19

Avec le souffle vint la douleur.

Il était dans un lit d’hôpital. Cela, au moins, il le sut avant d’ouvrir les yeux, à cause de l’inconfort, de la fraîcheur et de l’odeur. Il n’avait pas trop de doutes là-dessus. L’impression était familière. Et déplaisante. Il cligna des paupières pour s’apercevoir que ses yeux étaient recouverts de gaze médicale. Une sorte de film, de pellicule odorante, translucide et collante. C’était comme d’essayer de voir à travers un panneau de verre couvert de graisse. Il cligna encore et parvint à avoir une vision limitée. Puis il dut arrêter et reprendre son souffle après ce terrible effort.

Il y avait quelque chose qui n’allait absolument pas avec sa respiration : ce halètement laborieux qui ne lui donnait pas assez d’air. Et ça sifflait. Le sifflement provenait d’un tube en plastique dans sa gorge, comprit-il, en essayant de déglutir. Ses lèvres étaient sèches et craquelées : le tube qui lui bloquait la bouche l’empêchait de les humecter. Il essaya de bouger. Des centaines de points douloureux se réveillèrent dans son corps, le brûlant jusqu’aux os. Il avait des tuyaux dans les bras. Dans les oreilles. Et le nez.

Il y en avait beaucoup trop de ces maudits tubes. C’était mauvais signe, se dit-il sans savoir d’où lui venait cette impression. Dans un effort héroïque, il tenta de lever la tête pour voir son propre corps. Le tube dans sa gorge bougea douloureusement.

La rangée des côtes. Le ventre maigre et creux. Des traces rouges qui se promenaient partout sur sa poitrine, comme si une araignée aux longues pattes était tapie juste sous sa peau, sur le sternum. De la colle chirurgicale recouvrait de multiples incisions faites en tous sens. Des cicatrices écarlates dessinaient la carte d’un delta fluvial. Il était couvert de senseurs. D’autres tuyaux jaillissaient d’orifices qui n’auraient pas dû être là. Il eut une brève vision de ses organes génitaux : un machin décoloré et avachi. Là aussi, il y avait un tube. Une douleur là-bas aurait été subtilement rassurante mais il ne sentait rien, rien du tout. Il ne sentait pas ses jambes ni ses pieds même s’il les voyait. Tout son corps était recouvert de cette gaze collante. Sa peau pelait par vilaines plaques pâles coincées dans ce truc. Sa tête retomba sur un coussin et des nuages noirs brouillèrent sa vue. Trop de tuyaux. Mauvais…


Il flottait dans une mélasse de fragments de rêves et de douleur quand la femme arriva.

Elle envahit sa vision brouillée.

— On va enlever le régulateur, maintenant.

Sa voix était claire et basse. Les tubes de ses oreilles avaient disparu, à moins qu’il ne les eût rêvés.

— Votre nouveau cœur va battre et vos poumons vont fonctionner tout seuls.

Elle se pencha sur sa poitrine douloureuse. Jolie femme, dans le genre intellectuelle élégante. Il était désolé de n’être habillé que de colle, devant elle, même s’il lui semblait qu’il s’était déjà débrouillé avec moins que ça. Il ne se souvenait ni où ni comment. Elle fit quelque chose à l’araignée. Il vit sa peau se séparer à partir d’une mince fente rouge puis être à nouveau scellée. On aurait dit qu’elle lui enlevait le cœur telle une antique prêtresse accomplissant un sacrifice. Ce ne devait pas être ça car sa laborieuse respiration ne s’arrêtait pas. Mais elle lui avait sûrement enlevé quelque chose car elle posa ce quelque chose sur un plateau tenu par son assistant.

— Voilà.

Elle l’observait attentivement.

Il l’observa en retour, essayant de chasser à coups de paupières les distorsions dues à la gaze. Elle avait des cheveux raides, d’un noir soyeux, noués en un chignon négligé à l’arrière du crâne. De fines mèches volaient autour de son visage. Une peau dorée. Des yeux marron et lourds à peine bridés. Des cils noirs. Le nez était délicatement arqué. Un visage plaisant, original, qui n’avait pas été artificiellement altéré pour lui donner une beauté mathématique. Un visage rendu plus vivant encore par la tension qui l’habitait. Pas un visage vide. Quelqu’un d’intéressant se trouvait là-dedans. Mais, hélas, pas quelqu’un qu’il connaissait.

Grande, mince, elle portait une blouse vert pâle sur ses autres vêtements. « Docteur. » C’était une bonne tentative mais ce fut un gargouillis informe qui sortit autour du tuyau qu’il avait dans la bouche.

