27

Rowan s’était à nouveau cachée sous l’oreiller. Il continuait à faire les cent pas. Et à parler. Il était incapable de s’arrêter. Depuis l’instant où sa mémoire lui était tombée dessus, il avait élaboré une multitude de plans d’évasion qui, tous, comportaient au moins un point faible sinon fatal. Dans l’impossibilité de les appliquer, il les avait tous réexaminés, réétudiés, à voix haute. Encore et encore. Rowan avait depuis longtemps cessé de les critiquer… En fait, elle avait tout bonnement cessé de lui parler. Elle avait abandonné l’idée de le cajoler, de l’apaiser et restait le plus souvent le plus loin possible de lui ou bien se cachait pendant des heures dans la salle de bains. Il ne pouvait l’en blâmer. Il était au bord de la frénésie.

Leur confinement mettait à rude épreuve l’affection qu’elle avait pour lui. Et, il l’admettait, il n’avait pas été capable de lui dissimuler la vague hésitation qu’il ressentait désormais à son contact. Il ne la touchait plus avec autant de chaleur, il résistait davantage à son autorité médicale. Il l’aimait et l’admirait, c’était indubitable, et il aurait été ravi qu’elle prenne la tête de n’importe quel service médical qu’il possédait. Sous son commandement. Mais le remords et leur intimité forcée le gênaient. Il avait d’autres passions pour le moment. Des passions qui le consumaient.

Le dîner n’allait plus tarder. À raison de trois repas par long jour jacksonien, cela devait faire quatre jours qu’ils étaient ici. Le baron ne les avait plus convoqués. Quels étaient les projets de Vasa Luigi ? L’avait-il déjà vendu ? Et si la prochaine personne à passer la porte était son acheteur ? Et si on ne l’avait pas acheté ? Et si on l’abandonnait ici à jamais ?

Les repas étaient en général apportés par un serviteur sous la surveillance de deux gardes armés. En prenant soin de ne pas révéler son identité, il avait tout tenté pour les suborner. Pour toute réponse, il avait obtenu des sourires. Il ne se faisait guère d’illusions sur ses capacités à affronter un neutralisateur mais il était décidé à essayer la prochaine fois. L’intelligence ne lui ayant servi à rien, il était prêt à commettre une idiotie. Parfois, l’effet de surprise avait du bon…

La serrure cliqueta. Il fit volte-face, prêt à plonger.

— Rowan, debout ! souffla-t-il. Je vais tenter le coup.

— Oh non… gémit-elle, émergeant de son oreiller.

Abattue, sans la moindre confiance, elle se leva et le rejoignit.

— Ça fait mal, un neutralisateur, tu sais. Et après, tu vas vomir. Tu auras probablement des convulsions.

— Oui. Je sais.

— Au moins, ça t’obligera à te taire un moment, marmonna-t-elle.

Il était déjà sur la pointe des pieds. Il retomba sur les talons en voyant qui venait les voir. Oh, bon sang, qu’est-ce que c’est que ça ? Un nouveau joueur venait d’entrer dans la partie. Son esprit se mit à fonctionner furieusement. Rowan, qui l’observait dans l’attente de sa tentative annoncée, tourna les yeux et sursauta.

C’était la fille-clone, Lilly – Lilly junior – dans sa tenue en soie marron et rose de domestique, une longue jupe et une veste pailletée. Le dos bien droit, elle portait leur plateau qu’elle posa sur la table. De façon incompréhensible, le garde hocha la tête vers elle et se retira, fermant la porte derrière lui.

Elle se mit à étaler leur repas, comme une parfaite petite servante. Rowan s’approcha d’elle, les lèvres entrouvertes.

Il vit, instantanément, une douzaine de possibilités. Et aussi que cette occasion ne se représenterait plus. Dans son état, il n’était pas question pour lui de terrasser la fille. Mais Rowan avait bien parlé d’un sédatif, non ? Pourrait-elle le lui administrer ? Rowan n’était pas du genre à saisir des insinuations et suivre des ordres cryptés. Elle voudrait des explications. Elle voudrait discuter. Mais il devait essayer.

