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Il commença par enfiler la demi-armure. Pour la première fois, il portait à même la peau un produit de la plus haute technologie : un filet de protection anti-brise-nerfs. Le filet était inséré dans le tissu d’une combinaison élastique qui recouvrait tout son corps ; la capuche lui protégeait le crâne, le cou et le front, ne laissant que ses yeux, son nez et sa bouche à découvert. Et voilà comment la menace de la plus terrible des armes antipersonnel, le brise-nerfs qui tuait le cerveau, était annulée. De plus, le filet arrêtait aussi le feu des neutralisateurs. Naismith ne se privait pas : il s’offrait ce qu’il y avait de mieux sur le marché… Pourquoi ce tissu élastique le serrait-il autant ?

Par-dessus le filet, venait une armure de poitrine flexible qui bloquerait tout projectile : depuis les mortelles aiguilles neurales, jusqu’aux petits missiles portables. Heureusement pour lui, les joints de l’armure étaient ajustables. Il les régla à la taille maximale et put respirer sans gêne. Puis, il enfila un treillis gris bien large dont le tissu, spécialement conçu, ne brûlait pas et ne fondait pas. Ce fut ensuite le tour des ceintures et baudriers pour neutralisateur, brise-nerfs, arc à plasma, grenades, cellules d’énergie, un harnais de rappel muni d’un grappin magnétique et l’oxygène d’urgence. Sur son dos, il portait un générateur hyper-plat qui créait un champ personnel anti-arc à plasma. L’engin réagissait au premier contact du feu ennemi, dans un laps de temps si court que son possesseur n’avait pas le temps de frire… trop. Il pouvait absorber trente ou quarante coups directs avant que sa cellule d’énergie – et son porteur – meurent. Et ils appelaient cela une demi-armure ! Rien que ça.

Aux pieds, par-dessus le filet, il enfila d’épaisses chaussettes et les bottes de combat de Naismith. Au moins, celles-ci lui allaient impeccablement. À peine une semaine d’inactivité et déjà son corps luttait contre lui, épaississant… Naismith était un foutu anorexique. Il se redressa. Convenablement distribué, son formidable équipement était étonnamment léger.

Le casque de commandement l’attendait sur la comconsole. L’ombre derrière la visière lui fit songer à un crâne vide. Chassant cette pensée morbide, il souleva le casque dans la lumière et inspecta ses lignes élégantes avec gourmandise. Ses mains pouvaient contrôler une arme, deux au maximum. Ceci, à travers les hommes qu’il commandait, en contrôlait des douzaines ; potentiellement des centaines ou même des milliers. Ceci était le vrai pouvoir de Naismith.

La sonnerie de la cabine retentit. Il sursauta, lâchant presque le casque. Il aurait pu, sans l’abîmer, le jeter contre le mur mais il le reposa avec le plus grand soin.

— Miles ? fit la voix de Thorne par l’intercom. Tu es prêt ?

— Oui, entre.

Il libéra la serrure.

Thorne entra, en armure lui aussi, mais avec sa capuche temporairement repoussée sur ses épaules.

Le treillis informe faisait de lui une chose asexuée, un soldat. Le capitaine portait lui aussi un casque de commandement sous le bras mais c’était un modèle différent, plus ancien.

Thorne le contourna, inspectant chaque arme et chaque crochet avant de vérifier la charge de son bouclier anti-plasma.

— Bien.

Le capitaine Thorne avait-il pour habitude d’inspecter l’amiral avant chaque mission ? Naismith avait-il pour habitude de se rendre au combat avec ses lacets défaits ? Thorne montra vaguement le casque posé sur la console.

— C’est un sacré truc. Tu es sûr que tu vas te débrouiller avec ?

Le casque semblait neuf mais pas si neuf. Il doutait que Naismith se fournisse, pour son usage personnel, en matériel d’occasion dans les surplus militaires. Il haussa les épaules.

— Pourquoi pas ? Je m’en suis déjà servi.

Thorne souleva le sien.

— Ces machins ne sont pas faciles à manipuler au début. Ce n’est pas un flux de données qu’on reçoit, c’est un raz de marée. Tu dois apprendre à ignorer tout ce dont tu n’as pas besoin, sinon, il vaut carrément mieux le débrancher. Toi… (Thorne hésita.) Tu possèdes cette incroyable capacité, comme le vieux Tung, qui te permet d’ignorer tout ce qui défile devant tes yeux mais de t’en souvenir et de le retrouver dès que le besoin s’en fait sentir. Et de te retrouver toujours sur le bon canal au bon moment. C’est comme si ton esprit fonctionne sur deux niveaux en même temps. Ton temps de réponse est incroyablement bref quand ton taux d’adrénaline monte. C’est comme une drogue pour toi. Les gens qui travaillent avec toi comptent là-dessus et se fient à ça.

Thorne se tut, attendit.

Que répondre à ça ? Il haussa à nouveau les épaules.

— Je fais de mon mieux.

— Si tu te sens encore malade, tu sais, tu peux me laisser mener ce raid.

— Ai-je l’air malade ?

— Tu n’es pas toi-même. Tu ne veux pas mettre tout l’escadron mal à l’aise.

Thorne semblait tendu, presque alarmé.

— Je vais bien, maintenant, Bel. Arrête !

Thorne soupira.

— Oui, monsieur.

— Est-ce que tout est prêt là dehors ?

