17

En conclusion de la longue et fastidieuse cérémonie d’allégeance, le personnel de la résidence servit un banquet à un millier de personnes réparties dans plusieurs salles selon leurs rangs. Mark se retrouva installé à la propre table de Gregor. Le vin et la nourriture élaborée lui servirent d’excuse pour ne pas entretenir de conversation trop poussée avec ses voisins. Il mâchait et buvait aussi lentement que possible. Ce qui ne l’empêcha nullement de finir le repas avec la sensation d’avoir trop mangé. Pour ne rien arranger, l’alcool lui faisait tourner la tête. Il finit par remarquer que la comtesse, en réponse à chaque toast, se contentait de mouiller ses lèvres dans son verre. Il se mit à copier sa stratégie. Si seulement il s’en était rendu compte plus tôt ! Mais au moins il n’en était pas encore à rouler sous la table et les murs ne tournoyaient pas excessivement.

Ça aurait pu être pire. J’aurais pu faire tout ça en faisant semblant d’être Miles Vorkosigan.

La comtesse le conduisit dans la salle de bal au sol de marqueterie polie. Tout était prêt pour le bal mais personne ne dansait encore. Un véritable orchestre humain, dont tous les membres portaient l’uniforme de l’armée impériale, attendait dans un coin. Pour l’instant, seule une demi-douzaine des musiciens jouait un air lent et mélodieux : une sorte de préliminaire. D’immenses baies vitrées étaient ouvertes sur l’air frais de la nuit. Mark leur trouva immédiatement une utilité pratique : elles lui permettraient plus tard de fuir. Quel soulagement de se retrouver seul dans le noir ! Il commençait à regretter sa cabine à bord du Peregrine.

— Allez-vous danser ? demanda-t-il à la comtesse.

— Une seule fois, ce soir.

Cette réponse reçut une explication peu après quand l’empereur Gregor apparut et, avec son sourire sérieux habituel, conduisit la comtesse Vorkosigan sur le parquet pour ouvrir officiellement le bal. Après le premier refrain, d’autres couples les rejoignirent. Les danses des Vors étaient généralement lentes et très formelles : les couples se disposaient en groupes complexes, chaque partenaire n’évoluant que rarement avec le sien. Les pas étaient bien trop précis pour qu’on les retienne sur-le-champ. Mark trouva cela vaguement allégorique de la façon dont tout se déroulait ici.

Ainsi dépouillé de sa cavalière et protectrice, il chercha refuge dans une pièce annexe où la musique ne constituait plus qu’un fond sonore. Des tables de buffet contre un mur offraient encore mets et boissons. Pendant quelques instants, il envisagea avec envie de s’assommer d’alcool. Plonger dans l’oubli… Oui, c’est ça. Saoule-toi et vomis en public. La comtesse avait bien besoin de ça. Déjà qu’il était à moitié ivre.

Il préféra se poster dans l’embrasure d’une fenêtre. Son air maussade suffisait visiblement à décourager toute tentative d’approche. Bras croisés, il s’adossa au mur dans l’ombre, bien décidé à endurer sa souffrance tout seul. Il pourrait peut-être persuader la comtesse de le ramener à la maison plus tôt, juste après sa danse. Mais, en la surveillant du coin de l’œil, il la vit bavarder avec d’autres invités. Jusqu’à présent, elle avait toujours paru détendue, sociable, pleine d’allant. Il ne l’avait pas entendue prononcer un seul mot qui ne soit pas utile à ses buts. Un tel contrôle de soi chez un être accablé par tant de malheurs avait quelque chose de troublant.

Les traits de Mark s’assombrirent davantage tandis qu’il se mettait à réfléchir à la signification de cette cryochambre vide. La SecImp ne peut pas être partout, avait dit la comtesse. Bon sang… la SecImp était censée tout voir. Voilà pourquoi Illyan portait ce sinistre œil d’Horus sur son col. La réputation de la SecImp n’était-elle que de la propagande ?

Une chose était certaine. Miles n’était pas sorti tout seul de son cercueil réfrigéré. Qu’il soit pourri, désintégré, ou encore congelé, un ou plusieurs témoins se trouvaient quelque part. Il devait bien exister quelque chose : un fil, un indice, une connexion. Quelque chose. Je crois que ça va me tuer si on ne trouve rien. Il devait y avoir quelque chose.

— Lord Mark ?

La voix était légère.

Il abandonna la contemplation aveugle de ses bottes pour se retrouver face à un très joli décolleté bordé de dentelle mauve et blanc. La ligne délicate des clavicules, les seins délicieusement enflés, la peau d’ivoire… tout cela faisait une sorte de sculpture abstraite, une topologie imaginaire et bienfaisante. Il s’imagina réduit à la taille d’un insecte marchant à travers ces douces collines et vallées, pieds nus…

— Lord Mark ? répéta la voix, plus incertaine.

Il leva la tête, espérant que l’ombre dissimulait le rouge qui lui montait aux joues. Luttant contre sa gêne, il eut au moins la courtoisie de la regarder dans les yeux. Je n’y peux rien, c’est ma taille. Désolé. Son visage valait lui aussi le détour : des yeux d’un bleu électrique, des lèvres pleines, ourlées. De courtes boucles d’un blond cendré pour couronner le tout. Comme cela semblait être l’usage pour les jeunes filles, de petites fleurs roses s’y accrochaient, sacrifiant leur petite vie végétale à la brève gloire de cette soirée. Quoi qu’il en soit, ses cheveux étaient trop courts pour les retenir efficacement et plusieurs n’allaient pas tarder à tomber.

— Oui ?

Trop abrupt. Maussade. Il essaya à nouveau, plus encourageant :

— Milady… ?

Elle sourit.

— Oh. Je suis milady Rien-du-tout. Je suis Kareen Koudelka.

Il haussa les sourcils.

— Seriez-vous parente avec le commodore Clément Koudelka ?

Un nom qui était au sommet de la liste des officiers d’état-major d’Aral Vorkosigan. Sur la liste de Galen, il était une des cibles à assassiner en priorité, si l’occasion se présentait.

— C’est mon père, annonça-t-elle fièrement.

— Ah… Il est ici ? s’enquit Mark, nerveux.

Le sourire se dissipa dans un bref soupir.

— Non. Il a dû se rendre au QG ce soir. À la dernière minute.

— Ah.

