Un grand miroir dans un cadre ouvragé était pendu au mur du couloir menant à la bibliothèque. Nerveux, Mark se planta devant pour une dernière vérification avant l’inspection par la comtesse.
L’uniforme havane et argent de cadet de la maison Vorkosigan ne transformait guère son corps. Vieilles et nouvelles distorsions étaient péniblement évidentes même si, en se tenant bien droit, il avait presque l’air normal. Petit, certes, mais costaud. Malheureusement, quand il s’affaissait, la tunique en faisait autant. Elle lui allait bien, ce qui était étrange car, huit semaines plus tôt, elle était un peu trop grande pour lui. Un analyste de la SecImp avait-il calculé son gain de poids ? Fallait-il qu’il s’arrête de grossir ?
Huit semaines seulement ? Il avait l’impression d’être prisonnier ici depuis toujours. D’accord, on le traitait avec gentillesse… comme ces anciens officiers qui, après avoir donné leur parole, étaient autorisés à se promener comme bon leur semblaient dans la forteresse. On ne lui avait pas demandé sa parole. Elle n’avait peut-être aucune valeur ici. Il abandonna son image et se glissa dans la bibliothèque.
La comtesse était assise sur le divan de soie. Pour ne pas la froisser, sa robe longue était soigneusement étalée autour d’elle. C’était une chose beige et vaporeuse au col haut, brodée de motifs argentés et cuivrés qui soulignaient la couleur de sa chevelure relevée en boucles sur l’arrière du crâne. Pas une once de noir ou de gris qui aurait suggéré un deuil quelconque : elle était d’une élégance arrogante. Par cette tenue, elle proclamait : Regardez-nous, nous sommes les Vorkosigan et tout va parfaitement bien. À son entrée, elle se tourna vers Mark. Un bref sourire lui vint spontanément aux lèvres. Malgré lui, il le lui rendit.
— Ça te va bien, remarqua-t-elle.
— À vous aussi, répondit-il et comme cela semblait trop familier, il ajouta : madame.
Elle haussa un sourcil devant cet ajout mais ne fit aucun commentaire. Il gagna une chaise près d’elle mais, trop gêné pour s’asseoir, il préféra s’accouder sur le dossier.
— Alors, à votre avis, comment vont réagir vos amis vors ce soir ?
— Ce qui est sûr, c’est qu’ils vont te dévorer des yeux, soupira-t-elle. Tu peux en être certain.
Elle lui tendit un petit sac marron sur lequel était brodé en fil d’argent le blason des Vorkosigan.
— Quand tu offriras ceci à Gregor tout à l’heure lors de la cérémonie en tant que représentant d’Aral, cela signifiera deux choses : primo, que nous annonçons de façon officielle que nous te reconnaissons comme notre héritier et deuxièmement… que tu acceptes cette charge. C’est la première étape. Il y en aura beaucoup d’autres.
Avec, au bout du chemin, le titre de comte ? Mark grimaça.
— Quels que soient tes sentiments, quelle que soit l’issue finale de cette crise… ne leur laisse pas voir tes doutes, conseilla la comtesse. C’est tout dans la tête, ce système vor. La conviction est contagieuse. Le doute aussi.
— Pour vous, le système vor est une illusion ?
— C’est ce que je pensais autrefois. À présent, je dirais plutôt qu’il s’agit d’une création qui, comme toute chose vivante, doit être en permanence recréée.
Le système barrayaran peut être tout à la fois maladroit, beau, corrompu, stupide, honorable, frustrant, débile ou hallucinant. La plupart du temps, il permet en gros que le gouvernement soit assuré. C’est à cela, en somme, que sert un système.
— Mais… l’approuvez-vous ? demanda-t-il, perplexe.
— Je ne suis pas certaine que mon approbation ait une importance quelconque. L’Impérium est comme une immense symphonie décousue, composée par un comité. Et qui dure depuis trois cents ans. Elle est jouée par une bande de volontaires amateurs. Elle possède une énorme inertie et reste fondamentalement fragile. Elle ne change ni ne peut être changée. Elle peut vous écraser comme un éléphant aveugle.
— Voilà qui est réconfortant.
Elle sourit.
— Ce soir, tu ne vas pas complètement plonger dans l’inconnu. Ivan et ta tante Alys seront présents ainsi que les jeunes ladies et lord Vortala. Et des tas d’autres que tu as déjà rencontrés au cours de ces dernières semaines.
Au prix d’abominables dîners privés. Depuis près de deux mois, il y avait eu un défilé constant de visiteurs à la résidence : on venait le voir. Et la comtesse avait méthodiquement continué à recevoir malgré le malaise du comte une semaine plus tôt. En prévision de cette soirée.
