23

La redécouverte du sexe l’immobilisa, sans contrainte, les trois jours suivants. Son instinct d’évasion refit surface un après-midi quand Rowan le quitta, croyant qu’il dormait. Il rouvrit les paupières, suivit du regard le dessin des cicatrices sur sa poitrine et se mit à réfléchir. À l’évidence, sortir était un mauvais choix. Il n’avait pas encore essayé de pénétrer la maison. Ici, en cas de problème, tout le monde allait trouver Lilly. Très bien. Il irait voir Lilly lui aussi.

Où la trouver ? En haut ou en bas ? En tant que chef jacksonien, elle logeait soit au sommet, soit dans un bunker. Le baron Ryoval vivait dans un bunker ou du moins il y avait une vague image dans sa tête associant ce nom à des souterrains ténébreux. Le baron Fell lui en tenait pour le penthouse, dominant ainsi toute sa station orbitale. Sa tête recelait vraiment un tas d’images à propos de l’Ensemble de Jackson. Etait-ce sa planète maternelle ? Cette idée le troublait. Monter. Il fallait monter.

Habillé de gris, il emprunta des chaussettes à Rowan et se glissa dans le couloir. Il emprunta un tube de montée pour grimper au dernier étage, c’est-à-dire juste au niveau supérieur. C’était, ici aussi, un étage d’appartements. En son centre, il découvrit un autre tube avec une serrure à paume. Réglée pour les Durona, sans aucun doute. Un escalier en spirale l’entourait. Il monta les marches très lentement et s’arrêta devant la porte fermée jusqu’à ce qu’il retrouve son souffle puis il frappa.

Elle glissa et un jeune garçon eurasien d’environ dix ans le dévisagea gravement.

— Que voulez-vous ?

— Je veux voir ta… grand-mère.

— Fais-le entrer, Robin, lança une voix douce.

Le garçon hocha la tête et lui fit signe de le suivre. Ses chaussettes ne faisaient aucun bruit sur l’épaisse moquette. Les fenêtres étaient polarisées sur le gris après-midi et des flaques de lumière jaune et chaude luttaient contre l’obscurité. Au-delà de la fenêtre, le champ de force se révélait par de minuscules scintillations, quand des gouttes d’eau ou des particules de matière étaient détectées, repoussées ou annihilées.

Une femme rabougrie assise sur une vaste chaise l’observa approcher. Des yeux noirs incrustés dans un visage d’ivoire usé. Elle portait une tunique de soie au col haut et un pantalon ample. Ses cheveux, très longs, étaient d’un blanc très pur. Une fille mince, parfaite jumelle du garçon, les brossait par-dessus le dossier de la chaise. Il régnait une très forte chaleur dans la pièce. Comment avait-il pu croire que cette femme inquiète avec la canne était Lilly ? Des yeux de cent ans vous regardaient très différemment.

— Madame, dit-il.

Soudain, il avait la bouche très sèche.

— Asseyez-vous. (Elle désigna un petit sofa de l’autre côté de la petite table qui se trouvait devant elle.) Violet, ma chérie… (Une main fine, toute en rides blanches et veines noueuses toucha celle de la fille posée dans un geste protecteur sur son épaule.)… Amène du thé. Trois tasses. Robin, peux-tu aller chercher Rowan en bas, s’il te plaît ?

La fille arrangea ses cheveux en éventail autour de sa poitrine et les deux enfants disparurent dans un silence qui n’avait rien d’enfantin. Visiblement, le Groupe Durona ne faisait pas appel à des employés de l’extérieur. Difficile pour une taupe de pénétrer leur organisation. Avec une égale obéissance, il se coula dans le siège indiqué.

Un léger vibrato dû à l’âge allongeait ses voyelles mais, en dehors de cela, sa diction était parfaite.

— Vous êtes-vous retrouvé, monsieur ? s’enquit-elle.

— Non, madame, dit-il tristement. Je suis seulement venu vous trouver.

Il réfléchit soigneusement à la façon de formuler sa question. Lilly serait tout aussi prudente que Rowan : elle ne lui donnerait pas d’indice.

— Pourquoi ne pouvez-vous m’identifier ?

Les sourcils blancs se haussèrent.

— Habilement dit. Ce qui signifie que vous êtes prêt pour la réponse. Ah…

Le tube ronronna et le visage alarmé de Rowan apparut.

— Lilly, je suis désolée. Je pensais qu’il dormait…

— Tout va bien, mon enfant. Assieds-toi. Verse le thé.

Violet venait de réapparaître avec un plateau. Lilly chuchota quelque chose à la petite fille derrière une main un tout petit peu tremblante. Celle-ci acquiesça et disparut à nouveau. Rowan s’agenouilla pour effectuer ce qui semblait être un rituel précis – avait-elle autrefois occupé la place de Violet ? – et versa du thé vert dans trois tasses qu’elle distribua. Elle s’assit aux genoux de Lilly et toucha brièvement, comme pour se rassurer, les cheveux blancs qui reposaient là.

Le thé était brûlant. Ayant développé ces derniers temps une forte aversion pour tout ce qui était froid, cela lui plut et il but à petites gorgées.

— Quelle réponse, madame ? lui rappela-t-il avec prudence.

Les lèvres de Rowan s’écartèrent pour lancer une protestation alarmée. Lilly l’arrêta en levant un doigt tordu.

— À propos du passé, dit la vieille dame. Le temps est venu de vous raconter une histoire.

Il hocha la tête et attendit avec son thé.

— Il était une fois… (Un sourire furtif) trois frères. Un vrai conte de fées, n’est-ce pas ? L’aîné – et l’original – et ses deux clones. L’aîné – comme c’est souvent le cas dans un conte – naquit avec un magnifique patrimoine. Titre, fortune, confort… Son père, bien que n’étant pas roi, possédait plus de pouvoir que n’importe quel roi de l’histoire d’avant les sauts. Ce qui faisait de lui une cible pour bon nombre d’ennemis. Comme on savait qu’il adorait son fils, on essaya souvent de le frapper à travers son unique enfant. Ce qui nous amène à cette étrange multiplication.

Elle hocha la tête vers lui.

Le ventre atrocement noué, il avala une gorgée de thé.

Elle l’observait.

— Pouvez-vous donner des noms maintenant ?

— Non, madame.

— Hum… (Elle abandonna le conte de fées. Sa voix se fit plus pincée.) Lord Miles Vorkosigan de Barrayar était l’original. Il a à présent environ vingt-huit ans standard. Son premier clone a été réalisé ici, sur l’Ensemble de Jackson, il y a vingt-deux ans de cela : une commande d’un groupe de résistants komarrans à la maison Bharaputra. Nous ignorons quel nom se donne ce clone mais le complot des Komarrans visant à une substitution échoua il y a environ deux ans et le clone s’enfuit.

