8

C’était comme d’être enfermé dans une cellule avec une demi-douzaine de serial killers défoncés. Mark distinguait la respiration de chacun. Ils avaient pris place autour d’une table de conférence dans la salle de tactique principale du Peregrine. Le souffle de Quinn était le plus léger et le plus rapide, celui du sergent Taura le plus profond et le plus sinistre. Seule Elena Bothari-Jesek à sa place de capitaine en tête de table et le lieutenant Hart à sa droite étaient impeccables et propres. Les autres n’avaient pas pris le temps de se laver et se changer. Ils puaient : Taura, le sergent Framingham, le lieutenant Kimura et Quinn à la gauche de Bothari-Jesek. Et lui, bien sûr, seul à l’autre bout de la table oblongue.

Le capitaine Bothari-Jesek fronça les sourcils et, sans un mot, fit passer un flacon de pilules analgésiques. Taura en prit six. Seul le lieutenant Kimura n’en voulut pas. Taura les tendit à Framingham par-dessus la table sans en offrir à Mark. Il contemplait ces pilules comme un homme mourant de soif dans le désert qui voit un verre d’eau se renverser et son contenu disparaître dans le sable. Le flacon remonta la table et disparut dans la poche du capitaine. Mark avait les sinus en feu et l’impression que l’arrière de son crâne avait rétréci au lavage.

Bothari-Jesek prit la parole.

— Cette réunion d’urgence a pour but de régler deux questions et le plus vite possible. Qu’est-ce qui a bien pu se passer et qu’allons-nous faire ? Les enregistreurs de ces casques vont-ils arriver ?

— Oui, ma’ame, fit Framingham. Le caporal Abromov les apporte.

— Malheureusement, il nous manque le plus intéressant, dit Quinn, n’est-ce pas, Framingham ?

– J’en ai bien peur, ma’ame. J’imagine qu’il doit être enfoui quelque part là-dessous avec les restes du casque de Norwood. Une grenade antipersonnelle.

— Merde.

Quinn se renfonça dans son siège.

La porte de la pièce glissa et le caporal Abromov entra au pas de course. Il portait quatre petits plateaux en plastique étiquetés « escadron vert », « escadron jaune », « escadron orange » et « escadron bleu ». Sur chaque plateau, se trouvaient une quinzaine de petits boutons. Les puces-enregistreuses des caques. Chaque enregistrement de chacun des soldats pour les dernières heures, contenant chaque mouvement, chaque battement de cœur, chaque initiative, tir, cible et communication. Ces événements qui s’étaient déroulés trop vite en temps réel pour qu’on les comprenne pouvaient être ralentis, analysés, décomposés. Chaque erreur de procédure serait corrigée… pour la prochaine fois.

Abromov salua et tendit les plateaux à Bothari-Jesek. Elle le congédia avec un remerciement avant de les passer à Quinn qui chargea les enregistreurs dans le simulateur. Avant toute chose, elle affecta un code secret aux rapports. Ses doigts aux ongles rongés couraient sur la console.

L’holocarte fantomatique désormais familière au centre médical bharaputran se forma sur le plateau.

— Je vais directement au moment où nous avons été attaqués dans le tunnel, annonça Quinn. Les voilà, l’escadron bleu, une partie de l’escadron vert… (Un réseau de spaghettis colorés en vert et bleu apparut tout au fond d’un bâtiment aux contours indéfinissables.) Tonkin était le numéro Six chez les bleus. Il a gardé son casque jusqu’à la fin. (Elle fit ressortir la trace de Tonkin en jaune pour une meilleure lisibilité.) Norwood portait encore le bleu numéro Dix. Mark… (Elle pinça les lèvres.)… Casque Un. (Cette ligne, bien évidemment, était manquante, aveuglément manquante.) À quel endroit avez-vous échangé vos casques avec Norwood, Mark ?

Elle ne le regarda pas en lui posant cette question.

S’il vous plaît, laissez-moi partir. Il était certain d’être malade car il frissonnait encore. Un spasme de douleur agitait un muscle derrière son cou.

