15

La comtesse tint sa promesse, ou sa menace, d’envoyer Mark faire du tourisme avec Elena. Les quelques semaines qui suivirent furent ponctuées de fréquentes excursions dans Vorbarr Sultana et dans les districts voisins. Dans un but culturel et historique, il eut même droit à une visite du palais impérial. Au grand soulagement de Mark, Gregor n’était pas chez lui ce jour-là. Ils fréquentèrent à peu près tous les musées de la ville. Elena, obéissant sans doute à ses instructions, le traîna même dans deux douzaines de collèges, académies et autres écoles techniques. Mark fut ragaillardi d’apprendre que tout l’enseignement sur cette planète n’était pas purement militaire. En fait, l’université la plus importante de la capitale était l’Institut des Sciences Appliquées et Agricoles.

Elena, en présence de Mark, se comportait de façon parfaitement impersonnelle. Quels que puissent être ses propres sentiments en revoyant sa planète maternelle pour la première fois depuis une décennie, elle ne les laissait pas paraître. Son masque d’ivoire se fendait à l’occasion quand une exclamation de surprise lui échappait devant un changement imprévu : des nouveaux bâtiments, des rues transformées. Mark la soupçonnait de les mener à un tel train d’enfer pour ne pas avoir à lui parler. Elle comblait les silences par des exposés. Mark commença à regretter Ivan : avec son cousin, ils auraient sûrement traîné dans tous les pubs de la ville.

Enfin, un soir, le comte revint plus tôt que prévu à la résidence pour annoncer qu’ils se rendaient tous à Vorkosigan Surleau. Moins d’une heure plus tard, Mark se retrouva embarqué avec ses affaires dans une vedette en compagnie d’Elena, du comte Vorkosigan et de Pym, l’aide de camp. Ils s’élancèrent dans la nuit vers le sud, vers la résidence d’été des Vorkosigan. La comtesse ne les accompagnait pas. Pendant le voyage, la conversation se réduisit au minimum : à l’occasion, Pym et le comte aux commandes échangeaient quelques laconiques paramètres de vol. Les monts Dendariis surgirent enfin à l’horizon, masse sombre tapie sous les nuages et les étoiles. Ils survolèrent un lac qui miroitait faiblement avant d’atterrir à mi-hauteur d’une colline devant une maison en pierre à l’architecture alambiquée. Ils furent à nouveau accueillis par des serviteurs humains. Les gardes de la SecImp affectés au service du Premier ministre débarquèrent discrètement d’une autre vedette.

Minuit approchant, le comte se contenta d’expliquer vaguement à Mark comment s’orienter dans la demeure et le déposa dans une chambre au deuxième étage avec vue sur le lac. Mark, seul enfin, s’accouda à la fenêtre pour contempler l’obscurité. Des lumières se reflétaient sur les eaux noires et soyeuses : elles provenaient d’un village et de quelques demeures isolées sur des plages toutes situées à l’autre bout du lac. Pourquoi m’a-t-il amené ici ? Vorkosigan Surleau était le repère le plus secret des Vorkosigan, le cœur du royaume du comte. Avait-il réussi à quelque épreuve pour être admis ici ? Ou bien Vorkosigan Surleau était-elle l’épreuve ? Il se coucha et s’endormit, la tête farcie de questions.


Le soleil du matin le réveilla. Il avait oublié de fermer les volets. Il cligna des yeux et se leva. Un serviteur avait rangé ses quelques affaires dans un placard. Il s’habilla, trouva une salle de bains dans le couloir et se lava. Il s’engagea enfin dans l’escalier, à la recherche prudente d’un spécimen d’humanité. Une gouvernante dans la cuisine lui expliqua comment retrouver le comte dehors sans, hélas, lui proposer le moindre petit déjeuner.

Un chemin pavé de pierres conduisait à un petit bosquet d’arbres importés depuis la Terre. Leur feuillage vert si particulier commençait à prendre les teintes du début d’automne. C’étaient de grands arbres, très vieux. Le comte et Elena se trouvaient près du bosquet dans un jardin muré qui servait à présent de cimetière de famille pour les Vorkosigan. La maison elle-même était autrefois le baraquement des gardes du château dont les ruines se délabraient au bord du lac.

Mark haussa les sourcils. Dans son uniforme de parade rouge et bleu, le comte était une tache de couleur incongrue. La tenue tout aussi officielle d’Elena, velours gris orné de boutons argentés, restait plus discrète. Elle était accroupie derrière un petit brasier de bronze posé sur un trépied. De petites flammes orange s’en échappaient et de la fumée s’élevait dans l’air humide et doré du matin. Ils brûlaient une offrande aux morts, comprit-il soudain. Incertain, il s’immobilisa devant le portail en fer forgé. Personne ne l’avait invité.

Elena se leva. Elle bavarda paisiblement avec le comte tandis que l’offrande – quoi qu’elle puisse être – brûlait et se réduisait en cendres. Au bout d’un moment, Elena plia un bout de tissu, s’en servit pour saisir le brasier sur le trépied et répandit son contenu, des flocons gris et blancs, sur une tombe. Elle vida entièrement le récipient de bronze avant de le ranger ainsi que le trépied pliant dans un sac brodé havane et argent. Le comte se tourna vers le lac, remarqua Mark et lui adressa un signe pour lui signifier qu’il l’avait aperçu. Il ne l’invitait pas mais ne le congédiait pas non plus.