Bien sûr. Il serait intéressant de compter les hommes qui auraient dû être présents à cette soirée et qui ne l’étaient pas en raison de l’état du Premier ministre. Si Mark était effectivement l’agent ennemi qu’il aurait dû être – dans une autre vie – il aurait ainsi découvert de façon certaine les hommes clés du dispositif mis en place par Aral Vorkosigan. Et sans avoir à consulter le tableau d’avancement.

— Vous ne ressemblez pas vraiment à Miles, dit-elle en l’examinant d’un œil critique. (Il se raidit.) Vos os sont plus lourds. Ça doit faire quelque chose de vous voir tous les deux l’un à côté de l’autre. Il va bientôt revenir ?

Elle ne sait pas, se dit-il avec horreur. Elle ne sait pas que Miles est mort, que je l’ai tué.

— Non, marmonna-t-il avant de céder à une impulsion masochiste : Vous aussi, vous êtes amoureuse de lui ?

— Moi ? (Elle éclata de rire.) Je n’en ai pas eu le temps. J’ai trois sœurs aînées, toutes plus grandes que moi. Elles m’appellent la naine.

Il lui arrivait à peine à l’épaule, ce qui signifiait qu’elle avait une taille moyenne pour une Barrayarane. Ses sœurs devaient être des walkyries. Exactement le genre de Miles. Le parfum de ses fleurs, de sa peau flottait par vagues délicates vers lui.

Un désespoir abominable lui ravagea le ventre, le cœur, la gorge, le crâne. Tout ça aurait pu être à moi. Si je n’avais pas tout foutu en l’air, cet instant aurait pu être le mien. Elle était amicale, ouverte, souriante… parce qu’elle ne savait pas ce qu’il avait fait. Et s’il mentait ? S’il essayait ? Si, contrairement au pire rêve d’alcoolique d’Ivan, il se retrouvait avec cette fille ? Et si elle l’invitait à faire un peu d’escalade, comme Miles… Oui, et si ? Quel divertissant spectacle ce serait pour elle de le voir dans son impotente nudité s’étouffer à mort ! C’était sans espoir, sans recours, sans fin. La simple idée de vivre à nouveau cette douleur et cette humiliation lui trouait le crâne. Ses épaules se voûtèrent.

— Ô bon Dieu, fichez le camp, gémit-il.

Ses yeux bleus s’écarquillèrent de surprise.

— Pym m’avait bien dit que vous aviez vos humeurs… Bon, tant pis.

Elle haussa les épaules et pivota, relevant le menton.

Deux petites fleurs roses s’échappèrent et rebondirent sur son dos. D’un geste crispé, Mark les attrapa.

— Attendez… !

Elle se retourna.

— Quoi ?

— Vous avez fait tomber vos fleurs.

Il les lui tendit dans ses deux mains en coupe : petits machins roses écrasés. Il tenta de sourire. Il avait l’impression que ses lèvres étaient aussi abîmées que les pétales.

— Oh…

Elle les prit. Des doigts longs, propres et calmes ; les ongles courts n’étaient pas peints : ce n’étaient pas les mains d’une femme oisive. Elle contempla les fleurs comme si elle ne savait pas trop comment les remettre en place. Puis sans autre cérémonie ni trop de précaution, elle finit par se les flanquer sous une mèche au sommet du crâne. Elle allait repartir.

Dis quelque chose ou tu vas tout perdre !

— Vous n’avez pas les cheveux longs, comme les autres ! s’exclama-t-il.

Oh non, elle allait croire qu’il la critiquait…

— Je n’ai pas trop le temps de m’en occuper.

Dans un geste inconscient, ses doigts fouillèrent ses boucles. D’autres fleurs tombèrent.

— Que faites-vous de votre temps ?

— J’étudie. (La vivacité que son impolitesse avait chassée si brutalement rejaillissait.) La comtesse Vorkosigan m’a promis, si je garde mes notes en classe, de m’envoyer à l’école l’an prochain sur la Colonie Beta ! (Ses yeux brillaient d’excitation mais ce n’était pas une lumière éclatée, dispersée : on aurait dit deux scalpels au laser.) Et je peux y arriver. Je leur montrerai. Si Miles fait ce qu’il fait, je peux arriver à ça.

— Que savez-vous des activités de Miles ? s’enquit-il, alarmé.

— Il a réussi à l’Académie Militaire Impériale, non ? (Elle haussa le menton, inspirée.) Tout le monde disait qu’il était trop petit, trop faible, que c’était du gâchis, qu’il mourrait jeune. Et après, quand il a continué à suivre les cours, ils ont dit que c’était grâce à son père. Mais il a été diplômé parmi les majors de sa promotion et je ne crois pas que son père ait quoi que ce soit à voir avec ça.

Satisfaite, elle hocha fermement le menton.

Mais il y a un point sur lequel ils ne se sont pas trompés : il est mort jeune. Visiblement, elle n’avait pas connaissance de la petite armée privée de Miles.

— Quel âge avez-vous ? s’enquit-il.

— Dix-huit ans standard.

— Je, euh… j’ai vingt-deux ans.

— Je sais. (Elle l’observait, toujours intéressée mais plus prudente. Soudain, une lueur de compréhension passa dans son regard. Elle baissa la voix.) Vous vous faites du souci pour le comte Aral, c’est ça, hein ?

Une explication fort charitable à sa grossièreté.

— Le comte est mon père, lâcha-t-il. (C’était une phrase à Miles.) Entre autres choses.

— Vous vous êtes fait des amis, ici ?

— Je… ne sais pas. (Ivan ? Gregor ? Sa mère ? Etaient-ils vraiment des amis, à proprement parler ?) J’ai été trop occupé à me faire des parents. Je n’avais jamais eu de parents avant.

Elle haussa les sourcils.

— Pas un seul ami ?

— Non. (C’était bizarre de s’en rendre compte… et de s’en rendre compte si tard.) Je ne peux pas vraiment dire que ça me manque. J’ai toujours eu des problèmes plus immédiats.

Et ça continue.

— Miles semblait toujours avoir beaucoup d’amis.

— Je ne suis pas Miles, rétorqua Mark, piqué au vif.

Non, ce n’était pas sa faute à elle : il n’était qu’un énorme et tout petit point sensible.

— Ça, je le vois… (Elle s’interrompit tandis qu’un nouveau morceau de musique commençait dans la pièce voisine.) Vous dansez ?

— Je ne connais aucune de vos danses.

— C’est la danse du miroir. Tout le monde sait faire la danse du miroir. Vous n’avez qu’à suivre tout ce que fait votre partenaire.

