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— Aucune réponse de l’Ariel, monsieur, s’excusa le lieutenant Hereld.

Miles serra les poings et se mit à arpenter de long en large le poste de Communication et Navigation du Triumph.

— C’est bien le troisième… hein, le troisième ? Et vous avez répété le message à chaque courrier ?

— Oui, monsieur.

— Trois fois et il ne répond toujours pas. Bon sang, Bel, qu’est-ce que tu fabriques ?

Le lieutenant Hereld haussa les épaules dans un geste d’impuissance.

Miles retraversa la pièce au pas de charge. Maudit décalage. Il voulait savoir ce qui se passait en cet instant même. Les faisceaux voyageaient dans un espace local à la vitesse de la lumière mais la seule façon d’obtenir une information à travers les connexions galactiques était de la transporter physiquement. Envoyer un courrier dans un vaisseau qui faisait le saut dans le couloir. À l’arrivée, l’information était transmise par faisceau jusqu’à une autre station de saut où un nouveau courrier l’emmenait à travers le couloir et ainsi de suite. Dans les régions où un tel service était économiquement très rentable, des courriers partaient toutes les demi-heures. Entre Escobar et l’Ensemble de Jackson, il en partait toutes les quatre heures. En plus du délai imposé par les lois de la physique, s’ajoutait celui, arbitraire, des règles humaines. De tels retards pouvaient s’avérer profitables parfois pour ceux qui s’amusaient au jeu complexe de la spéculation financière à l’échelle stellaire. Ou bien pour des subordonnés indépendants qui préféraient dissimuler le plus longtemps possible leurs activités à leurs chefs. Miles lui-même en avait souvent abusé. Une demande de clarification lui offrait le temps nécessaire pour passer à l’action. Voilà pourquoi il avait fait en sorte que son ordre de rappel à l’Ariel soit personnel, limpide et non discutable. Mais Bel n’avait pas répondu par une idiotie du genre : Que voulez-vous dire par là, monsieur ? Bel n’avait pas répondu du tout.

— Il ne s’agit pas d’un problème avec les courriers, n’est-ce pas ? Les autres circulent normalement, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, j’ai vérifié. Les communications sont parfaitement normales avec l’Ensemble de Jackson.

— Ils ont donné un plan de vol vers l’Ensemble de Jackson mais l’ont-ils respecté ?

— Oui, monsieur.

Bon sang, quatre jours maintenant. Il fallait prendre une décision et cela seul l’énervait. Il n’avait plus l’habitude de se lancer dans une action sous la pression d’événements qu’il ne contrôlait pas. J’avais prévu autre chose, bordel.

— Très bien, Sandy, convoquez-moi une réunion d’état-major immédiate. Le capitaine Quinn, le capitaine Bothari-Jesek et le commodore Jesek dans la salle de briefing du Triumph dès que possible.

Hereld haussa les sourcils en entendant ces noms. Le Cercle Intime.

— C’est vraiment la merde, monsieur ?

Il parvint à sourire aigrement et à garder un ton léger.

— C’est seulement emmerdant, lieutenant, comme vous dites, pas grave.

Pas encore. Qu’est-ce que son idiot de frère avait l’intention de faire avec l’escadron qu’il avait réquisitionné ? Une douzaine de Dendariis en armes ne constituaient pas une puissance de feu négligeable. Mais, comparé aux ressources militaires de la maison Bharaputra… C’était juste assez pour se foutre dans une belle merde mais pas pour en sortir. L’idée que ses hommes – et Taura, bon Dieu ! – suivaient aveuglément l’ignorant Mark dans une opération débile, en s’imaginant qu’il s’agissait de lui, le rendait malade. Des sirènes hurlaient dans son crâne, des lumières rouges tourbillonnaient dans tous les sens. Bel, pourquoi ne réponds tu pas ?


