13

Ostensiblement, pour lui permettre de récupérer de la fatigue du voyage, le comte et la comtesse n’imposèrent pas la moindre obligation à Mark pendant deux jours. En fait, à l’exception des repas plutôt guindés, Mark ne rencontra pas le comte. Il errait dans la maison et dans le parc, sans autre surveillance apparente que l’attention discrète de la comtesse. Il y avait des gardes en uniforme aux entrées. Il n’avait pas encore assez de nerfs pour tenter une sortie et voir s’ils allaient l’arrêter.

Il avait effectivement étudié la résidence Vorkosigan mais y vivre exigeait quelques efforts : il fallait s’habituer. Tout semblait en léger décalage par rapport à ses attentes. L’endroit était surpeuplé de serviteurs et autres gardes ; malgré toutes les antiquités qui y foisonnaient, chaque fenêtre originale avait été remplacée par du verre moderne hautement blindé et des volets automatiques, y compris les soupiraux de la cave. C’était comme une coquille, énorme, de protection : un palais-forteresse-prison. Pourrait-il s’immiscer dans cette coquille ?

J’ai été en prison toute ma vie. Je veux être libre.

Le troisième jour, ses nouveaux vêtements arrivèrent. La comtesse vint l’aider à les déballer. L’air frais et léger d’une belle matinée d’automne s’engouffrait dans la chambre par la fenêtre qu’il laissait obstinément ouverte sur les dangers, les mystères, les inconnues du monde extérieur.

Il ouvrit une housse sur un cintre révélant un costume d’aspect militaire : une tunique au col haut, un pantalon galonné sur le côté, le tout aux couleurs des Vorkosigan, terre et argent, tout à fait comme les livrées des serviteurs, sauf que ça brillait un peu plus aux épaulettes et au col.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il, suspicieux.

— C’est discret, hein ? plaisanta la comtesse. Il s’agit de ton uniforme de cadet de la maison Vorkosigan.

Le sien, pas celui de Miles. Tous ses nouveaux vêtements avaient été généreusement coupés sur ordinateur. Il eut un malaise en calculant tout ce qu’il devrait manger pour échapper à celui-là.

Les lèvres de la comtesse s’étirèrent devant sa mine déconfite.

— Il n’y a que deux endroits où tu seras amené à le porter : le Conseil des comtes ou la cérémonie d’anniversaire de l’empereur. Ce qui risque d’arriver sous peu : elle a lieu dans quelques semaines. (Elle hésita tandis que son index suivait le dessin du logo des Vorkosigan brodé sur le col de la tunique.) L’anniversaire de Miles a lieu peu de temps après.

Eh bien, où qu’il se trouvât, Miles ne vieillissait plus pour le moment.

— Les anniversaires et les dates de naissance sont des concepts qui ne veulent rien dire pour moi. Comment appelle-t-on ça quand on sort d’un réplicateur utérin ?

— Quand j’ai été sortie de mon réplicateur utérin, mes parents ont appelé ça mon jour de naissance, répliqua-t-elle sèchement.

Elle était betane. D’accord.

— Je ne sais même pas la date du mien.

— Vraiment ? Elle est dans ton dossier.

— Quel dossier ?

— Ton dossier médical bharaputran. Tu ne l’as donc jamais vu ? Je t’en ferai parvenir une copie. C’est une lecture, hum… fascinante si on apprécie les romans d’horreur. Ton anniversaire était le dix-sept du mois dernier.

— Bon, je l’ai donc raté. (Il referma la housse et pendit le cintre tout au fond du placard.) Ça n’a aucune importance.

— Il est essentiel que quelqu’un célèbre notre existence, le contredit-elle paisiblement. Les gens sont le seul miroir dans lequel nous devons nous voir. Ils sont le domaine où tout prend un sens. Le bien, le mal tout cela n’existe que parmi les autres. Personne dans l’univers n’existe par lui-même. Le confinement dans la solitude est une punition dans toutes les cultures humaines.

— C’est… vrai, admit-il, se souvenant de son récent emprisonnement. Hum…

Le vêtement suivant convenait à son humeur : il était entièrement noir. Après examen, il se révéla être quasi identique à l’uniforme de cadet, à cette différence que les broderies et autres dessins étaient en soie noire, pratiquement invisibles sur le tissu noir.

