18

La nuit se dissipait à peine dans une humidité dorée par la clarté de l’aube. Cette brume d’automne donnait à la cité de Vorbarr Sultana une atmosphère magique. Le Quartier Général de la Sécurité Impériale émergea soudain de cette vapeur d’or. Gigantesque cube sans fenêtre, énorme bloc de béton aux portails et barrières tout aussi énormes, il se dressait comme un rappel à l’ordre, à l’obéissance et à la démence de l’organisation humaine. L’effet était effroyablement réussi.

— Quelle atroce architecture ! dit-il à Pym qui le conduisait dans la voiture du comte.

— Le bâtiment le plus laid de la ville, approuva chaudement l’homme d’arme. Il a été conçu par l’architecte impérial de Yuri le Fou, lord Dono Vorrutyer. Un oncle du dernier vice-amiral. Il a réussi à faire construire cinq édifices majeurs avant qu’on ne l’arrête à la mort de Yuri. Si vous voyiez le Stadium. Il est presque aussi laid que celui-là et on n’a pas les moyens de le démolir. Faut qu’on fasse avec, soixante ans après.

— On dirait ce genre d’endroit avec des donjons dans les sous-sols. Peint en vert réglementaire et dirigé par des médecins fous.

— C’est arrivé, fit Pym avant de négocier avec quelques gardes leur entrée dans l’enceinte.

La voiture ralentit devant un gigantesque escalier.

— Pym… ces marches sont trop grandes, non ?

L’autre sourit.

— Oui. Vous attraperiez des crampes si vous essayiez de grimper là-haut. (Il s’arrêta un peu plus loin et ouvrit la bulle pour laisser Mark descendre.) Mais si vous faites le tour là-bas par la gauche, vous trouverez une petite porte avec un tube ascensionnel. C’est par là que tout le monde entre.

— Merci. (Mark s’extirpa de la voiture.) Qu’est-il arrivé à lord Dono après le règne de Yuri le Fou ? La Ligue de Défense de l’Architecture l’a pendu par les pieds ?

— Non, il s’est retiré à la campagne où il a vécu aux crochets de sa fille et de son gendre avant de mourir fou à lier. Il a construit sur leur propriété une série de tours bizarres qu’ils font visiter maintenant en échange d’un droit d’entrée.

Pym le salua, fit redescendre la bulle et démarra.

Mark se dirigea vers la porte indiquée. Voilà, il était arrivé… à l’heure, c’était certain, et en pleine forme, ce qui l’était moins. Il avait pris une longue douche, enfilé de confortables vêtements sombres et s’était bourré d’analgésiques, vitamines et autres remèdes contre la gueule de bois en quantité suffisante pour se sentir artificiellement normal. Plus artificiel que normal mais il était bien décidé à ne pas se laisser décourager par Illyan.

Il se présenta au planton de la SecImp.

— Je suis lord Mark Vorkosigan. Je suis attendu.

— C’est beaucoup dire, grogna une voix dans le tube ascensionnel.

Illyan lui-même apparut. Les gardes se figèrent. Leur chef leur permit de se mettre au repos d’un signe assez vague. Lui aussi s’était changé et portait à présent son uniforme vert réglementaire. Mark n’avait pas été le seul à se goinfrer de pilules au petit déjeuner.

— Merci, sergent. Je m’en occupe.

— Quel bâtiment déprimant ! commenta Mark en s’élevant dans le tube aux côtés du chef de la SecImp.

— Oui, soupira Illyan. J’ai visité un jour le Bureau Fédéral d’Investigation sur Escobar. Quarante-cinq étages, rien que du verre… Je n’ai jamais été aussi près d’émigrer. Dono Vorrutyer aurait dû être étranglé à la naissance. Mais… tout ça est à moi maintenant.

Illyan engloba tout le bâtiment d’un regard possessif et dubitatif.

Il le conduisit dans les entrailles de la maison. Les entrailles de la SecImp. L’écho de leurs pas résonnait dans un couloir nu donnant sur de petites pièces cubiques. Jetant au passage un coup d’œil par les portes ouvertes, Mark aperçut des hommes en vert postés devant des consoles ultra-perfectionnées. Sur les plateaux s’élevaient d’improbables sculptures de lumière toujours changeante. On aurait dit une école d’art ou la section de jeux d’un asile de fous. Un gros distributeur de café montait la garde au bout du couloir. Il se dit que ce n’était pas un hasard si Illyan l’installait dans la cabine numéro Treize.

— Cette console a été chargée avec absolument tous les rapports que j’ai reçus concernant la recherche du lieutenant Vorkosigan, annonça froidement Illyan. Si vous vous croyez capable de faire mieux que mes meilleurs analystes, ne vous gênez pas.

— Merci, monsieur. (Mark se glissa dans le fauteuil et brancha la machine.) Je ne m’attendais pas à une telle générosité.

— Je tiens à ce que vous n’ayez aucun motif de vous plaindre.

Gregor avait dû sacrément lui chauffer les fesses, se dit Mark. Illyan l’abandonna non sans s’incliner avec une ironie non dissimulée. De l’hostilité ? Non. Illyan ne lui témoignait pas l’hostilité qu’il était en droit d’éprouver à son égard. Il ne fait pas qu’obéir à son empereur, comprit soudain Mark avec effroi. S’il l’avait vraiment désiré, Illyan aurait pu défier Gregor sur un problème de sécurité comme celui-ci. Il est en train de perdre espoir.

Respirant un bon coup, il se plongea dans les dossiers, lisant, écoutant, regardant. Illyan ne plaisantait pas quand il avait dit tous les rapports. Il y en avait des centaines, produits par plus d’une cinquantaine d’agents éparpillés à travers toute la connexion galactique. Certains étaient brefs et négatifs. D’autres longs et négatifs. Ils semblaient avoir visité toutes les unités cryogéniques sur l’Ensemble de Jackson, ses stations orbitales et de saut ainsi que sur plusieurs systèmes planétaires voisins. Il y avait même des comptes rendus récents à propos de recherches effectuées dans des endroits aussi éloignés qu’Escobar.

Ce qui manquait, remarqua Mark au bout d’un moment, c’étaient des synthèses, des vues d’ensemble. Il n’avait reçu que les données brutes. Une sacrée masse. Tout compte fait, il préférait ça.

Il lut jusqu’à ce que ses yeux lui fassent mal et que son estomac réclame du café. C’est l’heure du déjeuner, pensa-t-il quand on frappa à la porte.

— Lord Mark, votre chauffeur est arrivé, l’informa poliment le garde.

Bon sang… c’était l’heure du dîner. L’homme l’escorta à l’extérieur pour le confier aux bons soins de Pym. Il faisait nuit. J’ai mal à la tête.


