12

Ils furent accueillis dans le hall d’entrée par deux serviteurs en livrée havane et argent, les couleurs des Vorkosigan. L’un d’entre eux emmena Bothari-Jesek vers la droite. Mark eut envie de pleurer. Elle le méprisait mais, au moins, il la connaissait. Dépouillé de tout soutien, se sentant encore plus effroyablement seul que dans l’obscurité de la cabine, il suivit l’autre domestique sous les voûtes d’un petit couloir vers une rangée de portes.

À l’époque de Galen, il avait mémorisé le plan de la résidence Vorkosigan, il y avait bien longtemps de cela. Il savait par conséquent qu’ils pénétraient dans une pièce qualifiée de premier parloir, une antichambre à la vaste bibliothèque qui courait sur toute la largeur de la maison depuis la façade jusqu’à l’arrière. Selon les standards en vigueur ici, il s’agissait d’une pièce relativement intime même si son plafond très haut lui donnait une austérité froide et vaguement réprobatrice. Son intérêt pour les détails architecturaux disparut à l’instant où il aperçut la femme qui l’attendait tranquillement assise dans le divan.

Grande, ni forte ni mince, c’était une femme d’âge mûr, solidement bâtie. Ses cheveux roux parsemés de mèches grises naturelles étaient relevés en un nœud compliqué à l’arrière du crâne, libérant le visage, les pommettes, les mâchoires et les yeux gris clair. Sa posture était contenue, posée, plutôt que reposante. Elle avait un chemisier de soie beige, une ceinture brodée main qui, se rendit-il soudain compte, était identique à celle qu’il portait, une longue jupe de cuir tanné et des bottes. Pas de bijoux. Il s’était attendu à quelque chose de plus ostentatoire, plus élaboré, intimidant… quelque chose qui ressemblerait à l’icône officielle de la comtesse Vorkosigan dont il avait déjà une idée à travers les vids des réceptions et dîners officiels. Mais peut-être le sentiment de sa puissance était-il si profondément enraciné en elle qu’elle n’avait pas besoin d’en arborer les signes extérieurs ? Elle était la puissance, le pouvoir. Par ailleurs, il ne voyait aucune similarité physique entre eux. Bon, peut-être la couleur des yeux. Et la pâleur de leurs peaux. Le dessin du nez, aussi. La ligne de la mâchoire…

— Lord Mark Vorkosigan, madame, annonça le serviteur d’une voix de stentor qui le fit sursauter.

— Merci, Pym.

Elle le renvoya d’un signe de tête. L’homme – à n’en pas douter, il assumait aussi le rôle d’aide de camp – fit de son mieux pour dissimuler sa curiosité déçue et ferma les portes derrière lui. Au moment où elles se rejoignaient, il ne put s’empêcher de lancer un dernier regard vers Mark.

— Bonjour, Mark. (La voix de la comtesse Vorkosigan avait un timbre doux d’alto.) S’il te plaît, assieds-toi.

Elle le tutoyait d’emblée.

Normal, je fais partie de la famille, n’est-ce pas ?

Il se dirigea vers le fauteuil indiqué situé non loin du divan : un siège qui semblait parfaitement inoffensif, sans bracelets qui se refermeraient sur lui… et qui n’était pas trop près d’elle. Il obéit avec maladresse. Curieusement, il n’était pas trop haut : ses pieds touchaient le sol. Avait-il été fabriqué sur mesure pour Miles ?

— Je suis contente de te rencontrer enfin, annonça-t-elle, même si je suis désolée que ce soit en de telles circonstances.

— Moi aussi, marmonna-t-il.

Etaient-ils contents ou désolés ? Qui étaient ces deux personnes assises là qui se mentaient poliment à propos de leurs joies et de leurs peines ? Qui sommes-nous, madame ? Il regarda autour de lui avec crainte de peur de trouver le Boucher de Komarr.

— Où est… votre mari ?

— Il a tenu ostensiblement à accueillir Elena. En fait, il s’est défilé et il m’a envoyée en première ligne. Ce qui ne lui ressemble vraiment pas.

— Je… ne comprends pas, ma’ame.

Il ne savait pas comment l’appeler.

— Depuis deux jours, il ingurgite des remèdes pour l’estomac comme si c’était de la bière de luxe… Essaye de comprendre comment nous est apparue la situation. Nous avons su que quelque chose clochait pour la première fois il y a quatre jours de cela. Un officier du QG de la SecImp nous a remis un bref message standard d’Illyan annonçant que Miles était porté manquant, détails à suivre. Tout d’abord, nous n’avons pas paniqué. Miles a été souvent déjà porté manquant, parfois pour des périodes très longues. Ce ne fut que plusieurs heures plus tard, quand le deuxième message d’Illyan – beaucoup plus long celui-là – a été décodé que nous avons commencé à y voir clair. Depuis, nous avons eu trois jours pour y penser.

