28

— Ça m’ennuie de vous le dire, baron, fit l’un des techs, mais votre victime a l’air de prendre du bon temps.

Bouffe s’esclaffa autour du tube enfoncé dans sa gorge tandis que le baron Ryoval s’approchait pour regarder. Et peut-être pour admirer son incroyable estomac.

— Dans ce genre de situation, il existe un certain nombre de défenses psychologiques possibles, énonça Ryoval. Qui vont du dédoublement de la personnalité à l’identification avec son tortionnaire. Je m’attendais que Naismith fasse appel à elles… mais pas aussi vite.

— J’avais du mal à y croire moi aussi, monsieur, j’ai donc fait quelques scanners du cerveau. Les résultats sont inhabituels.

— Si sa personnalité est dédoublée, ça devrait se voir sur votre scanner.

— Il y a quelque chose sur le scanner. On dirait qu’il protège certaines zones de son esprit contre nos stimuli. Ses réponses superficielles suggèrent effectivement un dédoublement mais… selon un processus anormalement anormal, si cela signifie quelque chose, monsieur.

Ryoval, intéressé, pinça les lèvres.

— Pas vraiment. Je vais y jeter un coup d’œil.

— Quoi qu’il se passe, il ne fait pas semblant. Ça, j’en suis sûr.

— Si vite, c’est impossible… murmura Ryoval. Quand pensez-vous qu’il ait basculé ? Comment ai-je pu le rater ?

— Je ne sais pas. Très tôt. Le premier jour… peut-être même dès la première heure. Mais s’il parvient à rester ainsi, il sera très difficile à atteindre. Il va falloir exercer une pression phénoménale. Il peut sans arrêt… changer de forme.

— Moi aussi, affirma froidement Ryoval.

La dilatation dans son estomac commençait à provoquer des douleurs. Hurle se montra timidement mais Bouffe ne voulait pas abandonner. C’était encore son tour. L’Autre écoutait attentivement : il écoutait toujours quand le baron Ryoval était présent. Il dormait rarement, ne parlait presque jamais.

— Je ne m’attendais pas qu’il atteigne ce stade de désintégration avant des mois. Ça fout en l’air mes prévisions, se plaignit le baron.

Oui, baron, ne sommes-nous pas fascinants ? Nous vous rendons perplexe, n’est-ce pas ?

— Je dois trouver le moyen de le ré-homogénéiser, annonça le baron, pensif. Amenez-le-moi dans mes quartiers plus tard. On verra ce qu’une conversation tranquille et quelques nouvelles expériences nous apporteront.

Sous son air impassible, l’Autre frissonna d’impatience.


Deux gardes le transportèrent dans le plaisant salon du baron Ryoval. Il n’y avait pas de fenêtre mais un immense holovid, qui occupait tout un mur, montrait une plage tropicale. Les quartiers de Ryoval étaient sûrement souterrains : personne n’allait pénétrer ici en passant par la fenêtre.

Sa peau était encore toute rapiécée. Les techs avaient aspergé les endroits à vif d’une espèce de pansement, afin d’éviter que son pus et son sang ne salissent les jolis meubles du baron. Ses autres plaies avaient été recouvertes de bandage plastifié.

— Ça va servir à quelque chose ? avait demandé le technicien qui l’avait pansé.

— Probablement pas, avait soupiré un autre. Mieux vaut demander à une équipe de nettoyage de se tenir prête.

Les gardes l’installèrent sur une grande chaise très basse. Ce n’était qu’une simple chaise, sans clous, ni lames de rasoir, ni pals. Ses mains étaient nouées derrière son dos l’empêchant de s’adosser. Il écarta les genoux et resta ainsi, en équilibre précaire sur le bord, le dos très droit.

L’un des gardes se tourna vers Ryoval.

— Doit-on l’attacher, monsieur ?

Ryoval haussa un sourcil.

— Peut-il se lever sans aide ?

— Dans cette position, pas facilement.

Un rictus méprisant et amusé passa sur le visage de Ryoval tandis qu’il toisait son prisonnier.