— Nous sommes descendus le long de ce tube. (Le timbre de sa voix était faible et sec.) Quand… quand le casque Dix réapparaît, c’est moi qui le porte. Norwood et Tonkin sont partis ensemble et je ne les ai plus revus.

La ligne rose regrimpait effectivement le long du tube et rampait à la suite de l’entrelacs de lignes bleues et vertes. La ligne jaune continuait seule.

Quinn fit avancer à allure rapide les bandes son. La voix de baryton de Tonkin s’éleva comme un couinement d’insecte sous amphétamine.

— La dernière fois que je suis entrée en contact avec eux, ils étaient ici.

Quinn marqua l’endroit d’un point lumineux : dans un corridor au fin fond d’un autre bâtiment. Elle se tut et laissa le petit serpent jaune continuer son chemin : il emprunta un tube de descente puis un autre tunnel et ainsi de suite…

— Là, fit soudain Framingham. C’est là qu’ils se sont fait coincer. C’est là qu’on les a retrouvés.

Quinn posa un autre point lumineux.

— Dans ce cas, la cryo-chambre doit se trouver quelque part entre ces deux points. (Elle indiquait les deux points lumineux.) Il n’y a pas d’autre solution. (Elle contempla le diagramme, paupières plissées.) Deux bâtiments. Deux et demi, plutôt. Mais il n’y a pas le moindre indice dans les transmissions vocales de Tonkin pour nous mettre sur la voie.

La voix d’insecte décrivait les agresseurs bharaputrans et appelait au secours encore et encore mais ne mentionnait jamais la cryo-chambre. La gorge de Mark se contractait au fur et à mesure. Quinn, je vous en prie, arrêtez ça…

Le programme arriva à son terme. Tous les Dendariis autour de la table contemplaient le diagramme comme s’il allait se produire quelque chose. Mais il ne se passait rien.

La porte d’entrée glissa une nouvelle fois et le capitaine Thorne entra. Mark n’avait jamais vu un être humain dans un tel état d’épuisement. Il portait encore son treillis sale mais s’était débarrassé du paquetage contenant l’écran à plasma. Sa capuche grise était repoussée en arrière, ses cheveux bruns étaient collés sur son crâne. Un cercle de crasse sur son visage marquait la limite de la capuche. Le sien était gris comme celui de Quinn était rouge. Les gestes de Thorne étaient saccadés, trop rapides : Il semblait au bord de l’évanouissement. Il prit appui des deux mains sur la table. Sa bouche aux lèvres serrées avait la finesse d’une blessure au scalpel.

— Alors, tu as pu tirer quelque chose de Tonkin ? lui demanda Quinn. On vient de passer l’enregistrement et il ne nous a pas appris grand-chose.

— Les médic ont réussi à le réveiller mais pas longtemps, rapporta Thorne. Il a parlé. J’espérais que l’enregistrement nous aiderait à donner un sens à ce qu’il a dit mais…

— Qu’a-t-il dit ?

— D’après lui, quand ils ont atteint ce bâtiment, fit Thorne en le désignant sur le diagramme, ils ont été coupés des autres. Ils étaient dans l’incapacité de continuer vers la navette et ils n’allaient pas tarder à être encerclés. C’est alors que Norwood aurait eu une idée. Il a hurlé quelque chose comme : « On est passés devant. » Puis il a demandé à Tonkin de créer une diversion en lançant une grenade offensive et de garder l’entrée d’un couloir… Je crois que c’est celui-là. Norwood a pris la cryo-chambre avec lui et est retourné sur ses pas. Il est revenu peu après, pas plus de six minutes plus tard, affirme Tonkin et il a dit : « Tout va bien maintenant. L’amiral sortira d’ici même sans nous. » Deux minutes plus tard, il se faisait tuer et Tonkin perdait conscience.

Framingham hocha la tête.

— Mon équipe est arrivée sur place pas plus de trois minutes après ça. Ils ont repoussé une bande de Bharaputrans qui fouillaient les corps. Pour les détrousser ou pour trouver des informations ou bien les deux… D’après le caporal Abromov, c’était difficile à dire. Ils ont ramassé les corps de Tonkin et de Norwood et ont détalé en vitesse. Aucun parmi eux n’a aperçu la moindre cryo-chambre nulle part.