Miles arpentait la salle d’état-major du Triumph. La table de tactique lui fournissait un circuit idéal : il achevait son vingtième tour quand Quinn se décida à gronder :

— Tu veux bien t’asseoir, s’il te plaît ?

Elle n’était pas encore aussi angoissée que lui. Elle ne se rongeait pas encore les ongles. Il trouva cela à peine rassurant. Il se laissa tomber sur une chaise rivée au sol. Une de ses bottes se mit à marteler le sol. Quinn baissa les yeux vers elle, ouvrit la bouche puis se ravisa en secouant la tête. Il força son pied à s’arrêter et lui adressa un sourire contraint. Heureusement, avant que sa nervosité ne trouve un autre tic agaçant pour s’exprimer, Baz Jesek entra.

— Elena ne devrait plus tarder, annonça-t-il en s’installant à sa place habituelle devant la comconsole et en consultant de façon tout aussi habituelle les dernières données sur l’entretien de la flotte. Elle a quitté le Peregrine.

— Bien, merci, fit Miles.

À l’époque de leur première rencontre, lors de la naissance des Mercenaires Dendariis, l’ingénieur, approchant la trentaine, était un grand homme maigre, tendu et peu heureux. L’équipe était alors uniquement constituée de Miles, de son garde du corps barrayaran, de la fille de celui-ci, d’un vieux cargo bon pour la ferraille et de son pilote déprimé et suicidaire, le tout tentant de mettre en place un insensé trafic de contrebande d’armes. Baz avait prêté serment d’allégeance à lord Vorkosigan bien avant l’invention de l’amiral Naismith. À présent, proche de la quarantaine, malgré quelques fils gris dans sa chevelure, Baz restait toujours aussi maigre et toujours aussi calme. Mais il possédait une sereine confiance en lui-même. Miles, en le voyant, songeait à un héron marchant majestueusement parmi les joncs au bord d’un lac, long, paisible et parfaitement économe de ses gestes.

Comme promis, Elena Bothari-Jesek pénétra dans la pièce peu après et prit place auprès de son ingénieur de mari. Etant tous deux de service, ils limitèrent leurs effusions à un bref sourire et à un contact tout aussi bref sous la table. Elle eut aussi un sourire pour Miles. Après.

De tous les membres du Cercle Intime connaissant sa double identité, Elena était celle qui en savait le plus sur son compte. Son père, feu le sergent Bothari, avait été l’ordonnance personnelle et le garde du corps attitré de Miles depuis sa naissance. Ayant le même âge, Miles et Elena avaient été pratiquement élevés ensemble. La comtesse Vorkosigan s’était beaucoup attachée à la petite fille. Elena connaissait l’amiral Naismith, le lieutenant Vorkosigan et Miles – le simple Miles – mieux que quiconque dans l’univers.

Et elle avait choisi d’épouser Baz Jesek… Miles se réconfortait en songeant à elle comme à sa sœur. En vérité, elle était quasiment sa sœur adoptive. Elle était aussi grande que son grand mari, avec des cheveux d’ébène coupés très court et une pâle peau d’ivoire. Ses traits âpres rappelaient le visage de lévrier russe du sergent Bothari mais, par une étrange alchimie génétique, la laideur de son père s’était muée en une beauté remarquable. Elena, je t’aime encore, bon sang… Il rejeta cette pensée. Il avait Quinn maintenant. Ou plus exactement, cette moitié de lui-même qui s’appelait Naismith avait Quinn.

En tant qu’officier dendarii, Elena était sa plus belle création. Il avait vu la fille timide, coléreuse et incertaine, dont le sexe interdisait l’accès à la carrière militaire sur Barrayar, devenir tour à tour chef d’escadron, agent secret, officier d’état-major et finalement commandant de vaisseau. Le commodore Tung, à présent à la retraite, l’avait un jour désignée comme son deuxième meilleur élève. Miles s’interrogeait parfois sur les raisons pour lesquelles il maintenait l’existence des Mercenaires Dendariis. Etait-ce pour les besoins de la SecImp ? Ou bien pour assouvir quelque sombre désir enfoui au plus profond de lui-même ? Ou alors pour faire un secret cadeau à Elena Bothari ? Elena Bothari-Jesek.