Il jeta un coup d’œil vers la salle de bal et songea aux grandes baies vitrées qui donnaient sur le parc.

— Peut-être… peut-être, dehors ?

— Pourquoi dehors ? Vous ne me verrez plus.

— Et personne ne me verra moi non plus. (Un soupçon le frappa.) C’est ma mère qui vous a demandé de faire ça ?

— Non…

— Lady Vorpratil ?

— Non ! (Elle éclata de rire.) Pourquoi feraient-elles une chose pareille ? Venez ou le morceau va être terminé !

Elle le prit par la main et l’entraîna avec décision jusqu’au parquet de danse, semant encore quelques fleurs derrière elle. De sa main libre, il attrapa quelques pétales qu’il glissa subrepticement dans la poche de son pantalon. Au secours, je suis en train de me faire kidnapper par une enthousiaste… ! Il avait connu pire. Un sourire sarcastique lui tordit les lèvres.

— Ça ne vous embête pas de danser avec un crapaud ?

— Quoi ?

— Rien… un truc qu’Ivan disait.

— Oh, Ivan. (Elle haussa une blanche épaule dédaigneuse.) Faites comme nous : oubliez-le.

Lady Cassia, vous êtes vengée. L’humeur de Mark s’améliora encore : il ne faisait plus qu’à moitié la tête.

La danse du miroir se déroulait telle qu’elle l’avait décrite, les partenaires se faisant face, se trémoussant et s’agitant au rythme de la musique. Le tempo était plus vif et entraînant que pour les danses de groupe précédentes, attirant des couples plus jeunes sur le parquet.

Se sentant hideusement repérable, Mark imita Kareen, copiant ses gestes environ un demi-temps après elle. Comme elle l’avait prédit, il ne lui fallut guère plus de quinze secondes pour attraper le coup. Il commença à sourire, un peu. Les vieux couples se dandinaient avec gravité et élégance mais certains des jeunes se montraient beaucoup plus créatifs. Un jeune Vor prit avantage d’un échange de mains pour s’enfoncer un doigt dans le nez en agitant les autres vers sa dame. Elle brisa la règle et ne l’imita pas mais il singea à la perfection son air outragé. Mark éclata de rire.

— Vous n’êtes plus pareil quand vous riez, dit Kareen, étonnée.

Pour signifier sa surprise, elle pencha la tête.

Il pencha la sienne à son tour.

— Comment ça ?

— Je ne sais pas. Vous avez l’air… moins lugubre. On aurait dit que vous veniez de perdre votre meilleur ami quand vous étiez caché dans votre coin.

Si tu savais. Elle pirouetta, il pirouetta. Il la gratifia d’une révérence exagérée. Surprise mais contente, elle la lui rendit. La vision était charmante.

— Il faudra que je vous fasse rire encore, décida-t-elle fermement.

Et donc, l’air mortellement sérieux, elle lui raconta trois blagues salaces à la suite. Il éclata de rire pas tant à cause de ce qu’elle racontait mais plutôt d’entendre cette jeune fille convenable énoncer de telles cochonneries. C’était… paradoxal.

— Où avez-vous appris ça ?

Elle haussa les épaules.

— De mes grandes sœurs, bien sûr.

Quand la musique s’arrêta, il éprouva un réel regret. Cette fois-ci, il prit les commandes, l’entraînant dans une pièce voisine pour prendre quelque chose à boire avant de sortir sur le balcon. Au moment où la danse s’était achevée, il avait eu péniblement conscience du nombre de regards posés sur lui. Et, cette fois-ci, ce n’était pas de la paranoïa. Ils devaient faire un drôle de couple, la belle Kareen et son crapaud Vorkosigan.

Dehors, il ne faisait pas aussi sombre qu’il l’aurait souhaité. En plus des lumières de la résidence qui débordaient des fenêtres, de petits projecteurs colorés disséminés ici et là dans le brouillard nimbaient les jardins d’une douce illumination. Au-delà de la balustrade en pierre, on aurait presque pu se croire dans un bois. Des arbres et de vieux fourrés s’accrochaient à la pente tandis que d’étroites allées pavées zigzaguaient ici et là, parsemées de bancs de granit. La nuit était assez fraîche pour retenir la plupart des gens à l’intérieur. Au grand soulagement de Mark.

Cet endroit était beaucoup trop romantique pour qu’on vienne y gâcher son temps avec lui. Pourquoi suis-je ici ? À quoi servait de provoquer un désir qui ne pouvait être comblé ? À la regarder souffrir. Mais il vint encore plus près d’elle, plus enivré par son odeur que par l’alcool ou la danse. Après l’exercice, sa peau irradiait de chaleur ; elle aurait fait exploser un viseur de sniper comme une torche. Morbide pensée. Le sexe et la mort semblaient beaucoup trop liés quelque part au fond de sa cervelle. Il avait peur. Tout ce que je touche, je le détruis. Je ne la toucherai pas. Posant son verre sur une rambarde, il s’enfonça les mains dans les poches. Sa main gauche se mit à triturer frénétiquement les fleurs qu’il lui avait dérobées.

— Lord Mark, dit-elle après une gorgée de vin, vous êtes pratiquement un galactique. Si vous étiez marié, et sur le point d’avoir des enfants, voudriez-vous que votre femme utilise un réplicateur utérin ?

— Pourquoi ne voudrait-on pas en utiliser un ?

Ce tour subit de la conversation lui fit tourner la tête.

— Eh bien, disons, pour que la femme prouve ainsi son amour pour l’homme.

— Bon Dieu, c’est barbare ! Bien sûr que non. Je pense plutôt que ça prouverait exactement le contraire : qu’elle ne l’aime pas. (Un silence.) C’était une question purement théorique, n’est-ce pas ?

— Plus ou moins.

— Je veux dire, vous ne connaissez personne qui affronte réellement ce problème… vos sœurs ou quelqu’un d’autre ? s’inquiéta-t-il.

Pas vous, j’espère ? Si c’était le cas, il existait un barbare quelque part qui méritait qu’on lui flanque la tête dans un seau d’eau glacée et qu’on l’y maintienne un petit moment… jusqu’à ce qu’il cesse de gigoter, par exemple.

— Oh, mes sœurs ne sont pas encore mariées. Pourtant, ce ne sont pas les offres qui leur manquent. Mais P’pa et M’man préfèrent attendre. C’est une stratégie, ajouta-t-elle sur le ton de la confidence.

— Ah ?