Opiniâtre, Mark revint le lendemain matin et recommença. Et le jour suivant. Et celui d’après. De nouveaux rapports continuaient d’affluer. En fait, ils arrivaient plus vite qu’il ne pouvait les consulter. Plus il travaillait, plus il accumulait de retard. À la moitié du cinquième jour, il se laissa aller contre le dossier de son fauteuil. C’est fou. Illyan était en train de l’enterrer, de l’enfouir. De l’ignorance totale, il passait au trop-plein d’informations. Ce qui était tout aussi paralysant. Je dois trier ce monceau de foutaises sinon je ne sortirai plus jamais de ce cube de béton.

— Mensonges, mensonges, mensonges, maugréa-t-il avec colère à l’intention de sa console qui continua, imperturbable, à ronronner et à afficher de nouveaux holos.

D’un coup de poing, il l’éteignit, arrêtant le flot de voix et de lumières. Il resta un moment assis dans le noir et le silence. Jusqu’à ce que ses oreilles cessent de bourdonner.

La SecImp n’y est pas parvenue. Ils n’ont pas trouvé Miles. Tous ces renseignements étaient donc inutiles. Il n’avait besoin que de trouver par où commencer. D’un départ. Ramenons ça à des proportions raisonnables.

Commençons par quelques hypothèses de base. Primo : on peut récupérer Miles.

Que la SecImp continue à chercher si ça lui chantait un corps décomposé, une tombe anonyme ou la trace d’une désintégration. Même en cas de succès, une telle recherche ne lui servait à rien. Surtout en cas de succès.

Seules les cryochambres, qu’elles fassent partie d’installations médicales ou qu’elles soient portables, avaient un intérêt. Mais la logique dégonflait son optimisme. Si Miles avait été ressuscité avec succès par des mains amies, son premier souci aurait, été de prendre contact. Il ne l’avait pas fait, donc il était encore congelé. Ou, s’il était ranimé, en trop mauvais état pour donner signe de vie. Ou alors, aux mains d’ennemis. Dans tous les cas : où ça ?

La cryochambre dendarii avait été retrouvée dans le Moyeu de Hegen… Et alors ? Elle y avait été envoyée après avoir été vidée. S’enfonçant dans son siège, les paupières sciées par une minuscule fente, Mark réfléchit à l’autre extrémité de la piste. Ses petites obsessions privées le conduisaient-elles à croire ce qu’il avait envie de croire ? Non, bon sang. Au diable le Moyeu de Hegen. Miles n’a jamais quitté la planète. D’un coup, il venait de mettre à la poubelle les trois quarts de ce tas de saloperies qui lui bouchait la vue.

Il faut consulter uniquement ce qui a trait à l’Ensemble de Jackson. Bien. Et après ?

Avec quel soin la SecImp avait-elle fouillé toutes les caches possibles ? Les endroits qui n’avaient pas de liens connus avec la maison Bharaputra ? En général, les agents de la SecImp n’avaient fait que poser quelques questions, sans révéler leur identité et en promettant une récompense substantielle. Et cela, au moins quatre semaines après le raid. La piste était froide, pour ainsi dire. Cela avait laissé pas mal de temps à celui qui avait reçu le paquet-surprise pour y réfléchir. Assez de temps pour le cacher, si l’envie lui en était venue. Et dans ce cas, si la SecImp avait effectué une deuxième visite, cela n’avait fait que prouver la valeur du « paquet ». Et donc l’importance de bien le planquer.

Miles se trouve dans un endroit déjà vérifié par la SecImp, aux mains de quelqu’un qui possède un motif secret pour le garder.

Cela lui laissait encore des centaines de possibilités.

Il me faut un indice. Il doit exister un indice.

La SecImp avait épluché tous les dossiers que les Dendariis possédaient sur Norwood, au point de les avoir analysés mot à mot. Rien. Mais Norwood avait reçu une éducation médicale. Et il n’avait pas expédié la cryochambre de son amiral adoré au petit bonheur. Il l’avait envoyée quelque part à quelqu’un.

Si l’Enfer existe, Norwood, j’espère que vous y grillez en ce moment.

Mark soupira et ralluma la console.

Deux heures plus tard, Illyan passa le voir dans sa cellule, refermant la porte isolante derrière lui. Il s’adossa, faussement détendu, au mur et demanda :

— Comment ça se passe ?

Mark se passa les doigts dans les cheveux.

— Malgré l’amabilité avec laquelle vous avez tenté de me submerger, je crois que je fais des progrès.

— Oh ? Quel genre ?

Il ne niait pas l’accusation.

— Je suis absolument convaincu que Miles n’a jamais quitté l’Ensemble de Jackson.

— Alors, comment expliquez-vous que nous ayons retrouvé la cryochambre dans le Moyeu de Hegen ?

— C’est une diversion.

— Hum, commenta Illyan.

— Et ça a marché, insista Mark cruellement.

Les lèvres d’Illyan disparurent.

De la diplomatie, se dit Mark. De la diplomatie, s’il voulait obtenir ce dont il avait besoin.

— J’admets que vos ressources ne soient pas infinies, monsieur. Alors, il faut les concentrer. Toutes celles dont vous disposez sur l’Ensemble de Jackson.

L’expression sardonique d’Illyan était une réponse éloquente. L’homme dirigeait la SecImp depuis près de trente ans. Il allait falloir un peu plus que de la diplomatie pour qu’il accepte de se voir dicter son travail par Mark.

Celui-ci essaya une autre ouverture.

— Qu’avez-vous appris sur le capitaine Vorventa ?

— Ça a été rapide et pas trop sinistre. Son jeune frère était l’adjudant de mon superviseur des Opérations Galactiques. Vous comprenez : ces hommes ne sont pas déloyaux.

— Alors… qu’avez-vous fait ?

— À l’encontre du capitaine Edwin, rien. Il est trop tard. Miles sert déjà de sujet de ragots et de commérages chez tous les Vors. Le mal est fait. Le jeune Vorventa a été transféré et déclassé. Ce qui me laisse avec un gros trou dans mon état-major. Il faisait bien son boulot.

Illyan ne débordait pas de reconnaissance.

— Oh… (Un silence.) Vorventa pensait que j’étais pour quelque chose dans la maladie du comte. Cela aussi fait partie des ragots ?

— Oui.

Mark grimaça.

— Ah… au moins, vous savez que ce n’est pas vrai, soupira-t-il.

Le silence lui répondit. Il leva les yeux vers le visage de pierre d’Illyan et éprouva un début de nausée.

— N’est-ce pas, monsieur ? insista-t-il.

— Peut-être que oui. Et peut-être que non.

— Comment ça, peut-être que non ? Vous avez vu les rapports médicaux !