— Galen, murmura-t-il.

Elle lui lança un regard vif.

— Oui, c’était le chef de ces Komarrans. Le deuxième clone est… une énigme. La meilleure hypothèse est qu’il fut fabriqué par les Cetagandans mais personne n’en est certain. Sa première apparition remonte à dix ans : un chef mercenaire exceptionnellement brillant surgi de nulle part et revendiquant le nom tout à fait légal de Miles Naismith, selon la lignée betane de sa mère. Depuis, il n’a pas fait preuve d’une amitié débordante envers les Cetagandans, ce qui conduit logiquement à penser que c’est un renégat à leur cause. Personne ne connaît son âge mais il ne peut avoir plus de vingt-huit ans, bien sûr. (Elle sirota un peu de thé.) Nous croyons que vous êtes un de ces deux clones.

— Qu’on vous a expédié comme de la viande froide dans une caisse ? Avec la poitrine explosée ?

— Oui.

— Et alors ? Les clones – même congelés – ne sont pas une nouveauté par ici.

Il regarda Rowan.

— Laissez-moi continuer. Il y a à peu près trois mois, le clone fabriqué par Bharaputra est revenu chez lui à la tête d’une équipe de mercenaires qu’il avait apparemment volée à la flotte dendarii en se faisant tout simplement passer pour son clone-jumeau, l’amiral Naismith. Il a attaqué la crèche de Bharaputra dans l’intention de voler – ou peut-être de libérer – un groupe de clones destinés à une transplantation de cerveau… un trafic qui personnellement m’écœure.

Il se toucha la poitrine.

— Il a… échoué ?

— Non. Mais l’amiral Naismith s’était lancé à sa poursuite pour récupérer ses troupes et son bâtiment volés. Dans la mêlée qui a suivi dans le complexe médical de Bharaputra, l’un des deux a été tué. L’autre s’est échappé avec les mercenaires et l’essentiel du troupeau de clones de Bharaputra. Une prise d’une valeur énorme. Ils se sont bien moqués de Vasa Luigi… j’en ai ri moi-même à m’en rendre malade quand j’ai appris la nouvelle.

Une nouvelle gorgée de thé avalée avec un air de sainte nitouche. Oui, il pouvait – en se donnant beaucoup de mal – l’imaginer se tordant de rire.

— Avant de sauter dans le couloir galactique, les Mercenaires Dendariis ont promis une récompense pour la restitution d’une cryochambre contenant les restes d’un homme. Selon eux, il s’agirait du clone fabriqué chez Bharaputra.

Il roula de gros yeux.

— Moi ?

Elle leva la main.

— Vasa Luigi, le baron Bharaputra est absolument convaincu qu’ils mentent. Que l’homme dans la boîte est en réalité l’amiral Naismith.

— Moi ? répéta-t-il avec moins de certitude.

— Georish Stauber, le baron Fell, se refuse à faire la moindre hypothèse. Et le baron Ryoval raserait une ville entière pour mettre la main sur l’amiral Naismith qui l’a humilié il y a quatre ans comme personne ne l’avait fait depuis un siècle.

Ses lèvres se retroussèrent dans un sourire aussi mince que la lame d’un scalpel.

Tout cela était sensé… ce qui était parfaitement insensé. Comme s’il avait déjà entendu cette histoire et qu’on la lui racontait à nouveau. Dans une autre vie. Familièrement étrange ou étrangement familier.

Il se toucha la tête qui lui faisait mal. Rowan remarqua son geste avec inquiétude.

— Vous n’avez pas de dossier médical ? Quelque chose ?

— Nous avons pris le risque d’obtenir le dossier de Bharaputra. Malheureusement, il s’arrête à l’âge de quatorze ans. Nous n’avons rien sur l’amiral Naismith. Difficile de résoudre une équation à trois inconnues avec une seule donnée.

Il se tourna vers Rowan.

— Tu me connais, dehors et dedans. Tu ne peux pas savoir ?

Elle secoua la tête.

— Tu es bizarre. La moitié de tes os ont été remplacés par des prothèses en plastique, le savais-tu ? Ceux qui restent montrent des traces de fractures, d’anciens traumatismes… je dirais que tu es non seulement plus vieux que le clone de Bharaputra mais aussi que le lord Vorkosigan originel, ce qui est impossible. Si seulement on pouvait trouver un seul indice solide. Les souvenirs que tu as retrouvés jusqu’à présent sont terriblement ambigus. Tu connais les armes… comme un amiral mais le clone de Bharaputra a été entraîné pour être un assassin. Tu te souviens de Ser Galen que seul le clone de Bharaputra devrait connaître. J’ai fait des recherches à propos de cet arbre à sucre. On les appelle des érables et on les trouve sur la Terre… où le clone a suivi un entraînement. Et ainsi de suite.

De frustration, elle leva les mains au ciel.

— Si vous n’obtenez pas la bonne réponse, dit-il lentement, c’est que vous ne posez pas la bonne question.

— Quelle est la bonne question ?

Muet, il secoua la tête.

— Pourquoi… ? fit-il au bout d’un moment. Pourquoi ne pas avoir rendu mon corps gelé aux Dendariis et touché la récompense ? Pourquoi ne pas me vendre au baron Ryoval s’il tient tant à m’avoir ? Pourquoi m’avoir ressuscité ?

— Je ne vendrais même pas un rat de laboratoire à Ryoval, annonça Lilly avec un bref sourire. Une vieille histoire entre nous.

Vieille ? Sûrement plus vieille que lui.

— Quant aux Dendariis, il se peut que nous fassions affaire avec eux plus tard. Cela dépend de qui vous êtes.

Ils approchaient du cœur du problème : il le sentait.

— Oui ?

— Il y a quatre ans, l’amiral Naismith a rendu une petite visite à l’Ensemble de Jackson. Après un coup spectaculaire contre Ryoval, il a emmené avec lui un certain docteur Hugh Canaba, l’un des meilleurs généticiens de Bharaputra. Je connaissais Canaba. Ce qui est plus important, je sais ce que Vasa Luigi et Lotus ont payé pour se l’approprier. Cet homme connaissait tous les petits secrets de leur maison. Ils ne l’auraient jamais laissé partir vivant. Pourtant, il est parti et personne, pas un seul Jacksonien, n’a été capable de retrouver sa trace depuis.

Elle se pencha en avant pour poursuivre avec ferveur.

— Si on part de l’hypothèse que Canaba n’a pas été simplement éjecté dans l’espace… on a ici la preuve que l’amiral Naismith peut faire évader des gens. En fait, c’est une des spécialités qui ont fait sa réputation. Voilà ce qui nous intéresse chez lui.

— Vous voulez quitter la planète ? (Il jeta un regard autour de lui au petit empire confortable, autogéré, de Lilly Durona.) Pourquoi ?