Mark resta muet. Il avait du mal à accepter un tel concept : le grand amiral comte Aral Vorkosigan, le terrifiant Boucher de Komarr, cédant à la panique. Ce monstre tapi dans l’ombre qu’il répandait autour de lui pouvait éprouver de la panique comme un simple mortel… Difficile à admettre.

— Illyan n’utilise jamais un mot pour un autre, poursuivait la comtesse, mais il s’est débrouillé pour rédiger tout son rapport sans jamais employer les termes « mort », « tué » ou un quelconque synonyme. Les rapports médicaux lui donnent tort. Exact ?

— Hum… la cryogénisation semble avoir réussi.

Qu’attendait-elle de lui ?

— Et voilà comment on se retrouve perdu dans les limbes, soupira-t-elle. Emotionnellement et légalement. Ce serait presque plus facile si… (Elle fronça les yeux d’un air féroce vers son propre ventre. Ses mains se crispèrent… pour la première fois.) Tu comprends, nous allons devoir évoquer un tas d’éventualités. La plupart d’entre elles te concernent. Mais je ne tiendrai pas Miles pour mort jusqu’à ce qu’il soit mort et pourri.

Il revit la mare de sang sur le béton.

— Hum… fit-il, impuissant.

— Le fait que tu puisses éventuellement jouer le rôle de Miles a constitué une belle distraction pour certaines personnes. (Elle le détailla avec surprise des pieds à la tête.) Tu dis que les Dendariis t’ont accepté…

Il se tassa dans son siège, péniblement conscient de son obésité sous ces yeux gris trop perçants. Il sentit la chair qui roulait sur son torse, qui tendait la chemise de Miles, la ceinture de Miles, le pantalon de Miles.

— Je… j’ai pris du poids depuis.

— Tout ça ? En trois semaines seulement ?

— Oui, maugréa-t-il, rougissant.

Elle haussa un sourcil.

— Volontairement ?

— Plus ou moins.

— Ha… (Elle parut étonnée.) Voilà qui était extrêmement intelligent de ta part.

Il en resta bouche bée. Puis, comprenant que ce geste ne faisait que souligner son double menton, il la referma promptement.

— Ton statut a fait l’objet de bien des débats. J’ai voté contre toutes les démarches visant à cacher la situation de Miles en te faisant passer pour lui. Primo, c’est ridicule. Le lieutenant lord Vorkosigan est souvent absent pendant des mois. Il était d’ailleurs rarement ici ces derniers temps. Stratégiquement, il est plus important de t’établir en tant que toi-même, en tant que lord Mark… si jamais tu deviens effectivement lord Mark.

Il déglutit avec peine.

— Ai-je le choix ?

— Tu en auras un mais il sera limité, après que tu auras eu le temps d’assimiler tout ça.

— Vous n’êtes pas sérieuse. Je suis un clone.

— Je viens de la Colonie Beta, petit, rétorqua-t-elle, acerbe. Les lois betanes sont extrêmement sensibles et claires au sujet des clones. Il n’y a que les coutumes barrayaranes pour les considérer comme des rebuts. Les Barrayarans ! (Elle avait prononcé ce mot comme une insulte.) Barrayar manque d’expérience en ce qui concerne les variantes technologiques de la reproduction humaine. Ils n’ont pas de précédents légaux. Et si ce n’est pas dans la tradition… (Elle avait mis dans ce terme la même amertume que Bothari-Jesek.)… ils ne savent plus comment réagir.

— Que suis-je, selon vous, en tant que Betan ? demanda-t-il, inquiet et fasciné.

— Soit mon fils, soit mon beau-fils – c’est le terme légal, expliqua-t-elle très vite. Non enregistré mais que je reconnais comme mon héritier.

— Ce sont vraiment des catégories légales sur votre monde ?

— Tu peux me croire. Cela dit, si j’avais ordonné à ce qu’on te clone à partir de Miles, après avoir obtenu une licence d’enregistrement d’enfant, tu serais mon fils, point final. Si Miles, en tant qu’adulte, en avait fait autant, il serait ton parent légal et je serais ta belle-mère, ce qui équivaudrait, plus ou moins, au niveau de nos rapports à une grand-mère. Miles n’était pas, bien évidemment, adulte quand tu as été cloné. Et ta naissance a été effectuée sans licence. Si tu étais encore mineur, nous pourrions, Miles et moi, consulter un Adjudicateur. Celui-ci accorderait ton tutorat à l’un de nous deux selon son jugement, selon ce qu’il penserait être le mieux pour toi. Mais tu n’es plus mineur, pas plus au regard du droit betan que barrayaran. (Elle soupira.) Nous avons donc perdu ce recours légal. Ton héritage devra se faire dans la jungle des lois barrayaranes. Aral discutera avec toi des problèmes de succession barrayarans quand le moment sera venu. Ce qui nous laisse à considérer notre relation émotionnelle.