— La navette est armée et prête à partir. L’escadron vert est entièrement équipé. Ils terminent le chargement de matériel. On sera en orbite à minuit pile, juste au-dessus du complexe médical. On plonge droit dessus. On n’attend personne et surtout pas qu’on nous pose des questions. On arrive et on part. Toute l’opération devrait être terminée en moins d’une heure, si tout se passe comme prévu.

— Bien. (Son cœur battait plus vite.) Allons-y.

— Euh… si on faisait la vérification de nos casques, d’abord ?

C’était une bonne idée. Mieux valait le faire ici, dans le calme de la cabine plutôt que dans le bruit et l’excitation de la navette.

— D’accord, dit-il avant d’ajouter, sournois : Prends ton temps.

Il y avait plus d’une centaine de canaux à sa disposition même pour un raid aussi limité. En plus d’un contact vocal direct avec l’Ariel, Thorne et chaque soldat, il pouvait faire appel aux ordinateurs de combat sur le navire, dans la navette et même dans le casque lui-même. Il disposait de toutes sortes de relevés de télémétrie, de contrôles d’énergie pour les armes, de données logistiques. Les casques de chaque soldat possédaient des vid-récepteurs, il pouvait donc voir tout ce qu’ils voyaient en infrarouge, en vision normale ou sur la bande UV. Il recevait aussi leur son en direct, leurs relevés médicaux et tout un jeu de cartes holovid. La carte de la crèche avait été spécialement incluse dans le programme avec les itinéraires d’attaque et de retrait ainsi que plusieurs variantes au cas où quelque chose tournerait mal. D’autres canaux servaient au brouillage, à tromper la télémétrie ennemie au moment de leur fuite. Thorne avait déjà fait brancher leurs coms sur le réseau des gardes de sécurité bharaputrans. Ils captaient même le réseau commercial de la planète. Des airs de musique se firent entendre tandis qu’il faisait défiler rapidement les canaux.

Quand ils eurent fini, il se retrouva face à Thorne qui le dévisageait. Un silence gênant s’installa. Le visage de Thorne était crispé d’appréhension, rongé par quelque chose. Du remords ? Non, ce n’était sûrement pas cela. Thorne ne pouvait pas se méfier de lui. Dans ce cas, il aurait arrêté toute l’opération.

— Nerveux avant le combat, Bel ? demanda-t-il d’un ton léger. Je croyais que tu aimais ton travail.

Thorne, qui se suçait la lèvre d’un air absent, sursauta.

— Oh, mais je l’aime. (Une aspiration.) Allez, au boulot.

— Allons-y ! approuva-t-il.

Il le devança dans le corridor brillamment éclairé. Il quittait enfin l’isolement et l’ombre de sa cabine pour rejoindre la réalité qu’il avait créée.

Cette fois-ci, le commando dendarii ne débarquait pas de la navette mais s’y entassait. Ils semblaient plus calmes, blaguant et plaisantant moins. Ils étaient au travail. Et ils avaient des noms à présent. Des noms qui défilaient dans son casque qui s’en souvenait pour lui. Tous portaient une demi-armure et un casque mais la plupart disposaient aussi d’armes plus lourdes que lui-même.

À présent qu’il connaissait son histoire, il se surprit à considérer le monstrueux sergent d’un œil neuf. D’après le journal de bord, elle n’avait que dix-neuf ans alors qu’elle semblait beaucoup plus âgée. Elle n’avait pas seize ans quand Naismith l’avait arrachée à la maison Ryoval. Il essaya de se la représenter en adolescente. Il avait été enlevé à l’âge de quatorze ans, huit ans auparavant. Ils avaient donc dû passer quelque temps ensemble dans les laboratoires génétiques de Bharaputra même s’il ne l’avait jamais rencontrée à l’époque. Les labos de recherche se trouvaient dans une autre ville que le complexe médical. La maison Bharaputra était une vaste organisation, presque un petit gouvernement. À cette nuance près que l’Ensemble de Jackson ne possédait pas de gouvernement.

Huit années… Aucun de ceux que tu connaissais ne seront plus là. Tu le sais, n’est-ce pas ?

Si je ne peux pas faire ce que je veux, je ferai au moins ce que je peux.

Il la rejoignit.

— Sergent Taura…

Elle se retourna et il leva les sourcils, abasourdi.

— Qu’est-ce que vous avez autour du cou ?

En fait, il voyait parfaitement ce que c’était : un gros nœud rose en peluche. La vraie question aurait dû être, pourquoi portait-elle un truc pareil ?

Elle… sourit. C’est du moins ce qu’il se dit en voyant sa grimace repoussante. Une énorme main griffue tapota le nœud. Les griffes étaient peintes en rose brillant, elles aussi.

— Tu penses que ça marchera ? C’est pour éviter d’effrayer les enfants.

Il leva les yeux vers les deux mètres quarante en demi-armure, treillis, bottes, baudriers, muscles et crocs. C’est bizarre, sergent, mais j’ai l’impression que ça ne suffira pas.

— Euh… ça valait la peine d’essayer…

Ainsi, elle était consciente de son extraordinaire apparence… Imbécile ! Comment en serait-il autrement ? Tu sais bien à quoi tu ressembles, non ? Il regrettait maintenant de ne pas avoir fait sa connaissance au cours du voyage. Mon amie d’enfance.

— Qu’est-ce que ça fait, d’y retourner ?

D’un geste vague du menton, il indiqua la maison Bharaputra.

— C’est bizarre, admit-elle.