— J’ai un Contrat avec Georish Stauber… le baron Fell. C’est un très vieux Contrat et nous sommes tous les deux très vieux. Mon temps est compté et il est de plus en plus difficile de… (une grimace) compter – justement – sur Georish. Si je meurs… ou s’il meurt… ou s’il parvient à faire transplanter son cerveau dans un corps plus jeune comme il a déjà essayé de le faire au moins une fois… notre vieux Contrat sera brisé. Le Groupe Durona se verra proposer des contrats bien moins admirables que celui dont nous avons joui depuis si longtemps avec la maison Fell. Nous pourrions être brisés, vendus ou affaiblis. Ce qui permettrait une attaque d’un de nos vieux ennemis… Comme Ry, par exemple, qui n’oublie jamais une insulte ou une blessure. On pourrait nous forcer à effectuer des travaux que nous n’aurions pas choisis. Cela fait deux ans que je cherche un moyen de partir d’ici. L’amiral Naismith en connaît un.

Elle voulait qu’il soit l’amiral Naismith, à l’évidence le plus intéressant des deux clones.

— Et si je suis l’autre ?

Il fixait ses propres mains. Ce n’étaient que ses mains. Aucun indice là.

— On pourrait demander une rançon.

À qui ? Etait-il un sauveur ou une commodité ? Quel choix… Rowan semblait mal à l’aise.

— Que suis-je pour vous si je ne puis retrouver ma mémoire ?

— Personne, petit homme.

Ses yeux noirs étincelèrent comme des éclats d’obsidienne.

Cette femme avait survécu près d’un siècle sur l’Ensemble de Jackson. Il vaudrait mieux ne pas sous-estimer sa férocité sous le simple prétexte qu’elle semblait ne pas aimer le trafic de clones.

Ils terminèrent le thé.

— Y a-t-il quelque chose dans tout cela qui t’a paru familier ? demanda Rowan quand ils furent à nouveau dans sa chambre.

— Tout, répondit-il profondément perplexe. Et pourtant… Lilly semble penser que je vous ferais disparaître comme un magicien. Mais même si je suis l’amiral Naismith, je ne me souviens pas comment je pourrais faire !

Elle essaya de le calmer.

— Chhh… Tu es mûr pour retrouver la mémoire, j’en jurerais. J’ai presque l’impression que c’est en train de commencer. Ta diction s’est incroyablement améliorée en quelques jours.

— C’est que j’ai eu une bonne thérapeute qui s’est bien occupée de ma bouche, dit-il avec un sourire.

Ce compliment lui valut, comme il l’avait espéré, une nouvelle séance de thérapie buccale. Quand il eut besoin de reprendre son souffle, il reprit la parole :

— Je ne saurai jamais comment faire si je suis l’autre. Je me rappelle Galen. La Terre. Une maison à Londres… quel est le nom du clone ?

— Nous ne le savons pas, dit-elle et comme il s’exaspérait, elle insista : Non, nous ne savons vraiment pas.

— Amiral Naismith… il ne devrait pas s’appeler Miles Naismith mais Mark Pierre Vorkosigan.

Comment diable savait-il ça ? Mark Pierre. Piotr Pierre. Pierre, Pierre, ta femme te jette la pierre, il entendait cette moquerie lancée par la foule qui avait mis un vieil homme dans une rage effroyablement meurtrière. Il avait fallu que quelqu’un (qui ?) le retienne. L’image lui échappa. Grand-père ?

— Si le clone fabriqué par Bharaputra est le troisième fils, il peut s’appeler n’importe comment.

Quelque chose clochait.

Il essaya de s’imaginer l’enfance de l’amiral Naismith chez les Cetagandans. Son enfance ? Elle devait avoir été extraordinaire : il était non seulement parvenu à s’enfuir à l’âge de dix-huit ans, mais il avait réussi à échapper à la vengeance des Cetagandans et à acquérir une flotte de mercenaires en moins d’un an. Mais une telle jeunesse ne lui disait absolument rien. C’était le vide complet.

— Qu’allez-vous faire de moi si je ne suis pas l’amiral Naismith ? Me garder comme animal domestique ? Combien de temps ?

Rowan se mâcha les lèvres.

— Si tu es le clone de Bharaputra, tu auras toi aussi besoin de fuir l’Ensemble de Jackson. Le raid dendarii a ravagé le quartier général de Vasa Luigi. Il veut se venger pour le sang versé autant que pour les biens volés. Sans parler de sa fierté. Si tu es celui-là… j’essaierai de te faire partir.

— Toi ? Ou vous tous ?

— Je ne me suis jamais opposée au groupe. (Elle se leva pour arpenter la pièce.) Pourtant j’ai vécu une année seule sur Escobar quand je suivais les cours de cryoréanimation. Je me suis souvent demandé… ce que c’était d’être la moitié d’un couple. Au lieu d’être le quarantième d’un groupe. Est-ce qu’on se sent plus important ?

— Te sentais-tu plus importante quand tu étais seule sur Escobar ?

— Je ne sais pas. C’est un concept idiot. Pourtant… on ne peut pas s’empêcher de penser à Lotus.

— Lotus. La baronne Bharaputra ? Celle qui a quitté votre groupe ?

— Oui, la deuxième fille de Lilly après Rose. Lilly dit… que si on ne forme pas une seule tête et un seul corps, on se fera tous décapiter un par un. C’est un ancien mode d’exécution où…

— Je sais ce qu’est la décapitation, dit-il vivement avant qu’elle ne lui donne les détails médicaux.

Rowan était plantée devant la fenêtre.

— Il ne fait pas bon être seul dans l’Ensemble de Jackson. On ne peut avoir confiance en personne.

— Voilà un paradoxe intéressant. Et un sacré dilemme.

Elle se tourna vers lui, chercha l’ironie dans son regard, l’y trouva et fit la grimace.

— Ce n’est pas une plaisanterie.

En effet. Même la stratégie de développement strictement « familial » de Lilly Durona avait échoué. Lotus en était la preuve.

Il la regarda droit dans les yeux.

— T’a-t-on ordonné de coucher avec moi ? de-manda-l-il soudain.

Elle sursauta.

— Non. (Elle refit les cent pas.) Mais j’ai demandé la permission. Lilly m’a dit que je pouvais y aller, quecela pourrait t’attacher à nos intérêts. (Elle s’immobilisa.) Ça doit te paraître terriblement froid, n’est-ce pas ?

— Sur l’Ensemble de Jackson… ça ressemble plutôt à de la prudence élémentaire.

Et si lui était attaché à elle, elle l’était à lui, non ? Il ne faisait pas bon être seul sur l’Ensemble de Jackson. Mais tu ne peux faire confiance à personne.