— Je vais vous enlever ce tube maintenant, lui dit-elle.

Elle arracha quelque chose qui lui collait les joues et les lèvres… de la gaze ? De nouvelles peaux mortes vinrent avec. Gentiment, elle retira le tube de la gorge. Il s’étrangla. C’était comme si on lui tirait un serpent de l’œsophage. Il faillit perdre conscience. Il avait encore un autre tuyau dans le nez. De l’oxygène ?

Il bougea la mâchoire et déglutit pour la première fois depuis… depuis… Sa langue était épaisse et enflée. Sa poitrine lui faisait un mal atroce. Mais la salive afflua. Sa bouche sèche se réhydrata. Personne n’appréciait la salive à sa juste valeur. Il fallait en être privé pour comprendre. Son cœur battait vite et faiblement comme des ailes de mouche. Cette sensation lui parut inquiétante mais, au moins, il sentait quelque chose.

— Comment vous appelez-vous ? lui demanda-t-elle.

La terreur subliminale qu’il avait scrupuleusement ignorée jusque-là lui griffa le cou. Paniqué, il respira encore plus vite. Malgré l’oxygène, il ne recevait pas assez d’air. Et il ne pouvait pas répondre à cette question.

— Aah, murmura-t-il. Ag…

Il ne savait pas qui il était, ni comment il avait hérité de toutes ces étranges douleurs. Cette ignorance le terrifiait davantage que la souffrance.

Le jeune homme en veste médicale bleu pâle ricana.

— Je crois que je vais gagner mon pari. Ce type a été coagulé jusqu’aux yeux. Il n’a plus rien qui fonctionne là-dedans.

Il se tapa le front.

Agacée, la jeune femme fronça les sourcils.

— Les patients ne sortent pas de cryostase comme un repas du micro-onde. Il leur faut une convalescence, exactement comme si leurs blessures ne les avaient pas tués, et même plus longue que cela. Je ne pourrai pas évaluer l’état de ses fonctions supérieures avant un jour ou deux.

Elle n’en sortit pas moins quelque chose de pointu et brillant de sa poche dont elle se servit pour le toucher ici et là tout en consultant un moniteur situé au-dessus de sa tête. Sa main droite se dressa quand elle l’effleura. Elle sourit. Ouais, et quand ma bite se dressera dans une main, je rigolerai moi aussi, pensa-t-il, pris de vertige.

Il aurait voulu parler. Il voulait dire à ce type en bleu de faire un saut en enfer et d’y emporter son pari avec lui. Tout cela se rassembla dans sa bouche dans un sifflement creux. Il trembla de dépit. Il devait fonctionner… ou mourir. Cela, il en était certain. Sois le meilleur ou sois détruit.

D’où lui venait cette certitude, il n’en savait rien. Qui allait le tuer ? Il ne savait pas. Eux, des gens sans visage. Pas le temps de se reposer. Marche ou crève.

Le duo médical s’en fut. Poussé par une peur obscure, il essaya de faire des exercices, de la gymnastique dans son lit. Seule sa main droite bougeait. Alerté par son agitation transmise sur son moniteur, le jeune assistant revint et lui administra un sédatif. Quand l’obscurité se referma à nouveau sur lui, il eut envie de hurler. Après cela, il eut de très vilains rêves. Le pire étant qu’à son réveil, il ne se rappelait pas leur contenu mais seulement qu’ils étaient atroces.


Une éternité plus tard, le docteur revint le nourrir. Ou quelque chose comme ça.

Elle toucha un contrôle pour hausser la tête de son lit et annonça sur le ton de la conversation :

— Si on essayait votre nouvel estomac, mon ami ?

Son ami ? L’était-il ? Il avait bien besoin d’un ami, c’était une certitude.

— Soixante millilitres de solution glucosée… de l’eau sucrée. Le premier repas de votre vie, pour ainsi dire. Je me demande si vous avez déjà assez de contrôle musculaire pour boire à la paille.

Il l’avait. Dès qu’elle eut fait monter quelques gouttes de liquide pour amorcer le processus. Sucer, avaler, il ne fallait pas trop de muscles pour ça. Sauf qu’il fut incapable de tout boire.

— Ça ira, chuchota-t-elle. Votre estomac n’a pas encore assez poussé. Et votre cœur et vos poumons non plus. Lilly était pressée de vous réveiller. Tous vos organes remplacés sont un peu trop jeunes, trop petits pour votre corps. Ce qui signifie qu’ils travaillent plus qu’ils ne devraient et qu’ils ne pousseront pas aussi vite que dans une cuve. Vous allez être essoufflé pendant un moment. D’un autre côté, ça les rendait plus faciles à installer. J’avais un peu plus de place pour travailler… j’ai apprécié.