— Ils vont sûrement essayer de te soutirer des renseignements sur l’état d’Aral, ajouta-t-elle.
— Que dois-je leur dire ?
— Il est toujours plus facile de se souvenir de la vérité. Aral est à l’hôpital attendant qu’un cœur ait poussé et soit prêt à être transplanté. C’est un patient exécrable. Son chirurgien le menace soit de l’attacher au lit, soit de démissionner s’il ne se tient pas mieux. Inutile de donner les détails médicaux.
Détails qui auraient révélé à quel point le Premier ministre était en mauvais état. Bien.
–… Et si on m’interroge à propos de Miles ?
— Tôt ou tard (elle reprit son souffle), si la SecImp ne retrouve pas son corps, il faudra faire une déclaration de décès officielle. Tant qu’Aral vit, je préférerais que ça se fasse le plus tard possible. Seules quelques personnes au sommet de la hiérarchie de l’empire, Gregor et quelques membres du gouvernement, savent que Miles est bien plus qu’un officier de rang subalterne dans la SecImp. Il est parfaitement exact qu’il est absent pour raison professionnelle. La plupart de ceux qui t’interrogeront seront persuadés que la SecImp n’a pas jugé bon de te révéler le lieu de sa mission.
— Une fois, Galen a dit… commença Mark avant de s’arrêter.
La comtesse le dévisagea.
— Tu penses beaucoup à Galen ?
— Ça m’arrive, admit-il. Il m’a aussi entraîné pour ce qui va se passer ce soir. Nous avons répété toutes les grandes cérémonies : il fallait bien que je sache comment m’y comporter. L’Anniversaire de l’empereur, la Fête de l’été, celle de l’hiver… toutes. Je ne peux pas aller là-bas ce soir sans penser à lui et à quel point il haïssait Barrayar.
— Il avait ses raisons.
— Il disait que… l’amiral Vorkosigan était un meurtrier.
La comtesse soupira.
— Et ?
— L’était-il ?
— Tu as eu l’occasion de le rencontrer, de l’observer. Qu’en penses-tu ?
— Milady… Je suis un meurtrier. Et je ne sais que penser de moi.
Elle plissa les yeux.
— Voilà qui est exact et lucide. Bon. Sa carrière militaire a été longue, complexe et sanglante. Mais tout cela est du domaine public. J’imagine, cependant, que le point essentiel pour Galen était le Massacre du Solstice au cours duquel sa sœur Rebecca a trouvé la mort.
Muet, Mark hocha la tête.
— C’est l’officier de la propagande de Barrayar qui a ordonné cette atrocité et non Aral. Aral l’a exécuté de ses propres mains quand il a appris ça. Sans, malheureusement, prendre le temps de le faire passer en cour martiale. Pour répondre à ta question : oui, il est un meurtrier. Mais pas dans le sens où Galen l’entendait.
— Galen disait qu’il l’a tué pour éliminer un témoin gênant. L’officier de la propagande aurait obéi à un ordre verbal.
— Dans ce cas, comment Galen en aurait-il eu connaissance ? C’est sa parole contre celle d’Aral. Je crois Aral.
— Galen disait qu’il l’a torturé.
— Non, répliqua sèchement la comtesse. Ça, c’est Ges Vorrutyer et le prince Serg. Ces gens-là ont été éliminés, conclut-elle avec une satisfaction visible.
— Il disait que c’était un fou.
— Nul, sur Barrayar, selon des critères betans, n’est sain d’esprit. (Elle lui lança un regard amusé.) Pas même toi ou moi.
Moi, certainement pas. Il reprit très vite son souffle.
— Un sodomite.
Elle pencha la tête.
— Cela a-t-il une importance pour toi ?
— Cela a joué un rôle… essentiel dans mon conditionnement.
— Je sais.
— Vous savez ? Bon sang…
Etait-il donc fait de verre pour ces gens ? Une sorte de spécimen conçu pour leur amusement ? Sauf que la comtesse ne semblait nullement amusée.
— Un rapport de la SecImp, évidemment, ajouta-t-il, amer.
— Ils ont passé un des sbires de Galen au thiopenta. Un homme nommé Lars, si cela te rappelle quelque chose.
— Oui, ça me rappelle quelque chose.
Il serra les dents. Ils ne lui accordaient pas la moindre chance de garder une once de dignité.
— Si on oublie Galen, les penchants privés d’Aral ont-ils vraiment une importance pour toi ?
— Je ne sais pas. La vérité a de l’importance.