— C’est lady Cordélia qui les y a encouragés après la naissance de leur deuxième fille. Il y a eu une époque, juste après qu’elle eut immigré ici, où la médecine galactique s’est beaucoup répandue. Il y avait cette pilule qui vous permettait de choisir le sexe de votre enfant. Tout le monde s’est mis à vouloir des garçons. Ça ne fait que quelques années que le pourcentage s’est à nouveau équilibré. Mais, mes sœurs et moi, nous sommes nées en plein milieu de la pénurie de filles. De nos jours, si un homme n’accepte pas dans son contrat de mariage de promettre de laisser sa femme utiliser un réplicateur, il aura vraiment du mal à se trouver une épouse. Aucun entremetteur ne voudra lui en chercher une. (Elle gloussa.) Celui de lady Cordélia a même dit à M’man que, si elle menait bien sa barque, chacun de ses petits-enfants naîtrait avec un Vor devant son nom.

Mark cligna des paupières.

— Je vois. Est-ce là l’ambition de vos parents ?

Elle haussa les épaules.

— Pas nécessairement. Mais ce préfixe donne un petit avantage dans la vie.

— Voilà qui est bon à savoir. J’imagine.

Mark contempla son vin mais ne but pas.

Ivan sortit de la maison, les aperçut et leur adressa un petit signe amical avant de poursuivre son chemin. Il n’avait pas de verre mais une bouteille entière qui pendait au bout de son bras. Avant de disparaître dans une des allées en contrebas, il lança un regard angoissé derrière lui. Quelques minutes plus tard. Mark aperçut vaguement le sommet de son crâne qui s’éloignait dans les fourrés.

Il se décida enfin à boire une gorgée de vin.

— Kareen… suis-je possible ?

— Possible pour quoi ?

Elle pencha la tête et sourit.

— Pour… pour les femmes. Je veux dire, regardez-moi. Honnêtement. J’ai vraiment l’air d’un crapaud. Je suis tout tordu et, si je n’y remédie pas très vite, je serai bientôt aussi large que haut. Et, pour couronner le tout, je suis un clone.

Sans parler de son petit problème de souffle. Sa situation ainsi résumée, il aurait été parfaitement logique qu’il se jette la tête la première par-dessus la balustrade. Histoire d’épargner pas mal de souffrances, à lui et aux autres.

— Eh bien, on ne peut pas dire le contraire, fit-elle judicieusement.

Bon sang, ma jolie, tu pourrais dire le contraire, être polie.

— Mais vous êtes le clone de Miles. Vous devez donc aussi posséder son intelligence.

— Parce que la cervelle, ça peut rattraper tout le reste aux yeux d’une femme ?

— Pas pour toutes, je suppose. Seulement pour les moins idiotes.

— Vous n’êtes pas idiote.

— C’est vrai mais ce n’est pas à moi de le dire.

Elle se tortilla une boucle de cheveux autour d’un doigt en souriant.

Et merde, que devait-il entendre par là ?

— Peut-être que je ne possède pas l’intelligence de Miles, fit-il, morne. Peut-être que les ingénieurs généticiens de Jackson m’ont rendu complètement stupide afin de me garder sous leur contrôle. Voilà qui expliquerait pas mal de choses.

Et voilà une nouvelle pensée morbide pénible à avaler.

Kareen gloussa.

— Je ne le pense pas, Mark.

Il lui adressa un sourire morose.

— Pas d’excuses. Pas de quartiers.

— Maintenant, on dirait Miles qui parle.

Une jeune femme apparut sur le balcon. Enveloppée d’un truc en soie bleue, redoutablement blonde et presque aussi grande qu’Ivan, elle agita la main.

— Kareen ! Maman veut nous voir.

Maintenant, Délia ? fit Kareen qui ne semblait guère ravie.

— Oui.

L’immense et éblouissante blonde détailla Mark avec un intérêt alarmant avant de rentrer dans la demeure, pour obéir à quelque devoir filial.

Kareen soupira, se détacha de la balustrade sur laquelle elle était appuyée, épousseta vaguement un pli de sa robe et sourit en signe d’adieu.

— J’ai été heureuse de vous rencontrer, lord Mark.

— J’ai été moi aussi heureux de vous parler. Et de danser avec vous.

C’était vrai. Il la salua avec une insouciance qu’il était loin d’éprouver. Dès qu’il fut certain qu’elle ne le voyait pas, il s’agenouilla subrepticement pour ramasser de nouvelles fleurs qu’elle avait perdues. Il les cacha dans sa poche avec les autres.

Elle m’a souri. Pas à Miles. Pas à l’amiral Naismith. À moi, à moi, Mark. Voilà comment cela aurait pu être s’il n’avait pas tout foutu en l’air chez Bharaputra.

À présent qu’il se retrouvait seul dans le noir comme il l’avait tant désiré un peu plus tôt, cela ne lui plaisait plus trop. Il décida d’aller trouver Ivan et descendit dans le jardin. Malheureusement, les allées se séparaient et se séparaient encore, offrant une multitude de destinations possibles. Il passa devant des couples qui s’étaient réfugiés, malgré la fraîcheur, sur les bancs du parc. Il rencontra quelques passants sortis prendre l’air ou simplement discuter à l’abri des oreilles indiscrètes. Où était Ivan ? Pas ici, à l’évidence. Le chemin se terminait en cul-de-sac sur un balcon. Il fit volte-face.

Quelqu’un l’avait suivi, un homme grand en rouge et bleu. Son visage était dans l’ombre.

— Ivan ? fit Mark, incertain.

Il ne pensait pas qu’il s’agissait d’Ivan.

— C’est donc toi, le clown des Vorkosigan.

Ce n’était pas Ivan. Et la façon dont il avait déformé le mot clone pour en faire clown rendait l’insulte très claire.

Mark se planta sur ses jambes écartées.

— Brillante déduction, gronda-t-il. Et toi, tu es qui dans ce cirque ? Le chien savant ?

— Un Vor.

— Ça, je le vois au front bas et fuyant. Quel Vor ?

Ses cheveux se dressaient à la base de son cou. Il avait ressenti cette même exaltation mêlée à cette même sensation de nausée dans la ruelle du Caravansérail. Son cœur se mit à cogner. Mais, pour l’instant, il n’a proféré aucune menace. Et il est seul. Attends.

— Ippy, tu ignores tout de l’honneur d’un Vor, grinça l’homme.

— Absolument tout, approuva gaiement Mark. Je crois que vous êtes tous fous.

— Tu n’es pas un soldat.