— Nous n’avons toujours pas reçu la moindre réponse de l’Ariel, annonça-t-il sans préambule.

Pas de formalités avec ce groupe. Devant eux, il osait penser à haute voix. Il pouvait se détendre, laisser Naismith et Vorkosigan se mélanger. Il pouvait même se permettre d’oublier l’accent traînant betan de Naismith pour lancer quelques jurons gutturaux en barrayaran. Et les jurons ne manqueraient pas au cours de cette réunion.

— Je veux aller les chercher.

Les ongles de Quinn heurtèrent la table.

— Je m’y attendais. Et n’est-ce pas ce qu’attend aussi le petit Mark ? Il t’a étudié. Il te connait sur le bout des doigts – ou, ce qui serait plus juste, jusqu’au bout des doigts. Et si c’était un piège ? N’oublie pas comme il t’a roulé la dernière fois.

Miles grimaça.

— Je n’oublie pas. J’ai effectivement songé à la possibilité d’un piège. C’est la raison pour laquelle je ne me suis pas lancé à leur poursuite il y a vingt heures. (Juste après cette réunion d’état-major qui s’était achevée dans une confusion gênée. À cet instant, il avait eu des envies fratricides.) Il me semblait raisonnable de penser que Bel s’était laissé abuser par Mark – jusqu’à présent, tout le monde s’est fait avoir. Mais, il était aussi possible qu’en passant du temps ensemble, Mark se trahisse et que Bel découvre la vérité. Dans ce cas, l’Ariel serait sur le chemin du retour.

— Mark sait parfaitement se faire passer pour toi, observa Quinn qui en avait fait l’expérience personnelle. Du moins, il le savait il y a deux ans. Si tu ne t’attends pas à l’apparition d’un double, on dirait toi dans un de tes mauvais jours. Son apparence extérieure est parfaite.

— Mais Bel sait qu’il existe, remarqua Elena.

— Oui, fit Miles. Dans ce cas, peut-être que Bel n’a pas été trompé. Peut-être qu’il a été purement et simplement mis à l’écart.

— Mark a besoin de l’équipage, ou d’un équipage, pour conduire le navire, fit Baz. Il en avait peut-être un en réserve quelque part.

— S’il avait prévu un tel acte de piraterie, il n’aurait pas emmené avec lui un escadron de Dendariis qui aurait résisté. (La logique était très rassurante parfois. Parfois. Miles prit une profonde inspiration.) Ou alors, Bel a été acheté.

Baz haussa les sourcils. Les dents de Quinn attaquèrent l’ongle du petit doigt de sa main droite.

— Acheté comment ? dit Elena. Pas avec de l’argent. (Elle eut un sourire narquois.) Crois-tu que Bel aurait enfin renoncé à te séduire et se soit replié sur une proie plus consentante ?

— Ce n’est pas drôle, aboya Miles.

Baz transforma un ricanement en toux prudente. Il ne parvint pas à se dominer totalement et se mit à rire sous cape.

— C’est une blague éculée, concéda Miles. Mais tout dépend, en fait, des plans de Mark dans l’Ensemble de Jackson. Le… euh, l’esclavage sous toutes ses formes pratiqué par les différentes maisons jacksoniennes est une grave offense pour l’esprit progressiste de Bel. Si Mark envisage de se venger d’une manière ou d’une autre de sa planète d’origine, il est concevable de penser qu’il a convaincu Bel de l’aider.

— Et il serait prêt à utiliser la Flotte pour ça ? s’enquit Baz.