— À nous deux. Laissez-nous. Je vous appellerai. Et je ne veux pas être dérangé. Ça risque d’être un peu bruyant.

— L’insonorisation est très efficace, monsieur.

Les gardes au visage plat saluèrent et s’en furent.

Il y avait un problème avec ces hommes. Quand on ne leur ordonnait pas de faire quelque chose, ils avaient tendance à rester plantés là, sans rien faire, sans rien dire. Bah, on les avait sans doute fabriqués comme ça.

Bouffe, Grogne, Hurle et l’Autre détaillaient l’endroit avec intérêt, se demandant lequel d’entre eux allait entrer en scène.

Tu viens d’avoir ton tour, dit Hurle à Bouffe. Ça va être à moi.

Pas sûr, dit Grogne. Ça pourrait être moi.

Si Bouffe n’était pas dans cet état-là, dit l’Autre, sinistre, je prendrais mon tour sur-le-champ. Pour l’instant, je dois attendre.

Tu n’as jamais pris ton tour, dit Bouffe, curieux.

Mais l’Autre resta silencieux.

— Regardons un petit spectacle, dit Ryoval en effleurant un contrôle.

La plage tropicale disparut laissant la place à un enregistrement grandeur nature d’une des sessions de Grogne avec les… créatures du bordel. Pris sous tous les angles, Grogne s’admira avec délices. Le travail de Bouffe l’avait graduellement privé de voir ce qui se passait là-bas sous son ventre.

— Je songe à envoyer une copie de ceci à la flotte dendarii, murmura Ryoval en le surveillant. Imaginez tout votre état-major en train de visionner ceci. Ça pourrait en convaincre quelques-uns de se mettre à mon service, non ?

Non. Ryoval mentait. Sa présence ici était encore secrète. Il n’avait aucun intérêt à la divulguer. L’Autre gronda. Envoie une copie à Simon Illyan. On verra alors qui viendra te voir. Mais Illyan appartenait à lord Mark et Mark n’était plus ici et, de toute manière, l’Autre ne s’exprimait jamais, jamais à haute voix.

— Imaginez votre joli garde du corps, vous rejoignant ici…

Ryoval se lança dans une description détaillée de ce qui arriverait alors. Grogne était parfaitement d’accord pour imaginer certaines choses mais d’autres l’offensaient, même lui. Hurle ?

Pas moi ! dit Hurle. C’est pas mon boulot.

Il faudra qu’on fasse une nouvelle recrue, décidèrent-ils tous. Il pouvait en créer des milliers… autant qu’il en fallait. Il était une armée, ruisselant comme de l’eau, s’insinuant autour des obstacles, qu’on ne pouvait arrêter en tuant l’un de ses soldats.

Le vid changea pour passer un des meilleurs moments de Hurle, celui qui lui avait donné son nom. Peu après l’avoir écorché chimiquement, les techs l’avaient enduit d’un truc collant qui démangeait de façon insupportable. De cette façon, ils n’avaient pas à le toucher pour le torturer. Il avait failli se tuer tout seul. Ils avaient dû ensuite lui faire une transfusion pour remplacer le sang perdu.

Il contemplait la créature qui se convulsait dans le vid en s’appliquant à rester impassible. Le spectacle que le baron voulait s’offrir, c’était lui. Un spectacle qui devait l’exciter : il espérait enfin voir apparaître les résultats de son test.

L’Autre attendait avec une impatience croissante. Il commençait à retrouver son souffle mais il y avait toujours cette maudite chaise trop basse. Il fallait que ce soit ce soir. La prochaine fois, si jamais une telle opportunité se représentait, Bouffe risquait de les immobiliser tous. Oui. Il attendait.

Déçu, Ryoval gonfla les joues, examinant son profil serein. Il éteignit le vid et vint tourner autour de lui les yeux plissés.

— Tu n’es même pas avec moi, hein ? Tu t’es caché quelque part. Je dois trouver ce qui te ramènera à moi. Ou devrais-je dire : vous tous ?