Après un dernier échange avec le comte, Elena quitta le jardin muré. Le comte la salua. Elle gratifia Mark d’un hochement de tête courtois en passant à sa hauteur. Son visage était solennel mais Mark crut la sentir moins tendue, moins sur la défensive que depuis son arrivée sur Barrayar. À présent, le comte lui faisait signe de le rejoindre. Un peu gêné mais curieux, Mark s’engagea dans l’allée de gravier.

— Qu’est-ce… qui se passe ? s’enquit-il finalement.

C’était un peu irrévérencieux mais le comte ne s’offusqua pas. Il hocha la tête vers la tombe qui s’étalait à ses pieds : Sergent Constantine Bothari et les dates. Fidelis.

— J’ai découvert qu’Elena n’avait jamais brûlé d’offrandes pour son père. Il a été mon aide de camp pendant dix-huit ans et, avant ça, il avait servi sous mes ordres dans les forces spatiales.

— Le garde du corps de Miles, je sais. Mais il a été tué avant que Galen ne démarre mon entraînement. Galen ne lui a pas consacré beaucoup de temps.

— Il aurait dû. Le sergent Bothari a été très important pour Miles. Et pour nous tous. Bothari était un homme… difficile. J’ai l’impression qu’Elena a toujours du mal à l’admettre. Elle aurait besoin de, comment dire… d’accepter un peu plus son père pour être en paix avec elle-même.

— Difficile ? Criminel, à ce qu’on, m’a dit.

— Voilà qui est très…

Le comte hésita. Mark s’attendait à l’entendre dire injuste ou inexact mais le mot qu’il choisit finalement fut :

–… Incomplet.

Ils déambulèrent parmi les tombes, le comte en expliquant certaines. Des amis, des parents… qui était le major Amor Klyeuvi ? Cela faisait penser à un musée. Depuis la Période d’Isolement, l’histoire des Vorkosigan était intimement liée à l’histoire de Barrayar. Le comte lui montra les tombes de son père, sa mère, son frère, sa sœur, ses grands-parents. Avant eux, les membres de la famille avaient été enterrés dans le cimetière de la vieille capitale du district Vorkosigan : Vashnoi. Et leur dernière demeure avait dû fondre avec le reste de la ville lors de l’invasion cetagandane.

— Je tiens à être enterré ici, commenta le comte en scrutant le lac paisible et les collines qui le surplombaient. Eviter cette foule au cimetière impérial de Vorbarr Sultana. Ils voulaient mettre mon pauvre père là-bas. J’ai dû me disputer avec eux malgré ses derniers vœux.

Il montra la pierre tombale. Général Comte Piotr Pierre Vorkosigan et les dates. Le comte avait, visiblement, eu gain de cause.

— J’ai passé ici certains des meilleurs moments de ma vie, quand j’étais petit. Et plus tard, c’est ici que je me suis marié et que nous avons passé notre lune de miel. (Un sourire incertain brouilla ses traits.) Miles a été conçu ici. Donc, dans un certain sens, toi aussi. Regarde autour de toi. Voilà d’où tu viens… Je prends le petit déjeuner, je me change et on ira faire un tour.

— Ah… alors, personne n’a mangé.

— On doit jeûner avant une offrande aux morts. Ce doit être pour ça qu’on les effectue en général à l’aube.

Le comte ne plaisantait qu’à moitié.

Voilà pourquoi il avait amené son uniforme d’apparat et pourquoi Elena avait pris le sien. Ils étaient venus ici dans ce but. Mark se regarda dans les bottes impeccablement polies du comte. La surface convexe lui donnait des proportions grotesques. Un jour, il ressemblerait peut-être à ça…

— C’est pour cela que nous sommes venus ? Pour qu’Elena accomplisse cette cérémonie.

— Entre autres.

Bizarre. Obscurément troublé, Mark suivit le comte jusqu’à la maison.

Le petit déjeuner fut servi par la gouvernante dans un patio ensoleillé situé à un bout de la demeure. Les collines et quelques haies de fleurs lui donnaient une intimité apaisante. Là aussi, ils avaient vue sur le lac. Le comte réapparut, portant un vieux pantalon de treillis noir et une ample tunique de paysan fermée par une ceinture à la taille. Elena ne se joignit pas à eux.

— Elle avait envie de marcher, expliqua brièvement le comte. On va marcher nous aussi.

Prudemment, Mark reposa un troisième beignet.

Peu de temps après, il ne regretta pas cette prudence. Le comte lui fit grimper la colline. Arrivés au sommet, ils s’arrêtèrent pour se reposer un peu. La vue sur le lac, longue langue d’argent qui léchait les collines, valait le déplacement. Sur l’autre versant, moins abrupt, on avait cultivé des pâturages d’herbe verte, en provenance de la Terre elle aussi. Il y avait là quelques écuries en pierre et des chevaux traînaient çà et là, inemployés. Le comte descendit jusqu’à une barrière et s’y accouda, pensif.

— Ce grand rouan là-bas est le cheval de Miles. Il a été un peu négligé ces dernières années. Miles n’avait pas toujours le temps de monter quand il revenait à la maison. Il avait l’habitude d’arriver au galop quand Miles l’appelait. C’était très bizarre de voir ce grand paresseux dresser les oreilles avant de se mettre à courir. (Un silence.) Tu pourrais essayer.

— Quoi ? Appeler le cheval ?

— Je serais curieux de voir ça. Si le cheval arrive à faire la différence. Pour moi… vous avez la même voix.

— J’ai été conditionné pour.

— Il s’appelle… Ninny. (Devant le regard de Mark, il ajouta :) C’est un surnom.

En réalité, il s’appelle Gros Ninny. Mais tu ne veux pas le dire. Ha !

— Alors, je fais quoi ? Je reste ici et je me mets à hurler : Ninny, Ninny, viens ici ?