— Tu connais cet endroit ? Tu y es déjà allée ?

— Pas ce complexe médical. J’ai rarement quitté le département de génétique, sauf pendant deux ans où on m’a placée dans une famille. Ils vivaient près du labo.

Elle tourna la tête, sa voix descendit d’une octave tandis qu’elle aboyait un ordre à propos de matériel à charger à un de ses hommes qui se dépêcha de lui obéir. Elle le dévisagea à nouveau et sa voix se radoucit. À présent qu’elle était en mission, elle ne lui témoignait plus la moindre familiarité déplacée. Naismith et elle avaient dû être des amants discrets. Si jamais ils l’avaient été.

— Je ne sortais pas beaucoup, ajouta-t-elle.

— Est-ce que tu les hais ? demanda-t-il, baissant à son tour la voix.

Autant que moi ?

Ses énormes lèvres s’agitèrent.

— Peut-être… Ils m’ont terriblement manipulée mais, à l’époque, je ne voyais pas les choses ainsi. Il y a eu beaucoup d’examens déplaisants mais c’était toujours pour la science… il n’y avait aucune intention de me faire du mal. En fait, je n’ai jamais vraiment eu mal jusqu’à ce qu’ils me vendent à Ryoval, après l’annulation du projet de super-soldat. Ryoval voulait me faire des trucs immondes mais c’était Ryoval. Bharaputra… Bharaputra, il n’en avait rien à foutre de moi. Il m’a jetée. Comme on jette quelque chose aux ordures. C’est ça qui m’a fait mal. Et puis, tu es arrivé… (Ses traits s’illuminèrent.) Mon chevalier dans sa belle armure et tout et tout.

Une vague de ressentiment familier déferla sur lui. Au diable le preux chevalier, son armure et son destrier. Moi aussi, je peux sauver des gens, bon sang ! Heureusement, elle ne le regardait pas et ne vit pas la colère lui déformer le visage.

— Mais sans tout ça, murmura-t-elle, sans la maison Bharaputra, je n’existerais même pas. Ils m’ont faite. Je suis vivante… Faut-il que je rende la mort pour la vie ?

Son étrange faciès se fit pensif, comme si elle revoyait des moments depuis longtemps enfouis. Pas vraiment l’état d’esprit idéal avant de se lancer dans une mission de combat.

— Nous sommes ici, dit-il, pour sauver des clones, pas pour tuer des employés bharaputrans. Nous ne tuerons que si nous y sommes forcés.

Du vrai Naismith dans le texte. Elle redressa la tête et lui sourit.

— Je suis tellement soulagée que tu te sentes mieux. J’étais terriblement inquiète. Je voulais te voir mais le capitaine Thorne ne le permettait pas.

Ses yeux brillaient comme deux petites flammes jaunes.

— Oui. J’étais… très malade. Thorne a bien fait. Mais… peut-être qu’on pourra parler un peu plus sur le chemin du retour.

Quand tout ceci sera terminé… Quand il aura gagné le droit… Gagné le droit de quoi ?

— Le rendez-vous est pris, amiral.

Elle lui adressa un clin d’œil et se redressa, joyeusement féroce. Qu’est-ce qu’elle s’imagine ? Elle bondit vers son escadron.

Il la suivit dans la navette. La lumière y était beaucoup moins forte, l’air plus frais et, bien sûr, il n’y avait pas de gravité. Il flotta en avant, de poignée en poignée, vers le capitaine Thorne, vérifiant mentalement l’espace pour sa future cargaison : douze ou treize rangées de gosses assis par quatre… il y avait largement la place. Cette navette était prévue pour transporter deux escadrons, plus des aérocars blindés ou un hôpital de campagne. Elle possédait un poste de première urgence à l’arrière, avec quatre lits repliés et une cryochambre portable d’urgence. Le médic du commando organisait rapidement l’endroit et déballait ses affaires. Tout était aussitôt attaché aux parois de la navette par les soldats qui s’activaient en silence et avec efficacité. Une place pour chaque chose et chaque chose à sa place.

Le pilote de la navette était à son poste. Thorne prit le siège du copilote. Il s’installa derrière eux à la place de l’opérateur des coms. Par le grand hublot avant, il distinguait quelques étoiles au loin, plus près les lueurs colorées et tremblantes de quelque activité humaine sur une station orbitale et, à l’extrême limite de son champ de vision, la tranche brillante du bord de la planète. Sa planète natale. Son ventre gargouilla et pas seulement à cause de la gravité zéro. Sous son casque, le sang affluait dans son crâne. Il se sentait soudain très à l’étroit.

Le pilote heurta l’intercom.

— Taura, y m’faut ta vérif là derrière. Il nous reste moins de cinq minutes pour rejoindre l’orbite. Après on lâche les gaz et on plonge.

Un instant plus tard, la voix du sergent Taura résonna.

— Tout est OK. Tout le monde est attaché, le sas scellé. Nous sommes prêts. Je répète : prêts !

Thorne jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et lui fit un signe. En hâte, il attacha ses ceintures de sécurité. Juste à temps. Les courroies le mordirent profondément et il ballotta sur son siège tandis que l’Ariel fournissait un dernier effort pour se glisser sur son orbite stationnaire. À l’intérieur du vaisseau, les effets de l’accélération étaient compensés ou annulés par la gravité artificielle.