— Nous en avons une ? demanda-t-il prudemment.

Ses deux plus grandes craintes – qu’elle cherche à lui arracher les yeux et à le tuer ou qu’elle se jette à son cou dans un paroxysme d’amour maternel – semblaient ne pas devoir s’accomplir. Il se trouvait face à un mystère qui s’exprimait d’une voix absolument neutre.

— Nous en avons une même s’il nous reste à la découvrir. Mais tu dois bien comprendre ceci. La moitié de mes gènes se balade dans ton corps et mon génome égoïste est largement préprogrammé pour rechercher ses copies. L’autre moitié provient de l’homme que j’admire le plus au monde, mon intérêt est donc doublement éveillé. La combinaison vivante des deux devrait… au moins m’attirer.

Formulé ainsi, ça paraissait sensé, logique et nullement menaçant. Il s’aperçut que son estomac se dénouait, que sa gorge lui faisait moins mal. Soudain, il eut à nouveau faim pour la première fois depuis qu’ils étaient arrivés en orbite.

— Cela dit, ce qu’il y a entre toi et moi n’a rien à voir avec ce qu’il y a entre Barrayar et toi. Ceci concerne Aral et il devra t’en parler en son nom. Rien n’a été décidé sauf une chose. Tant que tu es ici, tu es toi-même, Mark, le frère jumeau de Miles, de six ans son cadet. Tu n’es ni une imitation ni un substitut pour Miles. Ainsi, plus tu pourras te distinguer de Miles dès le début, mieux ce sera.

— Oh, fit-il dans un souffle, s’il vous plaît, oui.

— Je me doutais que tu avais déjà compris cela. Tant mieux, nous sommes entièrement d’accord. Mais ne-pas-être-Miles, ça revient à peu près au même que d’être son imitation. Je veux savoir : Qui est Mark ?

— Madame… je ne sais pas.

Sa sincérité avait quelque chose d’angoissé.

Elle l’étudia avec un calme rassurant.

— Le temps ne manque pas, dit-elle. Tu sais… Miles… tenait à ce que tu viennes ici. Il parlait de te faire visiter. Il voulait t’apprendre à monter à cheval.

Elle eut un furtif haussement d’épaule.

— Galen a essayé de me faire apprendre à Londres, se souvint Mark. Ça coûtait effroyablement cher et je n’étais pas très doué. Il a fini par me dire d’éviter les chevaux quand je serais ici.

— Ah ? (Elle sembla retrouver un peu de gaieté.) Hum… Miles est… était… est un enfant unique. Il a une conception assez romantique à propos des frères et sœurs. Moi qui ai un frère, je ne me fais pas autant d’illusions. (Elle s’arrêta, contempla la pièce autour d’eux avant de se pencher en avant. Elle baissa soudain la voix comme pour une confidence.) Tu as un oncle, une grand-mère et deux cousins sur la Colonie Beta. Ils sont autant tes parents qu’Aral ou moi-même ou ton cousin Ivan ici à Barrayar. N’oublie pas que tu n’as pas qu’un seul choix. J’ai donné un fils à Barrayar. Et pendant vingt-huit ans j’ai dû regarder Barrayar essayer de le détruire. J’ai peut-être assez donné à Barrayar comme cela, non ?

— Ivan est ici, en ce moment ? demanda Mark, distrait et horrifié.

— Il ne se trouve pas à la résidence Vorkosigan, si c’est ce que tu veux dire. Il est à Vorbarr Sultana, assigné au Quartier Général de l’Armée Impériale. Peut-être… (Une lueur dansa dans ses yeux gris.)… Peut-être qu’il pourrait te faire visiter et te montrer certaines des choses que Miles voulait te montrer.

— Ivan risque d’être encore furieux de ce que je lui ai fait à Londres, fit Mark, nullement rassuré.

— Ça lui passera, prédit la comtesse avec confiance. Je dois admettre que Miles aurait jubilé à l’idée de mettre certaines personnes mal à l’aise grâce à toi.

Un trait de caractère qu’il avait visiblement hérité de sa mère.