Ryoval était bien trop perspicace.

Je n’ai pas confiance en toi, dit Bouffe à l’Autre, dubitatif. Qu’adviendra-t-il de moi après ?

Et de moi, ajouta Grogne. Seul Hurle ne dit rien. Hurle était très fatigué.

Je te promets que Mark te nourrira, Bouffe, chuchota l’Autre tout au fond. En tout cas, de temps en temps. Et toi aussi, Grogne. Mark pourrait t’emmener sur la Colonie Beta. Il y a des gens là-bas qui pourraient te nettoyer suffisamment pour que tu n’aies plus besoin de te cacher. Je crois. Tu n’aurais pas besoin des hypo-sprays de Ryoval. De toute manière, ce pauvre Hurle est épuisé. C’est lui qui a fait le plus dur, qui vous a tous couverts. Et puis, Grogne, imagine un peu que Ryoval choisisse la castration ? Peut-être que Hurle et toi vous pourriez rester ensemble et que Mark vous paierait une équipe de jolies femmes – des femmes, ce serait un changement agréable, non ? -munies de fouets et de chaînes. C’est l’Ensemble de Jackson ici, je parie qu’on pourra trouver un service de ce genre dans le Bottin du vid. Vous n’avez pas besoin de Ryoval. Sauvons Mark et il nous sauvera. Je vous le promets.

Qui es-tu, pour parler au nom de Mark ? dit Bouffe.

Je suis celui qui en est le plus proche.

C’est sûr que c’est toi qui t’es le mieux planqué, dit Hurle avec une pointe de ressentiment.

C’était nécessaire. Mais nous mourrons tous, un par un, si Ryoval nous traque. Il est terriblement intelligent. Nous sommes les originaux. Les nouvelles recrues ne seront que des ombres vacillantes de nous-mêmes.

Ceci était vrai, ils en étaient tous conscients.

— Je t’ai trouvé un ami pour jouer avec toi, annonça Ryoval en tournant autour de la chaise.

Avoir Ryoval derrière lui produisait des effets bizarres à sa topographie interne. Bouffe s’aplatit, Hurle émergea avant de se renfoncer quand Ryoval réapparut devant eux. Grogne, avide, essayait de deviner qui allait être son nouveau partenaire.

— Ton clone-jumeau. Celui que mes imbéciles de gardes ont laissé échapper.

Tout au fond, lord Mark se réveilla en hurlant. L’Autre l’apaisa. Il ment. Il ment.

— Leurs erreurs vont leur coûter très cher. Ton double avait disparu. J’ignore trop comment, il a réapparu chez Vasa Luigi. Vasa a l’habitude de ces tours de passe-passe en douce. Je ne suis toujours pas convaincu que cette chère Lotus ne garde pas une attache discrète avec le Groupe Durona.

Ryoval lui tournait toujours autour. C’était très… désorientant.

— Vasa est convaincu que son jumeau est l’amiral et que tu es le clone. Ses doutes m’ont infecté. Et si, comme il le prétend, l’homme est cryoamnésique, cela risque d’être un peu décevant pour moi. Mais cela n’a plus d’importance. Je vous ai tous les deux. Comme je l’avais prédit. Devine la première chose que je vous ferais faire à tous les deux ?

Grogne n’eut aucun mal à deviner l’idée générale. Mais pas les raffinements que Ryoval lui chuchota à l’oreille.

Lord Mark enrageait, submergé de terreur et de consternation. Pas un pli ne vint rider le visage lisse de Grogne, rien ne vint ternir l’éclat vide de ses yeux. Attends, supplia l’Autre.

Le baron se dirigea vers un comptoir de bois poli à l’aspect granuleux pour ouvrir une trousse d’instruments. Aucun d’entre eux ne pouvait les distinguer même si Hurle tendait le cou. Ryoval méditait sur ses instruments.

Il ne faut pas me gêner ou me saboter, dit l’Autre. Je sais que Ryoval vous donne ce dont vous avez besoin… mais c’est un piège.