Il se sentait déjà idiot.

— Trois fois.

— Hein ?

— Miles répétait toujours son nom trois fois.

Le cheval se tenait à l’autre bout du pâturage, les oreilles dressées, les regardant. Mark respira un bon coup. Son meilleur accent barrayaran reprit le dessus.

— Ici, Ninny, Ninny, Ninny ! Ici, Ninny, Ninny, Ninny !

Le cheval hennit et trotta jusqu’à la barrière en bois. Il ne galopa pas vraiment même si, une fois, il fit effectivement l’effort de soulever ses sabots. Il arriva en haletant, aspergeant le comte et Mark de son haleine humide et chaude. La clôture gémit et plia quand il s’y frotta. Vu de près, il était énorme. Il passa sa grosse tête au-dessus de la barrière. Mark battit vivement en retraite.

— Salut, mon vieux. (Le comte lui flatta l’encolure.) Miles lui donnait toujours du sucre, annonça-t-il pardessus son épaule.

— Pas étonnant qu’il vienne au galop ! s’indigna Mark.

Et dire qu’il s’était imaginé que c’était encore une victime du syndrome « j’aime-Naismith ».

— Oui, mais Cordélia et moi lui donnons aussi du sucre et il ne court jamais vers nous. Il se contente de venir tranquillement en prenant son temps.

L’animal le fixait avec – Mark l’aurait juré – une réelle stupéfaction. Encore un qu’il trahissait parce qu’il n’était pas Miles. À leur tour, deux autres chevaux les rejoignirent bien décidés à ne rien manquer. Ça commençait à faire beaucoup. C’était monstrueux, ces bêtes-là.

Intimidé, Mark demanda d’un ton plaintif :

— Vous n’avez pas apporté du sucre ?

— En fait, si, dit le comte.

Il extirpa une demi-douzaine de cubes blancs de sa poche et les donna à Mark. Prudent, celui-ci en plaça deux sur sa paume ouverte qu’il tendit le plus loin possible de lui. Poussant un cri aigu, Ninny rejeta ses oreilles en arrière et flanqua un bon coup de tête d’un côté puis de l’autre pour chasser ses rivaux. Il attrapa ensuite les deux morceaux de sucre entre ses grosses lèvres molles, laissant une bonne dose de salive verdie par l’herbe sur la main de Mark. Celui-ci s’essuya sur la barrière sans beaucoup de succès, considéra son pantalon, puis frotta sa main sur l’encolure de Ninny. Une vieille cicatrice faisait une grosse bosse sous la fourrure. Ninny essaya de lui donner un nouveau coup de tête. Mark battit précipitamment en retraite. Le comte restaura un peu d’ordre dans la horde avec quelques cris et deux ou trois bonnes claques – Ah, voilà comment on pratique la politique sur Barrayar, songea Mark avec insolence – avant de s’assurer que les deux autres chevaux obtenaient eux aussi leur part de sucre. Il ne parut pas être gêné de s’essuyer les mains sur son pantalon.

— Tu veux essayer de le monter ? proposa-t-il. Comme ça fait un moment qu’il n’a pas été sellé, il risque d’être un peu nerveux.

— Non, merci, s’étrangla Mark. Une autre fois, peut-être.

— Ah.

Ils longèrent la barrière, Ninny les accompagnant de l’autre côté. Ses espoirs furent brisés par le coin.

Il hennit quand ils s’éloignèrent. On aurait dit un cri d’agonie. Les épaules de Mark se voûtèrent comme s’il venait de recevoir un coup. Le comte sourit. L’effort dut lui coûter car son sourire disparut aussi vite qu’il était apparu. Il jeta un regard en arrière.

— Le pauvre vieux a vingt ans, maintenant. C’est beaucoup pour un cheval. Je commence à m’identifier à lui.

Ils se dirigeaient vers les bois.

— Il y a une piste… Elle décrit un grand cercle jusqu’à un endroit où on a vue sur la maison. On avait l’habitude de pique-niquer là-bas. Tu veux y aller ?

Une promenade. Mark n’avait aucune envie de se promener mais il venait de refuser au comte de monter à cheval. Il n’osait pas refuser deux fois de suite. Le comte risquait de le trouver… déprimé.

— D’accord.

Pas de garde du corps ou d’hommes de la SecImp en vue. Le comte s’était débrouillé pour qu’ils soient seuls ensemble. Mark se contracta. Le moment des confessions intimes était arrivé.

Quand ils atteignirent l’orée du bois, les premières feuilles mortes crissèrent sous leurs pas. Cela faisait un bruit sec mais plaisant. Comme une diversion. Mais cela ne remplissait pas vraiment le silence. Le comte, malgré son air de campagnard tranquille, était tendu, nerveux. Mal à l’aise. Ce qui ne contribuait nullement à calmer Mark qui finit par s’exclamer :

— C’est à cause de la comtesse que vous faites ça, hein ?

— Pas vraiment… Oui.

Une réponse confuse et probablement sincère.

— Pardonnerez-vous jamais aux Bharaputrans d’avoir descendu le mauvais Naismith ?

— Probablement pas, répondit le comte sur un ton égal.

Il n’était pas offensé.

— Si ça avait été le contraire, si ce Bharaputran avait atteint l’autre petit bonhomme, la SecImp serait-elle en train de chercher ma cryochambre maintenant ?

Et Miles aurait-il éjecté le soldat Phillipi pour mettre Mark à sa place ?