Si jamais quelqu’un était sain d’esprit ici, ce devait être par accident.


Lire, un exercice qui lui donnait l’impression qu’on lui crevait les yeux, devenait plus facile. Il pouvait désormais s’y consacrer dix minutes d’affilée avant que les migraines ne deviennent insoutenables. Cloué dans l’appartement de Rowan, il se forçait aux limites de la douleur, quêtant la moindre information, avant de s’accorder quelques minutes de repos et de recommencer. Il s’attaqua d’abord à l’histoire très particulière de l’Ensemble de Jackson, sa structure sans gouvernement central, ses cent seize grandes maisons et ses innombrables maisons mineures, avec son labyrinthe d’alliances, vendettas, contrats rompus et autres trahisons. Tout ici était régi par des Contrats. Le Groupe Durona était bien près de s’établir en maison mineure, jugea-t-il, poussant sur les flancs de la maison Fell telle une hydre, une hydre qui se reproduisait asexuellement. Les noms des maisons Bharaputra, Hargraves, Dyne, Ryoval et Fell évoquaient en lui des images différentes de celles qui apparaissaient sur son visualiseur. Certaines d’entre elles commençaient même à se connecter. Trop peu. Il ne tarda pas à remarquer un détail : les maisons qui lui semblaient les plus familières se livraient toutes à des trafics extra-planétaires.

Qui que je sois, je connais cet endroit. Et pourtant… ses visions restaient trop incertaines pour représenter les vestiges d’une vie passée. Par ailleurs, il n’était pas encore parvenu à arracher la moindre image, le moindre souvenir à son inconscient à propos de la jeunesse de l’amiral Naismith, le clone produit par les Cetagandans.

Grand-père. Ce souvenir-là avait été très puissant, d’une vivacité aveuglante. Qui était grand-père ? Un parent adoptif jacksonien ? Un mentor komarran ? Un entraîneur cetagandan ? Quelqu’un d’énorme et fascinant, mystérieux, vieux et dangereux. Grand-père n’avait aucune origine. Il semblait venir avec l’univers.

Les origines. Peut-être qu’une étude de son progéniteur, l’infirme barrayaran, ce Vorkosigan, pourrait déclencher quelque chose. Il avait été fabriqué à son image, après tout, ce qui était un bien sale tour à faire à quelqu’un. Il appela les références relatives à Barrayar dans la conso-bibliothèque de Rowan. Il y avait des centaines d’études, de vids, d’essais et autres documentaires. Pour se donner un cadre, il consulta une histoire générale et passa rapidement en revue les grands chapitres : Les Cinquante Mille Premiers Siècles. Le Choc Galactique. La Période d’Isolement. Les Siècles Sanglants… la Redécouverte… les mots se brouillèrent. Sa tête était prête à exploser. Familier, si douloureusement familier… il dut arrêter.

Haletant, il assombrit la chambre et s’étendit sur le petit divan jusqu’à ce que les élancements dans ses yeux s’apaisent. Par ailleurs, s’il avait été conditionné pour prendre la place du jeune Vorkosigan, il était normal que tout cela lui paraisse si familier. Il allait devoir étudier Barrayar en long, en large et en travers. Je l’ai déjà fait. Il avait envie de supplier Rowan de le plaquer contre un mur et de lui donner une nouvelle dose de thiopenta, même si ça lui faisait éclater les artères. Ça avait failli marcher la première fois. Peut-être qu’un nouvel essai…

La porte glissa.

— Tu es là ? (Les lumières s’allumèrent. Rowan était sur le seuil.) Tu vas bien ?

— Mal au crâne. Je lisais.

— Tu ne devrais pas…

… t’acharner autant, conclut-il à sa place en silence. Le refrain préféré de Rowan depuis quelques jours, depuis son entrevue avec Lilly. Mais, cette fois, elle ne termina pas sa phrase. Il se redressa sur un coude. Elle vint le rejoindre.

— Lilly veut que nous montions la voir.

— D’accord…

Il voulut se lever mais elle le retint. Elle l’embrassa. C’était un long, très long baiser, d’abord délicieux mais qui ne tarda pas à l’inquiéter. Il s’écarta.

— Rowan, que se passe-t-il ?

–… Je crois que je t’aime.

— C’est un problème ?

— Pour moi seulement. (Elle sourit brièvement, sans joie.) C’est à moi de me débrouiller avec.

Il emprisonna ses mains, longeant du bout des doigts ses tendons, ses veines. Elle avait des mains magnifiques. Il ne savait pas quoi dire.

Elle le tira sur ses pieds.

— Allons-y.

Ils se tinrent par la main jusqu’à l’entrée du tube. Après avoir posé sa paume dans la serrure, elle ne la lui rendit pas. Ils s’élevèrent côte à côte et sortirent ensemble dans le salon de Lilly.

Celle-ci était assise dans sa chaise à large dossier. Aujourd’hui, ses cheveux blancs étaient prisonniers dans une unique natte telle une longue corde qui pendait sur ses épaules jusqu’à son ventre. Derrière elle, à sa droite, se tenait Hawk, silencieux et immobile. Pas pour la servir. Pour la protéger. Trois étrangers en uniforme gris quasi militaire leur faisaient face, deux femmes assises et un homme debout. Une des femmes avait des cheveux bouclés, très courts, des yeux marron qui se fixèrent sur lui avec une intensité hallucinée et brûlante. L’autre, plus âgée, avait des cheveux tout aussi courts mais un peu plus clairs avec quelques mèches grises. Mais ce fut l’homme qui l’hypnotisa.

Mon Dieu. C’est l’autre moi.

Ou… pas moi. Ils se tenaient face à face. L’autre était douloureusement impeccable, avec ses bottes propres, son uniforme net. Par sa simple apparition, il représentait le salut de Lilly. Un insigne brillait à son col. Amiral… Naismith ? Naismith était le nom cousu sur la poche gauche de sa poitrine. L’éclat de ses yeux gris, le sourire à moitié réprimé rendaient son visage merveilleusement vivant. Autant il n’était que l’ombre osseuse de quelqu’un, autant cet homme semblait être le double – au sens algébrique – de ce même quelqu’un : trapu, carré, musculeux et intense, il avait le visage lourd et une solide bedaine. Il ressemblait à un officier supérieur avec son corps massif posé sur deux jambes puissantes et écartées dans la pose agressive d’un bull-dog trop lourd. Tel était donc Naismith, le fameux sauveur décrit par Lilly. Il n’était pas difficile de le croire.

Un sentiment atroce rongea lentement sa fascination pour son clone-jumeau. Je ne suis pas le bon. Lilly venait de gâcher une fortune à faire revivre le mauvais clone. Elle devait être furieuse. À quel point ? Pour un leader jacksonien, une telle erreur était assimilable à un crime. De fait, le visage de Lilly était fermé et dur tandis qu’elle se tournait vers Rowan.