Quinn mâchait d’un air absent un ongle depuis longtemps disparu. Mark se dit qu’elle ne s’en rendait même pas compte.

— C’est tout ?

— Tonkin dit que Norwood rigolait, ajouta Thorne.

— Il rigolait ? grinça Quinn. Merde.

Le capitaine Bothari-Jesek ne bronchait pas. Tout le monde autour de la table semblait digérer ce dernier détail, examinant le diagramme en trois D.

— Il a trouvé une astuce, fit Bothari-Jesek. Ou ce qu’il croyait être une astuce.

— Il n’a eu que cinq minutes à peu près. Quelle astuce pouvait-il trouver en cinq minutes ? gémit Quinn. Que l’enfer avale ce con et son astuce ! Il aurait dû faire un rapport.

— Il allait sûrement le faire, soupira Bothari-Jesek. On ne va pas perdre notre temps en reproches inutiles. Nous avons largement de quoi faire.

Thorne grimaça ainsi que Framingham, Quinn et Taura. Puis ils se tournèrent tous vers Mark. Il s’écrasa sur sa chaise.

— Ça s’est passé… (Quinn consulta sa montre.) Il y a moins de deux heures. Quoi qu’ait fait Norwood, la cryo-chambre doit encore se trouver là en bas. C’est forcé.

— Alors, on fait quoi ? s’enquit sèchement Kimura. On redescend leur faire une petite visite ?

Quinn n’apprécia pas le sarcasme.

— Vous êtes volontaire, Kimura ?

Celui-ci leva les paumes en signe de reddition et se le tint pour dit.

— Pendant ce temps, intervint Bothari-Jesek, la Station Fell nous appelle de façon de plus en plus urgente. Il va falloir commencer à traiter avec eux. J’imagine que notre otage va nous servir. (Un bref hochement de tête vers Kimura pour saluer la seule mission qui avait pleinement réussi. Kimura hocha la tête en réponse.) Quelqu’un ici a-t-il la moindre idée de ce que l’amiral comptait faire de Bharaputra ?

Tous les autres secouèrent la tête.

— Tu ne sais pas, Quinnie ? demanda Kimura, surpris.

— Non. On n’a pas vraiment eu le temps de faire la conversation. Je ne suis même pas sûre que l’amiral s’attendait vraiment que ta mission réussisse, Kimura, ou bien s’il s’agissait d’une diversion. En tout cas, ça lui ressemble. Ne jamais compter sur une seule attaque frontale. J’imagine qu’il aurait su comment utiliser le baron. (Elle soupira avant de se redresser.) Mais, en tout cas, je sais ce que moi, je vais faire. Cette fois-ci, le marché sera en notre faveur. Bharaputra peut être notre billet de sortie de ce coin pourri. Aussi bien pour nous que pour l’amiral. Mais il va falloir jouer serré.

— Dans ce cas, fit Bothari-Jesek, je serai d’avis de laisser ignorer à la maison Bharaputra la valeur du paquet que nous avons abandonné là en bas.

À nouveau, ils se tournèrent tous vers Mark, l’étudiant, le soupesant froidement.

— C’est ce à quoi j’avais pensé, moi aussi, dit Quinn.

— Non, murmura-t-il. Non ! (Son cri sortit comme un coassement.) Vous n’êtes pas sérieux. Vous ne pouvez pas m’obliger à être lui. Je ne veux plus être lui, plus jamais ! Bon Dieu, non !

Il frissonnait, tremblait. Son estomac se tordait. J’ai froid.

Quinn et Bothari-Jesek se regardèrent. Bothari-Jesek opina.

— Vous pouvez tous regagner votre poste. Sauf vous, capitaine Thorne. Vous êtes relevé du commandement de l’Ariel. Le lieutenant Hart vous remplacera.

Thorne acquiesça comme si c’était parfaitement normal et attendu.

— Suis-je aux arrêts ?

Quinn plissa les paupières de chagrin.