Ryoval ne te donne rien ? dit Bouffe.

C’est Ryoval dont j’ai besoin, dit l’Autre.

Tu n’auras qu’une seule occasion, fit Hurle, nerveux. Après, c’est à moi qu’ils s’en prendront.

Ça me suffira.

Ryoval se retourna. Un arracheur chirurgical brillait dans sa main. Effrayé, Grogne laissa la place à l’Autre.

— Je crois, fit Ryoval, que je vais commencer par t’enlever un œil. Rien qu’un. Cela devrait avoir un effet psychologique intéressant surtout si je menace de t’arracher l’autre.

Hurle lâcha prise sans rechigner. À regret, Bouffe fut le dernier à céder la place tandis que Ryoval revenait vers eux.

La première tentative de Tueur pour se lever échoua. Il retomba en arrière. Maudit sois-tu, Bouffe. Il essaya à nouveau, lançant son poids en avant. Il tituba, déséquilibré de ne pouvoir utiliser ses bras. Ryoval l’observait, hautement amusé, nullement alarmé par le petit monstre trébuchant qu’il avait créé.

Se mouvoir avec le nouveau ventre de Bouffe lui donnait l’impression d’être l’Archer Zen Aveugle. Mais il se centra parfaitement.

Son premier coup atteignit Ryoval à l’entrejambe. Plié en deux, il offrit ainsi la partie supérieure de son corps à distance convenable. Instantanément, Tueur délivra le deuxième coup, le frappant droit à la gorge. Il sentit les cartilages et les tissus s’écraser contre la colonne vertébrale de Ryoval. Comme il ne portait pas ses bottes renforcées, il se brisa aussi deux ou trois orteils, à angle droit. Il ne sentit pas la douleur. C’était le boulot de Hurle.

Il tomba. Se relever ne fut pas facile avec ses mains attachées dans le dos. En se tortillant sur lui-même tout près de Ryoval, il constata avec désappointement que celui-ci n’était pas encore mort. S’étreignant la gorge, il se tordait et gargouillait sur le tapis. Mais l’ordinateur de la pièce ne reconnaissait plus sa voix, n’obéissait plus à ses ordres. Ils avaient encore un peu de temps.

Il roula sur lui-même près de l’oreille de Ryoval.

— Je suis moi aussi un Vorkosigan. Celui qui a été entraîné et conditionné pour pénétrer l’ennemi et assassiner. Ça me déplaît énormément quand on me sous-estime, tu comprends ?

Il réussit à se relever et étudia le problème : Ryoval était toujours vivant. Il soupira, ravala sa salive et se mit au travail. Il le frappa à coups de pied jusqu’à ce que ça cesse de vomir du sang, de se tordre et de respirer. C’était une besogne écœurante mais il eut le soulagement de constater que rien en lui, n’y prenait du plaisir. Même Tueur devait faire appel à tout son professionnalisme pour achever sa tâche.

Il considéra l’Autre dont il savait désormais qu’il était Tueur. C’est Galen qui t’a fait, hein ?

Oui. Mais il ne m’a pas fait à partir de rien.

Tu as été parfait. Tu as su te cacher. Rôder. Je me demandais si l’un d’entre nous était capable d’agir au bon moment. Je suis heureux qu’il y en ait au moins un.

C’est ce que le comte notre père a dit, admit Tueur, content et gêné d’être félicité. Si tu attends ton heure, si tu ne te jettes pas dans leurs bras, tes ennemis se jetteront dans les tiens. C’est ce que j’ai fait. Ce que Ryoval a fait… Le comte est un tueur, lui aussi… Comme moi.

Hum.

Il testa à nouveau la solidité de ses menottes et boita jusqu’au comptoir pour examiner les instruments de Ryoval. Il y avait là un scalpel au laser, ainsi qu’un assortiment débilitant de couteaux, forets, tenailles et autres sondes. Le scalpel, destiné à trancher les os, n’avait qu’une portée limitée. Une arme dérisoire mais un outil parfait.