— Celui-là est pour les funérailles, commenta la comtesse.

Sa voix avait soudain changé.

— Oh…

Saisissant à quoi elle pensait, il rangea ce costume derrière l’autre. Finalement, il choisit la tenue la moins militaire possible : un ample pantalon, des bottines sans boucle ni décoration agressives, une veste et une chemise. Le tout dans des couleurs sombres : des bleus, des verts, des marrons. Il se sentait déguisé mais extrêmement bien déguisé. Un camouflage ?

L’habit faisait-il le moine ou le moine faisait-il l’habit ?

— C’est moi ? demanda-t-il à la comtesse en émergeant de la salle de bains pour inspection.

Elle rit à moitié.

— Profonde question à propos d’un simple vêtement. Même moi, je suis incapable d’y répondre.


Le quatrième jour, Ivan Vorpratil apparut au petit déjeuner. Il portait l’uniforme de lieutenant de l’empire qui lui donnait fort belle prestance : il avait la taille et la carrure pour. Avec son arrivée, le salon jaune parut soudain rempli par la foule. Mark se tassa sur lui-même tandis que son cousin putatif embrassait sa tante sur la joue et saluait son oncle d’un hochement de tête assez formel. Puis il s’empara d’une assiette sur la desserte et y empila des œufs, de la viande, et des petits pains sucrés. Il se servit aussi une tasse de café, recula une chaise avec son pied et s’assit en face de Mark.

— Salut, Mark. (Il prenait enfin note de son existence.) Tu as une sale tête. Depuis quand es-tu aussi bouffi ?

Il s’enfourna de la viande frite dans la bouche et se mit à mâcher.

Mark se réfugia derrière un sarcasme.

— Merci, Ivan. Vous n’avez pas changé.

Ce qui s’entendait, il l’espérait très fort, comme : Tu ne t’es pas amélioré.

Les yeux bruns d’Ivan étincelèrent. Il voulut répliquer mais sa tante l’interrompit sur un ton de froid reproche.

— Ivan…

Ce n’était sûrement pas parce qu’il allait parler la bouche pleine. Mais Ivan déglutit avant de répondre à la comtesse, pas à Mark.

— Pardonnez-moi, tante Cordélia. Mais j’ai encore un problème avec les petites pièces et les endroits clos et sombres, à cause de lui.

— Désolé, marmonna Mark en se voûtant un peu plus.

Mais quelque chose en lui refusait de se laisser intimider par Ivan.

— J’ai proposé à Galen de vous kidnapper dans l’unique but d’attirer Miles.

— Ainsi, c’était ton idée.

— Elle était bonne puisqu’elle a marché. Il a foncé droit dans le panneau pour te porter secours.

Ivan serra les dents.

— Une sale habitude qu’il n’a pas perdue, à ce qu’on m’a dit, rétorqua-t-il.

Ce fut au tour de Mark de rester silencieux. Pourtant, d’une certaine façon, c’en était presque réconfortant. Ivan, au moins, le traitait comme il le méritait. Une petite punition était la bienvenue. Arrosé de mépris, il se sentait revivre comme une plante trop sèche sous la pluie. Défier Ivan de si bon matin, c’était comme se lever du bon pied.

— Pourquoi êtes-vous là ? s’enquit-il.

— Ce n’était pas mon idée, crois-moi, fit Ivan. Je suis là pour te sortir. Te faire prendre l’air.

Mark se tourna vers la comtesse mais elle fixait son mari.

— Déjà ? demanda-t-elle.

— On me l’a demandé, dit le comte.

— Ah-ah, fit-elle comme si elle comprenait.

Mark ne comprenait rien. Il n’avait rien demandé.

— Bien, reprit-elle. Ivan pourra peut-être un peu lui montrer la ville sur le chemin.

— C’est plus ou moins l’idée, dit le comte. Ivan étant officier, un garde du corps est inutile.

Quoi, ils en parlaient donc si franchement ? C’était terrible. Et qui allait le protéger d’Ivan ?

— Il y aura un garde à distance, j’imagine, dit la comtesse.

— Oh, oui.