— Merde, on n’a pas le temps. Ni le personnel. Et on ne t’a pas encore déprogrammé et puis, d’ailleurs, j’ai besoin de ton expérience. Cette… situation peut évoluer rapidement à tout moment. Considère-toi comme étant aux arrêts mais tu es assigné à mon service. Tu te garderas tout seul. Installe-toi dans une cabine de visiteur officiel à bord du Peregrine et appelle-la ta cellule, si ça te soulage.

De gris, le visage de Thorne vira au blanc.

— Oui, madame, fit-il d’une voix de machine.

Quinn fronça les sourcils.

— Va te changer. Nous continuerons plus tard.

À l’exception de Quinn et de Bothari-Jesek, ils sortirent tous. Mark tenta de les imiter.

Pas toi, fit Quinn comme si elle était le gardien des Enfers.

Il se laissa retomber sur sa chaise et ne bougea plus. Quand le dernier Dendarii eut quitté la pièce, Quinn débrancha tous les systèmes d’enregistrement.

Les femmes de Miles. Elena-l’amour-d’enfance devenue le capitaine Bothari-Jesek. Mark l’avait étudiée des années plus tôt quand les Komarrans l’avaient entraîné à devenir lord Vorkosigan. Pourtant, elle ne correspondait pas exactement à l’idée qu’il s’était faite d’elle. Quant à Quinn, la Dendarii, les Komarrans ne s’attendaient pas à la trouver sur leur chemin. Par une étrange coïncidence, les deux femmes se ressemblaient : mêmes cheveux sombres et courts, même teint pâle, mêmes yeux liquides. Mais était-ce vraiment une coïncidence ? Inconsciemment, Vorkosigan n’avait-il pas choisi Quinn comme un substitut à Bothari-Jesek, parce qu’il ne pouvait avoir l’originale ? Même leurs prénoms se ressemblaient : Elli et Elena.

Elena était la plus grande, d’une tête, avec de longs traits aristocratiques. Elle se montrait plus froide et réservée, une attitude soulignée en cet instant par son uniforme immaculé. Quinn, en treillis et bottes de combat, plus petite mais malgré cela dépassant Mark d’une bonne tête, était plus ronde et plus bouillante. Les deux étaient terrifiantes. Les goûts de Mark en matière de femmes, si jamais il vivait assez longtemps pour pouvoir les exprimer, le conduiraient davantage vers cette petite clone blonde qu’ils avaient trouvée sous son lit… si seulement elle avait eu l’âge de son corps. Une fille petite, douce, rose, timide, une fille qui ne le tuerait pas et ne le dévorerait pas après l’accouplement.

Elena Bothari-Jesek l’observait avec une fascination mêlée de répulsion.

— Si ressemblant… et pourtant si différent. Pourquoi frissonnez-vous ?

— J’ai froid, marmonna-t-il.

— Tu as froid ! répéta Quinn, outragée. Tu as froid ! Espèce de sale petit connard…

Elle fit rageusement pivoter son siège et lui tourna le dos.

Bothari-Jesek se leva et longea la table pour le rejoindre. Svelte et sûre d’elle. Elle lui toucha le front. Mark sursauta si violemment qu’on aurait pu croire que son siège venait de l’éjecter. Elle se pencha et examina ses yeux.

— Quinnie, n’insiste pas. Il est en état de choc.

— Il ne mérite pas qu’on s’occupe de lui ! s’étrangla Quinn.

— Ça n’empêche pas qu’il soit choqué. Si tu veux obtenir des résultats avec lui, il faut en tenir compte.

— Merde.

Quinn pivota à nouveau. De nouvelles traces humides couraient sous ses yeux sur son visage rouge et blanc, souillé de sang séché et à moitié brûlé.

— Tu n’as pas vu… reprit-elle. Tu n’as pas vu Miles là-bas avec son cœur éclaté aux quatre coins de la pièce.

— Quinnie, il n’est pas encore vraiment mort. N’est-ce pas ? Il est simplement congelé et… au mauvais endroit.