— Dans la mesure où, dans ce cas, Miles aurait été avec la SecImp dans ce coin-là, murmura le comte, j’imagine que la réponse est oui. Ne t’ayant jamais rencontré, mon propre intérêt aurait été, comment dire… académique. Mais ta mère aurait exigé les mêmes efforts, ajouta-t-il, pensif.

— Soyons, si possible, honnêtes l’un envers l’autre, fit Mark avec amertume.

— Rien de durable ne pourra exister entre nous sans cela, répliqua sèchement le comte.

Mark rougit mais grogna en signe d’approbation.

La piste longeait tout d’abord une rivière avant de s’enfoncer dans un ravin. De gros rochers leur barraient la route ici et là. Le sol était en pente et glissant. Dieu merci, il redevint assez vite plat, s’enfonçant parmi les arbres. Quelques bûches et fourrés avaient été délibérément disposés en travers du chemin pour servir d’obstacles de saut aux chevaux. On pouvait soit passer dessus, soit les contourner. Mark avait la certitude que Miles quand il montait devait toujours choisir de sauter. Il devait l’admettre mais il y avait quelque chose de profondément apaisant dans ces bois, avec ces alternances d’ombre et de soleil, ces immenses arbres terrestres. On avait l’illusion d’une intimité sans fin. On pouvait s’imaginer que toute la planète était ainsi, sauvage, offerte… à condition de ne rien savoir de la politique d’aménagement des terres. Ils arrivèrent sur une piste plus large où ils pouvaient marcher de front.

Le comte s’humecta les lèvres.

— À propos de cette cryochambre…

La tête de Mark se redressa comme celle du cheval quelques instants plus tôt. La SecImp ne lui disait rien, le comte ne lui adressait guère la parole. Rendu à moitié fou par le manque d’information, il avait fini par craquer et était allé trouver la comtesse. Ce faisant, il avait eu l’impression de se rendre à l’abattoir. Mais, même elle n’avait rien à lui apprendre. La SecImp connaissait à présent quatre cents endroits où la cryochambre ne se trouvait pas. C’était un début. L’infini moins quatre cents ça faisait… quoi ? C’était impossible, inutile, futile.

— La SecImp l’a retrouvée.

Le comte se massait le visage.

Mark se pétrifia.

— Quoi ! Ils l’ont retrouvée ? Bon Dieu ! C’est fini ! Où l’ont-ils… Pourquoi ne m’avez-vous… (Il se tut car il y avait sans doute une bonne raison pour laquelle le comte ne lui avait encore rien dit.)

— Elle était vide.

— Oh. (Oh. C’était tout ce qu’il trouvait à dire ? Il avait imaginé un tas de scénarios mais pas celui-là. Vide ?) Où ?

— Un agent l’a trouvée dans l’inventaire des ventes d’une compagnie de matériel médical du Moyeu de Hegen. Nettoyée et reconditionnée.

— Ils sont sûrs que c’est la même ?

— Si les identifications données par le capitaine Quinn et les Dendariis sont exactes, c’est la même. L’agent, qui est un de nos meilleurs hommes, l’a achetée tout tranquillement. Elle est actuellement en route par courrier rapide pour le quartier général de la SecImp afin de l’analyser en détail. Apparemment, il n’y a pas grand-chose à analyser.

— Mais c’est une piste, un indice enfin ! Cette compagnie doit avoir des dossiers. La SecImp devrait être capable de remonter la piste jusqu’à…

Jusqu’à quoi ?

— Oui et non. Leurs dossiers ne nous permettent de remonter qu’un cran en arrière. Le transporteur indépendant à qui ils l’ont achetée se livrait au recel de marchandises volées.

— Elle a bien été volée quelque part ! On doit pouvoir restreindre la zone des recherches !

— Hum… Il faut se souvenir que le Moyeu de Hegen est un moyeu. Il est possible que la cryochambre ait été envoyée, par exemple, de l’Ensemble de Jackson dans l’Empire cetagandan puis ait été réexpédiée via le Moyeu de Hegen. Peu probable mais possible.

— Non. Ils n’ont pas eu le temps.

— C’était un peu juste mais ça a pu se faire. Illyan a fait les calculs. En fait, ce laps de temps limite les recherches à… neuf planètes, dix-sept stations et tous les navires qui circulent entre tout ça. (Le comte fit la moue.) Je souhaiterais presque avoir affaire aux Cetagandans. On peut faire confiance aux ghem-lords : aucune chance qu’ils ne devinent pas la valeur du colis. J’ai une vision atroce. Apprendre un jour que cette cryochambre est tombée entre les mains d’un petit truand jacksonien. Un minable qui se sera débarrassé de son contenu pour revendre l’équipement. Nous paierions vingt fois, cent fois la valeur de cette cryochambre pour récupérer le corps qui s’y trouve. Pour un Miles préservé et, si possible, réanimable. Ça me rend malade de penser qu’il puisse être en train de pourrir quelque part par erreur.

Mark se pressa les tempes : quelque chose lui perforait le crâne.

— Non… c’est fou ! C’est trop fou. Nous avons les deux bouts de la corde à présent, il ne nous manque que le milieu. Il suffit de tirer ou de se laisser guider. Norwood… Norwood était loyal envers l’amiral Naismith. Et il était malin. Je l’ai rencontré. Brièvement. Bien sûr, il ne prévoyait pas d’être tué mais il n’aurait sûrement pas expédié la cryochambre dans un endroit risqué. Ni même au hasard.

Etait-ce si certain ? Norwood espérait sans doute récupérer la cryochambre à peine un jour plus tard. Si elle était arrivée… Dieu savait où, avec un petit mot collé dessus du genre attendez-qu’on-vienne-me-chercher et que personne n’était venu…

— A-t-elle été reconditionnée avant ou après que la compagnie de Hegen l’a achetée ?