Le garde à distance était celui que personne n’était censé voir, pas même ceux qu’il protégeait. Mark se demanda ce qui empêchait un tel garde de prendre sa journée et de proclamer ensuite qu’il était resté là. L’homme invisible. Ce devait être un bon boulot en temps de paix.


Le lieutenant possédait sa propre voiture de surface. Mark la découvrit juste après le petit déjeuner : un modèle de sport recouvert d’un tas de fioritures en émail rouge. À regret, il se glissa aux côtés d’Ivan.

— Donc, dit-il d’une voix incertaine, vous voulez toujours me tordre le cou ?

Ivan démarra sur les chapeaux de roues et lança la voiture à travers le portail dans la circulation de Vorbarr Sultana.

— Personnellement, oui. Pratiquement, non. Plus il y a de corps entre moi et le boulot d’oncle Aral, mieux je me porte. Je souhaite que Miles ait une douzaine d’enfants. Il aurait pu déjà les avoir… si seulement il s’y était mis. D’une certaine façon, tu es un don du Ciel. Sans toi, ils m’auraient déjà catalogué héritier officiel.

Il hésita mais pas dans sa conduite : accélérant à une intersection, il frôla quatre autres véhicules qui faillirent s’emboutir.

— Jusqu’à quel point Miles est-il mort ? Oncle Aral est resté assez vague là-dessus quand je l’ai eu au vid. Je ne sais pas si c’était pour raison de sécurité ou bien… je ne l’avais jamais vu aussi tendu.

La circulation était pire qu’à Londres et, si c’était possible, encore plus chaotique. La règle semblait uniquement la survivance des plus habiles. Mark agrippa les rebords de son siège avant de répondre :

— Je ne sais pas. Il a pris une grenade à fragmentation dans la poitrine. Il n’a pas été coupé en deux mais presque.

Ivan avait-il eu une moue d’horreur ? Si oui, son beau visage avait aussitôt repris son masque fermé.

— Il faudra les meilleures installations pour lui refaire un torse, reprit Mark. Quant au cerveau… Impossible de savoir tant que le processus de réanimation n’est pas terminé. (Et à ce moment-là, ce qu’on découvre, on ne peut plus le changer.) Mais ce n’est pas le problème. Pas encore.

— Ouais, fit Ivan en grimaçant. Tu nous as mis dans une sacrée merde, hein ? Comment as-tu pu…

Il tourna si brutalement qu’une aile de la voiture frotta contre le trottoir. Des étincelles jaillirent. Puis il émit une bordée de jurons à l’intention d’un gigantesque camion qui faillit bien les aplatir du côté de Mark. Celui-ci se recroquevilla sur son siège et ne dit plus rien. S’il tenait à survivre à cette balade, mieux valait ne pas distraire le chauffeur. Sa première impression de la ville natale de Miles était que la moitié de la population allait se faire tuer en voiture avant la tombée de la nuit. Ou, au mieux, simplement ceux qui se trouveraient sur la route d’Ivan. Celui-ci effectua un violent demi-tour sur place et plongea dans un parking, coupant la route à deux autres véhicules qui ne lui avaient rien fait. Il s’immobilisa si violemment que Mark faillit passer à travers la bulle.

— Le château Vorhartung, annonça Ivan avec un hochement de menton en coupant le moteur. Le Conseil des comtes n’est pas en session aujourd’hui, le musée est donc ouvert au public. Même si nous ne sommes pas le public.

— Ah… du tourisme, fit Mark, circonspect en contemplant l’édifice à travers la bulle.

Ça ressemblait vraiment à un château : antique empilage de pierres informes s’élevant au-dessus de la cime des arbres. Il était perché sur une hauteur au-dessus des rapides qui traversaient Vorbarr Sultana. Le domaine avait été transformé en parc : des fleurs délicatement soignées poussaient désormais là où hommes et chevaux avaient en vain traîné dans la boue glacée des engins de guerre.

— Pourquoi suis-je ici ?

— Tu dois, rencontrer quelqu’un. Et je n’ai pas le droit d’en parler avec toi.

Ivan leva la bulle et s’extirpa de la voiture. Mark le suivit avec plus de mal.