— Hon-hon. Le malaise cardiaque semble effectivement d’origine naturelle. Mais il aurait très bien pu être provoqué chirurgicalement. Les dommages subséquents dans le cœur auraient masqué toute trace d’intervention.

Révolté et découragé, Mark frémit.

— Un sacré boulot, s’étrangla-t-il. Qui exige beaucoup de précision. Comment aurais-je fait pour que le comte se tienne tranquille et ne remarque rien pendant que je l’opérais ?

— C’est ce que j’ignore, reconnut Illyan.

— Et qu’aurais-je fait de l’équipement ? Il m’aurait aussi fallu un scanner médical. Ça représente bien deux ou trois kilos de matériel.

— Enterré dans les bois ou quelque part.

— L’avez-vous trouvé ?

— Non.

— L’avez-vous cherché ?

— Oui.

Mark se massa le visage. Ses mâchoires se contractaient spasmodiquement.

— Si je comprends bien, vous avez expédié une petite armée fouiller et refouiller plusieurs kilomètres carrés de forêt à la recherche de quelque chose qui n’existe pas mais vous n’avez plus d’hommes à envoyer sur l’Ensemble de Jackson pour retrouver Miles qui, lui, se trouve bien là-bas. Je vois.

Non ! Il devait garder son sang-froid sinon il risquait de tout perdre. Il avait envie de hurler à la mort, d’enfoncer la tête d’Illyan dans le mur.

— Un agent galactique est un spécialiste hautement entraîné, répliqua Illyan avec raideur. Fouiller une zone pour retrouver un équipement connu peut être effectué par des soldats de base. Ceux-là ne manquent pas.

— Oui, je regrette.

C’était lui qui s’excusait ? Tes buts. Souviens-toi de tes buts. Il pensa à la comtesse et se força à respirer profondément pour se calmer. Il dut respirer un bon moment.

— Il ne s’agit pas d’une conviction, dit alors Illyan qui l’observait. Mais plutôt d’un doute.

— Merci bien, grommela Mark.

Il resta silencieux une bonne minute, essayant de rassembler ses pensées, ses meilleurs arguments.

— Ecoutez, reprit-il enfin. Vous gâchez vos moyens et l’un de ces moyens, c’est moi. Renvoyez-moi sur l’Ensemble de Jackson. J’en sais plus sur cet endroit que n’importe lequel de vos agents. J’ai reçu un entraînement moi aussi. Celui d’un assassin mais quand même… Il m’a permis d’échapper à vos espions trois ou quatre fois sur Terre ! Il m’a même permis de me retrouver ici. Je connais l’Ensemble de Jackson : j’y ai grandi. Il est là, en moi, jusqu’au fond de mes tripes. Et vous n’aurez même pas à me payer pour ça !

Il attendit, retenant son souffle, terrifié par son courage. Retourner là-bas ? Une giclée de sang aspergea sa mémoire. Donner aux Bharaputrans une chance de corriger leur tir ?

Illyan restait toujours aussi impassible.

— Votre liste de succès en opération n’est pas très impressionnante, lord Mark.

— Bon, je ne suis pas un brillant commandant sur le terrain. Je ne suis pas Miles. C’est une chose que nous savons tous, maintenant. Combien de vos autres agents le sont ?

— Si vous êtes aussi… incompétent qu’il le paraît, vous envoyer là-bas ne serait qu’un gâchis de plus. Mais imaginons que vous êtes plus retors que même moi je l’imagine… toute cette agitation que vous avez déployée ici serait un écran de fumée. (Illyan savait lui aussi user d’insultes voilées. Avec la précision d’un stylet : juste entre les côtes.) Et imaginons que vous récupériez Miles avant nous. Que se passe-t-il alors ?

— Que voulez-vous dire ?

— Vous pourriez nous renvoyer un cadavre – comment dire ? – chambré, bon uniquement à être enterré. Au lieu d’un corps cryogénisé qui nous laisserait quelque espoir. Comment savoir si vous l’avez effectivement retrouvé ainsi ? Et vous hériteriez de son nom, son rang, sa fortune, son avenir. Quelle tentation, Mark, pour un homme sans identité ! Quelle incroyable tentation !

Mark s’enfouit le visage dans ses mains. Il avait l’impression qu’on le clouait dans son fauteuil, très lentement, très méthodiquement.

— Ecoutez, dit-il entre ses doigts. Soit je suis l’homme qui, selon vous, a réussi à assassiner à moitié Aral Vorkosigan et qui est assez fort pour l’avoir fait sans laisser de traces… ou je ne le suis pas. Vous pouvez prétendre que je ne suis pas assez compétent pour m’expédier là-bas. Ou alors que je ne suis pas assez digne de confiance. Mais vous ne pouvez utiliser les deux arguments en même temps. Choisissez-en un !

Les yeux d’Illyan étaient comme des pierres.

— J’attends une confirmation.

— Je jure, murmura Mark, que l’excès de méfiance nous rend encore plus idiots que l’excès de confiance. (Dans son cas, voilà qui avait été plus que confirmé.) Alors, passez-moi au thiopenta.

Illyan haussa les sourcils.

— Hein ?

— Passez-moi au thiopenta. Vous ne l’avez jamais fait. Soulagez votre méfiance.

Selon tous les rapports, les interrogatoires au thiopenta pouvaient se révéler des expériences excessivement humiliantes. Et alors ? Il n’en était plus à une humiliation près ? Sa vie n’était qu’une immense humiliation.

— J’en ai le désir depuis très longtemps, lord Mark, admit Illyan, mais votre… progéniteur développe une réaction très allergique au thiopenta. Il est probable qu’il en aille de même pour vous. En fait, il ne s’agit pas d’une allergie ordinaire. Chez lui, cela provoque une hyperactivité, un bavardage accéléré mais, hélas, pas une tendance très marquée à dire la vérité. Cela ne sert donc à rien.

— Chez Miles. (Mark se raccrochait au moindre espoir.) Vous présumez mais vous n’en savez rien ! Mon métabolisme est différent de celui de Miles. Nous le savons tous. Ne pourriez-vous au moins vérifier ?

— Oui, fit lentement Illyan, ça je le peux. (Il abandonna son mur et ouvrit la porte.) Continuez. Je reviens tout de suite.

Tendu, Mark se leva pour arpenter la petite pièce. Deux pas dans chaque sens. Le souvenir des yeux inhumains du baron Bharaputra se planta dans sa cervelle. Si tu veux retrouver quelque chose, cherche d’abord là où tu l’as perdu. Il avait tout perdu sur l’Ensemble de Jackson.

Illyan revint enfin.

— Asseyez-vous et relevez votre manche gauche.

Mark obéit.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Un timbre test.