Se retournant, il essaya de s’en emparer, les mains dans le dos. Il faillit pleurer quand il le laissa tomber. Il allait à nouveau devoir descendre jusqu’au sol. Ce qu’il fit maladroitement. Il lui fallut une éternité avant de s’en saisir et se positionner de façon à scier ses menottes sans se trancher les mains ou les fesses.

Enfin libéré, il s’enveloppa dans ses bras et roula sur lui-même comme quelqu’un qui berce un enfant effrayé. Son pied commençait à lui faire très mal. Apparemment, il s’était aussi tordu ou déchiré quelque chose dans le dos.

Il contempla sa victime-tortionnaire-proie. Voleur de clones. Il aurait voulu présenter ses excuses au corps qu’il avait broyé sous ses pieds. Ce n’était pas ta faute. Tu es mort quand ? Il y a dix ans, peut-être ? C’était celui qui s’était installé là-haut, dans le crâne, qui était son ennemi.

La peur illogique que les gardes de Ryoval fassent irruption dans la pièce et sauvent leur maître de la mort le saisit. Il rampa, bien plus aisément maintenant avec ses mains libres, s’empara du scalpel au laser et s’assura qu’on ne puisse plus transplanter ce cerveau. Plus jamais. Personne. En aucune façon.

Au bout de l’épuisement, il se laissa tomber sur la petite chaise pour attendre la mort. Les hommes de Ryoval avaient sûrement pour ordre de venger leur maître déchu.

Personne ne vint.

… Bon. Le patron s’était enfermé dans ses quartiers avec un prisonnier et sa trousse à outils et avait ordonné qu’on ne le dérange pas. Combien de temps s’écoulerait-il avant que l’un de ses sbires trouve le courage d’interrompre sa petite séance d’amusement ? Pas mal, sans doute.

Le poids de l’espoir revenant l’écrasa. Je ne veux pas bouger. Il était très remonté contre la SecImp qui l’avait abandonné ici mais il aurait été prêt à tout pardonner s’ils débarquaient maintenant et lui évitaient ainsi le moindre effort supplémentaire. J’ai bien mérité un peu de repos, non ? La pièce était très silencieuse.

Là, tu en as fait un peu trop, se dit-il en fixant le corps de Ryoval. Tu as un peu exagéré. En plus, t’as sali le tapis.

Je sais plus quoi faire.

Qui parlait ? Tueur ? Bouffe, Grogne ? Hurle ? Eux tous ?

Tu as de bons soldats, loyaux, mais pas très brillants.

C’est pas notre boulot d’être brillants.

Etait-ce pour lord Mark le moment de se réveiller ? S’était-il jamais endormi ?

— D’accord, les gars, marmonna-t-il. Tout le monde debout.

Cette chaise basse était un véritable engin de torture. La dernière mauvaise blague de Ryoval. Il s’en extirpa en gémissant.

Un vieux renard comme le baron n’avait sûrement pas qu’une seule entrée à son terrier. Il fureta dans la suite souterraine. Un bureau, un salon, une petite cuisine, une grande chambre à coucher et une salle de bains assez bizarrement équipée. Il contempla la douche avec envie. Depuis son arrivée ici, on ne l’avait pas autorisé à se laver. Mais il craignait que l’eau ne décolle sa peau en plastique. Il se brossa néanmoins les dents. Ses gencives saignèrent mais ça allait. Il but un peu d’eau froide. Au moins, je n’ai pas faim. Il eut un petit rire lamentable.

Il trouva enfin la sortie de secours au fond d’un placard de la chambre à coucher.

Si elle n’est pas gardée, affirma Tueur, elle est piégée.

Les défenses de Ryoval ont dû être conçues pour le protéger de l’extérieur, fit lentement lord Mark. De l’intérieur, tout a dû au contraire être fait pour faciliter une fuite rapide. À Ryoval. Et à Ryoval seulement.