Il n’était pas tout à fait sûr qu’elle s’adressait à lui. Peut-être se parlait-elle à elle-même comme une personne seule le ferait avec son chat ou son chien. Elle lui enleva le gobelet et revint quelques secondes plus tard avec une bassine, des éponges et des serviettes pour le laver. Systématiquement. Pourquoi une chirurgienne effectuait-elle la tâche d’une infirmière ? DR. R. DURONA, annonçait le nom sur sa poche de poitrine. Mais elle semblait procéder à une sorte d’examen neurophysiologique en même temps. Pour vérifier le travail ?

— Vous êtes un drôle de petit mystère, vous savez ?

Je vous ai reçu un beau jour dans une caisse. Raven dit que vous êtes trop petit pour un soldat mais j’ai extirpé assez de morceaux de tenue de camouflage, de filaments d’écran anti-brise-nerfs, sans parler des quarante-six fragments de grenade pour conclure de façon assez certaine que vous ne faisiez pas que passer dans le coin. Quoi que vous soyez, cette grenade vous était destinée. Elle portait votre nom. Malheureusement, il n’est pas écrit sur les fragments. (Elle soupira à moitié pour elle-même.) Qui êtes-vous ?

Elle n’attendait pas de réponse, ce qui était aussi bien. L’effort consenti pour avaler l’eau sucrée l’avait épuisé. Une autre question tout aussi pertinente était : Où était-il ? Et il enrageait qu’elle – qui avait sûrement la réponse – ne pensait même pas à le lui dire. La chambre, sans fenêtre, faisait partie d’un complexe médical sophistiqué et anonyme. Sur une planète, pas sur un navire.

Comment je sais ça ? Dans son esprit, la vague image d’un navire s’émietta quand il voulut la contempler. Quel navire ? Et quelle planète ?

Il devrait y avoir une fenêtre. Une grande fenêtre par où on verrait une ville blottie sous la brume avec une rivière torrentueuse qui la traversait. Et des gens. Des tas de gens auraient dû être ici. Des gens qui avaient le droit d’être présents. Mais, il n’avait aucune image d’eux. Ce mélange de familiarité avec les lieux médicaux et d’étrangeté avec lui-même lui nouait le ventre.

Les linges de nettoyage étaient glacés, irritants mais il était heureux d’être enfin débarrassé de la gaze, sans parler des croûtes dégoûtantes qui s’arrachaient avec. Il avait l’impression d’être un lézard. Il faisait sa mue. Quand elle eut terminé, tous les flocons blancs et secs, toutes les croûtes avaient disparu. Sa nouvelle peau était très rouge, à vif.

Elle lui étala de la crème dépilatoire sur le visage. C’était bien inutile et ça piquait foutrement. Il décida qu’il aimait ces piqûres. Il commençait à se détendre et à apprécier ses soins, aussi intimes et embarrassants qu’ils fussent. Elle lui rendait au moins la dignité d’être propre et elle n’avait rien d’une ennemie. Une espèce d’alliée, au moins à un niveau somatique. Elle débarrassa son visage de la crème, de sa barbe et d’une bonne dose de peau. Et elle le coiffa. Malheureusement, comme sa peau, ses cheveux avaient tendance à tomber par plaques alarmantes.

— Voilà, fit-elle, apparemment satisfaite. (Elle lui tint un grand miroir devant le nez.) Vous reconnaissez quelqu’un ?

Il était conscient qu’elle l’observait attentivement. Très attentivement.

C’est moi, ça ? Bon… va falloir que je m’y habitue. Ça devrait être possible. La peau comme une toile orange tendue sur les os. Le nez proéminent, le menton aigu… les yeux gris semblaient bizarrement abrutis, leur blanc d’un beau carmin. Les cheveux noirs poussaient par touffes éparses comme chez un galeux. Il avait vraiment espéré quelque chose d’un peu moins déprimant.

Il essaya de parler, de demander. Sa bouche bougea mais, comme ses pensées, ne parvint pas à trouver sa cohérence. Il cracha de l’air et de la bave. Il ne pouvait même pas jurer ce qui lui en donnait encore plus envie. Tout cela ne tarda pas à dégénérer en gargouillis furibond. Elle enleva en hâte le miroir et l’examina avec inquiétude.