— Oh, pour ça, il est mort et bien mort. Mort et congelé. Et ça ne changera pas si on n’arrive pas à lui remettre la main dessus !

Le sang sur son treillis, coagulé dans les replis de ses mains, sur son visage, avait enfin pris une teinte brune.

Bothari-Jesek respira un bon coup.

— Concentrons-nous sur ce que nous avons à faire. La question essentielle, dans l’immédiat, est : Mark peut-il tromper le baron Fell ? Fell a déjà rencontré le vrai Miles une fois.

— C’est une des raisons pour lesquelles je n’ai pas mis Bel Thorne aux arrêts de rigueur. Bel assistait à cette entrevue. Il peut nous conseiller, j’espère…

— Oui. Et ce qui est curieux… (Elle posa une fesse sur la table, laissant une longue jambe bottée pendre dans le vide.) c’est que, choqué ou pas, Mark n’a pas fichu par terre la couverture de Miles. Il n’a pas prononcé une seule fois le nom de Vorkosigan.

— Non, admit Quinn.

Bothari-Jesek tordit les lèvres et se tourna à nouveau vers lui.

— Pourquoi ? s’enquit-elle soudainement.

Il se ratatina un peu plus sur son siège, essayant d’amortir l’impact de son regard.

— Je ne sais pas.

Elle attendit, implacable. Il se mit à bredouiller :

— L’habitude, j’imagine.

Oui, l’habitude qu’avait Ser Galen de le dérouiller à mort dès qu’il commettait la moindre erreur. Ah, le bon vieux temps.

— Quand je joue mon rôle, je joue mon rôle. M… Miles n’aurait pas démoli sa couverture, alors je fais comme lui.

— Qui es-tu quand tu ne joues pas ton rôle ?

Bothari-Jesek le soupesait, le calculait. Et, pour la première fois, elle l’avait tutoyé.

— Je… je n’en sais rien. (Il déglutit, essaya de redonner un volume normal à sa voix.) Que va-t-il arriver à mes… aux clones ?

Comme Quinn allait répondre, Bothari-Jesek l’arrêta d’un geste.

— Que veux-tu qu’il leur arrive ?

— Je veux qu’ils soient libres. Qu’on les dépose quelque part où ils seront libres et en sécurité, là où la maison Bharaputra ne pourra pas les retrouver.

— Etrange altruisme. Je ne peux m’empêcher de m’en demander la raison. Pourquoi avoir monté toute cette opération ? Qu’espérais-tu gagner ?

Il ouvrit la bouche mais aucun son n’en sortit. Il était incapable de répondre. Il était toujours poisseux, faible et tremblant. Il avait un mal de crâne abominable, comme si le sang n’y circulait plus. Il secoua la tête.

— Peuh ! ricana Quinn. Quel minable ! C’est… c’est l’anti-Miles parfait. Capable de transformer une victoire en défaite.

— Quinn, fit Bothari-Jesek avec calme.

Celle-ci accepta le reproche contenu dans ce simple mot et haussa les épaules.

— J’ai la nette impression que nous sommes toutes les deux débordées par ce qui nous tombe sur le crâne. Mais, poursuivit Bothari-Jesek, je connais quelqu’un qui ne le sera pas.

— Qui ça ?

— La comtesse Vorkosigan.

— Hum, soupira Quinn. Voilà autre chose. Qui va lui dire pour… (D’un geste du pouce vers le bas, elle indiqua la planète et les funestes événements qui venaient de s’y dérouler.) Et que le ciel me vienne en aide, si je suis maintenant à la tête de toute cette flotte, je vais devoir faire mes rapports à Simon Illyan. (Un silence.) Tu ne veux pas prendre le commandement, Elena ? En tant que plus ancien officier présent, maintenant que Bel est pratiquement hors course et tout ça. J’ai donné les ordres là-bas parce que j’avais pas le choix. On était au feu.

— Tu te débrouilles parfaitement, dit Bothari-Jesek avec un petit sourire. Je te soutiendrai. Tu as toujours participé aux opérations de plus près que moi. Tu es le choix logique.

Quinn grimaça.