— J’ai vécu près de trois décennies sur Barrayar, poursuivit-elle, pensive. Nous avons accompli un si long chemin. Et pourtant, il y a encore tant à faire. Même la volonté d’Aral commence à s’épuiser : Peut-être que nous ne pourrons pas tout faire en une seule génération. À mon avis, le temps de la relève est… bah…

Pour la première fois. Mark se laissa aller contre le dossier de son fauteuil. Il commençait à observer et à écouter, n’était plus uniquement obnubilé par l’idée de se protéger. Une alliée. Il semblait bien qu’il avait une alliée, même s’il ne savait pas encore pourquoi. Galen, obsédé par son vieil ennemi, le Boucher, n’avait pas passé beaucoup de temps avec la comtesse Cordélia Vorkosigan. À l’évidence, il l’avait largement sous-estimée. Elle avait survécu vingt-neuf ans ici… pourrait-il en faire autant ? Pour la première fois, cela lui semblait humainement possible.

Un bref coup sur la grande double porte retentit. Au « oui » de la comtesse, elles s’ouvrirent. Un homme passa la tête par l’ouverture et lui adressa un sourire un peu forcé.

— M’est-il possible de me joindre à vous maintenant, mon cher capitaine ?

— Oui, je le pense, répondit la comtesse Vorkosigan.

Il entra et referma les portes derrière lui. La gorge de Mark se serra. Il déglutit et inspira, déglutit et inspira, luttant comme un dément pour garder un trop fragile contrôle sur lui-même. Il ne s’évanouirait pas devant cet homme. Ne vomirait pas. D’ailleurs, son estomac ne devait pas contenir plus d’une cuillère à thé de bile en ce moment. C’était lui. Pas d’erreur possible. Le Premier ministre amiral comte Aral Vorkosigan, autrefois régent de l’Empire et, de facto, dictateur de trois mondes, conquérant de Komarr, génie militaire, maître politicien… accusé de meurtre, torture, folie et de tant d’autres choses insensées qu’il semblait impossible qu’elles soient toutes contenues dans ce corps trapu qui venait vers lui.

Mark avait étudié des vids de lui à tous les âges ; sa première pensée cohérente fut : Il est plus vieux que je m’y attendais. Le comte Vorkosigan avait dix années standard de plus que son épouse betane, il en paraissait vingt ou trente de plus. Ses cheveux étaient d’un gris plus blanc que sur les vids le montrant à peine deux ans plus tôt. Son visage était lourd, intense et marqué. Il portait son pantalon d’uniforme vert mais pas la veste… juste une chemise crème aux longues manches retroussées et au col déboutonné. Si c’était une tentative pour avoir l’air décontracté, c’était complètement raté. La tension avait submergé la pièce dès son entrée.

— Elena est installée, annonça-t-il en prenant place sur le divan aux côtés de la comtesse.

Sa posture était ouverte, les mains sur les genoux mais il ne se laissa pas aller confortablement en arrière.

— Cette visite, reprit-il, semble faire resurgir pour elle trop de vieux souvenirs. Elle est assez troublée.

— J’irai lui parler dans un moment, promit la comtesse.

— Bien.

Le regard du comte inspecta Mark. Etonné ? Ecœuré ?

— Bien, répéta-t-il.

Le fameux diplomate dont le boulot consistait à convaincre trois planètes de s’engager sur la voie du progrès restait sans voix, comme s’il était incapable de s’adresser directement à Mark.

— Ils l’ont pris pour Miles ?

Une étincelle amusée passa dans les yeux de la comtesse.

— Il a pris un peu de poids depuis, dit-elle, neutre.

— Je vois.

Le silence s’effondra sur eux.

Mark explosa.

— La première chose que je devais faire en vous voyant, c’était essayer de vous tuer.

— Oui. Je sais.

Le comte s’enfonça sur le divan, les yeux enfin posés sur le visage de Mark.

— Ils m’ont fait pratiquer à peu près vingt méthodes différentes, jusqu’à ce que je sois capable de les exécuter pendant mon sommeil. Mais celle qu’ils auraient préféré me voir utiliser, c’était une capsule collante qui diffuse une toxine paralysante. À l’autopsie, on aurait conclu à une crise cardiaque. Je devais me retrouver seul avec vous et la poser sur n’importe quelle partie de votre corps. L’effet était étrangement lent, pour une drogue mortelle. Je devais attendre, devant vous, une bonne vingtaine de minutes jusqu’à ce que vous mouriez en vous laissant croire que j’étais Miles et que je vous avais tué.

Le comte sourit d’un air lugubre.

— Je vois. Une excellente vengeance. Très artistique. Ça aurait pu marcher.

— En tant que nouveau comte Vorkosigan, j’aurais alors tenté de prendre la tête de l’Empire.

Ça, ça n’aurait pas marché. Ser Galen le savait. En fait, il désirait surtout provoquer un gigantesque chaos de façon que Komarr se soulève. Pour lui, tu n’étais qu’un autre Vorkosigan bon à sacrifier.

Il semblait soudain plus à l’aise à discuter de ces complots grotesques. Il avait l’air plus… professionnel.