— C’est bien lui, fit avec une voix étrangement rauque la femme au regard brûlant.

Elle avait les poings serrés.

— Est-ce… que je vous connais, ma’ame ? demanda-t-il poliment, prudemment.

Elle était comme une torche vivante et cela le perturbait. Inconsciemment, il se rapprocha de Rowan.

La femme garda un visage de marbre. Seules ses pupilles palpitèrent brièvement comme si elle venait de recevoir une décharge de laser dans le plexus solaire. Elle éprouvait une émotion réelle et profonde, mais laquelle ? De l’amour, de la haine ? La tension dans la pièce ne faisait que croître… et sa migraine aussi.

— Comme vous voyez, dit Lilly. Vivant et en bonne santé. Revenons à notre discussion sur le prix.

La petite table était couverte de tasses et de miettes. Depuis quand durait cette conférence au sommet ?

— Dites ce que vous voulez, fit l’amiral Naismith, lesouffle lourd. Nous paierons et partirons.

— À condition que cela reste raisonnable. (La femme plus âgée adressa un regard étrange à son chef, comme si elle cherchait à le calmer.) Nous sommes venus récupérer un homme, pas un corps animé. Une résurrection bâclée nous vaudrait bien une petite remise, à mon sens.

Cette voix d’alto, cette ironie… Je te connais.

— Sa réanimation n’a pas été bâclée, fit sèchement Rowan. S’il y a eu un problème, ça a été au cours de la préparation…

La femme enragée sursauta et prit un air féroce.

–… Mais, en fait, il se rétablit plutôt bien. Il fait des progrès chaque jour. C’est trop tôt, c’est tout. Vous exigez trop de lui. (Un regard vers Lilly.) Le stress et la pression retardent la guérison. Il s’acharne trop sur lui-même. Au lieu de se reposer, de se laisser aller, il s’impose des épreuves…

Lilly leva une main apaisante.

— Ainsi parle ma spécialiste en cryoréanimation, dit-elle à l’amiral. Votre frère-clone est en phase de guérison et on peut espérer qu’elle soit totale. Si c’est bien ce que vous désirez.

Rowan se mordit les lèvres. La femme enragée se dévora le bout de l’index.

L’amiral Naismith lança un regard vers les larges fenêtres qui dévoilaient un autre après-midi sombre d’hiver jacksonien. Les nuages bas et fuyants crachaient de la neige. L’écran de force étincelait, avalant en silence les particules de glace.

— J’ai du mal à oublier l’histoire récente, ma’ame, dit-il à Lilly. Vous en savez autant que moi et vous comprenez pourquoi je ne tiens pas à m’éterniser ici. Venez-en au fait.

C’était juste assez tortueux pour obéir à l’étiquette des affaires sur l’Ensemble de Jackson mais Lilly hocha la tête.

— Comment se porte le Dr. Canaba, ces jours-ci, amiral ?

— Quoi ?

Succinctement, pour une Jacksonienne, Lilly expliqua en quoi le sort du généticien l’intéressait.

— Votre organisation a réussi à faire disparaître Hugh Canaba sans laisser de trace. Votre organisation a ramassé dix mille prisonniers de guerre marilacans sous le nez de leurs gardiens cetagandans sur Dagoola IV. Je dois admettre que ceux-ci n’ont spectaculairement pas disparu. Quelque part entre ces deux extrêmes se situe le sort de ma petite famille. Vous pardonnerez ma plaisanterie si je dis que vous semblez être exactement ce que le docteur a prescrit.

Naismith écarquilla les yeux. Cela ne dura pas : il se frotta le visage, suça un peu d’air entre ses dents et eut un rictus fatigué.

— Je vois. Madame. Bien. En fait, un tel projet est parfaitement réalisable. Mais, vous comprendrez que je ne puis le sortir de ma poche cet après-midi…

Lilly acquiesça.

— Dès que j’aurai pris contact avec mes renforts, je pense que nous pourrons arranger quelque chose.

— Dans ce cas, dès que vous aurez pris contact avec vos renforts, revenez nous voir, amiral, et votre clone-jumeau vous sera rendu.

— Non… ! commença la femme enragée en se dressant à moitié.

Sa camarade la retint par le bras et secoua la tête. Elle retomba sur son siège.

— D’accord, Bel, marmonna-t-elle.

— Nous espérions le récupérer aujourd’hui, dit le mercenaire en se tournant vers lui.

Leurs regards se croisèrent. L’amiral détourna les yeux comme pour se protéger d’un stimulus trop intense.

— Mais cela me priverait de ma monnaie d’échange, murmura Lilly. Quant à l’arrangement habituel, la moitié à la commande, la moitié à la livraison, il me paraît à l’évidence impraticable. Pour vous rassurer, j’accepterai un modeste acompte financier.

— Ils semblent bien s’occuper de lui pour l’instant, dit l’officier aux cheveux châtains d’une voix incertaine.

L’amiral fit la grimace.

— Mais cela vous donnerait l’opportunité de contacter d’autres partis afin de le mettre aux enchères. Je vous conseillerais, madame, d’éviter une guerre des offres. Cette guerre pourrait devenir bien réelle.

— Vous êtes unique, amiral, et cela suffit à protéger vos intérêts. Personne ici sur l’Ensemble de Jackson ne possède ce que je désire. Vous, oui. Et il semble que ce soit réciproque. Nous sommes en parfaite position pour nous entendre.

Pour une Jacksonienne, c’était plus qu’un encouragement. Vas-y, accepte le Contrat ! pensa-t-il avant de se demander pourquoi. Pour quelle raison ces gens le voulaient-ils ? Dehors, un vent violent fouettait les flocons qui venaient cogner aux vitres.

Cogner aux vitres…

Lilly fut la suivante à s’en rendre compte. Ses yeux sombres s’agrandirent. Les autres n’avaient encore rien remarqué… l’arrêt du scintillement silencieux. Le regard étonné de Lilly croisa le sien au moment où il le détournait de la fenêtre. Elle ouvrit la bouche pour parler.

La fenêtre explosa.

C’était du verre de sécurité. Au lieu d’échardes tranchantes, ils furent bombardés par une grêle de grains brûlants. Les deux femmes mercenaires bondirent, Lilly cria quelque chose, Hawk sauta devant elle, son neutralisateur à la main. Une espèce de grosse voiture accostait la fenêtre : un, deux… trois, quatre énormes soldats bondirent dans la pièce. Un scaphandre transparent anti-bio recouvrait leurs écrans anti-brise-nerfs ; leurs visages étaient casqués et entièrement cagoulés. Le neutralisateur de Hawk les atteignit plusieurs fois sans effet.