— Exact. Bien, la vérité… D’après moi, il est bisexuel mais, inconsciemment, plus attiré par les hommes que par les femmes. Ou pour être plus précis : par les soldats. Pas les hommes en général. C’est ce que je crois. Je suis, selon les critères barrayarans, un… vrai garçon manqué. Ce qui a fait de moi la solution idéale à son dilemme. La première fois qu’il m’a vue, j’étais en uniforme au beau milieu d’un combat assez vilain. Il a cru que c’était le coup de foudre. Je n’ai jamais pris la peine de lui expliquer qu’il s’agissait simplement de l’explosion brutale de son refoulement.
Ses lèvres s’étirèrent.
— Pourquoi pas ? Votre refoulement n’a pas explosé lui aussi ?
— Non. Il m’a fallu, oh, quatre ou cinq jours de plus, pour exploser à mon tour. Enfin, trois au moins. (Ses yeux brillaient : le souvenir devait être excitant.) Si seulement tu avais pu le voir à quarante ans. Au sommet de sa forme.
Dans cette même bibliothèque, la comtesse avait verbalement disséqué Mark. Il y avait quelque chose de bizarrement consolant dans le fait que son scalpel ne lui était pas uniquement destiné. Ce n’est pas que moi. Elle fait ça avec tout le monde. Argh.
— Vous êtes très… précise, madame. Que pensait Miles de tout ceci ?
Elle devint pensive.
— Il ne m’a jamais rien demandé. Il est possible qu’il ait eu un écho de cette période malheureuse de la jeunesse d’Aral à travers les médisances des ennemis politiques de son père. Et qu’il ait décidé de ne pas en tenir compte. De ne pas prêter l’oreille à des ragots.
— Pourquoi me le dire à moi ?
— Tu as demandé. Tu es adulte. Et… tu as peut-être plus que lui besoin de savoir. À cause de Galen. Si, un jour, Aral et toi entretenez des rapports plus normaux… il serait bon que ta vision de lui ne soit ni exagérément exaltée ni exagérément dégradée. Aral est un grand homme. C’est moi, une Betane, qui le dit. Mais je ne confonds pas la grandeur avec la perfection. La grandeur, c’est ce qu’on peut atteindre de plus… grand. (Elle lui adressa un sourire taquin.) Ça te laisse de l’espoir, non ?
— Hon… Ça ne me laisse pas le choix, plutôt. Seriez-vous en train de me dire que, malgré toutes mes tares, vous espérez encore que je fasse des merveilles ?
Ahurissant. Et effrayant.
Elle réfléchit.
— Oui, dit-elle enfin sereinement. En fait, puisque personne n’est parfait, il s’ensuit que toutes les grandes œuvres sont nées de l’imperfection. Ce qui ne les a pas empêchées d’être accomplies.
Miles n’était pas cinglé uniquement à cause de son père, décida Mark.
— Je ne vous ai jamais entendue vous analyser vous-même, madame, fit-il, amer.
Oui, qui arrosait l’arroseur ?
— Moi ? (Un sourire torve.) Je suis une folle, mon garçon.
Ce n’était pas une réponse. Ou alors en était-ce une ?
— Une folle d’amour ? fit-il d’un ton léger dans l’espoir de chasser la gêne soudaine que sa question avait suscitée.
— Entre autres.
Elle avait les yeux glacés.
Un crépuscule humide et brumeux tombait sur la ville tandis que la comtesse et Mark roulaient vers la résidence impériale. Pym, en grande tenue, conduisait la voiture. Une autre demi-douzaine de membres de la garde personnelle du comte les suivait dans un autre véhicule : ils étaient là plus pour le décorum que pour assurer une réelle protection. Mark les avait vaguement observés. Ils semblaient ravis de se rendre à cette soirée. Il en avait fait le commentaire à la comtesse qui avait remarqué :
— Oui, pour eux c’est presque une soirée de permission. La SecImp va quadriller la résidence en long, en large et en hauteur. Lors de ces événements, il y a tout un monde parallèle de serviteurs et de subordonnés… Il n’est pas rare qu’un aide de camp habile attire l’œil d’une jeune pousse vor et l’épouse, si son passé militaire l’en rend digne. C’est un moyen comme un autre de s’élever socialement.
Le palais impérial était bâti selon les mêmes canons architecturaux que la résidence Vorkosigan. Il était juste un peu plus grand. À peu près huit fois, se dit Mark. La brume poisseuse les fit gagner l’entrée brillamment illuminée sans perdre une seconde. Il se retrouva noué au bras de la comtesse, ce qui le rassura et l’alarma en même temps. Etait-il son cavalier ou un appendice ? Ravalant un flot de bile, il se redressa de toute – toute ! – sa hauteur.