— Vous tuer était l’unique raison de mon existence. Il y a deux ans, c’était la seule chose qui me faisait vivre. J’ai enduré toutes ces années avec Galen dans cet unique but.

— Rassure-toi, conseilla la comtesse, la plupart des gens n’ont aucune raison d’exister.

— La SecImp, reprit le comte, a rassemblé un énorme tas de renseignements sur toi dès que le complot a été démasqué. Cela couvre une longue période : depuis l’instant où tu n’étais qu’une lueur de folie dans le regard de Galen jusqu’à ta dernière disparition de la Terre il y a deux mois. Mais, il n’y a rien là-dedans qui suggère que ta… euh, dernière aventure sur l’Ensemble de Jackson était le résultat d’une programmation latente qui te conduirait à mener à bien mon assassinat. Il n’y a pas le moindre doute là-dessus, non ?

Une infime incertitude s’entendait dans sa voix.

— Non, dit Mark avec fermeté. J’ai été assez conditionné pour savoir quand je le suis ou pas. Ce n’est pas quelque chose qu’on peut ignorer. En tout cas, pas avec la façon dont Galen s’y prenait.

— Je ne suis pas d’accord, intervint alors la comtesse. Tu as été conduit à faire ça, Mark. Mais pas par Galen.

Le comte haussa un sourcil inquisiteur. Il semblait aussi surpris que Mark.

— Par Miles, j’en ai bien peur, expliqua-t-elle. De façon bien involontaire.

— Je ne comprends pas, dit le comte.

Mark non plus.

— Je n’ai été en contact avec Miles que pendant quelques jours sur Terre.

— Je ne suis pas certaine que tu sois prêt pour ça mais voilà ce que je pense. Tu as eu exactement trois modèles pour apprendre à devenir un être humain. Les trafiquants de corps jacksoniens, les terroristes komarrans et… Miles. Tu t’es nourri de Miles. Et, j’en suis désolée, mais Miles se prend pour un chevalier errant. Un gouvernement rationnel ne l’autoriserait même pas à posséder un couteau de poche, sans parler d’une flotte spatiale. Et voilà comment, Mark, quand tu as finalement été forcé de faire un choix entre deux monstres assassins et un cinglé… tu as choisi le cinglé.

— Je trouve que Miles fait du très bon travail, objecta le comte.

— Aarh. (La comtesse s’enfouit brièvement le visage dans les mains.) Mon amour, nous parlons d’un jeune homme sur qui Barrayar a fait peser une telle tension, lui a causé de telles douleurs qu’il a dû de toutes pièces créer une nouvelle personnalité pour s’y réfugier. Il a alors persuadé plusieurs milliers de mercenaires galactiques de soutenir sa névrose et, pour couronner le tout, il s’est débrouillé pour que l’empire barrayaran paye la facture. L’amiral Naismith est beaucoup plus qu’un simple agent secret de la SecImp et tu le sais. Je veux bien t’accorder que c’est un génie mais n’essaye pas de me dire qu’il est sain d’esprit. (Une pause.) Non. Ce n’est pas juste. Sa soupape de sécurité fonctionne. Je commencerai vraiment à me faire du souci pour sa santé mentale quand il sera coupé du petit amiral. En fait, il a trouvé une façon extraordinaire de garder son équilibre. (Elle regarda Mark.) Mais c’est aussi quelque chose que personne ne peut imiter.

Mark n’avait jamais pensé une seule seconde que Miles puisse être fou. Pour lui, il était la perfection incarnée. Tout ceci était très troublant.

— Les Dendariis fonctionnent réellement comme le bras armé et caché de la SecImp, fit le comte qui paraissait lui aussi quelque peu troublé. Et souvent, d’une façon spectaculairement efficace.

— Bien sûr. Tu ne laisserais pas Miles les garder si ce n’était pas le cas, alors il se débrouille pour que ça marche. Je ne fais que souligner le fait que leur fonction officielle n’est pas leur fonction unique. Et… si Miles décide un jour qu’il n’a plus besoin d’eux, il ne se passera pas un mois avant que la SecImp trouve une bonne raison pour rompre les ponts avec eux. Et vous serez tous absolument persuadés d’agir en parfaite logique.

Pourquoi ne l’accusaient-ils pas… ? Il rassembla son courage pour le demander à haute voix.

— Pourquoi ne m’accusez-vous pas d’avoir tué Miles ?

D’un regard, la comtesse confia la réponse à son mari qui acquiesça d’un signe de tête. Parlait-il en leur nom à tous les deux ?

— Le rapport d’Illyan indique que Miles a été descendu par un soldat bharaputran.