Il y avait une serrure à paume. Les serrures à paume lisaient le pouls, la température, la conductivité électrique de la peau aussi bien que les empreintes et les lignes de la main. Les mains mortes n’ouvraient pas les serrures à paume.

Il existe des moyens de forcer de telles serrures, murmura Tueur. Autrefois, dans une autre incarnation, Tueur avait reçu un entraînement pour ce genre de choses. Lord Mark le laissa faire et flotta, observant.

Dans les mains de Tueur, la trousse chirurgicale fournit des outils aussi adéquats qu’un kit électronique. Il avait du temps et se fichait pas mal qu’on puisse réutiliser la serrure. Comme dans un rêve, lord Mark le regarda desceller le senseur du mur et toucher quelque chose ici, couper autre chose là.

Le contrôle virtuel s’alluma enfin. Ah, murmura fièrement Tueur.

Oh, firent les autres. L’écran du senseur projetait un petit carré brillant.

Il veut un code d’entrée, annonça Tueur, déçu. L’idée d’être pris au piège le paniqua. L’infime maîtrise de soi de Hurle vacilla et des éclairs de douleur les traversèrent.

Attendez, dit lord Mark. S’il fallait un code d’entrée, il le fallait aussi pour Ryoval.

Le baron Ryoval n’a pas d’héritier. Ryoval n’avait ni second ni bras droit. Ses subordonnés étaient de pauvres types opprimés dont les activités étaient strictement cloisonnées. La maison Ryoval c’était le baron Ryoval et ses esclaves, point. Voilà pourquoi elle demeurait une maison mineure. Ryoval ne déléguait jamais son autorité.

Ce qui signifiait que Ryoval ne pouvait laisser traîner ses codes, ne pouvait les confier à personne. Il devait toujours les avoir sur lui. En permanence.

La bande noire gémit quand lord Mark retourna dans le salon. Mark les ignora. C’est mon boulot à présent.

Il retourna le cadavre de Ryoval sur le dos pour le fouiller méthodiquement de la tête aux pieds. Il ne s’épargna aucun recoin, même pas une dent creuse. Rien. Mal à l’aise, il resta là assis, coincé sur son ventre distendu, souffrant du dos. La douleur augmentait très vite maintenant qu’il réémergeait. Ça doit être là quelque part.

Cours, cours, cours, psalmodiait la bande noire à l’unisson.

La ferme et laissez-moi réfléchir. Il retourna la main droite de Ryoval. Une bague avec une pierre noire et plate brilla…

Il éclata de rire.

Il ravala son rire en lançant un regard craintif autour de lui. Apparemment, l’insonorisation fonctionnait parfaitement. La bague ne glissait pas sur le doigt. Collée ? Rivée à l’os ? Il coupa la main avec le laser. Cette opération ne fut pas trop dégoûtante car le rayon cautérisait le poignet. Joli. Il repassa en boitant bas dans la chambre à coucher. Le petit carré brillant avait exactement la même taille que la pierre de la bague.

Dans quel sens ? S’il faisait tourner la bague dans le mauvais sens, cela déclencherait-il une alarme ?

Lord Mark essaya de se représenter Ryoval fuyant précipitamment. Plaquer la paume sur la serrure, retourner la main et presser la bague contre le diagramme.

— Dans ce sens, murmura-t-il.

La porte dérobée glissa, révélant un tube ascensionnel. Il grimpait sur une vingtaine de mètres. Les lumières de contrôle brillaient : vertes pour la montée, rouges pour la descente. Lord Mark et Tueur examinèrent tout ça de près. Pas de système de protection visible, comme un générateur de blocage de champ par exemple…

Ils sentirent un faible appel d’air au-dessus d’eux. Allons-y ! hurlèrent Bouffe, Grogne et Hurle.

Lord Mark restait obstinément planté là, les jambes écartées, refusant de se laisser entraîner. Il n’y a pas d’échelle de sécurité, dit-il enfin.

Et alors ?

Exactement ! Et alors ?

Tueur battit en retraite, intima le silence aux autres et attendit respectueusement.