Il ressentit une infime démangeaison quand Illyan pressa le petit rectangle sur la face interne de son avant-bras. Il l’enleva et consulta son chrono, avant de poser une fesse sur le plateau de la console en observant le bras de Mark.

Moins d’une minute plus tard, un point rose apparut. Encore une minute et c’était un bouton. En cinq minutes, c’était une espèce de furoncle blanc et dur entouré de furieuses traînées rouges qui couraient du coude au poignet.

Illyan poussa un soupir déçu.

— Lord Mark, je vous conseille fortement d’éviter à tout prix le thiopenta à l’avenir.

— C’est une réaction allergique ?

— Hautement allergique.

— Merde.

Mark se mit à broyer du noir. Et à se gratter. Il baissa sa manche avant de s’arracher la peau.

— Si Miles, demanda-t-il, avait été assis ici, à lire ces dossiers, à vous donner les mêmes arguments, l’auriez-vous écouté ?

— Le lieutenant Vorkosigan a remporté suffisamment de succès pour que je prête attention à ses dires. Les résultats parlent d’eux-mêmes. Et, comme vous-même n’avez cessé de le répéter, vous n’êtes pas Miles. Vous ne pouvez utiliser les deux arguments en même temps, conclut-il, glacial. Choisissez.

— Pourquoi vous êtes-vous donné la peine de me laisser entrer ici ? J’ai beau dire ou faire, ça ne change rien ! explosa Mark.

Illyan haussa les épaules.

— En dehors du fait qu’il s’agissait d’un ordre direct de Gregor… au moins, je sais où vous êtes et ce que vous fabriquez.

— Une cellule de détention, hein ? Où je suis entré volontairement. Si vous pouviez aussi me priver de console, vous seriez encore plus heureux.

— Franchement, oui.

— Bien. Dans ce cas…

Mark ralluma la console. Illyan l’abandonna.

Mark bondit de sa chaise, ouvrit la porte et passa la tête dans le couloir. Le dos d’Illyan était déjà à mi-distance.

— Je possède mon propre nom, maintenant, Illyan ! cria furieusement Mark.

Illyan tourna la tête, haussa les sourcils et poursuivit son chemin.

Mark essaya de consulter un autre rapport mais tout se désagrégeait quelque part entre ses yeux et son cerveau. Il était trop excité pour poursuivre son travail d’analyse aujourd’hui. Il finit par abandonner et appela Pym pour qu’il vienne le chercher. La nuit n’était pas encore tombée. Sur le chemin du retour à la résidence Vorkosigan, il contempla le soleil qui se couchait jusqu’à s’en brûler la rétine.


C’était la première fois de la semaine qu’il revenait de la SecImp à temps pour partager le dîner de la comtesse. Il la trouva en compagnie de Bothari-Jesek dans une sorte de petite véranda donnant sur un recoin du jardin surchargé de fleurs d’automne et de plantes. Un éclairage indirect laissait cette masse colorée dans l’ombre. La comtesse portait une élégante veste verte et une longue jupe : la tenue citadine d’une Vor. Bothari-Jesek arborait une tenue similaire, visiblement empruntée à la garde-robe de son hôtesse. Une place lui avait été réservée à table malgré le fait qu’il ne s’était pas présenté aux repas depuis quatre jours. Cette attention le toucha confusément. Il se glissa dans son siège.

— Comment était le comte aujourd’hui ? demanda-t-il timidement.

— Aucun changement, soupira la comtesse.

Selon la coutume qu’elle observait, il y eut une minute de silence avant le repas, au cours de laquelle la comtesse adressait une prière silencieuse. Ces jours-ci, se dit Mark, elle avait de quoi prier. Bothari-Jesek et lui attendirent poliment, la jeune femme méditant Dieu-savait-quoi, Mark se repassant mentalement la conversation avec Illyan. Maintenant qu’il était trop tard, il trouvait des tas d’arguments intelligents à lui opposer. Un serviteur apporta la nourriture dans des plats couverts avant de disparaître. La comtesse préférait toujours dîner en privé quand ils ne recevaient pas d’invités officiels. En famille, hein ?

Depuis le malaise du comte, Bothari-Jesek avait apporté à la comtesse le soutien d’une fille, l’accompagnant lors de ses fréquentes visites à l’Hôpital Impérial, lui rendant quelques services pratiques, lui servant de confidente. Mark était persuadé que la comtesse s’était confiée à Bothari-Jesek plus qu’à n’importe qui d’autre et il en éprouvait une inexplicable jalousie. En tant qu’enfant unique de leur homme d’armes préféré, Elena Bothari avait été pratiquement la fille adoptive des Vorkosigan. La résidence Vorkosigan était sa maison, celle où elle avait grandi. S’il était vraiment le frère de Miles, cela faisait-il d’Elena sa demi-sœur ? Il devrait essayer de le lui demander. Un jour. En prenant soin de revêtir une armure avant.

— Capitaine Bothari-Jesek, commença-t-il après avoir avalé une ou deux bouchées, savez-vous ce qui se passe avec les Dendariis à Komarr ? À moins qu’Illyan ne vous informe de rien, vous non plus.

— Il n’a pas intérêt, répliqua-t-elle. (Evidemment, Elena possédait des alliés plus haut placés que le chef de la SecImp lui-même.) On a fait un peu de ménage. Quinn a gardé auprès d’elle tous les témoins visuels de votre… raid… (gentil à elle de ne pas utiliser un terme plus approprié comme débâcle). Elle a envoyé tous les autres à bord du Peregrine sous le commandement de mon second rejoindre le reste de la flotte. Tout le monde commençait à devenir nerveux à force d’être coincé sur orbite sans permission, ni aucune tâche à accomplir.

La perte temporaire de son commandement ne la ravissait pas.

L’Ariel se trouve donc toujours à Komarr ?

— Oui.

— Avec Quinn, bien sûr… Le capitaine Thorne ? Le sergent Taura ?

— Ils sont tous là-bas, à attendre.

— Eux aussi doivent commencer à être un peu nerveux, non ?

— Oui, fit Bothari-Jesek en plantant sa fourchette si fort dans sa plâtrée de protéines que des bouts de gelée giclèrent.

Et ils ne sont pas les seuls.

— Alors, qu’as-tu appris cette semaine, Mark ? s’enquit la comtesse.

— Rien que vous ne sachiez déjà, j’en ai peur. Illyan ne vous fournit-il pas de rapports ?

— Oui, mais en raison des événements récents je n’ai eu que le temps de lire les synthèses de ses analystes. De toute manière, il n’y a qu’une seule nouvelle que j’aie vraiment envie d’entendre.

Bien. Encouragé, Mark lui expliqua ce qu’il avait fait, y compris le raisonnement qui l’avait conduit à écarter l’essentiel des rapports.