La première personne qu’ils rencontrèrent dans le vestibule fut, à sa grande surprise, Simon Illyan. Pour l’occasion, le chef de la sécurité portait l’uniforme d’apparat rouge et bleu qui n’avait rien de discret. Mais dans cette foule d’hommes presque tous en rouge et bleu, il pouvait espérer passer inaperçu. Sauf, qu’en lieu et place des épées de duel qu’un Vor se devait de porter en telle occasion, il avait un véritable arsenal à la hanche : un brise-nerfs et un arc à plasma. Une oreillette démesurée brillait sur le côté droit de son visage.
— Milady.
D’un petit hochement de tête, il les entraîna à l’écart.
— Comment allait-il cet après-midi ? chuchota-t-il.
Inutile de préciser de qui il s’agissait. La comtesse lança un regard circulaire pour s’assurer qu’aucune oreille indiscrète ne traînait.
— Pas bien, Simon. Il est pâle, couvert d’œdèmes et son regard devient de plus en plus vague, ce que je trouve plus effrayant que tout le reste. Le chirurgien veut lui éviter la fatigue de lui installer une prothèse mécanique en attendant que le cœur organique ait atteint la bonne taille. Mais ils ne pourront peut-être pas attendre. Il risque de passer en chirurgie à tout instant.
— Devrais-je le voir ou pas, selon vous ?
— Non. À la seconde où vous passerez cette porte, il voudra travailler. Il en est incapable et il s’en rendra compte. Ce qui sera pour lui mille fois plus éprouvant que d’avoir essayé. (Un silence.) À moins que vous ne passiez en coup de vent pour, disons, lui annoncer une bonne nouvelle ?
Illyan secoua la tête.
— Désolé.
Comme la comtesse ne reprenait pas immédiatement la parole, Mark osa intervenir.
— Je vous croyais sur Komarr, monsieur.
— Je devais revenir pour ça. La soirée d’anniversaire de l’empereur est mon cauchemar de l’année. Une seule bombe pourrait faire disparaître pratiquement tout le gouvernement. Comme vous le savez déjà. J’étais en route quand j’ai appris la… maladie d’Aral. Si ça avait pu faire avancer mon croiseur plus vite, je serais sorti le pousser.
— Alors… que se passe-t-il sur Komarr ? Qui coordonne les recherches ?
— Quelqu’un en qui j’ai toute confiance. Maintenant qu’il semble que nous ne devions trouver qu’un corps…
Illyan jeta un regard à la comtesse et s’interrompit. Elle était grise.
Pour eux, ce n’est plus une priorité. Mark avait soudain du mal à respirer.
— Combien d’agents avez-vous actuellement dans l’Ensemble de Jackson ?
— Autant qu’il m’est possible d’en laisser. Cette nouvelle crise (un geste de la main d’Illyan pour désigner l’absence forcée du comte Vorkosigan) nous soumet à rude épreuve. Avez-vous seulement idée de l’excitation malsaine que l’état du Premier ministre ne provoque rien que chez les Cetagandans, par exemple ?
— Combien ?
Sa voix était trop brutale et trop forte mais, au moins, la comtesse ne lui fit aucun reproche. Elle observait la scène avec un intérêt froid.
— Lord Mark, vous n’êtes pas encore en position de demander ou d’exiger un rapport sur les dispositions les plus confidentielles de la SecImp !
Pas encore ? Jamais, oui.
— Je demande seulement, monsieur. Mais vous ne pouvez prétendre que cette opération ne me concerne pas.
Illyan lui accorda un bref hochement de tête ambigu. Il toucha son oreillette, parut pensif un instant et se tourna vers la comtesse.
— Si vous voulez bien m’excuser, milady.
— Amusez-vous bien.
— Vous aussi.
Sa grimace était aussi ironique que la moue de la comtesse.
Mark se retrouva, au bras de sa cavalière, au sommet d’un vaste escalier qui donnait dans une longue salle de réception garnie d’un côté d’immenses miroirs et de l’autre de fenêtres tout aussi immenses. Un majordome annonça leurs noms et titres d’une voix amplifiée.
La première impression de Mark fut celle d’une nuée de taches sans visage, colorées et menaçantes, comme un jardin de fleurs carnivores. Un arc-en-ciel d’uniformes vors, où dominaient le rouge et le bleu des tenues d’apparat, faisait pâlir les robes splendides des dames. Les gens étaient agglutinés en petits groupes changeants, bavardant à qui mieux mieux. Certains avaient pris place sur des chaises alignées le long des murs, entourés par leur propre petite cour. Des serviteurs se promenaient parmi eux, offrant boissons et victuailles sur des plateaux. Etranges serviteurs. Tous ces jeunes hommes au physique impressionnant arborant la livrée de la résidence impériale appartenaient certainement à la SecImp. Les hommes plus âgés au visage fermé qui portaient l’uniforme des Vorbarra et gardaient chaque sortie étaient les hommes d’armes personnels de l’empereur.