— C’est incroyable ce que vous vous ressemblez, toutes les deux, fit-il, gai comme un pinson, en lançant un regard appuyé à Rowan.

Celle-ci le contempla avec autant de stupéfaction que d’exaspération. Mais elle eut la présence d’esprit de sourire quand la jeune fille se tourna vers eux.

— Que nous vaut l’honneur, reprit-il, d’une servante de si haut rang, madame ?

Lilly se toucha la poitrine.

Je ne suis pas ma dame, dit-elle d’un ton qui laissait entendre qu’il était un parfait idiot. (Ce qui n’était pas entièrement faux.) Mais vous… fit-elle en fouillant le visage de Rowan, je ne vous comprends pas.

— C’est la baronne qui vous envoie ? s’enquit Miles.

— Non. Mais j’ai dit au garde que votre repas était drogué et que la baronne voulait que je voie quel effet ça vous faisait, fit-elle presque négligemment.

— Et… c’est vrai ? demanda-t-il.

— Non. (Elle rejeta ses longs cheveux en arrière d’un coup de tête et l’oublia pour se concentrer sur Rowan.) Qui êtes-vous ?

— Elle est la sœur de la baronne, fit-il aussitôt. La fille de la mère de votre dame. Saviez-vous qu’on vous a donné le nom de votre… grand-mère ?

–… Grand-mère ?

— Parle-lui du Groupe Durona, Rowan, la pressa-t-il.

— Dès que tu me laisseras placer un mot, fit Rowan, sarcastique.

— Sait-elle ce qu’elle est ? Demande-lui si elle sait ce qu’elle est ? fit-il avant de se fourrer ses doigts dans la bouche.

La fille n’était pas venue pour lui. Elle était venue pour Rowan. Il devait laisser Rowan s’occuper d’elle.

Rowan regarda alternativement la porte fermée puis la fille.

— Bon. Les Durona sont un groupe de trente-six frères et sœurs clones, tous issus de la même souche. Nous vivons sous la protection de la maison Fell. Notre mère – la première Durona – s’appelle Lilly, elle aussi. Elle a été très triste quand Lotus – la baronne – nous a quittés. Lotus était ma… sœur aînée, tu comprends. Ce qui fait que tu dois être ma sœur, toi aussi. Lotus t’a-t-elle expliqué pourquoi elle t’a eue ? Seras-tu sa fille ? Son héritière ?

— Je dois être unie avec ma dame, dit la fille. (Il y avait du défi dans sa voix. Mais sa fascination pour Rowan était évidente.) Je me demandais… si vous étiez là pour prendre ma place.

Jalouse ? Folle.

Rowan était horrifiée.

— Comprends-tu ce que cela signifie ? Ce qu’est une transplantation cervicale avec un clone ? Elle va prendre ton corps, Lilly. Et tu ne seras plus.

— Oui. Je sais. C’est ma destinée.

À nouveau ce mouvement de tête, les cheveux qui volaient. Sa voix était convaincue. Mais ses yeux… y avait-il une minuscule question dans ses yeux ?

— Si ressemblantes, murmura-t-il en réprimant son angoisse.

Il tournait autour d’elles…

— Je parie, reprit-il, que si vous échangiez vos vêtements, personne ne pourrait faire la différence. (Le rapide coup d’œil de Rowan lui dit que, oui, elle avait saisi l’allusion mais qu’il exagérait.) Non… poursuivit-il, pinçant les lèvres, penchant la tête, elle est trop grosse. Tu ne trouves pas qu’elle est trop grosse, Rowan ?

— Je ne suis pas grosse ! s’indigna Lilly junior.

— Tu ne pourras jamais mettre les affaires de Rowan.

— Tu as tort, dit Rowan se laissant enfin entraîner dans son jeu. C’est un idiot. Prouvons-lui, Lilly.

Elle se débarrassa de sa veste, de son chemisier et de son pantalon.