— Encore correct. Eh bien, c’est qu’on est vif ce soir. On m’a entraîné pour être l’assassin solitaire. Je suis la mort qui rôde dans l’ombre.

Il commença à compter les secondes dans sa tête.

L’autre, qui avait fait mine d’avancer, s’immobilisa et recula même d’un pas.

— On dirait, fit-il sourdement. Tu n’as pas perdu de temps à prendre la place du comte. Pas très subtil pour un assassin de métier.

— Je ne suis pas un homme subtil.

Sans lever les mains, il se mit en garde, en équilibre parfait mais ne bougea pas. Pas de gestes brusques. Continuer à bluffer.

— Je peux te dire une chose, petit clown. (À nouveau, cette même intention blessante.) Si Aral Vorkosigan meurt, ce ne sera pas toi qui deviendras comte.

— Voilà qui est parfaitement exact, fit Mark, ironique. Alors pourquoi te mets-tu dans un tel état, mon bon Vor ?

Merde. Celui-là sait que Miles est mort. Comment a-t-il pu l’apprendre ? Est-ce un type de la SecImp ? Mais il n’y avait pas d’œil d’Horus sur son col. Il portait l’insigne d’un navire quelconque que Miles ne connaissait pas. L’insigne d’un service actif.

— Après tout, reprit-il, je ne suis qu’un autre petit rejeton de Vor qui vit des rentes de sa famille. N’en fais pas une maladie. Il y en a des tas d’autres ici ce soir qui se trémoussent là-haut.

— Tu te crois malin, hein ?

— Compte tenu des circonstances, fit Mark, exaspéré, tu ne tenteras pas de me tuer ici. Cela embarrasserait la SecImp. Et je doute que tu veuilles embarrasser Simon Illyan… qui que tu sois.

Il continuait à compter.

— Si tu t’imagines que la SecImp est à ta botte… commença l’inconnu avec fureur.

Mais il fut interrompu. Un serviteur souriant, arborant la livrée impériale descendait l’allée avec un plateau de boissons. C’était un jeune homme très costaud.

— Un verre, messieurs ? proposa-t-il.

Le Vor anonyme lui lança un regard venimeux.

— Non, merci.

Il fit volte-face et s’en fut.

— J’en prendrai un, merci, dit Mark gaiement.

Le serviteur lui présenta le plateau en s’inclinant.

Pour le salut de son estomac et la préservation de l’équilibre universel, Mark se contenta du même vin blanc qu’il avait ingurgité toute la soirée. Il préférait éviter les mélanges.

— Quatre-vingt-cinq secondes. Vous n’êtes vraiment pas pressé. Il avait largement le temps de me tuer trois fois. Et, en plus de ça, vous nous interrompez au moment où la conversation devenait passionnante. Cela dit, comment avez-vous fait, les gars ? Il est impensable que vous soyez assez nombreux là-haut dans vos planques pour écouter les conversations de chaque invité. C’est une recherche automatique sur des mots clés ?

— Un petit four, monsieur ?

Impavide, le bonhomme avait tourné son plateau pour lui présenter l’autre côté.

— Merci encore. Qui était ce fier Vor ?

Le serviteur jeta un coup d’œil vers l’allée à présent déserte.

— Le capitaine Edwin Vorventa. Il est en permission. Son navire est à quai orbital.

— Il n’est pas de la SecImp ?

— Non, monsieur.

— Oh ? Dans ce cas, dites à votre patron que j’aimerais lui parler dès que possible.

— Lord Voraronberg, le responsable de l’approvisionnement du palais, est très occupé en ce moment.

Mark sourit.

— Mais, bien sûr. Allez-vous-en, je suis assez soûl comme ça.

— Très bien, milord.

— Ce sera encore mieux demain matin. Ah ! une dernière chose. Vous n’auriez pas une idée de l’endroit où se trouve Ivan Vorpratil actuellement ?

Le regard du jeune homme se perdit dans le vague, comme s’il écoutait quelque chose. Son oreillette n’était pourtant pas visible.

— Il y a une espèce de petite tonnelle au bout du prochain chemin à gauche, près d’une fontaine. Vous pourriez essayer là-bas.

— Merci.

Mark suivit ses instructions. La nuit était de plus en plus humide, des gouttes de rosée s’accrochaient aux buissons et à ses manches d’uniforme, brillantes comme de petits diamants. Il ne tarda pas à entendre une fontaine. Une petite construction apparut : pas de murs, juste des arches qui soutenaient le toit. À l’intérieur, régnait une totale obscurité.

Ce bout de jardin était si calme qu’il percevait la respiration de l’homme qui se trouvait là. Il était seul. Tant mieux : il ne tenait pas à perdre les lambeaux de popularité qui lui restaient encore en interrompant un rendez-vous galant. Mais cette respiration était étrangement heurtée.

— Ivan ?

Un long silence. Il commençait à regretter d’être venu quand un grognement hargneux retentit.

— Quoi ?

— Je… voulais juste savoir ce que vous faisiez.

— Rien.

— Vous évitez votre mère ?

–… Ouais.

— Je, heu… ne lui dirai pas où vous êtes.

— Tu es trop bon, fut la réponse amère.

— Eh bien… à plus tard.

Il se tourna pour partir.

— Attends.

Il attendit, perplexe.

— Tu veux boire un coup ? proposa Ivan au bout d’un moment.

— Euh… oui.

— Viens te servir alors.

Mark se glissa dans la tonnelle et attendit que ses yeux s’habituent à l’obscurité. Le banc de pierre attendu et l’ombre d’Ivan vautrée dessus. L’ombre leva une bouteille luisante et Mark tendit son verre à moitié plein. Il s’aperçut trop tard qu’Ivan ne buvait pas du vin mais un cognac. Ce mélange avait un goût atroce. Il s’assit sur les marches, adossé à une arche et posa son verre un peu plus loin. Ivan se passait de verre.

— Vous êtes sûr que vous allez pouvoir conduire ? demanda Mark.

— J’en ai pas l’intention. Le personnel de la résidence me ramassera demain matin avec les ordures.

— Ah… (Il y voyait de mieux en mieux et distinguait à présent les machins brillants sur l’uniforme d’Ivan, le reflet poli de ses bottes, celui vitreux de ses yeux. Et deux traînées humides sur ses joues.) Ivan, tu… (Mark se mordit la langue, ravala pleures ? et le changea en :) vas bien ?

— J’ai décidé, affirma Ivan avec force, de me soûler comme il faut.