— Ce serait pratiquement un cas de mutinerie, acquiesça Miles à regret. Je ne l’accuse pas. Je ne fais que spéculer. Essayer de voir toutes les éventualités.

— Dans ce cas, est-il possible que la destination de Mark ne soit pas l’Ensemble de Jackson ? fit Baz. Il leur reste quatre sauts pour y arriver. Peut-être que l’Ariel continuera son chemin.

— C’est physiquement possible, oui, dit Miles. Psychologiquement… J’ai, moi aussi, étudié Mark. Et même si je ne peux pas dire que je le connais jusqu’au bout des doigts, je sais que l’Ensemble de Jackson tient une grande place dans sa vie.

— Comment Mark a-t-il pu s’infiltrer chez nous cette fois-ci ? s’enquit Elena. Je croyais que la SecImp le surveillait en permanence.

— C’est ce qu’ils font. Illyan m’envoie des rapports réguliers, répondit Miles. Aux dernières nouvelles, qui remontent à trois semaines, Mark se trouvait toujours sur Terre. Mais il y a ce maudit décalage. S’il a quitté la Terre, disons il y a quatre ou cinq semaines, le rapport doit être en transit entre la Terre, Barrayar et ici. Je suis prêt à vous parier n’importe quoi qu’on ne tardera pas à recevoir un rapport du Q. G. nous annonçant que Mark a disparu de la circulation. Une nouvelle fois.

— Une nouvelle fois ? Il a déjà disparu ?

— Deux, trois fois pour être exact. (Miles hésita.) De temps en temps – en fait, trois fois au cours des deux dernières années – j’ai essayé d’entrer en contact avec lui. Je l’ai invité sur Barrayar ou au moins à venir me voir. À chaque fois, il a paniqué. Il s’est évaporé, a changé d’identité… Il est très doué pour ça depuis l’époque où il était prisonnier des terroristes komarrans. À chaque fois, il a fallu des semaines et des semaines aux hommes d’Illyan pour le localiser à nouveau. Illyan n’a demandé de ne plus essayer de joindre Mark sans son autorisation. (Il fit grise mine.) Mère aimerait tant le voir mais elle refuse d’ordonner à Illyan de le kidnapper. Au début, j’étais d’accord avec elle mais maintenant, je me demande.

— Puisqu’il est ton clone… commença Baz.

— Mon frère, corrigea aussitôt Miles. Mon frère. Je rejette le terme de clone pour Mark. Je l’interdis. « Clone » implique quelque chose d’interchangeable. Un frère est quelqu’un d’unique. Et, je puis vous l’assurer, Mark est unique.

— Est-il… possible, reprit Baz avec prudence, de deviner les intentions de Mark ? Pouvons-nous utiliser la logique ? Est-il sain d’esprit ?

— S’il l’est, ce n’est pas grâce aux Komarrans. (Miles se leva et se mit à arpenter la pièce malgré le regard exaspéré de Quinn.) Après que nous eûmes finalement découvert son existence, Illyan a demandé à ses agents de fouiller les moindres recoins de son passé. En partie, j’imagine, pour effacer le remords de la SecImp qui n’avait jamais entendu parler de lui pendant toutes ces années. J’ai vu tous ces rapports. Pour essayer et essayer encore de pénétrer l’esprit de Mark.

« Sa vie à la crèche sur Bharaputra ne semble pas avoir été trop moche – ils prennent grand soin des corps là-bas – mais une fois que les insurgés komarrans l’ont ramassé, ça a dû devenir assez cauchemardesque. Ils l’entraînaient en permanence à être moi, mais chaque fois qu’ils pensaient y être arrivés, je faisais quelque chose d’inattendu et ils devaient recommencer. Ils n’ont pas arrêté de changer leurs plans. Ça a duré des années. Ils étaient un tout petit groupe, opérant sur le fil du rasoir. Leur chef, Ser Galen, était à moitié fou, à mon avis.