Lentement, dévorée de curiosité, la fille enleva sa veste et sa jupe et enfila les effets de Rowan. Rowan n’avait pas encore touché ceux de Lilly, bien étalés sur le lit.

— Oh, pas mal… pas mal du tout, dit Rowan en montrant la salle de bains. Tu devrais aller te regarder.

— J’avais tort, admit noblement Miles en entraînant la fille vers la salle de bains. (Pas le temps de comploter, de donner des ordres. Il devait compter sur les… initiatives de Rowan.) En fait, les vêtements de Rowan te vont plutôt bien. (Machinalement, il la tutoyait maintenant.) Imagine-toi en docteur Durona. Ils sont tous docteurs, tu sais ? Tu pourrais être docteur, toi aussi…

Du coin de l’œil, il vit Rowan qui dénouait ses cheveux et enfilait la jupe. Il laissa la porte se refermer sur eux et poussa Lilly devant le miroir. Il ouvrit un robinet pour masquer le coup que Rowan frappait à la porte de la chambre… pour qu’elle ne l’entende pas s’ouvrir et se refermer. Il s’imagina Rowan passer devant le garde, tête basse, les cheveux pendant sur le visage.

Lilly contemplait le grand miroir. Elle lui jeta un coup d’œil tandis qu’il levait la main comme pour la présenter à elle-même. Il lui arrivait à peine à l’épaule. S’emparant d’un gobelet, il but un peu d’eau dans l’espoir de se dénouer la gorge. Il allait devoir causer. Combien de temps pourrait-il la garder ici ? Il ne pensait pas être capable de l’assommer d’un coup sur le crâne et il ne savait pas trop quel hypo-spray dans la trousse de Rowan posée sur le comptoir contenait le fameux sédatif.

À sa grande surprise, elle parla la première.

— C’est vous qui êtes venu pour moi, hein ? Pour nous, les clones.

Elle faisait allusion au désastreux raid dendarii contre Bharaputra. Faisait-elle partie des rescapés ? Que fabriquait-elle ici, alors ?

— Euh… Excusez-moi. J’étais mort il n’y a pas si longtemps et mon cerveau ne fonctionne pas très bien. Je fais de la cryoamnésie. C’était peut-être moi ou alors mon clone-jumeau.

— Vous avez des frères et sœurs clones vous aussi ?

— Un seul. Mon… frère.

— Vous étiez vraiment mort ?

Elle semblait avoir un peu de mal à le croire.

Il ouvrit sa chemise et lui montra ses cicatrices.

— Oh, fit-elle, impressionnée. Ça doit être vrai, alors.

— C’est Rowan qui m’a entièrement recousu, refabriqué. Elle est très forte. (Non, ne pas attirer son attention sur Rowan.) Tu pourrais être aussi forte qu’elle. J’en suis certain, si tu essayais. Si on t’éduquait.

— À quoi ça ressemble ? D’être mort ?

Elle était soudain fascinée.

Il haussa les épaules et remit sa chemise.

— À rien. Ennuyeux… à mourir. Le vide. Je ne me souviens de rien. Je ne me souviens pas de l’instant de ma mort…

Sa respiration se bloqua… Le museau de l’arme, la flamme éclatante… sa poitrine qui éclatait, la douleur terrible… Il essaya d’inspirer. Les jambes très faibles tout à coup, il s’adossa au comptoir.

— On est si seul, reprit-il. Tu n’aimerais pas ça, crois-moi. (Il saisit sa main tiède.) Etre vivant, c’est beaucoup mieux. Etre vivant, c’est, c’est…

Il avait besoin de s’appuyer sur quelque chose. Au lieu de cela, il grimpa sur le comptoir, se retrouvant pour la première fois, nez à nez avec elle. Il enfonça doucement ses doigts dans sa chevelure noire, se pencha vers elle et l’embrassa. C’était moins un baiser qu’un frôlement.

— On sait qu’on est vivant quand quelqu’un vous touche.

Elle s’écarta, choquée et intéressée.

— Vous n’embrassez pas comme le baron.