— Je vois ça. Pourquoi ?

— Je ne l’ai jamais fait… à l’anniversaire de l’empereur. C’est une sorte de défi traditionnel. Comme de baiser dans les jardins.

— Ça arrive ?

— Parfois. Faut oser.

— Ça doit être passionnant pour la SecImp.

Ivan ricana.

— Ouais…

— Et tu as osé ?

— Pas ce soir.

Mark était à court de questions et Ivan ne semblait guère disposé à l’aider. Pourtant…

— Miles et moi, déclara soudain Ivan, on avait l’habitude de rester ensemble à cette soirée. Ça m’a étonné… de me rendre compte à quel point il me manque, ce petit morpion à la langue de vipère. Il me faisait rire.

Ivan rit. Cela fit un bruit caverneux pas drôle du tout. Il s’arrêta d’un coup.

— Ils t’ont dit qu’ils ont retrouvé la cryochambre vide, n’est-ce pas ? demanda Mark.

Il se rendit compte qu’il s’était mis à le tutoyer naturellement. Ivan ne paraissait pas s’en formaliser.

— Ouais.

— Quand ?

— Il y a deux jours. Depuis, j’y pense sans arrêt. Ce n’est pas bon.

— Non. (Mark hésita. Ivan frissonnait.) Tu veux… rentrer chez toi te coucher ?

En tout cas, c’est ce que je veux.

— Je n’arriverai pas à regrimper là-haut.

— Je peux t’aider.

— Pourquoi pas ?

Cela n’alla pas sans mal mais il parvint à hisser Ivan à travers le jardin. Son cousin s’appuyait sur ses deux épaules. Un ange gardien charitable de la SecImp avait dû passer le mot car ils retrouvèrent au dernier virage la tante d’Ivan. Et non sa mère.

— Il est, euh…

Mark ne trouvait pas le mot juste. Ivan lançait des regards hagards autour de lui.

— Je vois ça, fit la comtesse.

— On pourrait peut-être mettre à sa disposition un de nos hommes pour le ramener chez lui ? (Ivan tituba, les genoux de Mark ployèrent.) Deux, plutôt.

— Oui. (La comtesse toucha un micro décoré sur son corsage.) Pym… ?

On ne tarda pas à les débarrasser d’Ivan. Mark poussa un soupir de soulagement. Soulagement qui se transforma en gratitude quand la comtesse annonça qu’il était grand temps de rentrer pour eux aussi : Quelques minutes plus tard, Pym amenait la voiture des Vorkosigan devant l’entrée. La soirée était terminée.

Sur le chemin du retour – et contrairement à son habitude – la comtesse ne parla guère. Les yeux clos, elle resta enfoncée dans son fauteuil, sans lui poser la moindre question.

Dans le hall pavé en noir et blanc, elle tendit son manteau à une servante et se dirigea vers la bibliothèque.

— Si tu veux bien m’excuser, Mark. Je vais appeler l’HôpImp.

Elle semblait si fatiguée.

— Ils vous auraient sûrement appelée, madame, si un changement quelconque s’était produit.

— Je vais appeler l’HôpImp, répéta-t-elle, les yeux comme des meurtrières. Va te coucher, Mark.

Il ne discuta pas. Péniblement, il escalada l’escalier menant à sa chambre.

Il s’arrêta devant sa porte. Il était très tard. Le couloir était désert. Le silence de la grande maison lui bouchait les oreilles. Sur une impulsion, il fit demi-tour et se dirigea vers la chambre de Miles. Arrivé devant la porte, il s’immobilisa à nouveau. Depuis qu’il était arrivé sur Barrayar, des semaines auparavant, il ne s’y était jamais aventuré. On ne l’y avait pas invité. Il essaya l’antique loquet. La porte n’était pas verrouillée.

Hésitant encore, il entra et régla les lumières d’un ordre vocal. C’était une pièce spacieuse, selon les possibilités de l’architecture archaïque de la demeure. Une pièce contiguë, autrefois réservée à un écuyer, avait été transformée depuis fort longtemps en salle de bains privée. Au premier regard, la chambre semblait très dépouillée, presque nue, nette et propre. Tous les souvenirs d’enfance avaient dû être enfermés dans un grenier quelconque. Les greniers de la résidence Vorkosigan devaient être stupéfiants.

Pourtant, cette chambre gardait la trace de la personnalité de son occupant. Il en fit lentement le tour, les mains dans les poches, tel un visiteur dans un musée.

Assez normalement, les rares souvenirs qui se trouvaient là rappelaient des succès. Le diplôme de Miles de l’Académie Impériale… Sa promotion au poste d’officier… cependant Mark se demanda pourquoi un vieux manuel de météorologie en piteux état avait lui aussi été encadré et placé entre les deux documents précédents. Une boîte remplie de trophées de courses d’obstacles remontant à sa jeunesse laissait penser qu’elle n’allait pas tarder à grimper au grenier. La moitié d’un mur était réservée à une bibliothèque de disquettes et à une holothèque. Des milliers de titres. Combien de ces livres Miles avait-il vraiment lus ? Curieux, il prit le vidéolecteur et essaya trois livres au hasard. Tous portaient au moins quelques notes dans les marges, quelques réflexions de Miles. Mark rangea les trois livres.

Il connaissait déjà personnellement un des objets : une dague à la garde incrustée, léguée à Miles par le vieux général Piotr. Il osa la décrocher pour tester son tranchant et son équilibre. Deux ans plus tôt, Miles la portait toujours sur lui. Depuis quand et pourquoi avait-il décidé de la laisser ici ? Il la replaça avec soin sur son socle dans son fourreau.

Un des objets avait été suspendu au mur dans une intention clairement ironique : une vieille jambière en métal fracassée et une épée vor qu’on avait disposées en croix. Mi-blague, mi-défi. Une mauvaise reproduction photonique d’une page d’un ancien livre était montée dans un cadre d’argent qui avait dû coûter une fortune. Le texte semblait être une de ces élucubrations religieuses datant d’avant les sauts : ça parlait de pèlerins, d’une colline et d’une cité dans les nuages. Mark ne voyait pas ce que ça faisait là. Personne n’avait jamais soupçonné Miles d’être du genre religieux. Pourtant, cet écrit était visiblement important pour lui.

Ces trucs ne sont pas que des trophées, comprit-il soudain. Ce sont aussi des leçons.