Tu obtiendrais de meilleurs résultats si tu leur envoyais ton misérable flingue à la tête ! Il se mit à chercher frénétiquement un projectile autour de lui, un couteau, une chaise, un pied de table, n’importe quoi qui lui permettrait de les attaquer. De la poche d’une des mercenaires, une voix assourdie s’éleva depuis un communico :

— Quinn, ici Elena. L’écran de force du bâtiment vient de tomber. J’ai des relevés de décharges d’énergie. Qu’est-ce qui se passe là en bas, nom de Dieu ? Tu veux des renforts ?

— Oui ! hurla la femme enragée tout en roulant sur elle-même pour éviter un rayon de neutralisateur qui la suivit, en craquant, sur la moquette.

Ils ne veulent pas tuer. Cet assaut était pour un enlèvement, pas pour un assassinat. Hawk avait enfin eu la présence d’esprit de s’emparer de la table ronde pour cogner avec. Il frappa un des assaillants mais fut descendu par un deuxième. Lilly restait parfaitement immobile, observant la scène d’un air sévère. Un coup de vent froid fit frissonner les jambes de son pantalon de soie. Personne ne la visait.

— Lequel est Naismith ?

La voix amplifiée tomba d’un des soldats en armure. Les Dendariis avaient dû renoncer à leurs armes pour prendre part à la conférence. L’une des mercenaires s’approchait à distance de corps à corps avec l’un des intrus. Cette option, vu sa taille et son état, lui était interdite. Il attrapa Rowan par la main et s’accroupit derrière une chaise dans l’espoir de gagner le tube.

— Prenez-les tous les deux, ordonna le chef à ses sbires.

Un soldat bondit vers le tube pour leur couper la route. Il faillit lâcher Rowan en se trouvant nez à nez avec un neutralisateur.

— Pas question ! hurla l’amiral en se jetant comme un boulet sur ce soldat.

L’homme trébucha et sa décharge se perdit dans le plafond. Il bondit, plongea dans le tube avec Rowan. Il se tourna une dernière fois pour voir un rayon de neutralisateur toucher Naismith à la tête. Les deux autres Dendariis étaient à terre.

Ils descendirent avec une abominable lenteur. Si Rowan et lui atteignaient le générateur de l’écran de force, pourraient-ils emprisonner les assaillants à l’intérieur ? Des décharges de neutralisateur grésillaient à leur poursuite, s’écrasant comme de petites étoiles filantes contre les parois. Ils se tordirent dans l’air et réussirent à atterrir sur leurs pieds avant de se projeter dans le couloir. Pas le temps d’expliquer… Il attrapa la main de Rowan, la plaqua contre le système de commande et éteignit le tube d’un coup de coude. Le soldat qui les poursuivait hurla et fit une chute de trois mètres, pas tout à fait sur la tête.

Le choc le fit grimacer et il entraîna Rowan dans le couloir.

— Où sont les générateurs ? hurla-t-il.

Des Durona alarmés jaillissaient de partout. Deux gardes de la maison Fell apparurent à l’autre bout du couloir et se ruèrent vers le tube et vers eux. Mais étaient-ils des alliés ou des ennemis ? Il tira Rowan à l’abri de la plus proche ouverture.

— Ferme ! s’exclama-t-il.

Ils se trouvaient dans un appartement. Un cul-de-sac. Difficile de s’évader de là. Mais les secours arrivaient. Il ignorait juste à qui ces secours étaient destinés. Quelqu’un a baissé votre écran de force… de l’intérieur. Ça ne pouvait avoir été fait que de l’intérieur. Il était plié en deux, la bouche ouverte pour chercher de l’air, les poumons en feu, le cœur battant et la poitrine douloureuse. Un voile s’était posé sur ses yeux. Il tituba jusqu’à la fenêtre, malgré le danger, essayant de faire le point sur la situation. Des cris et des chocs étouffés résonnaient dans le couloir.

— C’mment c’ss’salopards ont baissé vot’écran ? cracha-t-il à Rowan en s’accrochant au rebord de la fenêtre. Pas entendu d’explosion… Un traître ?

— Je ne sais pas, répondit Rowan, angoissée. C’est la sécurité extérieure. Ce sont les hommes de Fell qui en sont responsables.

Il regarda dehors le parking glacé. Deux autres hommes en vert le traversaient en courant, criant, montrant quelque chose au sommet du bâtiment. Ils se jetèrent derrière un véhicule et s’acharnèrent à mettre en batterie une arme à projectiles. Un autre garde leur fit des signes affolés : pas question de tirer, ils risquaient d’atteindre l’appartement et tuer ceux qui s’y trouvaient. Ils acquiescèrent et attendirent.

Il se tordit le cou, face au verre, pour voir ce qui se passait au-dessus. L’aérocar blindé planait toujours devant la fenêtre de l’appartement de Lilly.

Les assaillants se retiraient déjà. Merde ! Aucune chance avec l’écran de force. Je suis trop lent. L’aérocar tangua tandis que les soldats rembarquaient en hâte. Des mains apparurent entre le bâtiment et le véhicule et un gros petit corps vêtu de gris fut passé par la fenêtre du sixième étage. Les mains attrapèrent le paquet. Puis ce fut au tour d’un soldat inanimé. Ils partaient sans laisser de blessés derrière eux à interroger. Rowan, les dents serrées, le tira en arrière.

— Ne reste pas dans la ligne de feu !

Il lui résista.

— Ils s’en vont ! protesta-t-il. On devrait les attaquer maintenant, sur notre propre terr…

Un autre aérocar s’éleva de la rue, derrière le vieux mur obsolète. C’était un petit modèle civil, ni armé ni blindé qui lutta pour prendre de l’altitude. À travers sa bulle, il distingua une silhouette habillée de gris aux commandes. Des dents blanches lui barraient le visage. Le véhicule blindé des assaillants fit une embardée pour s’écarter de l’immeuble. La voiture dendarii essaya de l’éperonner pour la forcer à atterrir. Des étincelles jaillirent, du plastique craqua et du métal gémit mais la voiture blindée se débarrassa de cet insecte qui lui piquait le flanc. L’insecte tomba en tournoyant et s’écrasa sans trop de violence au sol.

— Loué, je parie, gémit-il. Va falloir payer les dégâts. Bien essayer… failli marcher. Rowan ! L’un de ces aérocars sur ce parking est à toi ?

— Tu veux dire au Groupe ? Oui, mais…

— Allons-y. Il faut descendre en vitesse.

Mais la Sécurité avait maintenant envahi le bâtiment. Ils devaient coller tout le monde au mur pour procéder aux identifications. Il pouvait difficilement ouvrir la fenêtre et descendre les cinq étages en planant même s’il en mourait d’envie. Si seulement il était invisible !

Oh. Oui !