Par précaution ou par perversité, Ivan l’amena effectivement au musée qui occupait toute une aile du château. Consacré aux Vors de la Période d’Isolement, il présentait des armes, des armures et autres reliques précieuses. Portant son uniforme de soldat Ivan y fut admis gratuitement mais il veilla scrupuleusement à régler le modique prix d’entrée pour Mark. Sans doute pour lui établir une couverture, se dit celui-ci, car les membres de la caste vor n’avaient pas à payer, lui chuchota Ivan. Rien, aucun panneau n’indiquait cela : quand on était vor, on savait ces choses-là.

Il allait donc rencontrer quelqu’un. Qui ça ? S’il s’agissait d’une nouvelle entrevue avec les gens de la SecImp, pourquoi n’avait-elle pas eu lieu à la résidence Vorkosigan ? S’agissait-il d’un membre du gouvernement ou d’un membre du parti de la coalition du Premier ministre, Aral Vorkosigan ? Lui aussi aurait pu se déplacer. Ivan ne le conduisait sûrement pas à son assassinat : les Vorkosigan auraient pu le faire tuer en toute quiétude ces deux dernières années. Mais peut-être allait-on l’accuser d’un crime ? D’autres idées de complot encore plus farfelues lui traversèrent l’esprit.

Il contempla un mur entièrement tapissé d’épées de duel classées par ordre chronologique, montrant l’évolution des armuriers barrayarans pendant plus de deux siècles. Il se dépêcha de rejoindre Ivan devant un placard vitré contenant des armes à projectiles mécaniques ou chimiques : superbement ouvragées, certaines avaient appartenu, proclamait une étiquette, à l’empereur Vlad Vorbarra. Les balles offraient cette particularité d’être en or massif. Il s’agissait de sphères aussi grosses que le pouce. À bout portant, elles devaient avoir un effet dévastateur ; à longue portée, elles n’avaient aucune chance d’atteindre leur cible. Quel pauvre paysan, quel malheureux écuyer avait hérité de cette sinistre besogne ? Récupérer les balles perdues comme celles qui avaient atteint leur cible ? Plusieurs d’entre elles étaient déformées par l’impact. Mark lut avec stupeur une étiquette lui apprenant que telle balle avait tué lord Vor-machin au cours de la bataille de truc… « Retirée de son cerveau. » Après sa mort, se dit-il. Espéra-t-il. Beurk. De façon assez étonnante, si on considérait les goûts macabres de ces gens, ils avaient pris soin de la nettoyer, d’enlever du globe d’or aplati tout résidu de sang ou de chairs. Non loin de là, se trouvait exposé le scalp de l’empereur fou, Yuri : don d’une collection privée.

— Lord Vorpratil.

Ce n’était pas une question. L’homme qui s’était adressé à eux était apparu si soudainement, avec une telle discrétion, que Mark n’aurait su dire d’où il venait. Il était habillé avec tout autant de discrétion. D’âge mûr, on aurait pu le prendre pour un des conservateurs du musée.

— Suivez-moi, s’il vous plaît.

Sans autre commentaire, Ivan lui emboîta le pas, faisant signe à Mark de le précéder. Pris en sandwich, Mark n’eut d’autre ressource que de trotter derrière l’inconnu, partagé entre la curiosité et une angoisse diffuse.

Ils franchirent une porte marquée « Entrée Interdite », que l’homme déverrouilla avec une clé mécanique et qu’il referma soigneusement derrière eux. Ils grimpèrent deux escaliers puis s’engagèrent dans un long couloir au parquet de bois bruyant sous leurs pas jusqu’à une pièce disposée au sommet d’une tour circulaire au coin du bâtiment. Il s’agissait autrefois d’un poste de garde. Elle servait à présent de bureau, les étroites meurtrières ayant été élargies en fenêtres. Un homme les attendait, perché sur un tabouret, le regard perdu vers le parc et la rivière qui s’étalaient sous le château. Quelques promeneurs richement vêtus y déambulaient.

Il était mince, âgé d’une trentaine d’années, les cheveux bruns. Ses habits sombres, entièrement dépourvus de tout insigne militaire, soulignaient la pâleur de sa peau. Il adressa un bref sourire à leur guide.

— Merci, Kevi.

Celui-ci hocha la tête et ressortit aussitôt.

Ivan s’inclina.

— Sire.

Ce fut seulement à cet instant que Mark reconnut leur hôte.