Il eut l’impression que son cerveau avait le hoquet.

— Le baron t’a embrassée ?

— Oui…

Pour avoir un avant-goût du nouveau corps de sa femme ? Quand cette transplantation était-elle prévue ?

— As-tu toujours vécu avec… ta dame ?

— Non. On m’a amenée ici après la destruction de la crèche. Les réparations sont presque terminées. Je vais bientôt rentrer.

— Mais… pas pour très longtemps.

— Non.

Les tentations pour le baron devaient être… intéressantes. Après tout, on allait bientôt lui détruire le cerveau : elle ne serait plus en état de l’accuser. Vasa Luigi pouvait lui faire à peu près n’importe quoi, sauf voler sa virginité. Quelle influence cela avait-il sur son conditionnement mental, sur sa soumission à sa destinée ? Cela en avait une, à l’évidence, sinon elle ne serait pas ici.

Elle jeta un coup d’œil à la porte fermée et fut soudain prise de soupçons. Se libérant de sa saisie, elle se précipita dans la chambre vide.

— Oh non !

— Chut ! Chut !

Il lui courut après, lui prit à nouveau la main et se débrouilla pour grimper sur le lit et la dévisager à nouveau les yeux dans les yeux.

— Ne crie pas ! chuchota-t-il. Si tu sors prévenir les gardes, tu vas être dans de très sales draps mais si tu attends tranquillement qu’elle revienne, personne ne saura jamais rien. (Il n’était pas fier de jouer de son évidente panique mais c’était le seul moyen.) Reste tranquille et personne ne te fera quoi que ce soit.

Par ailleurs, il ignorait parfaitement si Rowan avait l’intention de revenir. Au point où ils en étaient arrivés, elle avait peut-être tout simplement envie de le fuir, lui.

Lilly Junior pouvait facilement le dominer physiquement mais il n’était pas certain qu’elle s’en rendait compte. Une bonne bourrade dans la poitrine l’enverrait au tapis pour le compte. Elle n’avait même pas besoin de frapper très fort.

— Assieds-toi, lui dit-il. Ici, près de moi. N’aie pas peur. En fait, je me demande de quoi tu aurais peur alors que ta destinée ne te fait même pas hausser un sourcil. Tu dois être une fille très courageuse. Une femme. Assieds-toi…

Il l’attira. Avec une énorme incertitude, elle le dévisagea puis considéra la porte. Finalement, elle se laissa faire, temporairement. Ses muscles étaient comme des ressorts tendus, prêts à claquer.

— Parle-moi… parle-moi de toi. Parle-moi de ta vie. Tu es quelqu’un de très intéressant, tu sais ?

— Moi ?

— Je ne me souviens pas beaucoup de ma vie, pour l’instant, c’est pour ça que je te demande ça. C’est effroyable pour moi, de ne pas me souvenir. Ça me tue. Quel est le plus ancien souvenir que tu possèdes ?

— Pourquoi ? Je ne sais pas… l’endroit où j’ai vécu avant d’aller à la crèche. Il y avait une femme qui s’occupait de moi. J’ai… c’est idiot… mais je me rappelle qu’elle avait des fleurs pourpres. Elles étaient aussi grandes que moi et elles poussaient dans un tout petit jardin carré, vraiment tout petit, à peine un mètre de long et elles sentaient comme du raisin.

— Oui ? Parle-moi encore de ces fleurs…

La conversation promettait d’être longue. Que Rowan n’ait pas encore été ramenée était un très bon signe. Qu’elle puisse ne pas revenir le mettait face à un troublant dilemme pour Lilly junior. Et alors ? Que peuvent-ils lui faire ? se moqua sauvagement une voix en lui. La tuer ?

Ils parlèrent de sa vie à la crèche. Elle lui raconta comment elle avait vécu le raid dendarii. Comment elle était parvenue à rejoindre le baron. Futée, très futée, cette gosse. Quel gâchis pour Mark ! Puis son récit s’effilocha. Les pauses se firent de plus en plus longues. Malgré le danger que cela représentait, il était prêt à parler de lui-même pour faire durer le statu quo. Lilly tournait de plus en plus souvent les yeux vers la porte.