— Oui, je sais. Tu veux bien te charger de l’annoncer à la famille, si on en arrive là ?

— Pour ça, soupira à son tour Bothari-Jesek, je suis le choix logique. Je parlerai à la comtesse, oui.

— Marché conclu.

Mais elles semblaient toutes les deux se demander qui avait gagné ou perdu.

Le regard de Bothari-Jesek se posa de nouveau sur Mark.

— Quant aux clones… serais-tu prêt à gagner leur liberté ?

— Elena, la prévint Quinn, ne fais aucune promesse. Nous ne savons pas encore ce qu’il nous faudra échanger pour sortir d’ici… (Un geste vers le bas.) Pour le récupérer.

— Non, chuchota Mark. Vous n’avez pas le droit… Vous ne pouvez les renvoyer là-bas, après tout ça.

— J’ai sacrifié Phillipi, fit Quinn, lugubre. Je te sacrifierais sans la moindre hésitation s’il… Sais-tu au moins pourquoi nous avons lancé cette attaque ?

Muet, il secoua la tête.

— C’était pour toi, espèce de petite merde. L’amiral avait un marché avec le baron Bharaputra. On pouvait acheter la liberté de l’escadron vert pour un quart de million de dollars de Beta. Ça ne nous serait pas revenu plus cher que cette mission, compte tenu de tout l’équipement que nous avons perdu, en plus de la navette de Thorne. Sans parler des vies. Mais le baron refusait de t’inclure dans le lot. J’ignore pourquoi il ne voulait pas te vendre. Tu n’as aucune valeur pour personne. Mais Miles n’a pas voulu t’abandonner !

Mark contemplait ses mains qui se battaient entre elles. Il releva les yeux pour s’apercevoir que Bothari-Jesek l’examinait comme s’il était un cryptogramme essentiel.

— L’amiral ne voulait pas abandonner son frère, fit-elle lentement, tout comme Mark ne veut pas abandonner les clones. C’est ça, hein ?

Il aurait bien dégluti mais il n’avait plus de salive.

— Tu ferais n’importe quoi pour les sauver, hein ? Tu ferais même tout ce que nous te demanderions ?

La bouche de Mark s’ouvrit et se referma. Il avait dû dire oui.

— Tu joueras le rôle de l’amiral pour nous ? On t’aidera, bien sûr.

Il hocha à moitié la tête mais parvint à bafouiller :

— Vous promettez… ?

— D’emmener tous les clones avec nous quand nous partirons. Nous les emmènerons quelque part hors d’atteinte de Bharaputra et des siens.

— Elena ! objecta Quinn.

Cette fois-ci, il parvint à déglutir.

— Je veux… je veux la parole de la femme de Barrayar. Votre parole, dit-il à Bothari-Jesek.

Quinn se mordit la lèvre inférieure mais ne dit rien. Après un long moment, Bothari-Jesek opina.

— D’accord. Vous avez ma parole. Mais vous nous donnerez votre totale coopération, c’est compris ?

En le vouvoyant à nouveau, elle donnait à ses paroles quelque chose d’officiel. Mais Mark hésitait encore.

— Votre parole en tant que quoi ?

— Ma parole, c’est tout.

–… D’accord.

Quinn se dressa et le toisa des pieds à la tête.

— Mais est-il simplement capable de jouer son rôle, maintenant ?

Bothari-Jesek suivit son regard.

— Pas dans cet état, non, ça semble évident. Qu’il se lave, qu’il mange et se repose. Nous verrons alors ce qui peut être fait.

— Le baron Fell ne nous accordera peut-être pas le temps de le chouchouter.

— Nous dirons au baron qu’il est sous la douche. Ce qui sera sans doute vrai.

Une douche. Manger. Il était affamé au point d’avoir le ventre dur, les muscles mous. Et il avait froid.

— Tout ce que je peux dire, fit Quinn, c’est qu’il est une très pâle imitation du vrai Miles Vorkosigan.

Oui, c’est exactement ce que j’ai essayé de vous dire.

Visiblement d’accord avec elle, Bothari-Jesek secoua la tête, exaspérée.

— Venez, lui dit-elle.