L’empereur Gregor Vorbarra. Merde. Ivan se trouvait entre lui et la porte : impossible de s’enfuir. Mark réprima un accès de panique. Gregor n’était après tout qu’un homme, seul et apparemment sans arme. Tout le reste n’était que… de la propagande. Une illusion. Son rythme cardiaque qui s’affolait n’était pas du même avis.

— Salut, Ivan, fit l’empereur. Merci d’être venu. Pourquoi n’irais-tu pas étudier l’exposition un moment ?

— Déjà vue, fit Ivan, laconique.

— Revois-la.

Gregor fit un geste vers la porte.

— Je ne veux pas avoir l’air d’insister, dit Ivan, mais il ne s’agit pas de Miles. Ils n’ont rien à voir. Et, en dépit des apparences, il a été entraîné pour être un assassin. Ne serait-ce pas aller un peu vite en besogne ?

— Eh bien, fit doucement Gregor, on ne va pas tarder à le savoir. Voulez-vous m’assassiner, Mark ?

— Non, gémit celui-ci.

— Tu vois. Va faire un tour, Ivan. J’enverrai Kevi te chercher dans un moment.

Frustré, Ivan grimaça. Il s’en fut avec un salut sarcastique comme pour dire : C’est toi qui l’auras voulu.

— Bien, lord Mark, dit Gregor, quelle est votre première impression de Vorbarr Sultana ?

— Je n’ai pas vraiment eu le temps de regarder, fit Mark avec prudence.

— Seigneur Dieu, ne me dites pas que vous avez laissé Ivan conduire ? !

— J’ignorais que j’avais le choix.

L’empereur s’esclaffa.

— Asseyez-vous.

Il indiqua le fauteuil placé derrière la comconsole. La petite pièce était chichement meublée, à l’exception des antiques cartes militaires imprimées, placardées aux murs. Elles auraient été autant à leur place dans le musée.

Détaillant son invité, l’empereur retrouva son air pensif. Cet examen rappela un peu à Mark celui du comte Vorkosigan. Il y avait dans ses yeux cette même question : « Qui es-tu ? », mais sans l’effroyable intensité du comte. Sa curiosité était beaucoup plus supportable.

— C’est votre bureau ? s’enquit Mark en s’installant prudemment dans le fauteuil impérial.

La pièce semblait bien petite et austère pour un tel homme.

— Un parmi d’autres. Tout ce château est bourré de bureaux, parfois situés dans les endroits les plus bizarres. Le comte Vorvolk a installé le sien dans le vieux donjon. Ce n’est pas mon bureau officiel. Je l’utilise comme une retraite discrète en attendant les sessions du Conseil des comtes ou quand j’ai une affaire à régler ici.

— En quoi suis-je une affaire ? J’imagine bien que je ne suis pas là pour le plaisir. Est-ce personnel ou officiel ?

— Même quand je crache, c’est une affaire officielle. Sur Barrayar, les deux aspects ne peuvent être séparés. Miles… était… (il trébucha sur l’imparfait)… entre autres, un pair de ma caste, un officier à mon service, le fils d’un homme extrêmement – pour ne pas dire suprêmement – important et un ami personnel depuis toujours. Il était aussi l’héritier d’un comté. Et les comtes sont le mécanisme par lequel une personne (il se toucha la poitrine) se multiplie par soixante puis en une multitude. Les comtes sont les premiers officiers de l’empire. Je suis le capitaine. Mais comprenez-moi bien : je ne suis pas l’empire. L’empire, en tant que réalité physique, est un simple objet géographique. En tant que réalité au sens le plus large du terme, c’est une société. La multitude, la foule – qui, au bout du compte, est constituée de chaque individu – voilà ce qu’est l’empire. Et je n’en suis qu’une partie.

Une pièce interchangeable… Avez-vous remarqué le scalp de mon grand-père, là en bas ?

— Euh, oui. On peut… difficilement ne pas le remarquer.

— Ceci est le lieu qui abrite le Conseil des comtes. Celui qui manipule le levier pourrait être tenté de s’imaginer comme tout-puissant mais il n’est rien sans le levier lui-même. Yuri le Fou a oublié cette donnée essentielle. Le comte du district Vorkosigan est une autre de ces pièces vivantes. Lui aussi est interchangeable.