— Tu sembles avoir bien avancé, remarqua-t-elle.

Il haussa les épaules.

— Je sais, à présent, en gros tout ce que sait la SecImp, si Illyan a été honnête avec moi. Mais, dans la mesure où la SecImp ne sait pas où se trouve Miles, tout cela est complètement inutile. Je suis prêt à jurer…

— Oui ? dit la comtesse.

–… que Miles se trouve toujours sur l’Ensemble de Jackson. Mais je n’arrive pas à convaincre Illyan de se concentrer là-dessus. Il s’attaque à tout et donc à rien à la fois. Il est obsédé par les Cetagandans.

— Il a de bonnes raisons pour ça, dit la comtesse. Et pas seulement des raisons historiques, j’en ai peur. Il a dû soigneusement éviter de te faire part de tout ce qui n’avait pas un rapport avec Miles. Dire que la SecImp et son chef viennent de passer un mauvais mois serait un euphémisme. (Elle hésita très longuement.) Mark… tu es, après tout, le clone-jumeau de Miles. Aussi proche de lui qu’un être humain peut l’être. Ta conviction à propos de l’endroit où il se trouve a quelque chose de passionné. On dirait que tu sais. Tu crois que… tu sais vraiment ? À un niveau quelconque ?

— Vous voulez dire… comme un lien psychique ?

Quelle affreuse idée !

Elle hocha la tête. Ses joues se coloraient. Bothari-Jesek semblait horrifiée et adressa à Mark un regard étrangement suppliant. Ne t’avise pas de te foutre d’elle, espèce de… !

Elle est désespérée à ce point !

— Je suis désolé. Je n’ai aucun talent psychique. Je suis seulement psychotique.

Bothari-Jesek se détendit. Il avait l’impression de dégouliner sur place… jusqu’à ce qu’une nouvelle idée lui vienne :

— Mais, reprit-il, on n’aurait peut-être pas tort de le faire croire à Illyan.

La comtesse sourit tristement.

— Illyan est trop rationaliste. S’il voyait Dieu, il lui demanderait ses papiers d’identité.

— Je suis passionné parce que je suis frustré, madame. Personne ne me laisse rien faire.

— Et que voudrais-tu faire ?

Décamper au plus vite sur la Colonie Beta. La comtesse l’y aiderait probablement.

… Non. Je ne fuirai plus jamais.

Il avala une bonne gorgée d’air pour remplacer le courage qui lui manquait.

— Je veux retourner sur l’Ensemble de Jackson le chercher. Je ne ferais pas plus mal que les agents d’Illyan. Je sais que je peux faire quelque chose. Je le sais ! J’ai essayé de le convaincre, ça n’a pas marché. S’il le pouvait, il m’enfermerait dans une cellule de haute sécurité.

— Il y a des jours comme ça où le pauvre Simon vendrait son âme pour que le monde reste tranquille juste une seconde, fit la comtesse. À force de faire attention à tout, il est en train de se disloquer. J’éprouve une réelle compassion pour lui.

— Moi pas. Je ne lui demanderai plus rien, même pas l’heure. D’ailleurs, il ne me la donnerait pas. (Mark se fit pensif. Il songeait à ses éventuels alliés.) Quant à Gregor, il me ferait comprendre de façon détournée où regarder pour trouver un chrono. Vous… (sa métaphore se développait malgré lui) vous me donneriez une pendule.

— Si j’en avais une, fils, je te donnerais une usine de pendules, soupira la comtesse.

Mark mâcha, déglutit, s’arrêta, leva les yeux.

— Vraiment ?

— Vr… commença-t-elle, affirmative, avant de se reprendre prudemment. Vraiment quoi ?

— Lord Mark est-il un homme libre ? Je veux dire, je n’ai commis aucun crime dans l’empire barrayaran, n’est-ce pas ? Il n’existe pas de loi contre la stupidité. Je ne suis pas aux arrêts.

— Non…

— Je pourrais aller sur l’Ensemble de Jackson par moi-même ! J’emmerde Illyan et ses agents. Si… (sa voix baissa d’une octave, il acheva d’un ton piteux)… si j’avais le prix du billet.

Toute sa fortune actuelle se montait à dix-sept marks impériaux : la monnaie du billet de vingt-cinq qu’elle lui avait donné pour argent de poche au début de la semaine. Cette fabuleuse richesse était empilée dans la poche de son pantalon.

Pâlissant à vue d’œil, la comtesse repoussa son assiette.

— À propos de stupidité, ça ne me parait pas une idée très prudente.

— Bharaputra a probablement lancé un contrat contre vous, après ce que vous lui avez fait, intervint Bothari-Jesek.

— Pas contre moi… contre l’amiral Naismith, argumenta Mark. Et je ne mettrais pas les pieds sur son domaine. (Il était parfaitement d’accord avec la comtesse. Il sentait soudain un point brûlant sur son front… à l’endroit où s’était posé le doigt du baron. Il fixa la comtesse avec détresse.) Madame…

— Sérieusement… tu voudrais que je paye pour que tu risques ta vie ?

— Non… pour que je la sauve ! Je ne peux plus… (il eut un geste impuissant pour désigner la résidence Vorkosigan et toute sa situation présente)… continuer ainsi. Je marche à côté de mes bottes ici. Tout va de travers.

— Tu marcheras dans tes bottes… bientôt. Maintenant, c’est juste un peu trop tôt, dit-elle, sincère. Tout cela est trop nouveau pour toi.

— Je dois retourner là-bas. Je dois essayer de réparer ce que j’ai cassé. Si je le peux.

— Et si tu ne le peux pas ? demanda froidement Bothari-Jesek. Que feras-tu ? Détaler avec une bonne avance ?

Cette femme lisait-elle dans ses pensées ? Les épaules de Mark s’affaissèrent sous le poids de son mépris. Et de ses propres doutes.

— Je ne… fit-il dans un souffle.

Sais pas. Il était incapable de finir sa phrase à haute voix.

Les longs doigts de la comtesse se nouèrent.

— Je ne doute pas de ton cœur, dit-elle en le fixant droit dans les yeux.

Merde, elle pouvait briser ce cœur plus facilement avec sa confiance qu’Illyan avec tous ses soupçons. Il se blottit dans son siège tandis qu’elle poursuivait :

— Mais… tu es ma deuxième chance. Mon nouvel espoir… que je n’attendais plus. Je n’avais jamais espéré avoir un deuxième enfant sur Barrayar. Et maintenant que l’Ensemble de Jackson a dévoré Miles, tu veux retourner là-bas ? Toi aussi ?

— Madame, fit-il au désespoir. Mère… je ne peux pas être votre prix de consolation.