Elle l’accompagna dans une cabine d’officier, petite mais, Dieu merci, personnelle. La pièce était inutilisée, impersonnelle, propre, austère et l’air y sentait le rassis. Thorne devait être logé dans un endroit semblable.

— Je vais vous faire chercher des vêtements propres sur l’Ariel. Et de la nourriture aussi.

— La nourriture d’abord… s’il vous plaît.

— D’accord.

— Pourquoi êtes-vous si gentille avec moi ?

Sa propre voix lui semblait plaintive et suspicieuse. C’était bien ce qu’il craignait : il devait avoir l’air faible et paranoïaque.

Le visage aquilin de Bothari-Jesek se fit pensif.

— Je veux savoir… qui vous êtes. Ce que vous êtes.

Depuis qu’ils étaient seuls dans cette cabine, elle le vouvoyait à nouveau.

— Vous le savez déjà. Je suis un clone. Un clone fabriqué ici sur l’Ensemble de Jackson.

— Je ne parle pas de votre corps.

Il se voûta dans un geste de défense machinal tout en sachant que cela accentuait ses difformités.

— Vous êtes très fermé, observa-t-elle. Très solitaire. Cela ne ressemble pas du tout à Miles.

— C’est pas un homme, c’est une foule. Il se balade partout avec toute son armée. (Sans parler de son foutu harem.) J’imagine que ça lui plaît.

De façon inattendue, elle se mit à sourire. C’était la première fois qu’il la voyait sourire. Cela la transformait.

— Oui, ça doit lui plaire. (Le sourire s’effaça.) Ça devait lui plaire.

— Vous faites ça pour lui, n’est-ce pas ? Vous me traitez ainsi parce que vous pensez que c’est ce qu’il voudrait.

Pas à cause de lui mais toujours à cause de Miles et de sa maudite obsession pour son « frère ».

— En partie.

Et voilà.

— Mais surtout, reprit-elle, parce qu’un jour la comtesse Vorkosigan me demandera ce que j’ai fait pour son fils.

— Vous comptez l’échanger contre le baron Bharaputra, n’est-ce pas ?

Les yeux d’Elena s’assombrirent. Il n’aurait su dire s’ils étaient emplis de… pitié ou d’ironie.

— Mark… c’est de vous qu’il s’agit.

Elle tourna les talons et le laissa seul dans sa cabine verrouillée.


Il se doucha en utilisant l’eau la plus bouillante que pouvait fournir la petite cabine puis il resta de longues minutes dans le souffle d’air chaud du séchoir… jusqu’à ce que sa peau rougisse. Il cessa enfin de frissonner. Quand il émergea de la petite salle de bains, il s’aperçut qu’on lui avait apporté à manger et de quoi se vêtir. Il enfila des sous-vêtements : un T-shirt noir dendarii et un caleçon de son progéniteur qui lui arrivait aux genoux puis il attaqua son dîner. Il ne s’agissait pas cette fois-ci du menu de régime spécial Naismith mais du plateau de rations standard prêtes à consommer destinées à garder en forme un bon et solide soldat. C’était loin d’être un repas de gourmet mais, pour la première fois depuis des semaines, il avait assez à manger dans son assiette. Il dévora le tout comme si la fée improbable qui lui avait apporté tout cela risquait de revenir le lui enlever. L’estomac douloureux, il roula sur le lit et se coucha sur le côté. Il ne frissonnait plus de froid, il ne transpirait plus et se sentait moins faible. Pourtant, il avait l’impression que des vagues noires déferlaient sur lui.

Au moins, tu as sorti les clones de là.

Non. C’est Miles qui les a sortis de là.

Merde, merde et merde…

Ce semi-désastre n’était pas la glorieuse rédemption qu’il avait espérée. Mais qu’avait-il espéré au juste ? Malgré tous ses plans acharnés, il n’avait pas envisagé autre chose que de retourner sur Escobar avec l’Ariel. Sur Escobar, le sourire aux lèvres, avec les clones sous son aile. Il s’était vu face à un Miles enragé mais un Miles qui aurait dû accepter le fait accompli, qui aurait dû accepter sa victoire. Il s’était à moitié attendu qu’on l’arrête mais il se serait fait arrêter de bon cœur, en sifflotant. Qu’avait-il espéré ?