— Un… maillon dans une chaîne, proposa Mark avec précaution pour montrer qu’il était attentif.

— Disons plutôt un maillon dans une cotte de mailles. Dans une toile. Si l’un d’entre eux cède, ce n’est pas fatal. Il faudrait que beaucoup cèdent en même temps pour que le désastre survienne. Cependant, il vaut mieux s’assurer que le plus grand nombre de maillons est fiable.

— Evidemment.

Pourquoi me regardez-vous ainsi ?

— Bien. Dites-moi ce qui s’est passé sur l’Ensemble de Jackson. J’aimerais entendre votre version.

Perché sur son tabouret, Gregor semblait en équilibre parfait tel un faucon sur une branche.

— C’est une longue histoire qui commence sur Terre.

— Je ne suis pas pressé.

Et il paraissait sincère.

Avec un débit heurté, Mark raconta son histoire. Gregor ne lui posait pas beaucoup de questions, intervenant seulement quand il avait du mal à enchaîner. Si elles étaient rares, elles n’en étaient pas moins précises. Il n’était pas à la recherche de faits, ne tarda pas à comprendre Mark. Il avait, à l’évidence, déjà lu et relu le rapport d’Illyan. L’empereur cherchait autre chose.

— Je ne puis remettre en cause vos bonnes intentions, dit soudain Gregor. Ce trafic de cerveau est une entreprise écœurante. Mais vous comprenez sûrement que votre effort, ce raid, ne va sûrement pas y mettre un terme. La maison Bharaputra va nettoyer la casse et recommencer comme avant.

— Mais ça fera une sacrée différence pour les quarante-neuf clones, grogna Mark avec obstination. Tout le monde me donne ce foutu argument. « Ça ne changera rien, donc ne faisons rien. » Et personne ne fait rien. Et ça continue, encore et encore. De toute manière, si j’avais pu rejoindre Escobar comme je l’avais prévu, ça aurait eu un drôle de retentissement. Bharaputra aurait peut-être même tenté de récupérer les clones par voie légale et alors, il y aurait vraiment eu un énorme scandale public. Vous pouvez me croire, j’aurais tout fait pour. Même si on m’avait placé en détention sur Escobar. Où, cela dit, la maison Bharaputra aurait eu bien du mal à faire valoir ses vues. Et peut-être… peut-être que quelques personnes se seraient intéressées au problème.

— Ah ! dit Gregor. Un truc publicitaire.

— Ce n’était pas un truc, grinça Mark.

— Pardonnez-moi. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Votre effort ne me semble pas méprisable, au contraire. Et vous aviez effectivement une stratégie à long terme.

— Ouais… mais elle est tombée dans le désintégrateur dès que j’ai perdu tout contrôle sur les Dendariis. Dès qu’ils ont su qui j’étais en réalité.

Sur l’insistance de Gregor, Mark poursuivit son récit en racontant à nouveau la mort de Miles, les circonstances de la perte de la cryochambre, leurs efforts inutiles pour la récupérer et, finalement, leur humiliante éjection de l’espace local jacksonien. Il se rendait compte qu’il en disait sur lui-même et ses états d’âme beaucoup plus qu’il n’en avait eu l’intention… Curieusement, il se sentait à l’aise avec Gregor. Comment était-ce possible ? Cet homme doux, à l’allure presque effacée, se révélait un meneur d’hommes redoutablement habile. Pour finir, Mark bafouilla une description de l’incident avec Maree puis de l’enfermement débilitant qui avait suivi. Il s’interrompit enfin au milieu d’une phrase inutile.

Toujours aussi pensif, Gregor fronçait les sourcils et gardait le silence. Bon sang, ce type ne s’énervait donc jamais ?

— Il me semble, Mark, que vous vous dévaluez. Vous avez pris part au combat et prouvé votre courage physique. Vous êtes capable de prendre des initiatives, parfois très audacieuses. Vous ne manquez pas d’intelligence mais plutôt… de renseignements. Ce n’est pas si mal pour un début de la part de quelqu’un qui prendra un jour les rênes d’un comté.

— Ni un jour ni jamais. Je ne veux pas être comte sur Barrayar, affirma Mark avec emphase.

— Ce pourrait être la première marche vers mon trône, suggéra Gregor avec un sourire en coin.