Elle croisa les bras. Ses yeux étaient aussi gris qu’une mer d’hiver.

— Vous, plus que tout autre, plaida Mark, devriez comprendre qu’on n’a pas le droit de laisser passer une seconde chance.

Elle repoussa sa chaise et se leva.

— Je… dois y réfléchir.

Elle quitta la véranda. Mark constata avec détresse qu’elle n’avait pratiquement pas touché à son repas.

Bothari-Jesek fit la même constatation.

— Bien joué, gronda-t-elle.

Je regrette, je regrette…

Elle se leva à son tour pour rejoindre la comtesse.

Mark ne bougea pas, abandonné et seul. Puis, dans un état de totale hébétude, il se força à manger jusqu’à en être malade. Il tituba ensuite jusqu’au tube de montée pour gagner sa chambre. S’effondrant sur le lit, il attendit le sommeil. Qui ne vint pas.

Son crâne et son estomac distendu se livraient un combat féroce : qui de sa migraine ou de son mal de ventre allait l’emporter. Cela dura une éternité. Ses douleurs commençaient à peine à s’atténuer quand on frappa à sa porte. Il roula sur lui-même avec un gémissement étouffé.

— Qui est là ?

— Elena.

Il alluma la lumière, s’assit dans le lit contre le cadre sculpté et se coinça un oreiller sous les reins. Il ne voulait pas parler à Bothari-Jesek, ni à aucun être humain. Il reboutonna sa chemise tant bien que mal.

— Entrez, marmonna-t-il.

Elle le fit avec précaution, sérieuse et pâle.

— Salut. Vous vous sentez bien ?

— Non, admit-il.

— Je suis venue m’excuser, dit-elle.

— Vous ? Vous excuser ? Pourquoi ?

— La comtesse m’a raconté… certaines choses qui vous sont arrivées. Je suis navrée. Je ne comprenais pas.

Il avait à nouveau été disséqué, in absentia. L’air horrifié avec lequel elle le contemplait était éloquent, comme si son ventre enflé était ouvert et son contenu étalé sur le lit.

— Ah… Qu’est-ce qu’elle a encore raconté ?

Péniblement, il essaya de redresser les épaules.

— Miles l’évoquait parfois mais je n’avais pas compris à quel point ça avait été moche. La comtesse m’a donné les faits précis. Ce que Galen vous avait fait. Le viol à la vibro-matraque et les, euh… troubles nutritionnels. Et les autres… (Elle évitait de regarder son corps, s’appliquant à le dévisager. Oui, elle en savait beaucoup maintenant. Beaucoup trop. Elles avaient parlé plus de deux heures.) Et tout cela était délibérément calculé. C’est bien ça le plus diabolique.

— Je ne suis pas certain que l’incident à la vibro-matraque ait été calculé, dit Mark avec prudence. J’ai l’impression que Galen avait perdu la tête. Que ses fusibles avaient sauté. Il ne jouait pas la comédie. Ou alors, peut-être qu’au début c’était calculé mais ça a fini par échapper à son contrôle. (Soudain, il explosa :) Bon Dieu ! (Bothari-Jesek fit une sorte de saut de carpe.) Elle n’avait pas le droit de parler de ça avec vous ! Ou avec n’importe qui ! Je suis quoi, moi ? Le dernier spectacle à la mode ?

Bothari-Jesek ouvrit les mains.

— Non, non. Vous devez comprendre. Je lui ai parlé de Maree, cette petite clone blonde avec qui nous vous avons trouvé. Je n’ai pas pu m’en empêcher. Je vous ai accusé.

Il se pétrifia de honte. Une nouvelle idée l’accabla.

— Je croyais que vous lui aviez déjà tout dit.

Tout ce qu’il avait déjà construit avec la comtesse, l’avait-il été sur des fondations pourries ? Tout cela allait-il s’effondrer ce soir ?

— Elle voulait tellement que vous soyez son fils que je n’avais pas pu m’y résoudre. Mais, tout à l’heure, j’étais trop en colère contre vous et j’ai tout lâché.

— Et alors ?

Encore ébahie, Bothari-Jesek secoua la tête.

— Elle est si Betane. Si étrange. Mentalement, elle n’est jamais là où vous l’attendez. Elle n’a pas été surprise le moins du monde. Et après, elle m’a tout expliqué… j’avais l’impression que ma cervelle était retournée dans tous les sens et qu’on était en train de la laver et l’essorer.

Il faillit éclater de rire.

— Oui, ça ressemble bien à une conversation typique avec la comtesse.

Sa terreur étouffante commençait à reculer. Elle ne me méprise pas… ?

— J’avais tort à votre sujet, insista Bothari-Jesek avec vigueur.

Exaspéré, il écarta les bras.

— C’est agréable de savoir que j’ai un tel avocat mais vous ne vous trompiez pas. Il se passait exactement ce que vous croyiez. Je l’aurais fait si j’en avais été capable, fit-il avec amertume. Ce n’est pas ma vertu qui m’a arrêté mais mon conditionnement.

— Oh, je ne parlais pas des faits. En réalité, je projetais beaucoup de ma colère dans la façon que j’avais de vous voir. Je ne me rendais pas compte à quel point vous étiez le fruit d’une torture systématique. Et à quel point vous aviez incroyablement résisté. À votre place, je serais devenue catatonique.

— Ce n’était pas si moche que ça tout le temps, fit-il, mal à l’aise.

— Mais vous devez comprendre, répéta-t-elle avec obstination, ce qui n’allait pas chez moi. Avec mon père.

— Hein ? (Il avait l’impression qu’on venait de lui tourner le cou à cent quatre-vingts degrés.) Je ne vois pas ce que votre père vient faire là-dedans.

Elle arpenta la chambre. Visiblement, elle avait quelque chose en tête. Quand elle reprit la parole, ça sortit d’un coup :

— Mon père a violé ma mère. Voilà comment je suis née, quand Barrayar a envahi Escobar. Je le sais depuis plusieurs années. Ça m’a rendue allergique à ce sujet. Je ne peux pas le supporter. (Elle serra les poings.) Pourtant c’est en moi. Voilà pourquoi j’ai eu tant de mal à vous comprendre. C’est comme si depuis les dix dernières semaines, je vous voyais à travers un brouillard. La comtesse a dissipé le brouillard. Le comte m’a aidée aussi, plus que je ne saurais le dire.

— Ah…

Que pouvait-il dire ? Ainsi, elles n’avaient pas seulement parlé de lui au cours de ces deux heures. Elle aussi avait, visiblement, un drôle de passé mais il n’était pas certain d’avoir envie de lui demander d’en parler. Pour une fois, ce n’était pas à lui de s’excuser.