« Parfois, Galen traitait Mark comme le grand espoir de la révolte komarrane. Il le dorlotait, le chouchoutait, lui faisait miroiter qu’ils allaient faire de lui le nouvel empereur de Barrayar. À d’autres moments, Galen perdait les pédales et ne voyait en Mark que l’image génétique de notre père. Il en faisait son souffre-douleur, le réceptacle de toute sa haine pour Barrayar et les Vorkosigan. Il le soumettait aux traitements les plus terribles, de véritables tortures, sous le prétexte d’accélérer son « entraînement ». L’agent d’Illyan a appris ça au cours d’un interrogatoire plus ou moins illégal au thiopenta d’un ancien sbire de Galen. C’est donc la stricte vérité.

« Par exemple, il semble que le métabolisme de Mark ne soit pas identique au mien. Donc, à chaque fois que le poids de Mark dépassait le mien, au lieu de faire la seule chose intelligente et de l’ajuster par traitement médical, Galen le privait de nourriture pendant des jours et des jours. Puis il le laissait se goinfrer avant de le forcer à coups de vibro-matraque à faire de l’exercice jusqu’à ce qu’il vomisse. Que des trucs tordus comme ça. Apparemment, Galen était du genre à aimer manier le bâton, en tout cas avec Mark. Peut-être aussi tentait-il délibérément de le rendre fou. Pour créer un empereur fou. Miles le Fou aurait été un autre Yuri le Fou, afin de détruire Barrayar par une crise au sommet. Une fois – nous a raconté ce type – Mark a essayé de sortir un soir, rien que pour la soirée. Et il est effectivement parvenu à sortir avant que les hommes de Galen ne lui remettent la main dessus et ne le ramènent. Galen est devenu cinglé, l’a accusé de vouloir s’enfuir. Il a pris sa vibro-matraque et… (Du coin de l’œil, il aperçut le visage pâlissant d’Elena.)… Il a fait des trucs horribles.

Qui n’avaient sûrement pas facilité la vie sexuelle de Mark. Ça avait été si moche que les propres gorilles de Galen l’avaient supplié d’arrêter, s’il fallait en croire leur informateur.

— Pas étonnant qu’il haïssait Galen, dit doucement Quinn.

Le regard d’Elena était plus pénétrant.

— Tu ne pouvais rien faire. Tu ne savais même pas que Mark existait.

— Nous aurions dû le savoir.

— Exact. Ce remords tardif affecte-t-il votre jugement, Amiral ?

— Un peu, j’imagine, admit-il. C’est pour cela que je fais appel à vous. J’ai besoin d’avoir votre avis sur cette affaire. (Il s’interrompit, se força à se rasseoir.) Mais ce n’est pas la seule raison, non plus. Avant que ce bordel avec l’Ariel ne surgisse de nulle part, j’avais une mission pour vous.

— Ah, fit Baz avec satisfaction. Enfin.

Malgré lui, Miles sourit.

— Le nouveau contrat. Avant l’apparition de Mark, je me figurais que pour une fois nous avions hérité d’une mission où rien ne pouvait aller de travers. De vraies vacances tous frais payés.

— Quoi, pas de combat ? railla Elena. Tu as toujours plus ou moins méprisé le vieil amiral Oser qui préférait ce genre de mission.

— J’ai changé. (Comme toujours, un bref sentiment de regret l’envahit comme à chaque fois qu’il pensait à feu l’amiral Oser.) Plus je vieillis, plus j’apprécie sa philosophie militaire.

— Tu en mets du temps à vieillir, fit Elena.

Ils échangèrent un regard sec.

— Quoi qu’il en soit, reprit Miles, le haut commandement barrayaran souhaite procurer un meilleur armement à une certaine station de transfert. La Station Vega est, ça ne vous surprendra pas, une des portes arrière de l’empire cetagandan. La position de cette petite République dans la connexion galactique est assez malencontreuse. Quinn, la carte, s’il te plaît.