Je veux une échelle de sécurité, maugréa lord Mark, belliqueux. Il se remit à errer dans les quartiers de Ryoval. Tant qu’il y était, il chercha des vêtements. Il l’y avait pas grand choix : cet endroit n’était pas la résidence principale de Ryoval. Juste un repère discret. Tout ce qu’il trouva était trop long et pas assez large. Impossible de mettre un seul des pantalons. Il enfila une chemise soyeuse qui l’écorcha encore un peu plus et une veste ample pour se protéger puis s’enroula une serviette de bain autour de la taille comme un sarong betan. Une paire de pantoufles compléta son accoutrement : la gauche bâillait, la droite lui serrait douloureusement son pied cassé qui enflait déjà. Il chercha de l’argent, des clés, n’importe quoi d’utile. Mais il ne trouva pas d’équipement d’escalade portable.

Il va falloir que je fabrique moi-même mon échelle de sécurité. À l’aide d’une ceinture, il s’accrocha le scalpel au laser autour du cou. Il retourna dans le tube et brûla systématiquement des trous dans la paroi de plastique.

Trop lent ! gémit la bande noire. Hurle hurlait à l’intérieur et même Tueur criait. Cours, bon sang !

Lord Mark les ignora. Il brancha le champ du tube sur montée et leur refusa de se laisser porter. S’accrochant méticuleusement aux prises qu’il creusait, il se mit à grimper. Ce n’était pas trop difficile, soutenus comme ils l’étaient par le champ d’énergie. Il devait simplement se souvenir qu’il ne disposait que de trois prises : son pied droit était inutilisable. La bande noire s’agitait, craintive. Obstiné, méthodique, Mark escaladait la paroi. Fondre un trou. Attendre. Bouger une main, le pied, l’autre main. Fondre un autre trou. Attendre…

À trois mètres du sommet, sa tête arriva au niveau d’un petit micro et d’un capteur de mouvement.

J’imagine qu’il veut un mot codé. Avec la voix de Ryoval, remarqua froidement lord Mark. Impossible de le lui donner.

Ce n’est pas forcément ce que tu crois, dit Tueur. Ça pourrait être n’importe quoi. Des arcs à plasma. Un gaz.

Non. Moi aussi, j’ai eu le temps d’analyser Ryoval. Ça sera simple. Et élégant. C’est quelque chose que tu t’infligeras à toi-même. Regarde.

Il assura sa prise et tendit la main munie du laser au-dessus du senseur pour forer le trou suivant.

Le champ de gravité du tube s’éteignit.

Même en s’y attendant plus ou moins, il faillit être éjecté de son perchoir de fortune. Hurle ne put pas tout encaisser. Noyé de douleurs, Mark hurla en silence. Mais il s’accrocha et ne laissa tomber personne.

Les trois derniers mètres d’ascension auraient pu être un cauchemar si ce mot n’avait acquis une nouvelle signification pour lui au cours des derniers jours. Ce fut surtout fastidieux.

Il y avait un autre piège au sommet : un filet d’énergie immobilisant. Mais il empêchait l’accès au tube, pas sa sortie. Le laser le désarma. Essoufflé, boitant, courbé en deux, il pénétra dans un garage souterrain. La vedette personnelle de Ryoval s’y trouvait. La bulle s’ouvrit au contact de la bague.

Il se glissa dans l’appareil, ajusta du mieux possible le siège et les ceintures de sécurité autour de ses formes distordues et souffrantes et brancha le moteur. Il s’éleva en douceur. Ce bouton-là sur le panneau de contrôle… ? La porte du parking s’ouvrit. Dès qu’il l’eut franchie, il fonça vers le haut, dans les ténèbres, cloué sur son siège par l’accélération. Foncer, foncer… Personne n’ouvrit le feu sur lui. Il n’y avait rien dessous, aucune lumière. Juste un désert rocheux et hivernal. Toute l’installation devait être souterraine.

Il vérifia la carte de bord et choisit sa direction… L’est. Vers la lumière. Ça semblait judicieux.

Il accéléra encore.

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