— Porte-moi ! Tu peux me porter ?

— Je suppose, mais…

Il se rua jusqu’à la porte et tomba dans ses bras.

— Pourquoi ? demanda-t-elle.

— Fais-le, fais-le, fais-le ! siffla-t-il entre ses dents.

Elle le traîna dans le couloir. Il observa le chaos entre ses yeux mi-clos, émettant des râles très bien imités. Il y avait du monde partout et un attroupement de Durona affolés s’agitait devant des gardes de Fell postés à l’entrée du tube montant à l’étage supérieur.

— Demande au Dr. Chrys de me prendre par les pieds, murmura-t-il.

Trop bouleversée pour discuter, Rowan s’écria :

— Chrys, aide-moi ! Il faut le descendre.

— Oh…

Croyant à une urgence médicale, Chrys ne posa aucune question. Elle l’attrapa par les chevilles et, une seconde plus tard, ils se frayaient un chemin à travers la foule. Deux docteurs Durona qui couraient en portant un petit type très pâle… les hommes en vert s’écartaient précipitamment devant eux et leur faisaient signe de passer.

Quand ils atteignirent le rez-de-chaussée, Chrys voulut galoper vers la clinique. Un instant écartelé dans deux directions opposées, il parvint à se libérer d’un Dr. Chrys éberlué. Il partit à toute allure. Rowan se lança à sa poursuite et ils arrivèrent à la porte vitrée en même temps.

L’attention des gardes était fixée sur leurs deux collègues qui armaient leur lance-roquettes. Du regard, il chercha leur cible qui s’enfonçait dans la nuit, avalée par l’obscurité et les nuages de neige. Non, non, ne tirez pas… ! Le lance-roquettes hoqueta. La brillante explosion secoua l’aérocar mais ne l’arrêta pas.

— Amène-moi à l’engin le plus gros, le plus rapide que tu saches conduire, lança-t-il à Rowan. On ne peut pas les laisser partir. (Et on ne peut pas laisser les hommes de Fell les descendre non plus.) Dépêche-toi !

Pourquoi ?

— Ces tarés viennent de kidnapper mon, mon… frère, haleta-t-il. Faut les suivre. Les forcer à s’poser si on peut, les suivre si on peut pas. Les Dendariis ont sûrement des renforts quelque part. Ou Fell. Lilly est sa… sa femme lige, non ? Il lui doit protection. Lui ou quelqu’un. (Il frissonnait violemment.) Si on les perd, on ne les retrouvera jamais. C’est ce qu’ils espèrent.

— Mais qu’est-ce qu’on pourra bien faire si on les rattrape ? objecta Rowan. Ils viennent juste d’essayer de t’enlever et tu veux leur courir après ? C’est un boulot pour la sécurité !

— Je suis… je suis…

Quoi ? Je suis quoi ? Soudain la réalité s’éparpilla en milliards de confettis. Non, pas ça…

Sa vision s’éclaircit avec la morsure froide d’un hypospray dans son bras. Le Dr. Chrys le soutenait et Rowan lui soulevait une paupière avec le pouce pour examiner sa pupille. Elle rangea l’hypospray dans sa poche. Une étrange sensation le saisit, comme s’il était enveloppé dans de la cellophane.

— Ça devrait t’aider, dit Rowan.

— Non, ça ne m’aide pas, se plaignit-il ou essaya-t-il.

Il n’arrivait pas à articuler.

Elles l’avaient entraîné hors du hall, hors de vue des tubes de descente menant à la clinique souterraine. Ses convulsions n’avaient donc duré qu’un instant. Il n’était peut-être pas trop tard… Il se débattit pour échapper à la saisie de Chrys. En vain.

Des pas de femmes – pas le claquement des bottes des soldats – retentirent. Le visage fermé, les narines frémissantes, Lilly apparut, flanquée du Dr. Poppy.

— Rowan. Sors-le d’ici, dit-elle d’une voix mortellement calme malgré son essoufflement. Georish va venir mener son enquête. Il n’a jamais été ici. Nos assaillants semblent avoir été des ennemis de l’amiral Naismith. Nous raconterons que les Dendariis sont venus ici chercher le clone de Naismith mais qu’ils ne l’ont pas trouvé. Chrys, supprime toutes les preuves de son passage dans la chambre de Rowan et cache ses dossiers. Vite !

Chrys hocha la tête et partit en courant. Rowan le soutint. Il avait une curieuse tendance à s’effondrer sur place comme s’il était en train de fondre. Il cligna des yeux pour chasser les effets de la drogue. Non, il faut poursuivre…

Lilly donna à Rowan une carte de crédit tandis que le Dr. Poppy lui tendait deux manteaux et une trousse médicale.

— Sors-le par-derrière et disparaissez. Utilise les codes d’évacuation. Choisis un endroit au hasard et restes-y, pas une de nos propriétés. Appelle-moi d’une console protégée mais pas là où vous serez. D’ici là, je devrais savoir ce qu’il est possible de sauvegarder après cette pagaille. (Ses lèvres ridées se retroussèrent de colère sur ses dents d’ivoire.) Bouge-toi, ma fille.

Obéissante, Rowan acquiesça et ne discuta pas une fraction de seconde, remarqua-t-il, indigné. L’empêchant de trop tituber, elle l’emmena jusqu’à un monte-charge. Ils descendirent sous la cave dans la clinique enterrée. Une porte dissimulée les conduisit dans un tunnel étroit. Il avait l’impression d’être un rat dans un labyrinthe. Rowan s’arrêta trois fois pour franchir des systèmes de sécurité.

Ils sortirent dans le sous-sol d’un autre bâtiment. La porte disparut derrière eux, invisible dans le mur. Ils continuèrent leur progression dans des couloirs d’aspect plus normal.

— Vous utilisez souvent cette route ? haleta-t-il.

— Non. Uniquement quand on veut faire sortir ou entrer quelque chose en cachette des hommes de Fell.

Ils émergèrent enfin dans un petit garage souterrain. Elle le conduisit jusqu’à une petite vedette volante bleue, assez vieille et discrète et le boucla dans le siège du passager.

— On devrait… se plaignit-il à nouveau la langue pâteuse. L’amiral Naismith… quelqu’un devrait suivre l’amiral Naismith.

— Naismith possède une flotte entière de mercenaires. (Rowan s’installa à la place du pilote.) Qu’ils s’occupent de lui et de ses ennemis. Essaye de te calmer et de retrouver ta respiration. Je ne veux pas te faire un autre spray.

La vedette s’éleva le long d’un tube et émergea dans la neige tourbillonnante. Elle frémit puis se lança vers le ciel. La ville sous eux disparut rapidement dans les ténèbres tandis que Rowan mettait les gaz. Elle lui lança un regard en coin.