— Rowan ne reviendra pas, dit-elle enfin.

— Je ne le pense pas, dit-il avec franchise. Je crois qu’elle s’est enfuie.

— Comment le savez-vous ?

— S’ils l’avaient attrapée, ils seraient venus te chercher. De leur point de vue, Rowan est toujours ici. C’est toi qui as disparu.

— Vous ne pensez pas qu’ils l’ont prise pour moi, hein ? s’exclama-t-elle, alarmée. Qu’ils l’ont unie avec ma dame ?

Il n’aurait su dire si elle avait peur pour Rowan ou bien peur que Rowan ne lui prenne sa place. Quelle abominable paranoïa !

— Non. Si on ne fait pas très attention, vous vous ressemblez beaucoup. Mais, pour une opération pareille, on l’examinera très soigneusement. Elle a plusieurs années de plus que toi. C’est tout à fait impossible.

— Que faut-il que je fasse ?

Elle essaya de se lever. Il la retint.

— Rien, conseilla-t-il. Tout va bien. Dis-leur… dis leur que je t’ai obligée à rester ici.

Elle considéra sa petitesse avec éloquence.

— Comment ?

— Je t’ai trompée, piégée, menacée… psychologiquement, dit-il, sincère. Tu pourras leur dire que c’était entièrement ma faute.

Elle ne parut vraiment pas convaincue.

Quel âge avait-elle ? Il venait de passer deux heures à évoquer sa vie sans en tirer grand-chose. Cette fille était un curieux mélange d’intelligence et de naïveté. La plus grande aventure de son existence avait été son bref kidnapping par les Mercenaires Dendariis.

Rowan. Elle a réussi à s’enfuir. Et alors ? Allait-elle revenir le chercher ? Comment ? Il était sur l’Ensemble de Jackson. Ici, on ne pouvait faire confiance à personne. Les gens n’étaient que de la viande. Comme cette jeune fille, là, devant lui. Il eut soudain la vision cauchemardesque de Lilly junior, le crâne évidé, les yeux morts.

— Je suis désolé, murmura-t-il. Tu es si belle… dedans. Tu mérites de vivre. Pas d’être mangée par cette vieille femme.

— Ma dame est une grande femme, dit-elle, obstinée. Elle mérite encore plus de vivre.

Quelle morale tordue Lotus Durona avait-elle utilisée pour convaincre cette fille de se sacrifier volontairement ? Qui croyait-elle tromper ?

— D’ailleurs, dit Lilly junior, je croyais que cette grosse blonde vous plaisait. Vous vous tortilliez sur place rien qu’en la Voyant.

— Hein ?

— Oh, bien sûr… Ce devait être votre clone.

— Mon frère, corrigea-t-il automatiquement.

Mark, qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

Elle se détendait à nouveau, acceptant plus ou moins son étrange captivité. Et elle commençait à s’ennuyer. Elle l’étudiait, pensive.

— Ça vous plairait de m’embrasser encore une fois ? s’enquit-elle.

C’était sa taille : elle réveillait la bête dans chaque femme. Ne se sentant pas menacées, elles avaient toutes les audaces. Normalement, cela l’aurait ravi mais cette fille l’inquiétait. Elle n’était pas son… égale. Mais il devait gagner du temps, la garder ici aussi longtemps que possible, la divertir aussi longtemps que possible.

— Euh… pourquoi pas…

Après vingt minutes de baisers dans le cou et de douces caresses, elle s’écarta et remarqua :

— Avec le baron, on ne fait pas comme ça.

— Comment fais-tu avec Vasa Luigi ?

Elle lui déboutonna son pantalon pour lui montrer. Au bout de vingt secondes, il s’étrangla :

— Arrête !

— Vous n’aimez pas ? Le baron adore ça.