Le pilote leva les mains avant de les abattre soudainement, comme un musicien qui joue crescendo. Des chocs sourds, étonnamment puissants ébranlèrent le fuselage. En réponse, des ululements guerriers s’élevèrent du compartiment derrière eux. La navette se séparait de son vaisseau-mère.

Quand ils disent plonger, ils sont sérieux. Les étoiles et la planète tournoyèrent dans le hublot. Il ferma les yeux, en proie à la nausée. Son estomac remontait dans son œsophage. Il songea soudain qu’une armure spatiale avait un avantage certain. Si vous vous chiez dessus de terreur, la tuyauterie du costume se charge de ça et personne ne s’aperçoit de rien.

L’air hurla sur la coque extérieure quand ils heurtèrent l’ionosphère. Ses ceintures de sécurité essayaient de le découper en morceaux.

— Marrant, hein ? cria Thorne avec un sourire débile.

Ses lèvres et ses joues lui fouettaient le visage sous l’effet de la décélération. Ils tombaient en chute libre. Ou, du moins, le nez de la navette était pointé droit vers le sol. Son siège tentait de l’éjecter vers le plafond de la cabine.

— J’espère qu’il n’y a rien sur notre route, hurla le pilote avec gaieté. On n’a rien demandé au contrôle aérien !

Il s’imagina une collision aérienne avec un transport aérien… cinq cents femmes et enfants à bord… une immense explosion jaune et noir… les débris, les corps…

Puis ce fut l’obscurité. Ils traversaient la couche nuageuse. D’épais nuages… la navette qui vibrait et grondait comme un tuba en folie… toujours pointée droit vers le sol, il était prêt à le jurer même s’il ignorait comment le pilote dirigeait son engin.

Soudain, ils sortirent des nuages. Les lumières de la ville étaient étalées devant eux tels des joyaux sur un tapis. Ils tombaient toujours comme une pierre. Sa colonne vertébrale se tassait, se tassait. De nouveaux chocs tandis que les pieds de la navette se dépliaient. Quelques bâtiments à moitié éclairés surgirent devant eux. Une aire de jeu… Merde, on y est, on y est ! Les bâtiments grandirent, grandirent, les dominèrent. Un dernier choc. Un bon atterrissage, bien solide sur les six pieds. Le silence l’hébéta.

— Parfait, allons-y !

Thorne bondit de son siège, le visage congestionné, les yeux enflammés par la soif de se battre ou la peur ou les deux.

Il trébucha le long de la rampe à la suite de la douzaine de Dendariis. Il y avait assez de lumière sur le complexe, diffusée par l’air poisseux et frais de la nuit, pour y voir sans problème. Seules manquaient les couleurs. Les ombres étaient noires et sinistres. Le sergent Taura divisa son escadron avec des gestes silencieux. Nul ne faisait le moindre bruit. De brefs staccatos de lumière glissaient sur les visages muets tandis que les vids des casques projetaient des flots de données sur les visières. Une Dendarii dont le casque possédait plusieurs caméras descendit une moto-flottante, la chevaucha et s’éleva en silence dans l’obscurité. La couverture aérienne.

Le pilote resta à bord et Taura choisit encore quatre autres Dendariis. Deux s’évanouirent dans les ombres autour de la navette pour établir un périmètre de sécurité ; les deux autres restèrent près de la navette en arrière-garde. Thorne et lui en avaient longuement débattu. Thorne aurait préféré laisser plus de soldats dans le périmètre de sécurité. Quant à lui, il avait le pressentiment qu’ils auraient besoin du maximum d’hommes à la crèche. Les gardes civils de l’hôpital ne représentaient pas une grande menace et, le temps que leurs renforts arrivent, les Dendariis seraient déjà partis… à condition de mettre les clones en branle suffisamment vite. Il se maudit rétrospectivement pour ne pas avoir emmené deux commandos depuis Escobar. Il aurait pu le faire tout aussi facilement mais il avait eu peur que l’Ariel ne soit pas assez grand.

Sur son propre casque, au bord de son champ de vision, défilaient dans un jet continu et coloré codes, chiffres et graphiques. Il voulut les examiner mais ils disparaissaient trop vite. À peine avait-il interprété l’une de ces données qu’elle disparaissait, remplacée par une autre. Il suivit l’avis de Thorne et d’un murmure réduisit l’intensité lumineuse. Le générique frénétique se transforma en vagues lueurs hallucinatoires. Le système audio du casque était moins pénible : personne ne bavardait inutilement.

En compagnie des sept autres Dendariis et de Thorne, ils partirent au trot derrière Taura – elle marchait – entre deux bâtiments. Il régnait une certaine agitation sur les lignes de communication de la sécurité bharaputrane, comme il s’en aperçut en vérifiant rapidement leur bande audio. Bon sang, t’as entendu ça, Joe ? C’était dans le secteur quatre. Personne ne répondit mais il était certain que cela ne durerait pas. Mieux valait ne pas trop s’attarder ici.

C’est là. Une plaisante construction blanche de trois étages apparut devant eux. Elle était pourvue de nombreux balcons et autres terrasses. Ça ne ressemblait pas vraiment à un hôpital, ni à un dortoir. C’était grand, ambigu et discret. LA MAISON DE VIE, ainsi la nommaient les Jacksoniens. La maison de mort. Ma maison. Terriblement familière et terriblement étrange. Il y avait eu une époque où elle lui avait paru splendide. À présent, elle semblait plus… petite.