Paranoïaque, Mark eut l’impression que tous les visages se tournaient vers eux et qu’une vague de silence parcourait la foule à leur entrée. En réalité, seuls quelques regards se posèrent sur eux et quelques conversations cessèrent autour d’eux. Ivan Vorpratil et sa mère, lady Alys, se trouvaient là. Celle-ci adressa immédiatement un signe à la comtesse et les rejoignit.
— Cordélia, ma chérie. (Un sourire contrit.) Tu dois me mettre à la page. On n’arrête pas de me poser des questions.
— Oui… je sais ce que c’est, soupira la comtesse.
Lady Vorpratil hocha la tête en grimaçant. Elle se tourna vers Ivan qui mettait un point d’honneur à reprendre sa conversation interrompue par l’arrivée des Vorkosigan.
— Sois gentil avec la fille des Vorsoisson, si l’occasion se présente. C’est la plus jeune sœur de Violetta, tu auras peut-être plus de succès avec elle. Et Cassia Vorgorov est ici. C’est son premier bal de l’empereur. Et tu pourrais au moins consacrer une danse à Irène Vortashpula, plus tard. J’ai promis à sa mère. Vraiment, Ivan, il y a tellement de jeunes filles convenables ici ce soir. Si seulement, tu voulais bien consentir à faire un petit effort…
Bras noués, les deux femmes s’éloignèrent. Un petit signe très ferme de la comtesse Vorkosigan à l’adresse d’Ivan lui signifia qu’il était à nouveau responsable de la garde de Mark. Se souvenant de ce qui s’était passé la fois précédente, celui-ci aurait préféré bénéficier de la formidable protection de la comtesse, particulièrement pour cette soirée mondaine.
— Qu’est-ce que ça voulait dire ? demanda Mark à Ivan.
Un serviteur passa avec un plateau de boissons. Imitant son cousin, Mark s’empara d’un verre. Le contenu se révéla être un vin blanc sec parfumé au citron. C’était assez plaisant.
— La foire aux bestiaux, grommela Ivan. Elle a lieu deux fois par an. C’est aujourd’hui et à la Fête de l’hiver qu’on fait défiler les héritières des grandes maisons vors. On les livre à l’inspection.
Un aspect de cette soirée que Galen n’avait jamais mentionné. Mark avala une bonne gorgée de sa boisson. Il commençait à maudire Galen non pour ce qu’il l’avait forcé à apprendre mais pour tout ce qu’il avait oublié.
— Il n’y a aucune chance pour que je fasse partie des… inspecteurs, hein ?
— À voir les crapauds que certaines de ces filles embrassent, pourquoi pas ? fit Ivan en haussant les épaules.
Merci, Ivan. À côté de ce grand jeune homme en uniforme étincelant, il devait effectivement avoir l’air d’un petit crapaud marron. En tout cas, s’il n’en avait pas l’air, il en avait l’impression.
— Je ne suis pas dans la course, affirma-t-il.
— À ta place, je ne parierais pas. Il n’y a que soixante fils héritiers mais beaucoup plus de filles à placer. Des centaines… Dès qu’on saura ce qui est arrivé à ce pauvre Miles, tout est possible.
— Vous voulez dire… que je n’aurai pas à courir après les femmes ? Que je n’aurai qu’à rester là et qu’elles viendront à moi ?
Plus précisément : à son nom, à sa position et à son argent. Cette idée s’accompagnait d’une joie triste. Mieux valait être aimé pour son rang que ne pas être aimé du tout. Ceux qui prétendaient le contraire étaient des crétins fiers qui ne crevaient pas, comme lui, du fait que jamais une femme ne les touchait.
— En tout cas, ça marchait pour Miles, fit Ivan avec un inexplicable ennui dans la voix. Je n’ai jamais réussi à le convaincre d’en profiter. Bien sûr, il ne supportait pas d’être rejeté. Il fallait qu’il essaie encore et encore. Résultat, il se faisait esquinter un peu plus chaque fois et il s’enfermait dans sa coquille pendant des jours. Les aventures, ce n’était pas son truc. Il avait tendance à se braquer sur une seule femme. D’abord Elena et puis après elle, Quinn. Cela dit je comprends très bien pourquoi il s’est fixé sur Quinn.
Ivan avala d’un trait le reste de son verre et l’échangea contre un plein sur un plateau qui passait.