— Mais il ne se serait pas trouvé dans sa ligne de tir si je n’avais…

Le comte Vorkosigan l’interrompit d’un geste.

— S’il n’avait pas choisi d’une façon complètement idiote de s’y trouver. N’essaye pas de camoufler tes fautes réelles en t’accusant de celles dont tu n’es pas responsable. J’ai, moi-même, commis suffisamment d’erreurs mortelles pour ne pas me laisser abuser par celle-ci. (Il regarda ses bottes.) Nous avons aussi considéré le long terme. Alors que ta personnalité et ta personne sont clairement distinctes de celles de Miles, les enfants que vous engendrerez seront génétiquement identiques. Tu ne seras peut-être pas ce dont Barrayar a besoin mais ton fils peut l’être.

— Tout cela afin de perpétuer le système vor, intervint sèchement la comtesse. Voilà un objectif bien douteux, mon amour. Ou bien est-ce que tu te vois déjà jouant le grand-père du fils hypothétique de Mark comme ton père l’a fait avec Miles ?

— Dieu m’en préserve, grommela le comte avec ferveur.

— Tu dois être conscient de ton propre conditionnement. (Elle s’adressait à Mark.) Le problème… (Son regard se perdit avant de revenir sur lui.)… Si nous ne retrouvons pas Miles, tu n’auras pas simplement à assumer une relation. Tu auras un travail à accomplir. Au minimum, tu seras responsable du bien-être de deux millions de personnes, ici, dans ton district. Tu seras leur voix au Conseil des comtes. C’est un travail pour lequel Miles a été entraîné depuis sa naissance. Je ne suis pas certaine qu’il soit possible d’y envoyer un remplaçant de dernière minute.

Sûrement pas, oh, sûrement pas.

— Je ne sais pas, fit le comte, pensif. J’ai été un remplaçant. Jusqu’à l’âge de onze ans, je ne servais à rien, je n’étais pas l’héritier. J’admets qu’après la mort de mon frère, les événements m’ont forcé à changer. Nous étions tous assoiffés de vengeance durant la Guerre de Yuri le Fou. Quand j’ai enfin pu rouvrir les yeux et respirer un peu, j’avais déjà pleinement assimilé le fait que je serai comte un jour. Même si je ne me rendais pas compte qu’il faudrait attendre encore cinquante ans. Il est possible que toi aussi, Mark, tu bénéficies d’un grand nombre d’années pour étudier et t’entraîner. Mais il est aussi possible que mon comté soit tien dès demain.

Le bonhomme avait soixante-douze ans, un âge moyen pour un galactique, un vieil homme sur Barrayar la rude. Le comte Aral s’était dépensé sans compter. S’était-il déjà épuisé ? Son père, le comte Piotr, avait vécu vingt années de plus que ça : une vie entière.

— Barrayar acceptera-t-elle un clone à votre place ? s’enquit-il, dubitatif.

— Eh bien, il est plus que temps de commencer à faire passer quelques lois, d’une manière ou d’une autre. Tu serviras de test. En pesant de tout mon poids, je pourrai sans doute leur faire avaler ça…

Là-dessus, Mark n’avait aucun doute.

–… Mais démarrer une guerre législative est un peu prématuré tant que nous ne saurons pas à quoi nous en tenir avec cette cryochambre. Pour l’instant, la version officielle, c’est que Miles est absent pour raison professionnelle et que tu nous rends visite pour la première fois. Ce qui est l’exacte vérité. Je n’ai nul besoin de souligner que les détails sont classés top secret.

Mark secoua puis hocha la tête en signe d’approbation. Ça tournait un peu dans son crâne.

— Mais… est-ce nécessaire ? Imaginez que je n’existe pas et que Miles se soit fait tuer quelque part Ivan Vorpratil serait votre héritier.

— Oui, dit le comte, et ce serait la fin des Vorkosigan, après onze générations.

— En quoi serait-ce un problème ?

— Ce serait un problème parce que ce n’est pas le cas. Tu existes. Le problème est… que j’ai toujours voulu que le fils de Cordélia soit mon héritier. Note, si tu veux bien, que nous sommes en train de discuter d’une propriété assez considérable selon les normes standards.

— Je croyais que la plupart de vos terres ancestrales luisent la nuit après la destruction nucléaire de Vorkosigan Vashnoi.

Le comte haussa les épaules.

— Il en reste quelques morceaux. Cette résidence, par exemple. Mais mon héritage ne se résume pas à des terres. Comme Cordélia l’a dit, il s’agit d’un boulot à temps complet. Si nous t’accordons tes droits, tu dois aussi accepter tes devoirs.

— Vous pouvez tout garder, fit Mark avec sincérité. Je renonce à tout. Je signerais n’importe quoi.

Le comte grimaça.