— Avant.

— Ce qui signifie qu’il y a un centre médical planqué quelque part sur cette piste. Peut-être même un centre équipé en cryogénisation. Peut-être… peut-être que Miles a été transféré dans une chambre permanente.

Un corps anonyme ? Sur Escobar, une telle chance était envisageable. Sur l’Ensemble de Jackson, ça tenait de l’impossible espoir.

— Je prie pour qu’il en soit ainsi. De tels centres n’existent pas en nombre infini. On peut les vérifier tous. La SecImp y travaille. Cela dit, seuls les morts congelés nécessitent un tel niveau d’équipement. Nettoyer et reconditionner une cryochambre portable peut se faire dans n’importe quelle infirmerie de n’importe quel navire. Ou même dans une salle des machines. Une tombe anonyme serait extrêmement difficile à localiser. Et, sans parler de tombe, il a peut-être été purement et simplement vaporisé comme un sac d’ordures…

Le regard du comte se planta dans les arbres.

Mark aurait parié qu’il ne les voyait pas. Il aurait parié qu’il contemplait lui aussi cette vision-là : un petit corps gelé à la poitrine éclatée – on n’avait même pas besoin d’une poignée anti-grav pour le soulever… un employé insouciant qui le prenait pour le flanquer à la poubelle désintégrante… Se demanderaient-ils seulement qui avait été le petit homme ? Et qui étaient-ils ?

Et depuis combien de temps le comte ruminait-il ces idées noires ? Et combien de temps, nom d’un cheval, allait-il encore parler et marcher en même temps ?

— Quand avez-vous appris tout ça ?

— Hier après-midi. Tu comprends donc… à quel point il est important que je sache ce que tu comptes faire. Par rapport à Barrayar.

Il repartit le long de la piste avant de bifurquer sur un étroit sentier qui grimpait gaillardement entre les arbres.

Jouant des talons, Mark le suivit avec peine.

— Il faudrait avoir complètement perdu la raison pour garder des rapports avec Barrayar. Le seul rapport qu’on peut avoir avec Barrayar, c’est la fuir.

Le comte sourit par-dessus son épaule.

— Tu as trop parlé avec Cordélia, à ce que je vois.

— Pas étonnant. Elle est la seule ici qui ait accepté de me parler.

Il rattrapa le comte qui avait ralenti. Le vieil homme grimaça.

— C’est juste. (Il accéléra à nouveau le pas. La pente était rude.) Je suis désolé.

Au bout de quelques mètres, il ajouta avec un humour noir :

— Je me demande si les risques que je prenais mettaient mon père dans des états pareils. Si c’est le cas, il est justement vengé. (Plus de noirceur que d’humour, jugea Mark.) Mais il est plus que jamais nécessaire… de savoir…

Le comte s’arrêta soudain et s’assit par terre, dos à un arbre.

— C’est drôle, murmura-t-il.

Son visage qui, jusque-là, avait été rouge et moite était soudain blême et moite.

— Quoi ? demanda Mark, haletant.

Il se reposait, les mains sur les genoux en fixant cet homme qui venait si subitement de se mettre à son niveau. Le comte semblait absorbé… non, distrait.

— Je crois… que je ferais mieux de me reposer un moment.

— Je suis d’accord.

Mark s’assit à son tour sur un rocher. Le comte ne reprenait pas la conversation. Une sensation extrêmement déplaisante noua le ventre de Mark. Que lui arrive-t-il ? Il n’a pas l’air dans son assiette. Oh, merde… Le ciel était bleu et très beau, une douce brise faisait soupirer les arbres, quelques feuilles dorées planaient autour d’eux. Le frisson glacé qui lui fouillait le dos n’avait rien à voir avec la météo.

— Ce n’est pas, déclara le comte sur un ton détaché, académique (comme il l’avait si bien dit), un ulcère perforé. J’en ai déjà eu un mais ça n’a rien à voir.

Il croisa les bras sur sa poitrine. Sa respiration devenait plus rapide et plus irrégulière. Depuis qu’il s’était assis, elle ne se calmait pas comme celle de Mark.

Il ne va vraiment pas bien. Un homme brave qui faisait de son mieux pour ne pas paraître effrayé : Mark avait rarement vu spectacle plus effrayant. Brave mais pas stupide. Le comte ne faisait pas semblant de croire que tout allait bien. Il ne se lançait pas à l’assaut du sentier pour le prouver.

— Vous n’avez pas l’air bien.

— Je ne suis pas bien.

— Que sentez-vous ?

— Euh… une douleur dans la poitrine, j’en ai peur, admit-il, embarrassé. Plus qu’une douleur. Une… sensation… très… bizarre. C’est arrivé d’un coup.

— Ça ne pourrait pas être une indigestion, n’est-ce pas ?

Comme celle qui faisait bouillir de l’acide dans l’estomac de Mark en ce moment ?

— J’ai peur que non.

— Vous feriez peut-être mieux d’appeler des secours avec votre communico, suggéra Mark.

Si c’était bien une urgence médicale et ça en avait tout l’air, il ne pouvait pas faire grand-chose.

Le comte ricana. Cela fit un bruit sec pas vraiment réconfortant.

— Je ne l’ai pas pris.

— Quoi ? ! Mais, bon sang, vous êtes le Premier ministre, vous ne pouvez pas vous balader sans…

— Je voulais que notre conversation ne soit pas interrompue. Pour une fois. Pas envie d’entendre la moitié des sous-ministres de Vorbarr Sultana me demander si je savais où ils ont mis leur agenda. Je faisais ça… pour Miles. De temps en temps… quand ça devenait trop dur. Ça les rendait à moitié fous mais… ils finissaient… toujours… par se calmer.