— Non ! C’est mille fois pire. Ils me mangeraient tout cru. Mon scalp irait rejoindre la collection là en bas.

— C’est très possible. (Le sourire de Gregor disparut.) Oui, je me suis souvent demandé où finiraient les différents morceaux de mon corps. Et pourtant… d’après ce que je sais, c’était ce que vous deviez tenter de faire il y a à peine deux ans. En commençant par le comté d’Aral.

— Je devais faire semblant, oui. À présent, vous parlez d’une réelle possibilité. Pas d’une tentative ou d’une imitation. (Je suis une imitation, vous n’avez pas oublié ?) On m’a fait étudier un rôle dont je ne connais que la surface. Je n’ai aucune idée de ce qui se passe à l’intérieur.

— Mais, voyez-vous, fit Gregor, on commence tous comme ça. En faisant semblant. Le rôle est un simulacre. Mais, à force de le jouer, on devient le personnage. Il dévore notre chair.

— Et on devient la machine ou mieux : le vampire ?

— Certains le deviennent. C’est la version pathologique du comte et il y en a quelques-uns. Les autres deviennent… plus humains. La machine, le rôle, le vampire sont alors des prothèses habilement fabriquées qui servent l’homme. Quant à moi, pour atteindre mes buts, j’ai besoin des deux genres. Il faut simplement être assez perspicace pour se rendre compte à qui on a affaire.

Oui, la comtesse Cordélia avait sûrement apporté sa touche à l’éducation de cet homme. Mark voyait sa patte aussi clairement que des traces de pas phosphorescentes dans la nuit.

— Quels sont vos buts ?

Gregor haussa les épaules.

— Préserver la paix. Empêcher les diverses factions de s’entretuer. M’assurer de façon absolument certaine qu’aucun envahisseur galactique ne reposera le pied sur le sol de Barrayar. Entretenir le progrès économique. La paix est le premier otage sacrifié quand les problèmes économiques s’étendent. Pour l’instant, mon règne est incroyablement béni, avec le défrichement du deuxième continent et l’ouverture de Sergyar à la colonisation. Et ils ont enfin trouvé la parade à ce maudit virus de la peste du vers. L’installation sur Sergyar devrait absorber le trop-plein d’énergie de plusieurs générations. Ces derniers temps, j’ai étudié plusieurs histoires coloniales, afin d’essayer de déterminer combien d’erreurs nous pouvons éviter… voilà. En gros.

— Je ne veux toujours pas devenir le comte Vorkosigan.

— Sans Miles, vous n’avez pas tout à fait le choix.

— Foutaises. (Il espérait que c’étaient des foutaises.) Vous venez de dire que c’est un rôle interchangeable. Ils trouveront sûrement quelqu’un de parfait si nécessaire. Ivan, par exemple.

Gregor sourit tristement.

— J’avoue avoir moi-même utilisé ce même argument. Même si, dans mon cas, cela concerne surtout ma progéniture. Les cauchemars portant sur le devenir des différentes parties de mon corps ne sont rien comparés à ce que je ressens quand je songe à mes hypothétiques descendants. Et il n’est pas question que j’épouse la fleur de quelque vieux Vor dont l’arbre généalogique croise le mien une quinzaine de fois au cours des six dernières générations.

Il fit un effort violent pour se contenir et lui adressa un sourire d’excuse. Mais… cet homme possédait un tel contrôle sur lui-même que Mark se demanda s’il ne s’était pas laissé emporter volontairement.

Il commençait à avoir la migraine. Si Miles était là… Ce serait lui qui ferait face à tous ces dilemmes barrayarans. Et Mark serait libre d’affronter… ses propres problèmes. Ses propres démons. Et non ceux qu’on lui imposait maintenant.

— Je n’ai aucun… don pour ça. Ou pas le talent, l’intérêt, l’envie… quelque chose, je ne sais pas.

Il se massa le cou.

— La passion ? proposa Gregor.

— Oui, c’est ça. Un comté ne me passionne pas.

Au bout d’un moment, Gregor demanda avec curiosité :

— Quelle est votre passion, Mark ? Si ce n’est ni gouverner ni atteindre le pouvoir, la richesse… Jusqu’ici, vous n’avez jamais mentionné la richesse.