— Ce n’est pas tout à fait aussi simple, Mark, dit la comtesse. Tu ne veux peut-être pas y penser mais certains y penseront pour toi. Tu dois juste être conscient de tous les non-dits.

Le comte acquiesça d’un air absent. Il émit un léger soupir comme un sifflement. Quand il leva à nouveau les yeux, il paraissait effroyablement grave.

— C’est la vérité. Et, à propos de non-dits, il y en a un particulièrement important. À tel point que ce n’est plus un non-dit mais un non-dicible. Tu dois être prévenu.

Ça semblait effectivement indicible puisque le comte Vorkosigan lui-même avait du mal à cracher le morceau.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? s’inquiéta Mark.

— Il existe une… théorie généalogique assez aléatoire. Une des six lignées possibles me met en position d’hériter de l’empire si l’empereur Gregor meurt sans héritier.

— Oui, fit Mark avec impatience, je le sais, bien sûr. Le complot de Galen comptait utiliser cet argument. Vous, puis Miles, puis Ivan.

— Oui, eh bien, maintenant c’est moi, puis Miles, puis toi, puis Ivan. Et Miles est – techniquement – mort pour l’instant. Ce qui fait qu’il n’y a plus que moi avant qu’on ne te prenne pour cible. Pas en tant qu’imitation de Miles mais en tant que Mark.

— C’est débile ! explosa Mark. C’est encore plus cinglé que l’idée de faire de moi le comte Vorkosigan !

— Accroche-toi à ça, conseilla la comtesse. Accroche-toi bien et ne laisse jamais personne s’imaginer que tu penses autrement.

Je suis tombé dans un asile de fous.

— Si qui que ce soit tente d’avoir avec toi une conversation à ce sujet, rapporte-le immédiatement à Cordélia, à Illyan ou à moi, ajouta le comte.

Mark avait battu en retraite dans son fauteuil aussi loin qu’il le pouvait.

— Oui…

— Tu es en train de lui faire peur, chéri, remarqua la comtesse.

— Sur ce sujet, la paranoïa est la clé d’une bonne santé, gronda le comte, lugubre. (Il observa Mark un moment.) Tu sembles fatigué. Nous allons te montrer ta chambre. Tu pourras te laver et te reposer un peu.

Ils se levèrent tous en même temps. Mark les suivit dans le hall d’entrée. La comtesse hocha la tête en direction d’une voûte.

— Je vais prendre le tube et monter voir Elena.

— Bien, fit le comte.

Mark n’eut pas d’autre choix que de le suivre dans l’escalier. Deux étages plus haut, il ne se faisait plus d’illusion sur sa condition physique : il était aussi essoufflé que le vieil homme. Le comte s’arrêta devant la troisième porte dans le couloir.

Comme dans un rêve, Mark demanda :

— Vous ne me mettez pas dans la chambre de Miles, hein ?

— Non. Mais cette chambre a été la mienne, autrefois, quand j’étais enfant.

Avant la mort de son frère, bien sûr. La chambre du second fils. C’était presque aussi énervant.

— Ce n’est qu’une chambre d’ami, maintenant.

Le comte poussa une nouvelle porte en bois, elle aussi montée sur de simples gonds. La pièce était claire, ensoleillée. L’antique mobilier en bois fait main et d’une immense valeur comprenait un lit et plusieurs coffres. Une console domestique contrôlait la lumière et des fenêtres électroniques avaient été installées de façon incongrue derrière des persiennes en bois sculpté.

Mark pivota et entra en collision avec le regard interrogateur du comte. C’était mille fois pire qu’avec les Dendariis et la façon dont leurs yeux proclamaient : « J’aime Naismith. » Il se serra les tempes entre les mains.

— Miles n’est pas là-dedans !

— Je sais, dit calmement le comte. C’est… moi que je cherchais. Et Cordélia. Et toi.

Ensorcelé malgré lui, Mark chercha à son tour ce qui dans le comte lui ressemblait. Il n’était sûr de rien. Peut-être les cheveux… avant. Miles et lui partageaient la même chevelure sombre que le jeune amiral Vorkosigan dans les vids. Intellectuellement, il savait qu’Aral Vorkosigan était le fils cadet du comte Piotr mais son frère aîné était mort depuis soixante ans. Il était stupéfait que le vieux comte se soit immédiatement souvenu de son frère pour faire le rapport avec lui. C’était étrange et effrayant. Je devais tuer cet homme. Je pourrais encore le faire. Il ne se protège absolument pas.

— Vos gens de la SecImp n’ont même pas pris la peine de me passer au thiopenta. Vous ne craignez pas que je ne sois encore programmé pour vous assassiner ?

Ou alors représentait-il une menace si infime ?