Sa voix se faisait de plus en plus aiguë. Il s’allongea dans les feuilles mortes.

— Non… constata-t-il. C’est pire…

Il tendit une main que Mark, dont le cœur cognait de terreur, saisit pour l’aider à se rasseoir.

Une toxine paralysante… une attaque cardiaque… je devais être seul avec toi… je devais attendre, que tu me voies sans cesse… ça devait durer vingt minutes avant que tu meures.

Comment avait-il fait ? Comment avait-il causé cela ? Par magie noire ? Peut-être était-il vraiment programmé ? Peut-être certaines parties de lui accomplissaient des choses dont il n’avait pas conscience… comme ces cinglés qui ont différentes personnalités. Ai-je fait cela ? Ô Dieu. Oh, merde.

Le comte réussit à lui sourire.

— N’aie pas peur, mon garçon, chuchota-t-il. Tu n’as qu’à rentrer à la maison chercher mes hommes. Ce n’est pas si loin. Je te promets que je ne bougerai pas.

Un gloussement ridicule.

Je n’ai pas fait attention au chemin en venant. Je vous suivais. Et s’il le portait… ? Non. Sans être un méd-tech, Mark avait la certitude glaçante que bouger cet homme serait une très mauvaise idée. De toute manière, le comte était beaucoup trop lourd pour lui.

— D’accord. (Il n’y avait pas dix mille chemins dans ce bois, non ?) Vous… vous…

Je vous interdis de mourir comme ça, bon Dieu. Pas maintenant !

Mark tourna les talons et partit en courant. Il ne tarda pas à arriver sur la grande piste. À gauche ou à droite ? À gauche, là sur la grande piste. Mais où avaient-ils tourné pour la rejoindre ? Ils avaient dû écarter quelques fourrés… Là, ces buissons. Oui, c’étaient ceux-là. Mais il y en avait bien une demi-douzaine. Ah, là-bas, les obstacles pour les chevaux ! Etait-ce bien les mêmes ? Ils se ressemblaient tous. Bon Dieu, je vais me perdre dans cette putain de forêt… Je vais tourner en rond pendant… vingt minutes, jusqu’à ce qu’il soit mort et bien mort, jusqu’à ce que son cerveau s’arrête et ils vont tous dire que je l’ai fait exprès… Il trébucha, cogna un arbre et lutta pour garder son équilibre. Il avait l’impression d’être le chien d’un holovid qui courait pour aller chercher de l’aide. En arrivant, il serait tout juste capable d’aboyer, de geindre et de se rouler sur le dos et personne ne comprendrait… Il s’accrocha à un arbre et regarda autour de lui. La mousse était censée pousser seulement sur la partie nord des arbres, non ? Ou bien cela était-il vrai uniquement sur Terre ? Ceux-là étaient presque tous des arbres de la Terre. Sur l’Ensemble de Jackson, une espèce de lichen baveux poussait sur le côté sud de tout, y compris des bâtiments et il fallait le gratter des glissières des portes et des fenêtres… Ah ! La rivière ! Mais avaient-ils remonté ou descendu le courant ? Imbécile, imbécile, imbécile. Il avait un point de côté. Il tourna à gauche et courut.

Alléluia ! Une grande silhouette féminine dévalait le chemin devant lui. Elena qui rentrait au bercail. Non seulement il se trouvait sur la bonne route mais il avait trouvé de l’aide. Il cria. Un coassement lui sortit de la gorge mais cela suffit pour attirer son attention. Elle jeta un coup d’œil derrière elle, l’aperçut et s’arrêta. Il tituba jusqu’à elle.

— Qu’est-ce qui vous prend ?

Sa froideur et son irritation initiales cédaient devant sa curiosité et un début d’alarme.

Mark haleta :

— Le comte… il est malade… dans les bois. Vous pouvez… faire venir ses hommes… là-bas ?

Aussitôt suspicieuse, elle fronça les sourcils.

— Malade ? Comment ça ? Il était en parfaite santé, il y a une heure de ça.

— Bon Dieu ! Il est très mal ! Dépêchez-vous !

— Si tu as… commença-t-elle avant de s’interrompre. (L’angoisse évidente de Mark triompha de ses doutes.) Il y a un com dans l’écurie. C’est le plus proche. Où l’as-tu laissé ?

Mark agita vaguement la main derrière lui.

— Quelque part… Je ne sais pas comment ça s’appelle. Sur le chemin d’un coin pour pique-niquer. Ça vous dit quelque chose ? Ces putains de gardes de la SecImp n’ont-ils pas de scanners ? (Sa lenteur l’exaspérait.) Vous courez plus vite que moi. Partez !

Elle le crut enfin et courut non sans lui jeter un dernier regard. Il eut l’impression d’être passé au lance-flammes.

Je n’ai pas… Il tourna les talons et repartit vers l’endroit où il avait laissé le comte. Il se demandait s’il ne ferait pas mieux de courir se réfugier au fin fond de ces montagnes. S’il volait une vedette, il pourrait gagner la capitale. Il y aurait peut-être une ambassade galactique qui lui accorderait l’asile politique ? Elle pense que j’ai… Ils vont tous penser que j’ai… Bon Dieu, lui-même ne se faisait pas confiance. Comment les Barrayarans le pourraient-ils ? Il devrait peut-être épargner du travail à tout le monde et se tuer tout de suite, ici dans cette forêt débile. Mais il n’avait pas d’arme et, aussi tourmenté que soit le terrain, il n’avait pas vu de falaise assez haute d’où il aurait pu se jeter avec la certitude de mourir.