Une holoboîte de portfolios était posée sur la table de nuit. Mark s’assit et la fit démarrer. Il s’attendait à voir le visage d’Elli Quinn mais le premier holoportrait qui se matérialisa était celui d’un homme extraordinairement laid portant l’uniforme des hommes d’armes de Vorkosigan : le sergent Bothari, le père d’Elena. Il continua son examen. Le second hologramme était celui de Quinn. Après, venaient Bothari-Jesek, ses parents, bien sûr, son cheval, Ivan, Gregor… et après cela une foule de visages et de formes. Il égrenait les portraits de plus en plus vite et n’en reconnaissait pas le tiers. Au cinquantième, il s’arrêta.

Il se massa les tempes. Ce n’est pas un homme, c’est une foule. Exact. Il resta assis, voûté, le crâne douloureux, le visage dans les mains et les coudes sur les genoux. Non. Je ne suis pas Miles.

La comconsole de Miles était un modèle perfectionné pourvu de toutes les sécurités possibles, en rien moins efficace que celle qui se trouvait dans la bibliothèque du comte. Mark se leva pour l’examiner, se refusant à la toucher. Il fourra les mains dans ses poches et y trouva les fleurs abîmées de Kareen Koudelka.

Il les sortit et les étala sur sa paume. Dans un spasme de frustration, il les écrasa avec son autre main et les jeta à terre. Moins d’une minute plus tard, il était à genoux et tentait frénétiquement de récupérer le moindre bout de pétale coincé entre les poils du tapis. Je dois être fou. Il s’effondra sur place et se mit à pleurer.

À la différence du pauvre Ivan, personne ne vint l’interrompre, ce dont il fut profondément reconnaissant. Il adressa une excuse mentale à son cousin Vorpratil. Pardon, pardon… Même s’il y avait de fortes chances pour qu’Ivan ne se souvienne plus de son intrusion au matin. Il hoqueta pour retrouver son souffle. Son crâne l’élançait effroyablement.

Dix minutes de trop chez Bharaputra avaient fait toute la différence. Si les Dendariis étaient retournés à leur navette dix minutes plus tôt, avant que les Bharaputrans n’aient pu la faire sauter, tout aurait été différent. Son avenir et celui de plusieurs personnes auraient été différents. Il avait vécu des milliers de fois dix minutes depuis sa production, sans que cela ne change quoi que ce soit. Mais ces dix minutes-là avaient suffi pour faire d’un possible héros une merde permanente. Et il ne pourrait jamais revivre ce moment.

Etait-ce donc cela le don de commander ? Etre capable de reconnaître ces instants critiques, de les extirper du fatras du temps ? Etre capable de tout risquer pour s’emparer de ces minutes dorées ? Miles possédait ce don à un degré extraordinaire. Hommes et femmes le suivaient, déposaient leur confiance à ses pieds, juste pour ça.

Sauf une fois. Une seule fois, Miles n’avait pas surgi au bon moment…

Non. Il avait hurlé en silence pour empêcher ses poumons d’exploser. Le timing de Miles avait été impeccable. C’étaient les autres qui l’avaient ralenti, qui l’avaient englué.

Mark se leva comme s’il escaladait une falaise. Il tituba jusqu’à la salle de bains, se lava le visage et revint s’asseoir devant la comconsole. Le premier niveau de sécurité exigeait son empreinte palmaire. La machine n’apprécia pas particulièrement sa paume : la croissance des os et la graisse sous-cutanée commençaient à distordre les plis de la peau. Mais pas encore complètement. Au quatrième essai, elle accepta ses empreintes et ouvrit ses fichiers pour lui. Le niveau suivant exigeait des codes et des séries de chiffres qu’il ne connaissait pas. Ce qui ne le chagrina pas : il avait déjà accès à ce qu’il désirait : une liaison sûre et brouillée avec la SecImp.

La machine de la SecImp lui répondit immédiatement. Il se retrouva nez à nez avec un opérateur.

— Je suis lord Mark Vorkosigan, annonça-t-il au caporal de service de nuit. Je veux parler à Simon Illyan. Je suppose qu’il se trouve encore à la résidence impériale.

— S’agit-il d’une urgence, milord ?

— C’en est une pour moi, gronda Mark.

Quoi qu’il pensât de cette réponse, le caporal donna suite à sa demande. Mark dut franchir encore le barrage de deux subordonnés avant que le visage fatigué du chef de la SecImp se matérialise devant lui.

Il ravala sa salive.

— Capitaine Illyan.

— Oui, lord Mark, qu’y a-t-il ? fit celui-ci avec lassitude. La nuit a aussi été longue pour la SecImp.

— J’ai eu une intéressante conversation avec un certain capitaine Vorventa, un peu plus tôt dans la soirée.

— Je suis au courant. Vous avez proféré à son égard des menaces transparentes.

Et lui qui s’était imaginé que le serviteur-garde du corps avait été envoyé pour le protéger… Mark déglutit à nouveau. Un peu plus difficilement.

— J’ai donc une question pour vous, monsieur. Le capitaine Vorventa est-il sur la liste des gens censés savoir ce qui est arrivé à Miles ?

Les yeux d’Illyan se plissèrent.

— Non.

— Eh bien, il le sait.

— Voilà qui est… très intéressant.

— Cela vous sert-il à quelque chose ?

Illyan soupira.

— Cela me donne un nouveau problème à résoudre. Trouver où est la fuite chez nous.

— Mais… mieux vaut savoir qu’il y a une fuite, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Puis-je vous demander une faveur en échange ?

— Peut-être. (Illyan semblait extrêmement réticent.) Quel genre de faveur ?

— Je veux participer.

— À quoi ?

— À l’enquête de la SecImp à propos de Miles. Je veux commencer par réexaminer tous les rapports.

C’est un début. Après ça, je ne sais pas. Mais je ne supporte plus d’être abandonné seul dans le noir.

Illyan le considéra avec suspicion.

— Non, dit-il enfin. Il n’est pas question que je vous lâche mes rapports les plus secrets. Bonne nuit, lord Mark.

— Attendez, monsieur ! Vous vous plaigniez de ne pas avoir assez de personnel. Vous ne pouvez refuser un volontaire.

— Parce que vous imaginez pouvoir faire quelque chose que la SecImp n’a pas fait ? aboya Illyan.

— La vérité est, monsieur, que la SecImp n’a rien fait. Vous n’avez pas retrouvé Miles. Je peux difficilement faire moins.

Voilà qui n’était pas formulé de la façon la plus diplomatique. Le résultat fut saisissant. Le visage d’Illyan noircit de fureur.