— Je… ne regrette pas, dit-il, que vous existiez. Quelle que soit la manière dont vous avez été conçue.

Elle sourit, avec un brin de malice.

— En fait, moi non plus.

Il éprouvait une sensation très étrange. Sa fureur devant la violation de sa vie privée était remplacée par une insouciance qui le stupéfiait. Un soulagement immense d’être enfin débarrassé de ses secrets. Sa terreur diminuait.

Il sauta du lit, attrapa Elena par la main, la conduisit jusqu’à une chaise en bois près de la fenêtre sur laquelle il monta pour l’embrasser.

— Merci !

Elle parut un peu ébahie.

— De quoi ? s’enquit-elle au bord du rire.

Fermement, elle reprit possession de sa main.

— D’exister. De me laisser vivre. Je ne sais pas.

Il sourit, exalté, puis la tête lui tourna. Il redescendit de la chaise avec précaution et s’assit.

Elle le contempla en se mordant les lèvres.

— Pourquoi vous infligez-vous ça ?

Inutile de faire semblant de ne pas comprendre à quoi elle faisait allusion. Les manifestations physiques de sa boulimie étaient assez évidentes. Il se sentait monstrueux. Son visage était couvert d’une sueur poisseuse.

— Je ne sais pas. J’ai une définition pour la folie. En général, c’est juste un pauvre type qui se débat avec sa souffrance en employant une stratégie qui gêne les gens autour de lui.

— Ce qui ne fait qu’augmenter sa souffrance, n’est-ce pas ? demanda-t-elle plaintivement.

Il sourit à moitié, les mains sur les genoux, les yeux plantés dans le sol.

— La souffrance possède un étrange pouvoir de fascination. Elle détourne votre esprit du vrai problème. Par exemple, quand on a mal aux dents, on a du mal à se concentrer sur le reste. Vous comprenez ?

Elle secoua la tête.

— Je préfère ne pas comprendre, merci.

Il soupira.

— Galen cherchait seulement à bousiller ma relation avec mon père mais il est parvenu à bousiller mes relations avec tout le monde. Il savait qu’il ne pourrait plus me contrôler une fois qu’il m’aurait lâché seul sur Barrayar. Il devait donc me donner des motivations très profondes. (Il poursuivit d’une voix plus sourde.) Ça lui est revenu au visage. Parce que, d’une certaine manière, Galen était mon père lui aussi. Mon père adoptif. Le premier que j’aie jamais eu. J’étais tellement affamé d’identité quand les Komarrans sont venus me chercher sur l’Ensemble de Jackson. Je devais être comme ces bébés oiseaux qui viennent se blottir sous des statuettes parce que c’est la première chose qu’ils voient qui ressemble à un parent oiseau.

— Vous possédez un surprenant talent pour l’analyse sous toutes ses formes, remarqua-t-elle. Je l’avais déjà remarqué sur l’Ensemble de Jackson.

Il cligna des paupières.

— Moi ? Certainement pas !

Un talent ? Et puis quoi encore… jusqu’à présent, il n’avait obtenu aucun résultat, sinon des catastrophes. Mais, malgré toutes ses frustrations, il avait réellement éprouvé une sorte de joie dans sa petite cabine de la SecImp cette semaine. La sérénité d’une cellule de moine mêlée au défi d’absorber un univers de données… Bizarrement, cela lui rappelait les instants paisibles des programmes d’éducation virtuelle, dans son enfance dans la crèche des clones. À l’époque où personne ne lui faisait aucun mal.

— C’est ce que pense la comtesse, elle aussi. Elle veut vous voir.

— Quoi ? Maintenant ?

— Elle m’a envoyée vous chercher. Mais, d’abord, je voulais vous dire ce que j’avais à vous dire. Avant qu’il ne soit trop tard, que l’occasion ne passe. Ou que je n’en ai plus le courage.

— D’accord. Laissez-moi deux secondes.

Fort heureusement, on ne leur avait pas servi de vin au dîner. Il battit en retraite dans sa salle de bains et s’aspergea le visage de l’eau la plus froide qu’il pût obtenir. Il avala deux comprimés antidouleur et se peigna. Après avoir enfilé une veste de sport, il suivit Bothari-Jesek.


Elle l’emmena dans le bureau de la comtesse, une pièce austère et calme dominant le jardin située à côté de sa chambre à coucher. Mark jeta un coup d’œil à la chambre en passant. Derrière une voûte, l’obscurité l’habitait. L’absence du comte était palpable.

La comtesse était assise à sa console, pas un modèle de sécurité comme ceux du gouvernement, mais une machine commerciale très sophistiquée. Des coquillages en forme de fleurs ou des fleurs en forme de coquillage étaient incrustés dans le bois noir qui encadrait l’holoécran. Pour l’instant, on y voyait le visage d’un homme hagard. La comtesse l’apostrophait rudement.

— Eh bien, prenez les dispositions alors ! Oui, ce soir, tout de suite. Et rappelez-moi. Merci.

Elle coupa la communication et fit face à Mark et à Bothari-Jesek.

— Vous preniez un billet pour l’Ensemble de Jackson ? demanda-t-il d’une toute petite voix, espérant encore malgré tout.

— Non.

— Ah.

Bien sûr que non. Comment pourrait-elle le laisser partir ? Il était fou. C’était insensé d’imaginer…

— Je te cherchais un navire. Si tu vas là-bas, tu auras besoin de te déplacer à ta guise. Je te vois mal en train d’attendre une navette sur un quai.

Acheter un navire ? fit-il, abasourdi. (Et dire qu’il avait cru qu’elle plaisantait en parlant de lui offrir une usine de pendules.) Ce n’est pas un peu cher ?

— Si c’est possible, je préférerais louer. Mais s’il le faut, on l’achètera. Il semble qu’il y ait deux ou trois possibilités en orbite autour de Barrayar et de Komarr.

— Mais… comment ?

Même les Vorkosigan ne pouvaient pas s’offrir un navire de saut avec leur argent de poche.

— Je peux hypothéquer quelque chose, dit assez vaguement la comtesse avec un regard autour d’elle.

— On a inventé les synthétiques, vous savez, pas question de mettre au clou les bijoux de famille. (Il comprit enfin son regard.) Pas la résidence Vorkosigan !

— Non, elle ne peut pas servir de gage. Pas plus que la résidence de district à Hassadar. Mais je peux engager Vorkosigan Surleau sur ma simple parole.

Le cœur du royaume. Oh, merde…

Elle remarqua son désarroi.

— C’est très bien toutes ces demeures avec leur grande histoire, se plaignit-elle, mais ce n’est pas ça qui fait marcher les affaires. De toute manière, les finances ça me regarde. Tu as d’autres problèmes.