—… M’étonne pas. (Effroyablement excité, il s’enfuit jusqu’à la chaise près de la table à dîner.) C’est euh… très agréable, Lilly, mais beaucoup trop sérieux pour toi et moi.

— Je ne comprends pas.

— C’est exactement ce que je veux dire. (Malgré son corps d’adulte, elle était une enfant.) Tu ne comprends pas. Quand tu seras plus âgée… tu fixeras tes propres limites. Et ce sera à toi d’inviter les autres à les franchir. Pour l’instant, tu ignores encore où tu finis et où commence le monde. Le désir devrait couler de l’intérieur et non être imposé de l’extérieur.

Par sa simple volonté, il essaya de maîtriser son propre écoulement, y parvenant à moitié. Vasa Luigi, espèce de pourriture.

Elle réfléchissait.

— Je ne serai pas plus âgée.

Les genoux serrés contre la poitrine, il frissonna. L’enfer.

Il se rappela soudain sa rencontre avec le sergent Taura. Comment, dans un moment de désespoir, ils étaient devenus amants. Un parallèle évident existait avec sa situation présente. C’était sans doute la raison pour laquelle son inconscient tentait de lui faire adopter cette solution qui avait été un succès en son temps. Mais Taura était une mutation génétiquement fabriquée au cycle de vie très court. Les médics dendariis lui avaient volé un peu de temps par des ajustements métaboliques. Un peu, pas beaucoup. Chaque jour était un cadeau, chaque année un miracle. Elle vivait au coup par coup et il l’approuvait entièrement. Lilly junior pouvait vivre un siècle si elle n’était pas… cannibalisée. C’était avec la vie qu’il devait la séduire, pas avec le sexe.

Comme l’intégrité, l’amour de la vie n’était pas un sujet qui s’étudiait, c’était une contagion qu’on attrapait. Et, pour cela, il fallait connaître quelqu’un qui l’avait.

— Veux-tu vivre ? lui demanda-t-il.

— Je… ne sais pas.

— Moi, je sais. Je veux vivre. Et, crois-moi, j’ai parfaitement étudié l’alternative.

— Vous êtes… un drôle de petit type moche. Qu’est-ce que la vie peut vous apporter ?

Tout. Et je compte bien lui en soutirer encore plus.

Je veux. Je veux. La richesse, le pouvoir, l’amour.

Des victoires, de splendides et brillantes victoires qui se reflètent glorieusement dans les yeux de mes camarades. Et un jour, une femme, des enfants. Une horde d’enfants, grands et sains, pour faire la nique à tous ceux qui chuchotent mutant ! dans mon dos. Et il me faut mon frère.

Mark. Ouais. Ce petit type triste que le baron Ryoval était, sûrement, en train d’éplucher centimètre par centimètre en ce moment même. À sa place.

Finalement, il persuada Lilly de rester dormir. Après l’avoir bordée dans le lit à la place de Rowan, il s’installa, chevaleresque, sur la chaise. Deux heures plus tard, il souffrait le martyre. Il essaya le sol. C’était froid. Sa poitrine lui faisait mal. L’idée qu’il pouvait éternuer ou tousser le terrorisait. Il finit par grimper sur le lit sans se glisser dans les couvertures et s’enroula sur lui-même en tournant le dos à Lilly. Il était intensément conscient de la présence de ce corps à ses côtés. La réciproque n’était visiblement pas vraie. Son anxiété se nourrissait de son inconsistance. Il n’avait aucun contrôle sur rien. Au matin, il finit par avoir assez chaud pour somnoler.


— Rowan, mon… amour, murmura-t-il, perdu dans sa chevelure parfumée et s’enveloppant dans son long corps chaud. M’dame. (Ah oui, comme sur Barrayar. Elle sursauta, il recula. Reprit conscience.) Aargh ! Pardon.

Lilly junior se redressa, fuyant l’étreinte – en l’occurrence le tâtonnement – de ce vilain petit nain.

— Je ne suis pas ma dame !