Quinn brancha l’holovid. Au-dessus du plateau, apparut un schéma en trois dimensions de la Station Vega et de ses voisins. Les canaux de saut étaient matérialisés par des lignes brisées brillantes reliant des sphères brumeuses dans cette région de l’espace.

— Des trois points de saut que la Station Vega commande, l’un mène dans la sphère d’influence cetagandane : la satrapie Ola III ; l’un est bloqué par Toranira, parfois alliée, parfois ennemie de Cetaganda et le dernier est tenu par le Crépuscule du Zouave, politiquement neutre mais redoutant son puissant voisin cetagandan. (À chaque nom qu’il citait, Quinn illuminait le système correspondant.) Cetaganda a, de fait, imposé un embargo sur les armes à destination de la Station Vega. Ola III et Toranira n’y trouvent rien à redire. Le Zouave coopère bon gré mal gré.

— Alors, par où allons-nous entrer ? demanda Baz.

— Par Toranira. Nous allons faire la contrebande de chevaux de bât.

— Quoi ? fit Baz, interloqué tandis qu’Elena, qui avait saisi l’allusion, ricanait.

— Tu n’as jamais entendu cette histoire ? Ça se passait sur Barrayar. Le comte Selig Vorkosigan était en guerre contre lord Vorwynn d’Hazelbright au cours du Premier Siècle Sanglant. Vashnoi, la ville de Vorkosigan était assiégée. Deux fois par semaine, les patrouilles de lord Vorwynn arrêtaient un bonhomme un peu fou avec son convoi de chevaux de bât. Ils fouillaient tout, le moindre paquet, à la recherche de trucs de contrebande, nourriture ou armes. Mais les paquets ne contenaient que des choses inutiles. Ils déballaient et vidaient absolument tout, finissaient même par le fouiller lui mais ils ne trouvaient jamais rien et devaient le laisser partir. Après la guerre, un des gardes-frontières de Vorwynn rencontra par hasard le bonhomme qui n’avait plus rien d’un hurluberlu excentrique dans une taverne. C’était l’écuyer de lord Vorkosigan. « Qu’est-ce que vous lui apportiez ? demanda-t-il. Nous savons que vous lui apportiez quelque chose mais nous n’avons jamais pu découvrir ce que c’était. » La réponse de l’écuyer fut : « Des chevaux. »

« Nous allons leur apporter des vaisseaux spatiaux. Le Triumph, le D-16, et l’Ariel qui appartiennent tous à la flotte. Nous pénétrerons dans l’espace local de Vega en arrivant de Toranira, avec un plan de vol qui nous conduira à Illyrica. Où nous irons vraiment. Nous sortirons par le Zouave, avec tous nos hommes mais sans nos trois vieux navires. Arrivés à Illyrica, nous prendrons possession de trois nouveaux vaisseaux flambant neufs qui sont en ce moment même achevés dans les chantiers spatiaux orbitaux d’Illyrica. C’est le cadeau de la Fête de l’Hiver de l’empereur Gregor.

Baz cligna des paupières.

— Ça va marcher ?

— Aucune raison que ça ne marche pas. Le gros travail – permis, visas, pots-de-vin, etc. – a déjà été accompli par les agents de la SecImp sur place. Tout ce qu’on a à faire, c’est de traverser le coin sans alerter personne. Il n’y a pas de guerre, donc personne ne devrait tirer sur personne. Le seul problème c’est que le tiers de ma marchandise vient de partir pour l’Ensemble de Jackson, conclut-il sur une note morose.

— Combien de temps avons-nous pour le récupérer ? s’enquit Elena.

— Pas assez. Le scénario établi par la SecImp nous donne une marge de quelques jours. La flotte doit quitter Escobar avant la fin de la semaine. J’avais prévu que nous partirions demain.

— Alors, on part sans l’Ariel ? fit Baz.