Etre enfin soulagé du remords d’être vivant ? De briser la vieille malédiction ? Aucun de ceux que tu connaissais là-bas n’a survécu… Voilà le motif auquel il avait cru obéir. Si jamais il avait cru quelque chose. Mais peut-être que ce n’était pas aussi simple. Il avait voulu se libérer de quelque chose… Au cours de ces deux dernières années, libéré de Ser Galen et des Komarrans grâce à Miles Vorkosigan – Miles qui lui avait aussi donné sa liberté un matin dans une rue de Londres –, il n’avait pas trouvé le bonheur auquel il avait rêvé tout au long de son esclavage parmi les terroristes. Miles n’avait brisé que les chaînes physiques qui le retenaient. Les autres, les chaînes invisibles qui comprimaient sa chair, étaient toujours là, en lui.

Qu’est-ce que tu t’imaginais ? Que si tu te montrais aussi héroïque que Miles, ils te traiteraient comme lui ? Qu’ils seraient obligés de t’aimer ?

Et qui étaient ces ils ? Les Dendariis ? Miles lui-même ? Ou bien, derrière Miles, ces ombres sinistres et fascinantes, le comte et la comtesse Vorkosigan ?

L’image qu’il avait des parents de Miles était brouillée, incertaine. Galen le fanatique les lui avait présentés : ses pires ennemis, des monstres, le Boucher de Komarr et sa femme virago. Pourtant, dans son souci de parfaire « l’éducation » de Mark, il les lui avait fait étudier, lui avait montré des documents inédits, leurs écrits, leurs discours publics, des vids privés. À l’évidence, les parents de Miles étaient des personnages complexes, sûrement pas des saints, mais sûrement pas non plus le sodomite baveux et sadique et la putain meurtrière que Galen maudissait en permanence dans sa paranoïa enragée. Sur les vids, le comte Aral Vorkosigan apparaissait comme un homme aux cheveux gris, lourdement charpenté avec des yeux intenses enfoncés dans un visage massif. Sa voix était riche, rauque et posée. La comtesse Cordélia Vorkosigan prenait beaucoup moins souvent la parole. C’était une femme de grande taille aux yeux gris, à la chevelure rousse, trop puissante pour qu’on la dise jolie. D’ailleurs, à strictement parler, elle n’était pas belle et pourtant, elle le paraissait.

Et voilà que Bothari-Jesek menaçait de le livrer à eux…

Il s’assit et alluma la lumière. Un rapide regard circulaire ne lui révéla rien avec quoi il pourrait se suicider. Pas d’armes ni de lames – les Dendariis l’avaient désarmé dès qu’il avait mis pied à bord. Rien à quoi il pouvait se pendre, ni corde, ni ceinture, ni crochet. Se faire bouillir dans la douche serait ridicule, la cabine était équipée d’un dispositif de sécurité : le capteur arrêterait immédiatement le jet si sa température dépassait les tolérances physiologiques. Il se recoucha.

L’image d’un petit homme hurlant des ordres dont la poitrine s’ouvrait comme une fleur pour pulvériser un jet carmin repassa devant ses yeux au ralenti. Il fut stupéfait de constater qu’il pleurait. Le choc, ce devait être le choc diagnostiqué par Bothari-Jesek. Je haïssais cette petite punaise quand elle était vivante. Pourquoi je pleure ? C’était absurde. Peut-être était-il en train de perdre la raison.

Deux nuits sans dormir l’avaient complètement abruti, il était pourtant incapable de trouver le sommeil à présent. Il somnolait, émergeant ou sombrant dans une mélasse cauchemardesque de rêves et de souvenirs récents. À moitié halluciné, il se vit sur un radeau en caoutchouc descendant une rivière de sang, luttant et écopant frénétiquement dans le torrent rouge. Si bien que quand Quinn vint le chercher à peine une heure plus tard, il en fut en fait soulagé.

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