— Un équipage ? fut la première pensée qui lui vint à l’esprit et qui sortit de sa bouche.

— Avec le navire, tu auras au minimum un pilote de saut et un ingénieur. Quant au reste, il y a tous ces Dendariis oisifs qui tournent en orbite autour de Komarr. Tu devrais pouvoir trouver un ou deux volontaires parmi eux. Je ne vois pas comment ils pourraient ramener l’Ariel dans l’espace local jacksonien.

— Illyan essaiera-t-il de me retenir ? s’enquit Mark, anxieux.

— S’il n’y avait pas Aral, j’irais moi-même, dit la comtesse. Et, crois-moi, Illyan ne m’arrêterait pas. Tu es mon délégué. Je m’occuperai de la SecImp.

Mark était prêt à le parier.

— Les Dendariis auxquels je pense sont hautement motivés mais… j’envisage quelques difficultés. Ils ne m’obéiront pas de gaieté de cœur. Qui commandera cette petite expédition privée ?

— C’est une règle d’or, mon garçon. Celui qui paie dicte les règles. Le navire sera le tien. Le choix de tes compagnons sera le tien. S’ils veulent faire la balade, ils devront coopérer.

— Ça ne durera que jusqu’au premier saut. Après, Quinn m’enfermera dans un placard.

La comtesse pouffa malgré elle.

— Humm, tu n’as pas tort. (Elle s’enfonça sur sa chaise, croisa les doigts et ses yeux se fermèrent une minute ou deux. Elle les rouvrit soudain.) Elena, dit-elle, veux-tu prêter serment à lord Vorkosigan ?

Ses doigts en éventail, elle désignait négligemment Mark.

— J’ai déjà prêté serment d’allégeance à lord Vorkosigan, répliqua Elena avec raideur.

Elle voulait dire Miles.

Les yeux gris se transformèrent en silex.

— La mort annule tous les vœux. (Le silex étincela.) Le système vor n’a jamais très bien su se débrouiller avec les technologies galactiques. Tu sais, je crois qu’ils n’ont jamais pensé à énoncer une règle à propos des vassaux liés à un seigneur en cryostase. À quoi lui sert ta parole s’il ne peut l’entendre ? Nous allons simplement établir un précédent.

Elena marcha jusqu’à la fenêtre pour regarder dehors. Elle ne voyait rien sinon les lumières de la pièce se réfléchissant sur le verre. Enfin, elle se retourna d’un mouvement décidé et vint poser les deux genoux en terre devant Mark. Elle leva les deux mains, paume contre paume. Automatiquement, Mark les serra dans les siennes.

— Mon seigneur, dit-elle, je m’engage à vous obéir en tant que femme-lige.

— Hum… fit Mark. Hum… je crois qu’il me faut plus que cela. Essayez ça : « Moi, Elena Bothari-Jesek, je certifie être une femme libre du district Vorkosigan. Je me voue désormais au service de lord Mark Pierre Vorkosigan en tant qu’homme – femme ? – d’armes et je le reconnais comme mon seigneur jusqu’à ce que ma mort ou sa parole me délivre. »

Choquée, Bothari-Jesek leva les yeux vers lui. Elle n’eut pas besoin de trop les lever, à vrai dire.

— Vous ne pouvez pas me faire ça ! Hein ? ajouta-t-elle en prenant la comtesse à témoin.

Celle-ci observait la scène avec le plus vif intérêt.

— Eh bien, il n’existe pas de loi disant que l’héritier d’un comte ne peut pas prendre une femme pour homme d’armes. Ça n’a jamais été fait, c’est tout. Tu sais bien… la tradition.

Elena et la comtesse échangèrent un long regard. Hésitante, comme à moitié hypnotisée, Elena répéta le serment.

Mark répondit :

— Moi, seigneur Mark Pierre Vorkosigan, vassal de l’empereur Gregor Vorbarra, accepte ton serment et te voue désormais la protection de ton suzerain. Telle est ma parole de Vorkosigan. (Il observa une pause.) En fait, annonça-t-il à la comtesse, je n’ai pas encore prêté serment à Gregor. Cela invalide-t-il nos vœux ?

— Détails, dit la comtesse en agitant les doigts. Tu t’occuperas des détails plus tard.

Bothari-Jesek se redressa. Elle le dévisagea comme une femme qui se réveille dans un lit avec une gueule de bois et un inconnu à ses côtés. Elle se frotta le dos des mains, là où il l’avait touchée.

Le pouvoir. Cette petite comédie lui donnait-elle réellement un pouvoir de Vor ? Elle lui en donnait autant que Bothari-Jesek avait envie de lui en accorder, se dit Mark en détaillant sa silhouette athlétique et ses traits perspicaces. Pas de danger qu’elle le laisse abuser de son nouveau statut. Il eut la délicieuse impression de voir l’incertitude abandonner le regard de la jeune femme pour être remplacée par une sorte de plaisir réprimé. Oui. J’ai bien joué. Quant à la comtesse, il n’avait pas à s’interroger à son sujet, elle souriait ouvertement à son fils subversif.

— Bon, reprit celle-ci, voyons si on peut faire vite. Quand pouvez-vous partir ?

— Immédiatement, dit Bothari-Jesek.

— Dès que vous l’ordonnerez, madame, dit Mark. Je sens… mais ça n’a rien de psychique, vous comprenez. Ça n’a même rien d’un pressentiment. Il ne s’agit que de logique. Mais je pense sincèrement que le temps ne joue pas en notre faveur.

— Comment cela ? demanda Bothari-Jesek. Il n’y a rien de plus statique que la cryostase. Nous sommes fous d’incertitude, c’est vrai, mais c’est notre problème. Miles ne s’inquiète pas du temps qui passe.

Mark secoua la tête.

— Si Miles était tombé entre des mains amies ou même neutres, ils auraient maintenant répondu aux rumeurs de rançons sans chercher à le réveiller. Mais si… quelqu’un d’autre… voulait le ressusciter, il y aurait d’abord des preps à faire. Nous sommes tous conscients, particulièrement en ce moment, du temps nécessaire pour faire pousser des organes.

La comtesse hocha la tête d’un air lugubre.

— Si, où que soit Miles, continua Mark, ils s’y sont mis peu de temps après l’avoir reçu, ils doivent être sur le point de tenter une réanimation maintenant.

— Ils risquent de la saboter, fit la comtesse. Ils risquent de ne pas être assez soigneux.

Ses doigts martelaient la console.

— Je ne vous suis pas, objecta Bothari-Jesek. Pourquoi un ennemi prendrait-il la peine de le ressusciter ? Quel sort est pire que la mort ?

— Je ne sais pas, soupira Mark.

Mais s’il y en a un, on peut faire confiance aux Jacksoniens : ils le trouveront.

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