— Désolé, je me suis trompé. Je pense parfois à Rowan comme à une dame, dans ma tête. Elle est ma dame et je suis… (un imbécile) son chevalier. En réalité, je suis vraiment un soldat, tu sais. Malgré ma taille.

Au deuxième coup frappé à la porte, il comprit ce qui l’avait réveillé.

— Le petit déjeuner. Vite ! Dans la salle de bains.

Fais du bruit. On doit pouvoir faire semblant encore un peu.

Pour une fois, il n’essaya pas de circonvenir les gardes. Lilly junior revint dès leur départ. Elle mangea lentement, l’air dubitative, comme si elle n’était pas certaine d’avoir le droit de manger. Il l’observait, de plus en plus fasciné.

— Tiens. Prends un autre beignet. Il y a du sucre, si tu veux.

— Je n’ai pas le droit de manger du sucre.

— Tu devrais manger du sucre. (Une pause.) Tu devrais avoir tout ce que tu veux. Tu devrais avoir des amis. Tu devrais avoir… des sœurs. Tu devrais avoir une éducation digne de tes capacités et travailler pour les augmenter. Travailler, ça rend plus grand. Plus réel. Tu devrais avoir de l’amour. Un chevalier rien que pour toi. Bien plus grand que moi. Tu devrais avoir… des bonbons.

— Je ne dois pas grossir. Ma dame est mon destin.

— Ton destin ! Que sais-tu du destin ? (Il se leva pour faire les cent pas, zigzaguant entre la table et le lit.) Je suis un putain d’expert en destin ! Ta dame est un faux destin et tu veux savoir comment je le sais ? Elle prend tout et elle ne donne rien.

« Le vrai destin prend tout – jusqu’à la dernière goutte de sang et il t’ouvre les veines pour s’en assurer – et te rend deux fois plus. Quatre fois plus. Un million de fois plus ! Mais tu ne peux pas donner à moitié. Tu dois tout donner. Je le sais. Je le jure. Je suis revenu d’entre les morts pour te dire la vérité. Le vrai destin te donne une montagne de vie et il te pose au sommet.

Sa conviction avait quelque chose de purement mégalomane. Il adorait les instants comme celui-ci.

— Vous êtes malade, dit-elle en le contemplant avec méfiance.

— Qu’en sais-tu ? Tu n’as pas rencontré une seule personne saine d’esprit de ta vie. N’est-ce pas ? Penses-y.

Elle parut soudain abattue.

— Ça ne sert à rien. Je suis une prisonnière de toute manière. Où irais-je ?

— Lilly Durona te prendrait, dit-il vivement. Le Groupe Durona est sous la protection de la maison Fell. Si tu pouvais aller chez ta grand-mère, elle te protégerait.

Ses sourcils s’abaissèrent exactement comme ceux de Rowan quand elle décelait les failles de ses plans d’évasion.

— Comment ?

— Ils ne nous laisseront pas toujours ici. Imagine… (Il vint derrière elle, rassembla ses cheveux et les remonta en un vague chignon.) Je n’ai pas eu l’impression que Vasa Luigi tenait à garder Rowan au-delà de ce qui lui était nécessaire. À mon départ, elle devrait partir, elle aussi. S’ils te prennent pour Rowan, je parierais que tu pourrais sortir d’ici bien tranquillement.

— Que… devrais-je dire ?

— Le moins possible. « Bonjour, Dr. Durona, votre voiture est là. » Tu ramasses tes affaires et tu pars.

— Je ne pourrais pas.

— Tu pourrais essayer. Si tu échoues, tu ne perds rien. Si tu gagnes, tu gagnes tout. Et, si tu t’en vas, tu pourras dire aux gens où je suis. Qui m’a enlevé et quand. Tout ce qu’il te faut, c’est quelques minutes de sang-froid et ça, c’est gratuit. Le sang-froid, on le fabrique nous-mêmes, à partir de nous-mêmes. On ne peut pas te le voler comme de l’argent ou des vêtements. Bon sang, qu’est-ce que je dis ? Tu as échappé aux Dendariis grâce à ton sang-froid et à ton intelligence.