— En voyant votre cryochambre, Lilly a dit que c’était la boîte de Pandore, murmura-t-elle. Mais moi, je la voyais plus comme le cercueil de cristal magique d’un chevalier. Si seulement, un baiser suffisait à vous réveiller.

Elle se pencha, les yeux mi-clos, les cils papillonnant et posa les lèvres sur les siennes. Il resta très tranquille, mi-satisfait, mi-paniqué. Elle se redressa, l’observa encore un moment et soupira.

— Je ne croyais pas vraiment que ça marcherait. Peut-être que je ne suis pas la bonne princesse.

Vous avez un goût étrange en ce qui concerne les hommes, madame. J’ai de la chance…

Eprouvant un réel espoir pour la première fois depuis qu’il avait repris conscience, il la laissa partir sans rien tenter. Elle reviendrait sûrement. Cette fois-ci, un sommeil naturel le saisit. Il n’en fut pas particulièrement ravi – et si je mourais avant de me réveiller ? – mais son corps en avait besoin et ça effaçait la douleur.


Lentement, il gagna le contrôle de son bras gauche. Puis, il obligea sa jambe droite à se tordre. Sa belle dame revint lui faire avaler un peu d’eau sucrée mais il n’y eut pas de doux baiser au dessert. Il réussit à faire bouger sa jambe gauche et elle revint. Mais, cette fois-ci, quelque chose d’horrible s’était passé.

Le Dr. Durona avait vieilli de dix ans et était devenue très froide. Glacée. Ses cheveux, séparés par une raie au milieu du crâne, étaient coupés à hauteur des mâchoires. Des mèches d’argent brillaient dans 1’ébène. Ses mains, tandis qu’elle l’aidait à s’asseoir, étaient plus sèches, plus froides, plus sévères. Pas caressantes du tout.

Je suis passé dans un trou du temps. Non. J’ai été à nouveau congelé. Non. Je mets trop longtemps à guérir et elle en a marre que je la fasse attendre. Non… La confusion régnait en lui. Il venait de perdre la seule amie qu’il avait et il ne savait pas pourquoi. J’ai détruit notre joie…

Elle lui massa les jambes, très professionnellement, lui fournit une chemise de malade et l’obligea à se mettre debout. Il faillit s’évanouir. Elle le remit au lit et s’en fut.

Quand elle revint la fois suivante, elle avait encore changé de coiffure. Cette fois, elle avait les cheveux longs, serrés dans une bague derrière la nuque. La queue de cheval s’arrêtait net entre les omoplates et les mèches d’argent étaient plus épaisses. Elle avait pris encore dix ans, il l’aurait juré. Qu’est-ce qui m’arrive ? Ses manières s’étaient un peu radoucies mais pas autant qu’au début. Elle le fit marcher à travers la chambre, un aller-retour qui l’épuisa complètement. Après quoi, il dormit à nouveau.

Il fut profondément déprimé de la voir revenir dans son incarnation froide, aux cheveux courts. Il devait l’admettre : elle était efficace, elle savait le mettre debout et le faire bouger. Elle lui aboyait dessus comme un sergent instructeur mais, avec son aide, il marchait. Puis il marcha sans assistance. Pour la première fois, elle l’entraîna hors de la chambre, dans un petit couloir qui se terminait par une porte coulissante. Arrivés là, ils firent demi-tour.

Ils entamaient un nouveau circuit quand cette porte glissa et laissa passer le Dr. Durona. Celle à la queue de cheval. Il se tourna vers le Dr. Durona aux cheveux courts derrière lui et eut envie de pleurer. Ce n’est pas juste. Vous faites tout pour que je n’y comprenne rien. Le Dr. Durona rejoignit le Dr. Durona. Il cligna des yeux pour chasser ses larmes et se concentra sur l’étiquette sur leur poitrine. Cheveux-courts était le Dr. C. Durona. Queue-de-cheval, le Dr. P. Durona. Mais où est mon Dr. Durona ? Je veux le Dr. R.

— Salut, Chrys, comment se débrouille-t-il ? demanda Dr. P.

— Pas trop mal, répondit Dr. C. Je viens de lui imposer une bonne petite séance.

— C’est ce que je vois…

Dr. P. se précipita pour l’aider à le rattraper au moment où il s’effondrait. Il était incapable d’obliger sa bouche à former des mots : ils sortaient en hoquets étranglés.

— Tu en as peut-être fait un peu trop, non ? reprit Dr. P.