— Pas moyen de faire autrement. Mais j’ai une idée pour le remplacer. Quinn, montre à Baz ces specs illyricainnes.

Quinn s’affaira sur sa console et transmit quelques données sur celles de Baz. L’ingénieur de la Flotte se mit à examiner les caractéristiques, les performances et autres spécificités des bâtiments construits par les chantiers illyricains. Un rare sourire étira son maigre visage.

— Le Père Gelé est généreux cette année, murmura-t-il.

Ses lèvres se retroussèrent de plaisir tandis qu’il examinait avec avidité les plans des navires.

Miles le laissa se goinfrer quelques minutes.

— Bon, fit-il quand Baz releva enfin le nez. Le vaisseau qui ressemble le plus à l’Ariel en termes de fonctions et de puissance de feu est le Jayhawk de Truzillo. (Malheureusement, Truzillo était un capitaine-armateur qui était sous contrat indépendant avec la corporation des Mercenaires. Il n’était pas un employé de la Flotte.) Crois-tu que nous pourrons le persuader de faire l’échange ? Son nouveau navire sera neuf et plus rapide. Mais s’il est mieux armé que l’Ariel, il ne l’est pas autant que le Jayhawk. Je voulais que nous soyons tous gagnants quand ce marché a été établi.

Elena leva un sourcil et sourit.

— Cet échange, c’est une idée à toi ?

Il haussa les épaules.

— Illyan m’a demandé de résoudre ce problème d’embargo et il a accepté ma solution.

— Oh, ronronna Baz, toujours plongé dans ses données, attendez que Truzillo voie ça… et ça… et…

— Alors, tu penses pouvoir le persuader ? s’enquit Miles.

— Oui, affirma Baz avec certitude avant de le dévisager. Et toi aussi, tu le pourrais.

— Sauf que je ne viendrai pas avec vous. Mais, si tout se passe bien, il est possible que je vous rattrape en route. C’est toi qui dirigeras cette mission, Baz. Quinn te donnera les ordres complets, tous les codes et les contacts… tout ce qu’Illyan m’a donné.

Baz hocha la tête.

— Très bien, monsieur.

— Je prends le Peregrine pour rejoindre l’Ariel, ajouta Miles.

Baz et Elena n’échangèrent qu’un bref coup d’œil en coin.

— Très bien, monsieur, fit à son tour Elena. J’ai mis le Peregrine en état d’alerte hier. Il peut partir dans l’heure. Quand dois-je annoncer notre départ aux contrôleurs d’Escobar ?

— Dans une heure. (Même si personne ne demanda d’explications, il ajouta :) En dehors de l’Ariel et du Jayhawk, le Peregrine est notre engin le plus rapide qui possède une puissance de feu significative. Je pense que la vitesse sera primordiale dans cette affaire. Si nous pouvons rattraper l’Ariel… Eh bien, il vaut toujours mieux éviter une crise que tenter de réparer les pots cassés. Je regrette maintenant de ne pas être parti dès hier mais je devais leur laisser une chance. Quinn m’accompagnera car elle possède une solide expérience de l’Ensemble de Jackson.

Elle se gratta le bras.

— J’espère que Mark ne cherche pas à se frotter à la maison Bharaputra. Ils ne sont pas commodes. Ils ont du fric, des armes et un goût prononcé pour la vengeance.

— Pourquoi crois-tu que j’ai toujours évité ce coin ? L’autre danger c’est que certains Jacksoniens prennent Mark pour l’amiral Naismith. Le baron Ryoval, par exemple.

Ryoval était une menace permanente. Moins de trois mois auparavant, les Dendariis s’étaient débarrassés du dernier chasseur de scalp envoyé par Ryoval pour faire la peau de l’amiral Naismith. Cela devenait un événement annuel. À chaque anniversaire de leur première rencontre, Ryoval devait louer les services d’un nouveau tueur pour en commémorer le souvenir. Ryoval ne disposait pas d’un pouvoir énorme et n’avait pas le bras très long. Mais il avait subi des traitements de prolongement de vie et il était patient. Ce petit jeu pouvait durer indéfiniment.