Taura leva son arc à plasma, ajusta le rayon sur large et démolit les portes d’entrée en verre dans une gerbe d’étincelles orange, bleues et blanches. Les Dendariis, bondissant au-dessus des flaques de verre fondu, s’éparpillèrent dans le bâtiment. L’un prit position au rez-de-chaussée. Des systèmes d’alarme anti-incendie se mirent à hurler : ils détruisaient chaque sirène sur leur passage mais, plus loin dans le bâtiment, d’autres unités lançaient leur clameur assourdie. Les arroseurs automatiques fonctionnaient. Une vapeur nauséabonde s’éleva.

Il courait pour rester à hauteur. Un homme de la sécurité bharaputrane en uniforme marron et rose apparut dans le corridor devant eux. Trois neutralisateurs dendariis le descendirent tandis que le rayon de son arme se perdait au plafond.

Taura et deux femmes du commando empruntèrent le tube de montée vers le troisième étage. Un autre soldat se joignit à elles pour gagner le toit. Il mena Thorne et le restant de la troupe au deuxième étage. Deux adultes sans armes dont une femme en robe de chambre furent neutralisés immédiatement. C’est là. Derrière ces doubles portes. Elles étaient verrouillées et quelqu’un cognait de l’intérieur.

— On va faire sauter la porte, rugit Thorne. Eloignez-vous ou vous risquez d’être blessés.

Les coups cessèrent. Thorne hocha la tête. Un soldat régla son arc à plasma. Le fin rayon découpa la serrure. D’un coup de pied, Thorne ouvrit la porte.

Un jeune homme blond recula d’un pas et dévisagea Thorne avec stupeur.

— Vous n’êtes pas les pompiers.

Derrière lui, une foule d’hommes – de grands garçons – emplissait le corridor. Il n’eut pas besoin de se rappeler qu’aucun de ces gamins n’avait plus de dix ans mais il s’inquiéta de la réaction des soldats. Toutes les tailles, races, constitutions étaient représentées. Ce n’étaient pas des dieux grecs comme on aurait pu s’y attendre dans un endroit aussi « idyllique ». Mais la beauté n’avait rien à voir là-dedans, seule la richesse expliquait leur existence. Cependant, ils semblaient tous dans une forme excellente et portaient leur tenue de sommeil : une courte tunique marron et un short.

— À toi, siffla Thorne en le poussant devant. Parle-leur.

— Trouve-moi combien ils sont, répliqua-t-il du coin des lèvres.

— Oui.

Il avait répété son discours des milliers de fois, avec toutes les variations possibles. La seule chose dont il était certain c’était qu’il ne commencerait pas par : Je suis Miles Naismith. Son cœur battait à toute allure. Il avala un bon litre d’air.

— Nous sommes les Mercenaires Dendariis et nous sommes venus pour vous sauver.

Le blond paraissait en même temps écœuré, effrayé et dédaigneux.

— Vous ressemblez à un champignon, déclara-t-il.

Ce n’était pas vraiment la réponse prévue. Elle ne figurait pas parmi les milliers de réactions qu’il avait envisagées. De fait, avec son casque et tout le reste, il ressemblait sûrement à un gros…

Il arracha son casque, repoussa sa capuche et découvrit ses dents. Le garçon eut un geste de recul.

— Ecoutez-moi, les clones ! s’écria-t-il. Les rumeurs qui vous sont parvenues sont vraies ! Chacun d’entre vous va être assassiné par les chirurgiens de la maison Bharaputra. Ils vont mettre le cerveau de quelqu’un d’autre dans votre tête et jeter le vôtre. C’est ce qui est arrivé à vos amis. Un par un, ils sont allés tout droit à la mort. Nous allons vous emmener sur Escobar où vous serez en sécurité…

Certains de ceux qui se trouvaient à l’arrière commencèrent à battre en retraite pour se réfugier dans leurs chambres individuelles. Une rumeur balbutiante s’éleva, suivie de cris et de pleurs. Un garçon brun essaya de franchir le cordon de soldats et un Dendarii l’immobilisa d’un arm-lock. Il hurla de surprise et de douleur. Ce son et le choc firent reculer les autres en bloc comme s’ils avaient été repoussés par une vague. Le gamin se débattait inutilement dans la prise impitoyable du soldat. Celui-ci, exaspéré et incertain, se tourna vers lui, quêtant un ordre ou une indication.

— Rassemblez vos amis et suivez-moi ! hurla-t-il désespérément aux garçons qui reculaient.

Le blond tourna les talons et partit au sprint.

— On ne les a pas convaincus, fit Thorne, le visage blême et tendu. Ça serait peut-être plus facile de les endormir tous et de les porter. On ne peut pas se permettre de perdre du temps ici. On n’a aucun soutien derrière nous.

— Non…

Quelqu’un l’appelait dans son casque. Il l’enfila en vitesse. Des voix affolées l’assaillirent aussitôt. Mais son canal privilégié rendait la voix profonde du sergent Taura plus présente.

— Monsieur, on a besoin de vous ici.

— Qu’y a-t-il ?

Sa réponse fut couverte par l’appel d’urgence de la femme sur la moto volante.

— Monsieur, il y a trois ou quatre personnes qui descendent par des balcons du bâtiment où vous vous trouvez. Et quatre gardes de la sécurité viennent vers vous par le nord.

Il farfouilla frénétiquement parmi les canaux jusqu’à ce qu’il trouve celui qui le mette en contact avec la moto volante.

— Il ne faut pas en perdre un seul !