Miles, se souvint Mark, possédait une autre personnalité. Il était probable que son cousin ne savait pas grand-chose des penchants sexuels de l’amiral Naismith.
— Oh-oh, remarqua Ivan en jetant un regard pardessus le rebord de son verre, voilà une des élues de ma chère mère. Elle vient droit sur nous.
— Je ne comprends pas, fit Mark, perdu, vous cherchez une femme, oui ou non ?
— Ça ne sert à rien d’en chercher une ici. Ici, c’est on regarde mais on ne touche pas. Aucune chance.
Par chance, il était clair qu’Ivan entendait sexe. Comme beaucoup de cultures arriérées qui dépendaient toujours de la reproduction biologique au lieu de la technologie du réplicateur utérin, les Barrayarans séparaient le sexe en deux catégories : la licite, dont le but était de produire une progéniture et, par conséquent, l’illicite qui englobait toutes les autres formes de rapports sexuels. Mark en éprouva un réel soulagement. Cette soirée était-elle une zone protégée ? Le sexe y était-il prohibé ? Pas de tension, pas de terreur ?
La jeune femme repérée par Ivan les rejoignait. Elle portait une longue robe d’un vert pastel. Ses cheveux sombres étaient emberlificotés sur sa tête en nattes et boucles savantes parsemées de vraies fleurs.
— Que lui reprochez-vous, à celle-là ? chuchota Mark.
— Tu plaisantes ? murmura Ivan en réponse. Cassia Vorgorov ? Une crevette avec une tête de jument, plus plate qu’un mur… (Il s’interrompit quand elle fut à portée de voix et s’inclina poliment) Salut, Cass.
Il était presque parvenu à chasser tout ennui de sa voix.
— Bonsoir, lord Ivan, fit-elle, essoufflée.
Des étoiles dans les yeux, elle lui souriait de toutes ses dents. Effectivement, son visage était un peu long et sa silhouette mince mais Mark trouva Ivan bien difficile. Elle avait une peau douce et de jolis yeux. D’accord, toutes les femmes ici présentes avaient de jolis yeux : c’était le maquillage. Sans parler des parfums et du reste. Elle n’avait guère plus de dix-huit ans. Son sourire timide lui donnait envie de pleurer : pourquoi l’adressait-elle si exclusivement et si inutilement à Ivan ? Personne ne m’a jamais regardé comme ça. Ivan, tu es un sale ingrat !
— Vous attendez le bal ? demanda-t-elle à Ivan avec un espoir transparent.
Ivan haussa les épaules.
— Pas particulièrement. Tous les ans, c’est pareil.
Elle se fana sur place. C’était sûrement sa première soirée ici, se dit Mark avec des envies de meurtre à l’égard d’Ivan. Il s’éclaircit la gorge. Le regard de son cousin tomba sur lui et s’éclaira sous le coup d’une inspiration.
— Cassie, ronronna-t-il, tu n’as pas encore rencontré mon nouveau cousin, lord Mark Vorkosigan ?
Elle parut le remarquer pour la première fois. Mark lui adressa un sourire hésitant. Elle le considéra d’un air dubitatif.
— Non… On disait… j’imagine qu’il n’est pas vraiment comme Miles, n’est-ce pas ?
— Non, dit Mark. Je ne suis pas Miles. Comment allez-vous, lady Cassia ?
Retrouvant un peu tard ses bonnes manières, elle répondit :
— Comment allez-vous, heu… lord Mark ?
Un tic nerveux fit trembler les fleurs dans sa chevelure.
— Pourquoi ne feriez-vous pas mieux connaissance, tous les deux ? Si vous voulez bien m’excuser, je dois voir quelqu’un…
Ivan fit un signe à un camarade en uniforme à bonne distance de là et s’esquiva avec la promptitude d’un serpent.
— Vous attendez le bal, n’est-ce pas ? essaya Mark.
Il s’était tellement concentré sur le cérémonial de la taxation, du serment d’allégeance et du dîner, sans parler des trois cents noms tous commençant par « Vor » du Bottin mondain qu’il avait dû apprendre par cœur, qu’il n’avait guère songé au bal.
— Euh… un peu.
Ses yeux abandonnèrent à regret la silhouette d’Ivan qui se fondait avec succès dans la foule pour effleurer Mark et se détourner précipitamment.
Vous venez ici souvent ? Il s’arrêta juste à temps. Que dire ? Vous aimez Barrayar ? Non, pas ça. Joli brouillard que nous avons là dehors. Allez, petite, aides-moi un peu ! Dis quelque chose, n’importe quoi !
— Vous êtes vraiment un clone ?
N’importe quoi mais pas ça.
— Oui.
— Oh… eh bien…
À nouveau, le silence.
