visage. Elle montait et descendait quand il parlait, et cela fascinait Chevette.
— C’est exact, répondit Rydell.
— Je… j’aimerais bien y aller, fit Pote.
— Tu as bien raison, lui dit Rydell. C’est ce qu’il faut faire. Et maintenant, attends-nous dehors, comme convenu, et préviens Chevette si quelqu’un se pointe.
Pote sortit en refermant derrière lui la porte de sa petite chambre. Elle ne donnait pas du tout l’impression d’être habitée par un gamin de son âge. Elle était bien rangée, et il y avait partout des portraits de Fallon ou de Jésus. Chevette éprouva un élan de pitié pour lui. Il faisait une chaleur étouffante. La climatisation de la mère de Sublett lui manquait. Elle ôta son chapeau.
— Assieds-toi sur le lit, ici, fit Rydell en prenant le casque en plastique, et débranche tout si quelqu’un s’amène.
Pote avait déjà préparé toute l’installation. Rydell s’assit par terre et mit le casque en place. Chevette ne voyait pas ses yeux. Il mit le gant spécial qui servait à activer les commandes et à déplacer les objets.
Elle suivit des yeux les mouvements de son index ganté qui appuyait sur une touche de clavier invisible, puis l’entendit parler à l’ordinateur de la compagnie du téléphone au sujet de la facturation à la fin de la communication.
— On y va, dit-il en levant la main pour composer le numéro que Lowell lui avait donné.
Son doigt, de nouveau, appuya sur des touches qui n’étaient pas là. Quand il eut fini, il serra le poing, le remua d’un mouvement latéral, puis reposa la main sur son genou.
Il demeura ainsi quelques secondes, tournant légèrement la tête d’un côté ou de l’autre comme s’il suivait quelque chose des yeux, puis cessa de bouger.
— D’accord, dit-il d’une voix toute drôle, qui ne s’adressait pas à elle. Mais est-ce qu’il y a quelqu’un.
Chevette sentit se dresser les poils de sa nuque.
— Oh ! fit Rydell en tournant de nouveau sa tête casquée. Bon Dieu !