— Comment dois-je les arrêter, monsieur ?

— Au neutralisateur, décida-t-il, affolé. Attendez ! Ne les neutralisez pas s’ils sont suspendus au balcon. Attendez qu’ils aient atteint le sol.

— Ça risque d’être difficile d’attendre.

— Faites de votre mieux. (Il la coupa et se rebrancha sur Taura.) Que voulez-vous, sergent ?

— Je veux que tu viennes parler à cette folle. Il n’y que toi qui puisses la convaincre.

— Nous ne… contrôlons pas encore la situation ici.

Thorne roula des yeux. Le garçon brun flanquait de grands coups de talon dans les tibias du Dendarii qui le maintenait. Thorne régla son neutralisateur sur la puissance minimale et toucha la nuque du gamin. Celui-ci eut une convulsion et parut se liquéfier debout mais il resta conscient, et, les yeux brillants et apeurés, se mit à pleurer.

Pris de couardise, il dit à Thorne :

— Rassemblez-les. Faites comme bon vous semble. Je vais aider le sergent Taura.

— Ben voyons, gronda Thorne avec une insubordination manifeste avant de se tourner vers ses hommes. Toi et toi de ce côté, vous deux de l’autre. Démolissez-moi ces portes…

Il battit ignominieusement en retraite au son du plastique qui fondait.

À l’étage supérieur, c’était plus calme. Il y avait moins de filles que de garçons, une disproportion qui existait déjà à son époque. Il s’en était souvent demandé la raison. Il enjamba le corps d’une garde corpulente et suivit son holocarte, projetée dans son casque, vers Taura.

Une douzaine de filles étaient assises en tailleur sur le sol, les mains nouées sur la nuque, sous la menace des neutralisateurs dendariis. Leur tunique et leur short, par ailleurs identiques à ceux des garçons, étaient en soie rose. Elles semblaient effrayées mais, au moins, elles étaient silencieuses. Il pénétra dans une chambre à coucher pour trouver Taura et deux commandos face à une grande femme-enfant de type eurasien. Celle-ci était assise sur une comconsole, les bras croisés belliqueusement. À la place du plateau de projection, il y avait un grand trou fumant.

L’Eurasienne se tourna vers lui à son entrée puis revint vers Taura comme s’il était une quantité négligeable.

— Milady, quel cirque ! s’exclama-t-elle avec mépris.

— Elle refuse de bouger, dit Taura avec une étrange inquiétude dans la voix.

Il hocha brièvement la tête.

— Ma fille, tu es morte si tu restes ici. Tu es un clone. Ton corps va t’être volé par ton progéniteur. Ils vont t’enlever le cerveau et le détruire. Peut-être très bientôt.

— Je le sais parfaitement, répliqua-t-elle avec un immense mépris comme si elle avait affaire à un attardé mental.

Il en resta bouche bée.

— Quoi ?

— Je le sais. Je suis parfaitement en phase avec mon destin. C’est le désir de milady. Et je sers milady à la perfection.

Son menton se dressa, ses yeux s’illuminèrent d’une adoration insensée.

— Elle a réussi à appeler la Sécurité, annonça Taura en montrant la console fumante. Elle leur a fait une description de notre équipement et même une estimation de notre nombre.

— Vous ne m’éloignerez pas de milady, affirma la fille. Les gardes vous auront. Ils me sauveront. Je suis très importante.

Qu’est-ce qu’ils lui avaient fait ? Quel conditionnement dément avait-elle subi ? Et comment le démolir en moins de trente secondes ? Il respira un bon coup.

— Sergent, fit-il, endormez-la.

L’Eurasienne plongea mais les réflexes du sergent étaient foudroyants. Le rayon du neutralisateur la frappa entre les deux yeux en plein bond. Taura avait bondi elle aussi. Elle cueillit la tête de la fille avant qu’elle ne heurte le sol.

— On les a toutes ? demanda-t-il.

— Il y en a au moins deux qui se sont enfuies par l’escalier de secours avant qu’on le bloque, rapporta Taura, morose.

— Elles seront neutralisées si elles quittent le bâtiment, la rassura-t-il.

— Mais si elles se cachent ? Ça va nous prendre du temps pour les retrouver. (Ses yeux fauves glissèrent une fraction de seconde vers le côté de sa visière pour consulter le chrono de son casque.) On devrait déjà être en train de retourner à la navette.

— Encore une seconde.

Il trifouilla laborieusement parmi ses canaux pour joindre Thorne. Il entendit en arrière-plan quelqu’un hurler :

— Fils de pute ! Espèce de petit…

Quoi ? aboya Thorne. Vous avez les filles ?

— On a dû en endormir une. Taura pourra la porter. Ecoute, tu as la liste ?

— Oui, on l’a dégotée dans la console du gardien… trente-huit garçons et seize filles. Il nous en manque quatre qui ont dû passer par le balcon. Phillipi en a eu trois mais elle n’a pas vu le quatrième. Et vous ?

— Le sergent Taura dit que deux filles ont emprunté l’escalier de secours. (Il leva les yeux pour regarder à travers sa visière dont les couleurs changeaient comme l’aube.) Le capitaine Thorne dit que nous devrions avoir seize corps ici.

Taura jeta un coup d’œil dans le corridor puis à l’Eurasienne inanimée.

— Il nous en manque encore une. Kesterton, fouillez cet étage, vérifiez sous les lits, les placards…

— Oui, sergent.

La femme se rua dehors.