— Pas du tout, dit Dr. C. qui le soutenait de l’autre côté. (Ensemble, elles le ramenèrent dans son lit) Mais il semble bien que la guérison mentale suivra la guérison physique chez celui-là. Ce qui n’est pas bon. La situation est tendue. Lilly s’impatiente. Il faudrait qu’il recommence à fonctionner assez vite ou il ne nous sera d’aucune utilité.

— Lilly n’est jamais impatiente, dit Dr. P. sur un ton de reproche.

— Elle l’est cette fois-ci, maugréa Dr. C.

— Tu crois que la guérison mentale va vraiment avoir lieu ?

Elle l’aidait à le recoucher.

— Impossible de savoir. Rowan nous a garanti que physiquement tout irait bien… Incroyable, le travail qu’elle a réalisé. Par ailleurs, il y a plein d’activité électrique dans son cerveau. Ça doit vouloir dire qu’il y a quelque chose qui est en train de guérir.

— Oui, mais ça va pas guérir en une seconde, fit une voix chaude et amusée depuis le couloir. Qu’est-ce que vous faites toutes les deux à mon pauvre patient ?

C’était le Dr. Durona. Encore. Ses longs cheveux noirs comme l’ébène – pas un seul fil blanc – étaient rassemblés dans un chignon sommaire. Il guetta avec inquiétude son nom sur sa poitrine tandis qu’elle approchait en souriant. Dr. R. Durona. Son Dr. Durona. Il geignit de soulagement. Il n’aurait pas supporté de voir arriver un quatrième Dr. Durona. Cette confusion était pire que la douleur physique. Ses nerfs semblaient plus atteints que son corps. C’était comme d’être dans un de ses rêves, sauf que ses rêves étaient bien plus désagréables, avec des flots de sang et des membres arrachés, tandis que là, il était tranquillement allongé dans une pièce où la même femme en trois exemplaires discutait de son cas.

— De la physiothérapie, dit Dr. C. Autrement dit, de la torture.

Voilà qui expliquait tout…

— Reviens le torturer plus tard, l’invita Dr. R. Mais… gentiment.

— Je peux le pousser un peu ? (Le Dr. C. avait soudain retrouvé tout son sérieux. La tête penchée, le regard intense, elle prenait des notes sur son tableau portable.) Tu sais, en haut, on commence à être un peu pressé.

— Je sais. Pas plus d’une séance toutes les quatre heures tant que je ne te l’aurai pas signalé. Et son rythme cardiaque ne doit pas dépasser cent quarante.

— Tant que ça ?

— Inévitable conséquence du fait qu’il est trop petit.

— C’est toi qui décides, chérie.

Le Dr. C. referma son tableau, le tendit au Dr. R. et sortit. Le Dr. P. la suivit.

Son Dr. Durona, Dr. R., se glissa à ses côtés, sourit et lui enleva une mèche de l’œil.

— Bientôt, vous aurez besoin d’une coupe de cheveux. Et ça commence à repousser là où vous les avez perdus. C’est très bon signe. Avec tout ce qui se passe autour de vous, je pense qu’il doit se passer quelque chose en vous, non ?

Oui, des spasmes hystériques… Une larme qui traînait au coin de ses paupières depuis son accès de terreur un peu plus tôt se mit à couler. Elle la toucha.

— Oh, murmura-t-elle avec une inquiétude qu’il trouva soudain embarrassante.

Je ne suis pas… Je ne suis pas… Je ne suis pas un mutant. Quoi ?

Elle se pencha plus près.

— Comment vous appelez-vous ?

Il essaya.

— Whzz… d’buh… (Sa langue ne lui obéissait pas. Il connaissait les mots mais il n’arrivait pas à les faire sortir.)… Zpp’lé… veu ?

Elle se réjouit.

— Vous me répétez ? C’est un début…

— Ngh ! Veu… veu !

Il toucha la poche de sa poitrine, espérant qu’elle ne s’imaginerait pas qu’il tentait de la peloter.

— Quoi ? (Elle baissa les yeux.) Vous me demandez mon nom ?

— Gh ! Gh !

— Je suis le Dr. Durona.

Il gémit et roula des yeux.

— Je m’appelle Rowan.

Il retomba sur l’oreiller, haletant de soulagement. Rowan. Joli nom. Il voulait lui dire que c’était un joli nom. Et si elles s’appelaient toutes Rowan ? Non, le sergent-major se nommait Chrys. Tout allait bien. Il pouvait séparer son Dr. Durona du troupeau en cas de besoin. Elle était unique. D’une main fébrile, il toucha les lèvres de Rowan puis les siennes mais elle ne saisit pas l’allusion et ne l’embrassa pas.