— Beaucoup de gens le sont, observa-t-il.
— Pas ici.
— Exact.
— Oh… ah ! (Le soulagement fit fondre ses traits.) Excusez-moi, lord Mark, je vois ma mère qui m’appelle…
Elle lui sacrifia un sourire crispé et se précipita pour rejoindre une douairière vor à l’autre bout de la salle. La femme leur tournait le dos et ne les voyait pas.
Mark soupira. Voilà une belle théorie qui s’écroulait : le rang ne lui conférait aucun sex-appeal. Lady Cassia n’avait aucune envie d’embrasser un crapaud. Si j’étais Ivan, je marcherais sur les mains pour une fille qui me regarde comme ça.
— Tu as l’air pensif, observa la comtesse Vorkosigan.
Il tressaillit.
— Ah, re-bonsoir… Oui. Ivan vient juste de me présenter à cette fille. Pour s’en débarrasser, j’en ai bien peur.
— Oui, je vous observais par-dessus l’épaule d’Alys. Je faisais de mon mieux pour qu’elle vous tourne le dos. Par charité.
— Je… ne comprends pas Ivan. Cette fille me semblait vraiment gentille.
La comtesse Vorkosigan sourit.
— Elles sont toutes gentilles. Le problème n’est pas là.
— Où est-il, alors ?
— Tu ne vois pas ? Il est vrai que tu n’as pas trop l’habitude de ce genre de choses. Alys Vorpratil est une mère sincèrement aimante mais elle ne résiste pas à la tentation d’influencer l’avenir d’Ivan. Et lui est trop bon fils ou trop paresseux pour lui résister ouvertement. Alors, il fait tout ce qu’elle lui demande, sauf la seule chose qu’elle désire par-dessus tout. C’est-à-dire se marier et lui donner des petits-enfants. Personnellement, je pense qu’il fait un mauvais calcul. S’il tient à ne plus l’avoir continuellement sur le dos, des petits-enfants seraient la meilleure diversion possible pour cette pauvre Alys. En attendant, elle est au bord de la crise de larmes à chaque fois qu’il fait une touche.
— Oui, c’est ce que j’ai cru voir, s’autorisa Mark.
— Il mériterait quelques bonnes claques pour ce petit jeu mais je ne suis même pas certaine qu’il en soit conscient. D’ailleurs, c’est aux trois quarts la faute d’Alys.
Mark nota que lady Vorpratil rejoignait son fils. Pour évaluer ses progrès dans cette soirée, sans aucun doute.
— Vous semblez vous-même capable de maintenir une certaine distance, de ne pas vous montrer trop maternelle ou trop possessive, observa-t-il distraitement.
— J’ai… peut-être tort, murmura-t-elle.
Il leva les yeux et se pétrifia intérieurement devant l’expression d’agonie qu’il lut dans son regard. Boucle-la, merde. Mais elle retrouva son habituelle maîtrise de soi avec une telle rapidité qu’il n’osa même pas s’excuser.
— Je ne suis pas toujours aussi distante, fit-elle d’un ton léger en s’attachant à son bras. Viens, laisse-moi te montrer comment on se perpétue, ici, sur Barrayar.
Elle l’entraîna à travers la longue salle.
— Comme tu viens de t’en apercevoir, commença-t-elle gaiement, cette soirée répond à deux besoins. Les besoins politiques des hommes – la célébration annuelle de la caste vor – et les besoins génétiques des femmes. Les hommes s’imaginent être ceux qui comptent vraiment mais c’est une illusion qui ne sert qu’à préserver leur ego. Tout le système vor est fondé sur le jeu des femmes. Les vieillards des conseils gouvernementaux passent leur vie à se disputer pour ou contre tel ou tel projet de recherche militaire sur telle ou telle planète. Pendant ce temps-là, le duplicateur utérin se fraie un chemin ici, trompant leur vigilance. Ils ne se rendent même pas compte que le vrai débat qui va fondamentalement changer le futur de Barrayar se déroule actuellement entre leurs femmes et leurs filles. L’utiliser ou pas ? Il est en tout cas trop tard pour le laisser dehors. Il est déjà dans la place. Les classes moyennes se jettent dessus. Chaque mère qui aime sa fille la presse de s’en servir pour lui éviter les dangers de la grossesse. Elles ne se battent pas contre les vieillards qui ne se rendent compte de rien mais contre certaines de leurs consœurs qui proclament : « Nous avons souffert, donc vous aussi ! » Regarde autour de toi ce soir, Mark. Tu es témoin de ce qui restera comme la dernière génération d’hommes et de femmes de Barrayar à avoir dansé cette danse. Le système vor est en train de changer d’une façon radicale et ils ne s’en rendent pas compte. Dans une demi-génération, ils se demanderont encore ce qui s’est passé.