Il la suivit. La voix de Thorne lui vrilla les oreilles.

— Bougez-vous là-haut ! On était censé nous tirer d’ici en vitesse. On n’a pas le temps d’organiser des battues !

Attends, bon sang !

Dans la troisième chambre, Kesterton trouva ce qu’elle cherchait sous le lit.

— Ha ! La voilà, sergent !

Elle attrapa deux chevilles affolées et tira. Sa proie apparut à la lumière, une petite femme-enfant en rose. Elle sanglotait sans bruit, en proie à de pénibles hoquets. Elle possédait une superbe chevelure platine mais sa caractéristique la plus notable était un buste extraordinaire : d’énormes globes qui menaçaient de faire exploser le tissu de sa tunique. Agenouillée, les fesses sur les chevilles, elle tourna vaguement les paumes vers eux tandis que ses bras essayaient de contenir ces chairs trop lourdes comme si elle n’avait pas encore l’habitude de les sentir là.

Elle a dix ans, merde ! Elle en paraissait vingt. Une telle hypertrophie ne pouvait être naturelle. Le ou la cliente avait dû demander cette intervention de chirurgie esthétique avant de prendre possession du corps. Ce qui se comprenait : il valait mieux laisser le clone endurer les souffrances chirurgicales et métaboliques. Une taille mince, les hanches qui s’évasaient… une telle féminité exagérée ne pouvait avoir qu’une explication : un changement de sexe. Sa transplantation devait être programmée incessamment.

— Non, allez-vous-en, geignait-elle. Allez-vous-en, laissez-moi tranquille… maman va venir me chercher. Ma maman vient demain. Allez-vous-en, laissez-moi. Je vais retrouver ma maman…

Ses pleurs… et ses seins allaient le rendre cinglé, songea-t-il.

— Endormez-la, elle aussi, coassa-t-il.

Ils devraient la porter mais au moins ils ne l’entendraient plus.

La Dendarii semblait embarrassée et fascinée comme si la silhouette grotesque de la fille la gênait autant que lui.

— Pauvre petite poupée, chuchota-t-elle avant de mettre un terme à son tourment d’une légère décharge de neutralisateur…

La fille mollit et s’effondra sur place.

On l’appelait dans son casque. Il ne reconnut pas la voix du soldat avec certitude.

— Monsieur, on vient de repousser une équipe de pompiers bharaputrans au neutralisateur. Ça a marché. Ils n’avaient pas de protection. Mais les gens de la sécurité ne vont plus tarder. Ils envoient de nouvelles équipes avec de l’armement lourd. Plus question de faire joujou avec les neutralisateurs.

Il chercha le bon canal mais avant qu’il puisse répondre la voix de leur couverture aérienne s’éleva :

— Une équipe de Bharaputrans avec des armes lourdes est en train d’encercler votre bâtiment par le sud, monsieur. Vous devez vous tirer de là en vitesse. Ça va mal tourner.

Il repoussa la Dendarii portant la femme-poupée hors de la chambre.

— Sergent Taura, appela-t-il. Vous avez entendu ?

— Oui, monsieur. Fichons le camp d’ici.

Le sergent Taura jeta l’Eurasienne sur une de ses épaules et la blonde sur l’autre, apparemment nullement incommodée par leur poids. Ils firent avancer la troupe de jeunes filles vers l’escalier. Taura les avait placées en rang par deux, se tenant la main, les organisant mieux qu’il n’aurait su le faire. Les murmures des filles se transformèrent en exclamations outragées quand ils arrivèrent devant le dortoir des garçons.

— Nous n’avons pas le droit de venir ici, essaya de protester l’une d’entre elles en larmes. Nous allons avoir des ennuis.

Thorne avait fait neutraliser six garçons. La vingtaine d’autres était debout face au mur, bras tendus, jambes écartées, dans la posture caractéristique des prisonniers. Deux soldats énervés ne cessaient de brailler et de leur ordonner de rester en place. Certains clones paraissaient furieux, d’autres pleuraient mais tous étaient terrorisés.

Il contempla, découragé, la pile de corps inconscients.

— Comment allons-nous les porter ?

— Les clones s’en chargeront, fit Taura. Comme ça, on aura les mains libres et pas eux.

Elle posa gentiment son fardeau.

— Bien, fit Thorne en s’arrachant avec difficulté à la contemplation de la blonde platine. Worley, Kesterton, en…

Sa voix fut coupée par des grésillements assourdissants qui retentirent dans les deux casques de commandement.

C’était Phillipi, leur couverture aérienne.

— Fils de pute, la navette… faites gaffe, les gars, sur votre gauche… (D’autres grésillements.) Oh, putain de merde…

Puis le silence suivi par le bourdonnement d’un canal vide.

Il chercha frénétiquement un signal, n’importe quoi en provenance de son casque. Le localisateur fonctionnait encore, la situant au sol entre les deux bâtiments devant la cour où attendait la navette. Ses coordonnées médicales étaient plates, complètement plates. Morte ? Sûrement pas, il y aurait encore de l’activité cellulaire… Finalement, il réussit à obtenir la vision transmise par son casque : une contre-plongée sur le brouillard nocturne. Phillipi avait perdu son casque. Qu’avait-elle perdu d’autre, il ne pouvait le dire.

Thorne appela encore le pilote de la navette ainsi que les deux soldats du périmètre de sécurité. Pas de réponse.

— Essaie-toi, fit-il après un juron.