À regret et parce qu’il n’avait pas la force de la retenir, il lâcha sa main. Peut-être avait-il rêvé ce baiser. Peut-être était-il en train de rêver tout ceci.


Après son départ, un long moment incertain passa mais, pour une fois, il ne s’endormit pas. Il gisait éveillé, surnageant dans un flot de pensées inquiétantes et déconnectées. Il rencontrait parfois d’étranges épaves mentales, une image ici, ce qui aurait pu être un souvenir là, mais dès que son attention se fixait pour les examiner, le flot de pensées se pétrifiait et la panique le submergeait à nouveau. Bon, c’était comme ça. Il pouvait s’y prendre autrement, étudier son esprit indirectement. Observer ce qu’il savait et jouer le détective à la recherche de sa propre identité. Si tu ne peux pas faire ce que tu veux, fais ce que tu peux. Et s’il ne pouvait répondre à cette question : qui était-il ? Il pouvait au moins enquêter sur cette autre : était-il ? Ses capteurs avaient disparu. Il n’était plus suivi sur un moniteur.

Il régnait un silence total. Il se glissa hors du lit et navigua jusqu’à la porte qui s’ouvrit automatiquement. Le petit couloir était faiblement éclairé : c’étaient les heures de nuit.

En plus de la sienne, il y avait quatre autres chambres dans le couloir. Aucune n’avait de fenêtre. Ni d’autres patients. Un petit bureau de surveillance était vide… non. Une tasse fumante était posée à côté du plateau de la console allumée. Quelqu’un allait revenir bientôt. Il fila en vitesse vers l’unique porte de sortie au bout du couloir. Elle s’ouvrit automatiquement.

Un autre petit couloir. Deux blocs chirurgicaux tien équipés. Les deux éteints, propres et silencieux.

Toujours pas de fenêtre. Deux pièces de rangement l’une verrouillée, l’autre pas. Elle était bourrée d’équipement biomédical, bien plus qu’il n’en était nécessaire pour une simple clinique de soins. L’endroit donnait plutôt l’impression d’un centre de recherche.

Comment je le sais… ? Non. Ne te demande rien. Continue, c’est tout. Un tube ascensionnel lui faisait signe au bout du couloir. Le simple fait de respirer lui faisait mal mais il devait saisir sa chance. Vas-y, vas-y, vas-y.

Où qu’il fût, il était tout en bas. Le plancher du tube était sous ses pieds. L’obscurité du tube était brisée plus haut par des signaux indiquant C-3, C-2, C-l. Le tube était débranché. Il réfléchit. Il pouvait le rebrancher et risquer d’allumer un signal sur un panneau de sécurité quelque part (comment savait-il une chose pareille ?) ou bien il pouvait le laisser éteint et grimper à l’échelle de sécurité. Il essaya le premier barreau de l’échelle. Sa vision s’obscurcit. Il reposa prudemment le pied à terre et brancha le tube.

Il s’éleva doucement jusqu’au niveau C-l et sortit. Un petit hall avec une seule porte, solide et neutre. Elle s’ouvrit devant lui et se referma derrière lui. Décidément, les portes étaient bien obligeantes ici. Il examina ce qui devait être une pièce de stockage des poubelles et se retourna. Sa porte avait disparu.

Il lui fallut une bonne minute de terreur et d’examen pour se convaincre que sa cervelle éprouvée ne lui jouait pas un tour. La porte se fondait parfaitement dans le mur. Et il venait de s’enfermer dehors. Il la tâtonna frénétiquement mais elle refusa de se rouvrir. Sous ses pieds nus, le sol de béton était gelé. La tête lui tournait et il se sentait horriblement fatigué. Il voulait retourner au lit.

Tu veux y retourner juste parce tu ne peux pas yretourner. Pervers. Continue, s’ordonna-t-il. En se soutenant ici et là, il atteignit l’autre porte de la salle. Celle-là aussi se verrouillait de l’extérieur comme il le découvrit à son grand regret quand elle se scella derrière lui. Continue.

Il se trouvait dans un autre petit hall avec un autre tube de montée. Ici aussi, il se trouvait au bout de la ligne : -2. Au-dessus, il y avait -1,0, 1,2 et ainsi de suite. Il monta au point 0. Le rez-de-chaussée ? Oui. Il sortit dans un hall obscur.