Mark aurait juré que sa voix calme de maîtresse d’école dissimulait une satisfaction sauvagement vengeresse. Mais son expression restait parfaitement détachée, comme toujours.
Un jeune homme en uniforme de capitaine les rejoignit et les salua tous les deux.
— Le chef du protocole requiert votre présence, milord, murmura-t-il. Par ici, s’il vous plaît.
C’était respectueusement formulé mais il semblait inconcevable de ne pas obéir. Ils le suivirent hors de l’immense salle de réception pour emprunter un escalier de marbre blanc. Un couloir les mena jusqu’à une antichambre où étaient rassemblés une demi-douzaine de comtes ou leurs représentants officiels. Sous une arche dans la pièce principale, Gregor était encerclé par une petite constellation d’hommes pour la plupart en rouge et bleu et trois qui portaient la robe sombre de ministre.
L’empereur était assis sur un simple tabouret.
— Il n’a même pas un trône ou quelque chose dans ce genre ? chuchota Mark à la comtesse.
— C’est un symbole, fît-elle à son tour à voix basse. Et comme la plupart des symboles, c’est un héritage. Il s’agit du tabouret standard d’officier de campagne.
— Ah…
Puis il dut se séparer d’elle tandis que le chef du protocole le guidait vers sa place dans la file. La place des Vorkosigan. Nous y voilà. Il connut un instant de terreur panique en croyant avoir perdu le sac d’or quelque part mais celui-ci était toujours attaché à sa ceinture. Les doigts glissant de sueur, il dénoua la cordelette. Ce n’est rien qu’une cérémonie idiote. Pourquoi suis-je aussi nerveux ?
Se tourner, avancer… il faillit oublier tous ces gestes qu’il avait soigneusement répétés quand une voix anonyme murmura quelque part derrière lui.
— Mon Dieu, les Vorkosigan vont vraiment oser… !
S’arrêter à un pas, saluer, poser le genou gauche en terre… Il tendit le sac de la main droite, la paume correctement ouverte et bafouilla la formule consacrée avec l’impression d’être transformé en passoire, comme si les yeux de ceux qui se trouvaient derrière lui étaient devenus des arcs à plasma. Il osa enfin lever son regard vers l’empereur.
Gregor sourit, prit le sac et prononça à son tour la formule rituelle d’acceptation. Il tendit l’offrande à son ministre des finances à qui il fit signe de s’éloigner.
— Vous voilà donc, après tout… lord Vorkosigan, murmura Gregor.
— Juste lord Mark, pria vivement Mark. Je ne suis pas lord Vorkosigan tant que Miles est… n’est pas… (les mots déchirants de la comtesse lui revinrent en mémoire) mort et pourri. Cette cérémonie ne signifie rien. Le comte et la comtesse désiraient que j’y prenne part. Le moment ne me semblait pas opportun pour les irriter.
Gregor sourit tristement.
— Exact. Et je vous en remercie. Comment vous sentez-vous ?
Gregor était la première personne qui s’inquiétait de lui et non du comte. Mark cligna des paupières. À la vérité, si l’envie lui en prenait, l’empereur pouvait lire les bulletins de santé de son Premier ministre toutes les heures.
— Je crois que ça va, fit-il en haussant les épaules. Si je compare aux autres.
— Hum, fit Gregor, vous n’avez pas encore utilisé cette carte de com. (Devant le regard abasourdi de Mark, il ajouta avec douceur :) Je ne vous l’ai pas donnée pour en faire un souvenir.
— Je… je ne vous ai fait aucune faveur qui me permette d’abuser de votre bonté, sire.
— Votre famille dispose d’un crédit quasi illimité auprès de l’empire. Vous pouvez en user.
— Je n’ai rien demandé.
— Je sais. Voilà qui est honorable mais stupide. Vous pouvez encore trouver votre vraie place ici.
— Je ne veux aucune faveur.
— Souvent, une nouvelle entreprise démarre avec un capital emprunté. On rembourse, plus tard, avec intérêt.
— J’ai déjà essayé ça une fois, fit Mark, amer. J’ai emprunté les Mercenaires Dendariis et j’ai conduit tout le monde à la faillite.
Le sourire de Gregor vacilla. Il jeta un regard derrière Mark, à la file de courtisans qui enflait.
— Hum… nous en reparlerons. J’espère que vous apprécierez votre dîner.
Son salut se fit impérial : l’entrevue était terminée.
Les genoux de Mark craquèrent. Il salua convenablement et se retira. La comtesse l’attendait.