— Je pensais que tu avais déjà tué l’image de ton père. Que la catharsis suffisait.

Une grimace incurva les lèvres du comte.

Mark se souvint de la stupéfaction de Galen au moment où le rayon du brise-nerfs l’avait touché en pleine tête. Mark se dit qu’il y avait peu de chances qu’au moment de mourir, Aral Vorkosigan ait l’air surpris.

— Tu as sauvé la vie de Miles, à cet instant, d’après la description qu’il m’a faite, reprit le comte. Tu as choisi ton camp, sur Terre, il y a deux ans. D’une façon particulièrement efficace. J’ai beaucoup de craintes à ton sujet, Mark, mais que tu me donnes la mort n’en fait pas partie. Tu ne le crois sans doute pas mais tu as su susciter – et mériter – le respect de ton frère. À mon avis, vous êtes à égalité là-dessus.

— Mon progéniteur. Pas mon frère, dit Mark, raide et congelé.

— Cordélia et moi sommes tes progéniteurs, affirma le comte avec fermeté.

Tout le corps difforme de Mark hurlait le contraire.

Le comte haussa les épaules.

— Quoi que soit Miles, nous l’avons fait. Tu as sans doute raison de nous approcher avec prudence. Il se peut que nous ne soyons pas bons pour toi, non plus.

Le ventre de Mark frémit d’un abominable désir refréné par une terreur tout aussi abominable. Des progéniteurs. Des parents. Il n’était pas certain de vouloir des parents si tard. C’était trop énorme. Ils étaient trop énormes. Il se sentait invisible dans leur ombre, brisé comme du verre, annihilé. Soudain, il eut l’étrange envie d’être avec Miles. Quelqu’un de son âge et de sa taille. Quelqu’un à qui il pouvait parler.

Le comte détailla à nouveau la chambre à coucher.

— Pym a sûrement dû ranger tes affaires.

— Je n’ai pas d’affaires. Juste les vêtements que je porte… monsieur.

Il avait été incapable de retenir ce titre honorifique.

— Tu devais bien en avoir d’autres !

— Ce que j’ai ramené de la Terre se trouve dans un placard de consigne sur Escobar. Se trouvait… Comme je n’ai plus payé depuis un bout de temps, ça a dû être confisqué.

Le comte l’examina.

— J’enverrai quelqu’un prendre tes mesures et te fournir tout ce dont tu as besoin. Dans des circonstances plus normales, nous te ferions visiter la ville. On te présenterait à quelques amis. On te ferait faire quelques tests d’aptitude afin d’approfondir ton éducation. On fera sans doute ça un jour.

Une école ? De quel genre ? Se retrouver à l’académie militaire barrayarane équivalait pour Mark à une véritable descente aux enfers. L’obligeraient-ils… ? Il y avait moyen de résister. Il était bien parvenu à ne pas utiliser la garde-robe de Miles.

— Si tu désires quoi que ce soit, sonne Pym sur ta console.

Des serviteurs humains. Vraiment très étrange. La peur physique qui lui fouillait les tripes commençait à se dissiper, remplacée par une angoisse générale assez indéfinissable.

— Puis-je avoir quelque chose à manger ?

— Ah… s’il te plaît, dîne avec nous dans une heure. Pym te montrera où se trouve le salon jaune.

— Je sais où il est. À l’étage inférieur, un couloir vers le sud, troisième porte à droite.

Le comte haussa un sourcil.

— Correct.

— Je vous ai étudiés, vous voyez.

— Tant mieux. Nous t’avons étudié, nous aussi. On a tous appris notre petite leçon.

— À quand l’examen ?

— C’est bien là le hic. Il n’y a pas d’examen. C’est la vraie vie.

Et la vraie mort.

— Je suis désolé, s’exclama soudain Mark.

Pour Miles ? Pour lui-même ? Il n’en savait rien.

Le comte parut lui aussi se poser cette question.

Un bref sourire ironique lui tordit une lèvre.

— Eh bien… D’une certaine façon, c’est presque un soulagement de savoir que ça ne peut pas être pire. Avant, quand Miles disparaissait, on ne savait pas où il était, ce qu’il pourrait faire pour, euh… accroître la pagaille. Au moins, cette fois-ci, nous savons qu’il ne peut pas se fourrer dans un pire merdier.

Après un bref salut de la main, le comte s’en fut. Il n’avait pas une seule seconde franchi le seuil de la chambre de Mark, il n’avait jamais tenté de s’imposer. En le suivant des yeux, trois façons de le tuer traversèrent l’esprit de Mark. Mais cet entraînement semblait dater de la préhistoire. De toute manière, il n’était pas en état en ce moment. Grimper les escaliers l’avait épuisé. Il referma la porte et se laissa tomber dans le lit. Il tremblait.

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