L’endroit était net, élégamment meublé mais à la manière d’un bureau et non d’une maison. Il y avait des plantes en pot et un bureau de réception ou de sécurité. Personne. Pas de signalisation. Mais il y avait des fenêtres et des portes transparentes. Enfin. Le verre réfléchissait les faibles lueurs de l’intérieur. Dehors, il faisait nuit. Il se pencha vers la comconsole. Gagné. Enfin un endroit où s’asseoir, où trouver des renseignements en abondance. Merde, c’était un modèle à paume et elle n’acceptait pas la sienne. Elle ne s’allumait même pas. Il y avait des façons de trafiquer une console à paume (comment le savait-il…). Des visions fragmentaires jaillirent dans sa tête comme des flashes. Il eut à nouveau envie de pleurer. Tant d’efforts pour rien. Il resta assis là, sa tête trop lourde dans ses bras posés sur le plateau de la console récalcitrante.

Il frissonna. Dieu, je déteste le froid. Il tangua jusqu’à la porte de verre. Dehors, il neigeait. Sous un arc de lumière, de petits flocons brillants étaient fouettés par le vent. Sur la peau nue, ils seraient durs et piquants. L’étrange vision d’une douzaine d’hommes nus debout frissonnant au beau milieu de la nuit dans le blizzard lui traversa l’esprit. Mais il ne put rattacher cette scène à aucun nom, ni à aucun lieu, seulement à une sensation de désastre. Etait-ce ainsi qu’il était mort, gelé dans la neige et le vent ? Récemment ? Près d’ici ?

Jetais mort. C’était la première fois qu’il s’en rendait compte. Une onde de choc le traversa de part en Part. À travers le fin tissu de sa blouse, il suivit le tracé des cicatrices sur son torse. Et, en plus, je ne suis pas vraiment en pleine forme. Il gloussa, ce qui produisit un bruit grinçant et déplaisant même à ses propres oreilles. Il n’avait pas dû avoir le temps de prendre peur avant car un accès de terreur rétroactive lui scia les genoux. Il se retrouva bientôt à quatre pattes. Mais il faisait trop froid, il tremblait trop. Il se mit à ramper.

Il avait dû déclencher un capteur quelconque car la porte transparente s’ouvrit en glissant. Oh non, il n’allait pas commettre la même erreur deux fois. Pas question de se laisser exiler dans les ténèbres du dehors. Il rampa à reculons. Sa vision s’obscurcit et, d’une façon ou d’une autre, il se retourna. Le béton glacé au lieu du doux dallage sous sa main le prévint de son erreur. Il eut la sensation que quelque chose lui saisissait la tête. Un vilain bourdonnement retentit. Violemment repoussé, il sentit une odeur de cheveux cramés. Des motifs fluorescents dansèrent sur sa rétine. Il essaya de reculer mais s’effondra au travers de la porte, la tête dans une flaque d’eau gelée. Non, bon Dieu, non. Je ne veux pas être recongelé ! Dans un réflexe désespéré, il se replia sur lui-même.

Des voix. Des cris d’alarme. Des pas, des mots incohérents, des mains chaudes – oh, si chaudes ! – qui l’écartaient du maudit portail. Deux voix de femmes et celle d’un homme.

— Comment est-il arrivé ici ?

— Il n’aurait pas dû sortir…

— Appelle Rowan. Réveille-la…

— Il a une mine épouvantable…

— Non (on le tira par les cheveux pour lui mettre le visage à la lumière), il a toujours cette tête-là. On ne peut rien dire…

Celui qui le maintenait se pencha. Inquiet et dur, il s’agissait de l’assistant de Rowan, le jeune homme qui lui avait administré les sédatifs. C’était un type mince aux traits eurasiens et sa veste bleue annonçait, de façon grotesque : R. Durona. Pas de Dr., cette fois-ci. Alors, appelle-le… Frère Durona. Frère Durona parlait.

–… dangereux. C’est incroyable qu’il ait pu déjouer notre système de sécurité dans son état.

— Pa… s’c’rté. (Des mots ! Sa bouche fabriquait des mots !) S’tie d’ss’cou. (Il prit le temps de réfléchir avant d’ajouter :) Con.

Complètement ahuri, le jeune homme sursauta.

— C’est à moi que tu parles, nabot ?

— Il parle !

Son Dr. Durona apparut au-dessus des autres. Elle était tout excitée et il la reconnut même sans son chignon, même si ses cheveux tombaient librement autour de son visage comme un nuage noir. Rowan, mon amour.

— Raven, qu’a-t-il dit ?

Le front du jeune homme se plissa.

— Je jurerais qu’il a dit « sortie de secours ». Des conneries, quoi.

Rowan sourit sauvagement.