Il n’eut pas plus de succès. Les deux autres Dendariis postés à l’arrière étaient bloqués par un échange de feu avec les Bharaputrans lourdement armés annoncés par Phillipi un peu plus tôt.

— Il faut faire une reconnaissance, gronda Thorne. Sergent Taura, prenez la direction ici. Préparez ces gamins à se mettre en marche dès que possible. Toi…

(Ceci était dirigé à son adresse, apparemment. Pourquoi Thorne ne l’appelait-il plus Miles ou amiral ?) Viens avec moi. Sumner, couvrez-nous.

Thorne partit au sprint. Il maudit ses courtes jambes en essayant de le suivre. Ils empruntèrent le tube de descente, franchirent les portes d’entrée encore chaudes, passèrent entre les deux bâtiments. Il rattrapa l’hermaphrodite qui s’était aplati contre un mur à l’angle de la cour.

La navette était toujours là, apparemment intacte… Aucune arme de poing ne pouvait percer son blindage. La rampe était tirée, la porte fermée. Une silhouette sombre – un Dendarii, un ennemi ? – s’effondra brutalement dans l’ombre de ses flancs ailés. Thorne, marmonnant des jurons, tapota la plaque de contrôle sur son avant-bras. Le sas s’ouvrit et la rampe jaillit dans un sifflement telle une langue de reptile. Toujours aucune réponse.

— Je vais voir, annonça Thorne.

— Capitaine, la procédure standard veut que ce soit à moi d’y aller, intervint le soldat qui les couvrait depuis son poste derrière un gros cube de béton.

— Pas cette fois, rétorqua Thorne.

Sans plus discuter, il se jeta dans l’obscurité, courut en zigzag, gravit la rampe et plongea à l’intérieur, arc à plasma à la main. Au bout d’un moment, sa voix retentit dans le casque.

— Maintenant, Sumner.

Sans y être invité, il suivit le soldat Sumner. L’intérieur de la navette était plongé dans l’obscurité. Ils allumèrent les lampes de leurs casques. Tout semblait en ordre mais la porte du poste de pilotage était fermée.

En silence, Thorne fit signe au soldat de prendre position face à lui. Il se posta derrière Thorne. Celui-ci tapota un nouveau code sur son bras. La porte glissa avec un grognement tourmenté puis frémit et se coinça.

Une vague de chaleur les frappa comme l’haleine d’un fourneau. Une douce explosion orange suivit tandis que l’oxygène pénétrait dans le poste de pilotage et rallumait les derniers foyers. Le soldat enfila son masque à oxygène et s’empara d’un extincteur accroché à une paroi. Il dirigea le jet chimique vers les flammes. Quelques secondes plus tard, ils purent le suivre à l’intérieur.

Tout était brûlé, carbonisé. Les contrôles avaient fondu, ainsi que le matériel de communication. Une puanteur suffocante régnait, due à l’oxydation et aux vapeurs toxiques. Ils reconnurent aussi une autre odeur : celle de viande brûlée… ce qui restait du pilote. Il détourna les yeux et déglutit péniblement.

— Bharaputra n’a pas… est censée ne pas avoir d’armes lourdes ici !

À court de jurons, Thorne siffla et montra quelque chose.

— Ils ont balancé une ou deux de nos mines thermiques là-dedans, puis ils ont fermé la porte et couru se mettre à l’abri. Le pilote avait dû être neutralisé. Un de ces fils de pute était plus malin que les autres… ils n’avaient pas d’armes lourdes, alors ils ont utilisé les nôtres. Ils ont descendu mes gardes et nous ont cloués au sol. Comme ça, ils n’ont plus besoin de se casser la tête pour nous avoir… Ils n’ont qu’à venir nous cueillir. Cet engin ne volera plus jamais.

Dans la lumière blanche de leurs casques, le visage de Thorne ressemblait à un crâne.

La panique lui noua la gorge.

— Que va-t-on faire, maintenant, Bel ?

— Retourner au bâtiment. Nous protéger tant bien que mal et utiliser nos otages pour négocier notre reddition.

— Non !

— Tu as une meilleure idée… Miles ? (Un silence méprisant.) C’est ce que je pensais.

Le soldat choqué fixait Thorne.

— Capitaine… (Il les dévisagea alternativement.) L’amiral nous sortira de là. On a déjà connu pire que ça.

Thorne se redressa. Sa voix s’éleva, méconnaissable.

— Pas cette fois-ci, soldat. C’est ma faute… j’assume l’entière responsabilité… ce n’est pas l’amiral. C’est son frère, le clone, Mark. Il nous a trompés mais je savais à quoi m’en tenir depuis plusieurs jours. J’ai fait semblant de le croire, je me suis laissé entraîner comme un con parce que je croyais qu’on réussirait sans se faire prendre.

— Hein ?

Le soldat papillotait des paupières, incrédule.

— Nous… nous n’avons pas le droit de trahir ces enfants… de les rendre à Bharaputra, protesta Mark, suppliant.

Thorne plongea ses mains nues dans le magma gluant qui avait été le siège du pilote.

— Qui a été trahi ? Qui a été trahi ? répéta-t-il en lui dessinant sur la joue une balafre avec cette matière noirâtre. Est-ce-que-tu-as-une-meilleure-idée ?

Il tremblait, l’esprit totalement vide. La chose noire et chaude sur sa joue était insoutenable.

— On retourne au bâtiment, dit Thorne. Je prends le commandement.

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