Elle n’était pas du tout convaincue.

— Je le faisais pour ma dame. Je n’ai jamais rien fait pour… pour moi-même.

Il avait envie de pleurer, excité au point de s’évanouir. C’était cette même éloquence qu’il utilisait en général pour convaincre les gens de risquer leurs vies, non pour la sauver. Il se pencha tel un démon pour lui chuchoter à l’oreille :

— Fais-le pour toi, rien que pour toi. L’univers viendra te demander sa part plus tard.

Après le petit déjeuner, il essaya de la coiffer comme Rowan. Il n’était pas très doué. Mais Rowan non plus. Le résultat final lui parut donc convaincant. Ils survécurent au déjeuner.

Il sut que ce n’était pas le dîner quand on frappa à la porte.

Il y avait trois gardes et un homme avec la livrée d’une autre maison. Sans un mot, deux des gardes lui attachèrent les mains sur le ventre. Il leur fut reconnaissant de cette petite faveur. Dans le dos, il aurait souffert comme un chien. Ils le poussèrent dans le couloir. Aucun signe de Vasa Luigi ni de Lotus. À la recherche de leur clone perdu ? Il l’espérait. Il jeta un regard derrière lui.

— Dr. Durona… (L’homme en livrée hocha la tête vers Lilly junior.) Je suis votre chauffeur. Où allons-nous ?

Elle repoussa une mèche folle, prit le sac de Rowan et dit :

— Chez moi.

— Rowan, dit Miles.

Elle se tourna vers lui.

— Prends tout car tout te sera repris le moment venu. C’est l’unique vérité. (Il se mouilla les lèvres.) Un dernier baiser ?

Elle vint jusqu’à lui, se pencha, pressa brièvement ses lèvres contre les siennes. Et suivit le chauffeur.

Bon, ça suffisait pour les gardes.

— Pas terrible comme baiser, fit l’un d’eux tandis qu’ils partaient dans la direction opposée.

— Ça dépend des goûts, l’informa-t-il d’un ton sinistre.

— Oh, la ferme, soupira l’autre garde.

Il fit deux tentatives de fuite avant d’arriver à la voiture. Après la deuxième, l’un des gardes le chargea tout simplement sur son épaule, tête en bas, et menaça de le laisser tomber s’il frémissait. Il l’avait plaqué au sol avec assez de conviction pour que Miles ne doute pas un instant de sa sincérité. Ils le coincèrent entre eux deux à l’arrière du véhicule.

— Où m’emmenez-vous ?

— Quelque part.

— Où ça ?

— T’as pas besoin de le savoir.

Il balança un flot de commentaires, de promesses, de menaces et d’insultes sans obtenir la moindre réaction. Puis il se demanda si l’un d’entre eux était celui qui l’avait tué. Peu probable. Il commençait à avoir mal à la gorge. Le trajet s’éternisait. Les voitures de sol étaient rarement utilisées en dehors des villes, les routes étaient en trop mauvais état. Et ils étaient très loin d’une ville quelconque. La nuit tombait quand ils tournèrent à un carrefour désert.

Ils le confièrent à deux hommes lugubres, au visage plat, en livrée rouge et noir qui les attendaient, placides. Comme des bœufs. Les bœufs de Ryoval. Ceux-là lui lièrent les mains dans le dos ainsi que les chevilles, avant de le pousser dans une vedette. Elle s’éleva silencieusement dans l’obscurité.

Vasa Luigi a conclu ses enchères.

Rowan, si elle avait réussi, enverrait des secours le chercher chez Bharaputra. Où il n’était plus. Bon, Vasa Luigi serait sans doute ravi de les expédier tout droit chez Ryoval.

À condition qu’il sache où se trouve le repère de Ryoval.

Bon Dieu. Je risque d’être le premier agent de la SecImp sur place. Il lui faudrait souligner ce point dans son rapport à Illyan. Il avait souvent eu envie d’adresser des rapports posthumes à Illyan. À présent, il se demandait s’il vivrait assez longtemps pour ça.

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