— Raven, pour entrer dans les labos ou dans chaque pièce protégée, il faut faire un code. Pas pour en sortir. Ce serait trop dangereux en cas d’incendie ou d’accident chimique ou… tu te rends compte de ce que ça signifie ? Du niveau de compréhension nécessaire ?

— Non, dit froidement Raven.

Ce con avait dû prodigieusement le vexer, surtout si on considérait qui l’avait prononcé… il sourit aux visages penchés sur lui et au plafond qui s’agitait derrière eux.

Une voix d’alto, plus âgée, retentit sur la gauche. Celle-ci donna des ordres, dissipa la foule.

— Si vous ne servez à rien ici, retournez vous coucher.

Un Dr. Durona dont les cheveux courts étaient d’un blanc presque pur apparut dans son champ de vision. La voix d’alto était la sienne car elle reprit :

— Rowan, mon cœur, il a failli s’échapper alors qu’il peut à peine marcher !

— Il n’est pas allé bien loin, dit Frère Raven. Même s’il était parvenu, d’une manière ou d’une autre, à franchir le champ de force, il aurait gelé à mort en moins de vingt minutes là dehors avec un froid pareil.

— Comment est-il sorti ?

Un Dr. Durona troublé confessa :

— Il a dû sortir pendant que j’étais au lab. Je suis désolée !

— Et s’il avait fait ça en pleine journée ? spécula l’alto. Et si on l’avait vu ? Ç’aurait pu être désastreux.

— Je vais installer une serrure à paume sur la porte du couloir, promit le Dr. Durona pris en faute.

— Après cette étonnante performance, je ne suis pas certaine que cela suffira. Hier, il pouvait à peine marcher. Cela dit, cela me donne autant d’espoir que d’inquiétude. Je pense que nous avons quelque chose là. Il faudra mieux le surveiller.

— Qui va s’en charger ? s’enquit Rowan.

Plusieurs Dr. Durona, habillés de robes et autres chemises de nuit, se tournèrent vers le jeune homme.

— Ah non, protesta Raven.

— Rowan pourra le surveiller pendant la journée tout en continuant son travail. Tu prendras la garde de nuit, ordonna la femme aux cheveux blancs.

— Oui, ma’ame, soupira le jeune homme.

Elle eut un geste impérieux.

— Ramenez-le dans sa chambre. Tu ferais bien de vérifier s’il y a eu des dégâts, Rowan.

— Je vais chercher une civière flottante, dit celle-ci.

— Pour lui ? Pas besoin, ricana Frère Raven.

Il s’agenouilla, rassembla le vagabond dans ses bras et se redressa. Pour montrer sa force ? Hum… non.

— Il pèse à peu près autant qu’une veste mouillée. Allez, nabot, on retourne au lit.

Vaguement indigné, il souffrit de se laisser porter. Rowan ne quitta pas ses côtés pendant tout le trajet de retour dans le bâtiment sous le bâtiment. Et, en réponse à ses frissons perpétuels, elle monta la température de sa chambre.

Elle l’examina soigneusement, se consacrant avec une attention particulière à ses cicatrices douloureuses.

— Il a réussi à ne pas s’abîmer à l’intérieur. Mais il semble physiologiquement troublé. Ce doit être la douleur.

— Tu veux que je lui donne deux cc de sédatif ? demanda Raven.

— Non. Assure-toi que la chambre reste sombre et calme. Il s’est épuisé. Dès qu’il se sera réchauffé, je pense qu’il s’endormira. (Elle lui toucha les joues puis les lèvres, tendrement.) C’est la deuxième fois aujourd’hui qu’il parle.

Elle voulait qu’il lui parle. Mais il était trop fatigué maintenant. Et trop méfiant. Il y avait eu une tension entre tous ces Dr. Durona qui était plus que la simple crainte médicale pour un patient. Elles étaient inquiètes à cause de quelque chose. Quelque chose qui avait un rapport avec lui ? S’il ne savait rien de lui-même, elles en savaient peut-être davantage… et elles ne lui disaient rien.

Rowan finit par serrer sa robe de chambre sur elle et s’en fut. Raven disposa deux chaises face à face. Il s’assit, les pieds posés sur la deuxième, et se mit à lire. Apparemment il étudiait, car de temps à autre, il revenait en arrière et prenait des notes. Un futur docteur, évidemment.

Il se laissa aller dans le lit, épuisé au-delà de toute mesure. Sa petite excursion de ce soir avait failli le tuer. Et que lui avaient appris ces douleurs qu’il s’était infligées ? Pas grand-chose sinon ceci : Je suis dans un endroit très étrange.

Et j’y suis prisonnier.

Загрузка...