— Je ne serai jamais à la tête d’une fortune telle qu’elle me permette de détruire la maison Bharaputra… cela semble impossible. Je… je… Certains hommes sont des cannibales : la maison Bharaputra, ses clients… Je veux arrêter les cannibales. Voilà ce que j’aimerais faire, voilà ce qui vaudrait la peine de sortir de mon lit tous les matins.

Il s’aperçut que sa voix avait enflé. Il se laissa retomber dans son siège.

— En d’autres termes… vous avez la passion de la justice. Ou, oserais-je le dire, de la sécurité. Un étrange écho de votre progéniteur.

— Non, non ! (Euh… eh bien, peut-être, d’une certaine façon.) J’imagine qu’il existe aussi des cannibales sur Barrayar mais ils ne m’intéressent pas. Ils ne me concernent pas. Je ne pense pas en termes de justice ou de droit car le trafic de transplants n’est pas illégal sur l’Ensemble de Jackson. Donc, un policier ne réglerait rien. Ou alors… il faudrait que ce soit un policier assez extraordinaire.

Quelqu’un comme un agent secret de la SecImp ? Pour une raison qu’il ignorait, l’image de son progéniteur ne cessait de revenir s’imposer à lui. Maudit soit Gregor qui l’avait évoqué. Pas un policier ou un détective. Un chevalier errant. La comtesse savait ce qu’elle disait. Mais il n’y avait plus de place pour les chevaliers errants : ils se faisaient arrêter par les flics.

Gregor semblait vaguement et étrangement satisfait.

— Voilà qui est très intéressant.

À nouveau, il se perdit dans ses pensées. Il quitta son tabouret pour se coller à la fenêtre et observer le parc sous un angle différent. Sans se retourner, il remarqua :

— J’ai bien l’impression que vous ne pourrez vous consacrer à votre passion qu’à la condition qu’on retrouve Miles, reprit-il.

Mark râla. Voilà bien ce qui le frustrait.

— Je ne peux rien y faire. Ils ne me laisseront jamais… Que pourrais-je faire de plus que la SecImp ? Ils le retrouveront peut-être. D’ici peu, j’espère.

— En d’autres termes, fit lentement Gregor, vous n’avez aucun moyen d’affecter ce qui, dans votre vie, vous semble le plus essentiel. Vous avez ma plus profonde sympathie.

Malgré lui, Mark se montra franc.

— Je suis, virtuellement, prisonnier ici. Je ne peux rien faire et je ne peux pas partir !

Gregor tourna la tête.

— Avez-vous essayé ?

Mark hésita.

— Eh bien… non, pas encore…

— Ah…

Gregor quitta la fenêtre et sortit une petite carte en plastique de sa poche. Il la tendit à Mark par-dessus le bureau.

— Mon pouvoir ne s’étend qu’en deçà des frontières de Barrayar. Quoi qu’il en soit… voici mon numéro personnel. Vos appels ne seront relayés que par une seule personne. Vous serez sur leur liste. Contentez-vous de donner votre nom et on vous mettra en communication avec moi.

— Euh… merci, dit Mark, prudent et perdu.

La carte ne portait qu’un code : aucune autre identification. Il la rangea très soigneusement.

Gregor brancha un communico dans sa veste et parla à Kevi. Quelques secondes plus tard, un coup retentit à la porte et Ivan fit son entrée. Mark, qui se balançait dans le fauteuil à bascule de Gregor – il ne couinait pas –, s’en extirpa.

Gregor et Ivan échangèrent un salut laconique puis Ivan devança Mark dans le couloir. Comme ils arrivaient au coin, Mark se retourna en entendant des pas : Kevi introduisait déjà un nouveau visiteur dans le bureau de l’empereur.

— Alors, comment ça s’est passé ? s’enquit Ivan.

— Je suis vidé, admit Mark.

Ivan sourit.

— Oui, Gregor peut vous faire cet effet quand il est l’empereur.

— Quand il est ou quand il joue ?

— Oh, il ne joue pas.

— Il m’a donné son numéro personnel.

Et je pense qu’il a le mien.

Ivan haussa les sourcils.

— Bienvenue au club. C’est un club très privé. Il y en a qui font des pieds et des mains pour y être admis.

— M… Miles faisait-il partie du club ?

— Bien sûr.

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