— As-tu envisagé une autre solution au problème ? demanda Quinn avec lenteur. Prévenir l’Ensemble de Jackson. Demander, disons… à la maison Fell d’arrêter Mark et d’immobiliser l’Ariel jusqu’à ton arrivée. Fell déteste suffisamment Ryoval pour protéger Mark simplement pour l’emmerder.

— Miles soupira.

— J’y ai songé.

Silence.

— Tu voulais notre avis, Miles, remarqua Elena. Qu’est-ce qui te chiffonne avec cette idée ?

— Ça pourrait marcher. Mais si Mark a vraiment convaincu Bel qu’il est moi, ils résisteront à l’arrestation. Ça peut leur être fatal. Mark est paranoïaque à propos de l’Ensemble de Jackson. Non, Mark est paranoïaque, point. Je ne sais pas comment il réagira sous l’effet de la panique.

— Tu es horriblement sensible aux états d’âme de Mark, fit Elena.

— Je veux gagner sa confiance. Ça risque d’être difficile si je commence par le trahir.

— Tu n’oublies pas ce que cette petite plaisanterie va coûter ? Je me demande ce que dira Simon Illyan quand il recevra la facture, remarqua Quinn.

— La SecImp paiera. Sans problème.

— Tu en es sûr ? fit Quinn. Que représente Mark pour eux ?

Miles répondit de son mieux.

— Le devoir de la SecImp est de protéger l’Empire Barrayaran. Cela ne signifie pas seulement protéger la personne de Gregor et se livrer à quelques missions d’espionnage galactique… (D’un geste de la main, il inclut la flotte dendarii, le réseau d’agents d’Illyan disséminés un peu partout.)… Mais aussi de garder un œil sur les héritiers potentiels de Gregor. Non seulement pour les protéger mais aussi pour protéger l’empire de tout complot monté par eux ou à travers eux. Je sais pertinemment que la question de savoir qui est actuellement l’héritier de Gregor est assez embrouillée. J’aimerais dire qu’il va enfin se marier et nous soulager de ce poids. (Il hésita un long moment.) Selon certains, lord Mark Pierre Vorkosigan peut être considéré, juste après moi, comme le légitime héritier de l’Empire. Ce qui fait de lui non seulement le problème de la SecImp, mais aussi notre problème essentiel. Ma poursuite de l’Ariel est parfaitement justifiée.

— Justifiable, corrigea sèchement Quinn.

— Peu importe.

— Tu as trop souvent prétendu que Barrayar ne t’accepterait pas sous le prétexte que tu as une tête de mutant. Je vois mal comment ils supporteraient l’idée de voir ton clone installé à la Résidence Impériale, dit Baz. Ton frère jumeau, s’amenda-t-il vivement tandis que Miles ouvrait la bouche.

— Que ce ne soit pas probable n’empêche pas que cela soit possible, répliqua Miles. C’est donc un problème qui concerne la SecImp. C’est drôle. Pendant toutes ces années, les Komarrans voyaient dans leur faux Miles un imposteur. Ni eux ni Mark ne se sont rendu compte qu’il avait des droits bien réels sur le trône. Bien sûr, pour cela, il aurait d’abord fallu que je sois mort. Ce qui, de mon point de vue, rend cette question assez stérile. (Il frappa sur la table et se leva.) Mesdames, messieurs, en piste.

Tandis qu’ils gagnaient la porte, Elena baissa la voix pour lui demander :

— Miles… ta mère a-t-elle vu ces horribles rapports d’enquête d’Illyan à propos de Mark ?

Il sourit faiblement.

— Qui les a ordonnées, d’après toi ?

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