Il eut à nouveau l’impression de s’être trompé de chemin. Le comte n’avait sûrement pas pu se lever et aller faire un tour… non. Il était là, gisant sur le dos, près d’une grosse branche morte. Il respirait par petits à-coups pénibles, séparés par des intervalles beaucoup trop longs. Ses bras étaient crispés autour de lui. Il souffrait visiblement beaucoup plus. Mais il n’était pas mort. Pas encore.

— Salut… mon garçon, souffla-t-il.

— Elena amène de l’aide, promit Mark, angoissé.

Il leva les yeux, tendit l’oreille. Mais ils ne sont pas encore arrivés.

— Bien.

— Ne… parlez pas trop.

Ce qui eut pour effet de faire ricaner le comte : c’était encore plus horrible que sa respiration.

— Cordélia… est la seule… qui parvient… à me faire taire.

Mais il se tut après cela.

Prudent, Mark lui laissa le dernier mot.

Vis, bon sang. Ne me laisse pas comme ça.

Un vrombissement familier lui fit lever les yeux. Elena avait résolu le problème du transport à travers les arbres en prenant une aéromoto. Un type de la SecImp en uniforme vert était assis derrière elle, la tenant par la taille. Elle descendit l’engin avec habileté parmi les branches qui craquèrent. L’une d’elles lui lacéra le visage mais elle n’y prêta aucune attention. L’homme sauta de selle alors qu’ils étaient encore à un mètre de haut.

— Recule, gronda-t-il à l’adresse de Mark. (Au moins, il avait un méd-kit.) Que lui as-tu fait ?

Mark battit en retraite aux côtés d’Elena.

— C’est un médecin ?

— Non, juste un médic.

Elle était à bout de souffle, elle aussi.

L’homme leva les yeux et annonça :

— C’est le cœur. Mais j’ignore ce que c’est et la cause. Inutile de faire venir le médecin du Premier ministre ici, qu’il nous retrouve à Hassadar. Sans délai. Je pense que nous aurons besoin d’une unité de soins intensifs.

— Bien.

Elena aboya des ordres dans un com.

Mark voulut les aider à porter le comte jusqu’à la moto où ils comptaient l’installer entre eux deux. Le médic le fusilla du regard.

— Ne le touche pas !

Le comte, que Mark avait cru inconscient, ouvrit les yeux et murmura :

— Hé… Le petit est bien, Jasi. (Jasi le médic s’inclina.) Ça ira bien, Mark.

Il est en train de crever et pourtant il continue à penser à plus tard. Il essaye de me laver de tout soupçon.

— La vedette nous rejoint à la clairière la plus proche. (Elena montra une direction.) Retrouve-nous là-bas si tu veux venir.

La moto s’éleva lentement et prudemment.

Mark ne se le fit pas répéter. Il dévala le sentier, intensément conscient de l’ombre qui bougeait au-dessus des arbres. Ils le semèrent très vite. Il accéléra, s’accrochant aux arbres pour tourner. Il arriva à la grande piste, les paumes en sang, à l’instant où Jasi, Elena et Pym finissaient d’étaler le comte sur un des sièges du compartiment arrière d’un aérocar noir. Mark s’effondra aux côtés d’Elena au moment où la bulle du compartiment se rabattait. Ils étaient dans le sens contraire de la marche, face au comte. Pym prit les commandes à l’avant. Ils décollèrent en spirale avant de fuser comme une balle. Le médic était agenouillé auprès de son patient, effectuant les premiers soins : un masque à oxygène et un hypospray de synergine contre le choc.

Mark suffoquait davantage que le comte, à tel point que le médic finit par lui lancer un coup d’œil. À la différence du comte, Mark ne tarda pas à retrouver sa respiration normale. Il était en nage et tout tremblant à l’intérieur. La dernière fois qu’il avait éprouvé cela, les troupes de sécurité bharaputranes lui tiraient dessus. Les aérocars sont-ils censés aller aussi vite ? Il pria le Ciel pour que leurs prises d’air n’avalent rien de plus gros qu’un moustique.

Malgré la synergine, les yeux du comte restaient dans le vague. Il essaya d’attraper son petit masque à oxygène, repoussa faiblement la main du médic qui essaya de le retenir et fit un signe à Mark. Il tenait tant à dire quelque chose qu’il aurait été stupide et dangereux de l’en empêcher. Mark glissa à genoux à côté de la tête du comte.

Celui-ci se mit à chuchoter avec la plus totale assurance :

— La seule… vraie richesse… est biologique.

Le médic lança un regard hagard à Mark. Il voulait une interprétation. Impuissant, Mark ne put que hausser les épaules.

Le comte ne tenta de parler qu’une seule autre fois au cours de ce voyage éclair. Il griffa son masque pour s’en débarrasser et dire : « cracher », ce que le médic l’aida à faire en lui tenant la tête de côté. La glaire coula sur sa chemise. Mais son souffle resta aussi rauque.

Les dernières paroles du Grand Homme, se dit Mark sombrement. Toute cette vie monstrueuse, stupéfiante qui s’achevait par cracher. Oui, c’était assez biologique. Il s’enveloppa dans ses bras et resta assis en boule par terre, se mâchant les joues sans s’en rendre compte.

Quand ils arrivèrent sur l’aire d’atterrissage de l’hôpital de district d’Hassadar, une petite armée de personnel médical se rua sur eux et leur enleva le comte. On conduisit Mark et Elena dans une petite salle d’attente où ils furent bien forcés d’attendre.