— Lilly fera quelque chose, dit-elle, rassurante. Elle veut Naismith, elle aussi.

— On se trompe, maugréa-t-il. Tout le monde se trompe.

Il se blottit dans le manteau que Rowan lui avait jeté dessus. Elle augmenta la température à l’intérieur.

Je ne suis pas le bon. Il n’avait d’autre valeur que son lien avec l’amiral Naismith. Et si l’amiral Naismith était écarté du Contrat, la seule personne qui s’intéresserait encore à lui serait Vasa Luigi. Ce type tenait à se venger de crimes qu’il ne se souvenait même pas avoir commis. Inutile, abandonné, seul et effrayé… Une douleur insensée lui vrilla l’estomac et le crâne. Ses muscles étaient tendus comme des câbles.

Il ne lui restait plus que Rowan. Et, apparemment, l’amiral qui était venu le chercher. Qui avait risqué sa vie pour lui. Pourquoi ? Je dois faire… quelque chose.

— Les Mercenaires Dendariis ? Sont-ils tous ici ? L’amiral a-t-il des vaisseaux en orbite ou quoi ? Decombien de renforts dispose-t-il ? Il a dit qu’il avait besoin de temps pour les contacter. Combien de temps ? Comment sont arrivés les Dendariis ? Par une navette commerciale ? Peuvent-ils appeler des renforts aériens ? Combien… comment… où…

Son cerveau essayait frénétiquement de rassembler des données qu’il ne possédait pas.

— Arrête ! supplia Rowan. Il n’y a rien que nous puissions faire. Nous ne sommes que de petites gens. Et tu n’es pas en état. Tu vas te rendre fou si tu continues comme ça.

— J’emmerde mon état ! Je dois… je dois…

Le visage déformé par l’inquiétude, Rowan s’accrochait aux commandes. Il se laissa aller dans son siège avec un soupir épuisé. J’aurais dû être capable de m’occuper de ça… de faire quelque chose… Il n’écoutait plus rien, à moitié hypnotisé par le son de sa propre respiration heurtée. Vaincu. Encore. Il n’aimait pas ça. Il contempla, écœuré, son propre reflet dans la bulle. Le temps semblait être devenu visqueux.

Les lumières sur le panneau de contrôle s’éteignirent. Soudain, ils furent sans poids. Les ceintures de son siège lui mordirent les os. Un épais brouillard bouillonna autour d’eux.

Rowan hurla, manipula et cogna le panneau de contrôle. Quelques lumières hésitèrent, se rallumèrent, moururent à nouveau. Ils perdaient. Le moteur toussait. Ils descendaient.

— Mais qu’est-ce qu’il a, bon sang ! s’écria Rowan.

Il leva les yeux. Rien que le brouillard glacé… ils tombèrent sous le niveau des nuages. Là, au-dessus d’eux, cette forme sombre qui planait. Un gros chargeur, lourd…

— Ce n’est pas une panne. On est en train de drainer notre champ, dit-il comme dans un rêve. Ils nous forcent à atterrir.

Rowan hoqueta, se concentra, essayant de garder la vedette en ligne dans les brefs intervalles où elle retrouvait de la puissance.

— Mon Dieu, c’est encore eux ?

— Non. Je ne sais pas… ils avaient peut-être une arrière-garde. (L’adrénaline et sa détermination lui permirent de lutter contre l’effet du sédatif.) Fais du bruit ! dit-il. Ecrase-nous !

— Quoi ?

Elle ne comprenait pas. Elle ne saisissait pas. Elle aurait dû… quelqu’un aurait dû…

— Ecrase-nous au sol, merde !

Elle n’obéissait pas.

— Tu es fou ?

Ils se posèrent sans trop de dommages sur le côté gauche dans une vallée tapissée de neige et d’arbustes.

— Quelqu’un veut nous enlever. Il faut laisser une trace, quelque chose ou alors on va disparaître de la carte. Pas de com… (Il montra le panneau mort.) Il faut laisser des empreintes, faire un feu pour quelqu’un. Il faut faire quelque chose !

Il se débattit pour se débarrasser de ses ceintures de sécurité.

Trop tard. Quatre ou cinq hommes les encerclaient dans l’obscurité, neutralisateurs en main. L’un s’approcha, descella la bulle et le tira dehors sans ménagement.

— Doucement, ne lui faites pas de mal ! s’écria Rowan. C’est mon patient !

— On lui f’ra pas d’mal, ma’ame, fit très poliment l’un des hommes en parka. Mais faut pas résister.

Rowan ne bougea plus.

Affolé, il regarda autour de lui. S’il sprintait vers leur chargeur, pourrait-il… ? Sa tentative fut stoppée au bout de trois pas quand l’un des types le saisit par le col et le souleva dans les airs. La douleur irradia son torse abîmé. L’autre lui tordit les bras dans le dos. Quelque chose de métallique et froid lui emprisonna les poignets. Ce n’étaient pas les mêmes qui avaient attaqué la clinique Durona. Pas le même équipement, pas le même uniforme.

Un autre inconnu, tout aussi costaud que ceux-là, se frayait un chemin dans la neige. Il repoussa sa capuche et leva une torche vers les captifs. Il avait environ quarante ans, un visage taillé dans le roc, la peau olivâtre et des cheveux noirs et longs retenus par un nœud sur sa nuque. Son regard, très alerte, brillait. Il contempla ses prisonniers avec une surprise non feinte.

— Ouvre sa chemise, ordonna-t-il à un des gardes. Le garde obéit. Son chef dirigea le rayon de sa torche sur les cicatrices. Ses lèvres se retroussèrent lentement. Soudain, sa tête partit en arrière et il rugit de rire. L’écho de ce rire résonna dans la nuit d’hiver.

— Ry, imbécile ! Je me demande combien de temps il va te falloir pour comprendre.

— Baron Bharaputra, dit Rowan.

Elle leva le menton dans un geste de salut et de défi.

— Dr. Durona, répondit Vasa Luigi, amusé et poli. Votre patient, hein ? Dans ce cas, vous ne refuserez pas mon hospitalité. S’il vous plaît, soyez notre invité. Ça nous fera une petite réunion de famille.

— Que voulez-vous de lui ? Il n’a plus aucune mémoire.

— Ce que je veux de lui ne compte pas. Ce qui compte… c’est ce que d’autres veulent de lui. Et ce que moi, je veux d’eux. Ah ! C’est encore mieux !

Il fit un signe à ses hommes et tourna les talons. Ils poussèrent leurs prisonniers vers le chargeur.

Un des hommes resta dehors et désigna la petite vedette bleue.

— Où dois-je la laisser, monsieur ?

— Ramène-la en ville et laisse-la dans une ruelle. N’importe où. Et reviens.

— Oui, monsieur.

Les portes se verrouillèrent. Ils décollèrent.

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