Bonne nuit, lord Mark, répéta-t-il entre ses dents avant de couper la communication d’un revers de la main.

Mark resta figé sur la chaise de Miles. La maison était si tranquille qu’il n’entendait guère que son sang qui battait aux oreilles. Il aurait dû faire remarquer sa perspicacité à Illyan, sa présence d’esprit. Vorventa avait révélé ce qu’il savait alors que Mark n’avait en aucune façon révélé qu’il savait que l’autre savait. L’enquête d’Illyan sur cette fuite s’en trouverait avantagée : il bénéficierait de l’effet de surprise. N’est-ce pas déjà quelque chose ? Je ne suis pas aussi stupide que vous le croyez.

Vous n’êtes pas non plus aussi malin que je le croyais, Illyan. Vous n’êtes pas… parfait. Voilà qui était troublant. Il avait toujours cru la SecImp infaillible. C’était même une donnée essentielle. La SecImp infaillible, Miles l’était aussi. Et le comte et la comtesse aussi. Tous infaillibles, tous parfaits, tous immortels. Tous en plastique. La seule véritable souffrance : la sienne.

Il repensa à Ivan, pleurant dans l’obscurité. Au comte, agonisant dans la forêt. La comtesse avait su mieux garder son masque qu’eux tous. Elle y était forcée. Elle avait plus à cacher. Et Miles lui-même, l’homme qui avait créé une autre personnalité pour s’y réfugier…

Le problème, se dit Mark, c’est qu’il avait essayé d’être Miles Vorkosigan complètement. Même Miles n’y arrivait pas. Pas ainsi. Il avait appelé à sa rescousse toute une armée. Plusieurs milliers d’hommes et de femmes. Pas étonnant que je ne sois jamais arrivé à faire jeu égal avec lui.

Lentement, avec curiosité, Mark ouvrit sa tunique pour sortir la carte que Gregor lui avait donnée. Il la posa sur le plateau. Ce n’était qu’un bout de plastique anonyme portant quelques chiffres. Soudain, ce bout de plastique avait une importance considérable.

Tu savais. Tu savais, hein, Gregor, mon salaud. Tu attendais simplement que je m’en rende compte tout seul.

D’un geste heurté, il inséra la carte dans la console.

Pas de machine, cette fois-ci. Un homme en vêtements civils ordinaires lui répondit, sans prendre la peine de s’identifier.

— Oui ?

— Je suis lord Mark Vorkosigan. Je devrais être sur votre liste. Je veux parler à Gregor.

— Tout de suite, milord ? demanda l’homme tandis que sa main dansait vers la gauche hors du champ de vision de l’holocam.

— Oui. Tout de suite, s’il vous plaît.

— Je vous le passe.

Il s’évanouit.

Le plateau resta noir et vide mais le haut-parleur retransmit une sonnerie mélodieuse. Elle retentit un bon moment. Mark commença à paniquer. Et si-puis cela s’arrêta. Un bruit étrange résonna et la voix morne de Gregor suivit :

— Oui ?

Pas de visuel.

— C’est moi. Mark Vorkosigan. Lord Mark.

— Ouais ?

— Vous m’avez dit de vous appeler.

— Oui, mais il est… (une courte pause) cinq heures du matin, Mark ! Merde.

— Oh… Vous dormiez ?

Il se pencha pour se cogner doucement le crâne contre le rebord du plateau. Le timing. Mon timing.

— Seigneur ! J’ai l’impression d’entendre Miles, maugréa l’empereur.

Le plateau s’anima. L’image de Gregor apparut. Il se trouvait dans une espèce de chambre à coucher, à peine éclairée, et ne portait qu’un pantalon de pyjama en soie noire. Il scruta Mark comme pour s’assurer qu’il ne parlait pas à un rêve ou à un fantôme. Mais le bonhomme était trop corpulent pour être autre chose que Mark. L’empereur soupira lourdement puis se redressa.

— Que vous faut-il ?

Voilà qui était merveilleusement succinct. S’il répondait complètement à cette question, cela lui prendrait les six prochaines années.

— Je dois être associé à la SecImp pour rechercher Miles. Illyan ne veut pas de moi. Vous pouvez lui donner l’ordre de m’accepter.

Une minute de silence puis Gregor lâcha un bref éclat de rire, comme un aboiement.

— Lui avez-vous demandé ?

— Oui. À l’instant. Il a refusé.

— Hum, eh bien… c’est son boulot d’être prudent pour moi. De façon que mon jugement reste sans entrave.

— Si votre jugement est sans entrave, sire, laissez-moi participer !

Gregor l’étudia longuement, se frottant le menton.

— Oui… fit-il enfin d’un ton traînant. Voyons… ce qu’il en sortira.

Ses yeux n’étaient plus du tout endormis.

— Pouvez-vous appeler Illyan sur-le-champ, sire ?

— Qu’est-ce que c’est, une exigence trop longtemps refoulée ? Le barrage est en train de céder.

Je déborde comme de l’eau… D’où sortait cette citation ? On aurait dit une citation de la comtesse.

— Il est encore debout. S’il vous plaît. Sire. Et demandez-lui de me rappeler sur cette console pour confirmation. J’attendrai.

Gregor eut un sourire étrange.

— Très bien… Lord Mark.

— Merci, sire. Euh… bonne nuit.

— Bonne matinée.

Gregor coupa la communication.

Mark attendit. Les secondes s’égrenaient, chacune plus lente, plus étirée que la précédente. Il avait déjà une solide gueule de bois mais restait encore vaguement soûl. Le pire moment. L’entre-deux-mondes. Il somnolait déjà quand la comconsole émit enfin sa sonnerie. Il jaillit de son siège, se cogna à la machine et se rassit. Une de ses mains tripota les commandes.

— Oui. Monsieur ?

Le visage taciturne d’Illyan se posa sur le plateau.

— Lord Mark. (Un petit coup de menton très sec.) Si vous venez au quartier général de la SecImp à la première heure demain matin, il vous sera permis de consulter les dossiers évoqués.

— Merci, monsieur, fit Mark, sincère.

— C’est dans deux heures et demie, annonça Illyan avec – Mark en fut certain – un réel et compréhensible sadisme.

Illyan, lui non plus, n’avait pas dormi.

— J’y serai.

Un nouveau coup de menton puis Illyan disparut.

Mark médita sur la grâce de Gregor. Il le savait. Il le savait avant moi. Lord Mark Vorkosigan existait bel et bien. C’était une vraie personne.

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