Un peu plus tard, une femme munie d’un enregistreur passa la tête par la porte pour demander à Mark :

— Vous êtes le plus proche parent ?

Il ouvrit la bouche mais rien n’en sortit. Il était littéralement incapable de répondre. Elena se porta à son secours.

— La comtesse Vorkosigan est en vol. Elle vient de Vorbarr Sultana. Elle devrait arriver d’ici quelques minutes.

Cela parut satisfaire la femme qui disparut.

Elena ne se trompait pas. Moins de dix minutes plus tard, un vacarme de bottes envahit le couloir. La comtesse précédait deux hommes d’armes en livrée. Elle passa devant Mark et Elena en leur adressant un bref sourire rassurant mais ne s’arrêta pas. Elle franchit une double porte. Un docteur distrait tenta de l’arrêter :

— Excusez-moi, m’dame, mais les visites sont inter…

Elle gronda.

— Pas de ça avec moi, petit. Tu m’appartiens.

Ses protestations se noyèrent dans un gargouillis au fond de sa gorge quand il remarqua enfin la livrée des deux hommes et en déduisit la conclusion correcte.

— Par ici, milady.

Leurs voix s’éloignèrent.

— Elle ne plaisantait pas, commenta, sardonique, Elena à l’intention de Mark. Le développement des infrastructures médicales dans le district Vorkosigan est son projet chéri. La moitié du personnel ici est liée à elle par serment en échange des bourses qui leur ont permis de suivre leurs études.

Le temps passait. Mark se rendit jusqu’à la fenêtre qui dominait la capitale du district Vorkosigan. Hassadar était une ville nouvelle, fille de Vashnoi la détruite. Presque toutes les constructions ici avaient été érigées après la Période d’Isolement. Pour la plupart, elles n’avaient pas plus de trente ans. L’architecture avait été conçue autour des moyens de transport les plus modernes et non pour permettre le passage de chariots tirés par des chevaux. Elle s’étalait en largeur comme n’importe quelle autre ville galactique développée. Sa taille était accentuée par les quelques tours qui s’élançaient vers le soleil du matin. Le matin ? Il avait l’impression qu’un siècle s’était écoulé depuis l’aube. Cet hôpital était identique à ce qu’on trouvait, par exemple, sur Escobar. La résidence officielle du comte était une des rares villas entièrement modernes figurant sur l’inventaire de ses biens immobiliers. La comtesse prétendait l’aimer mais ils l’utilisaient uniquement lors de leurs séjours officiels à Hassadar la capitale : c’était plus un hôtel qu’une demeure. Curieux.

Midi. Les ombres des tours se faisaient toutes petites quand la comtesse vint les retrouver. Mark scruta anxieusement son visage. Les traits tirés, elle marchait lentement mais elle n’avait pas les yeux rouges, sa bouche n’était pas tordue par le chagrin. Il sut que le comte vivait encore avant qu’elle ne parle.

Elle serra Elena dans ses bras et hocha la tête vers Mark.

— Son état est stabilisé. Ils vont le transférer à l’Hôpital Militaire de Vorbarr Sultana. Son cœur est foutu. Notre homme dit qu’il lui faut absolument une greffe ou une pompe mécanique.

— Où étiez-vous ce matin ? lui demanda Mark.

— Au QG de la SecImp. (Logique.) Nous nous étions partagés le travail. On n’avait pas besoin d’être deux à envoyer des messages codés. Aral t’a bien annoncé la nouvelle, hein ? Il m’a juré de le faire.

— Oui, juste avant son malaise.

— Que faisiez-vous ?

Ce qui valait mieux que l’habituel : « Que lui as-tu fait ? » Mark résuma brièvement sa matinée.

— Le cimetière, le petit déjeuner et l’escalade dans les collines, marmonna la comtesse. Je parie qu’il imposait la cadence.

— Au pas de course, confirma Mark.

— Ha…

— Etait-ce une occlusion ? s’enquit Elena. Ça y ressemblait.

— Non. C’est pour ça que j’ai été si surprise. Je savais que ses artères étaient propres… il suivait un traitement. Sans lequel, son horrible régime l’aurait tué depuis des années. C’était un anévrisme artériel, à l’intérieur du cœur lui-même. Un vaisseau sanguin qui a éclaté.

— Le stress, hein ? fit Mark, la bouche sèche. Sa pression sanguine devait être élevée ?

Elle plissa les yeux.

— Oui, énormément. Mais le vaisseau était fragile. Ça serait arrivé un jour ou l’autre, de toute manière.

— La SecImp… ne vous a pas communiqué de nouvelles informations ? demanda-t-il timidement. Pendant que vous étiez là-bas.

— Non. (Elle se dirigea vers la fenêtre pour regarder sans les voir les tours et la toile d’araignée d’Hassadar. Mark la suivit.) Retrouver la cryochambre dans ces conditions… nous a un peu accablés. Mais, au moins, cela a incité Aral à faire des efforts vers toi. (Un silence.) A-t-il réussi ?

— Non… je ne sais pas. Il m’a fait visiter, montré des choses. Il a essayé. Il a tellement essayé que j’en avais mal pour lui.

Oui et ça faisait encore mal. Un nœud douloureux derrière le plexus solaire. Selon une ancienne mythologie, c’était là le siège de l’âme.

— Il a réussi, souffla-t-elle.

C’était trop. La vitre de la fenêtre était à l’épreuve des chocs, pas sa main. Son poing s’y écrasa, recula et frappa à nouveau.

Cette fois-ci, il heurta la main ouverte de la comtesse.

— Pas de ça, lui conseilla-t-elle froidement.

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