20

Dans la bibliothèque, Mark, Bothari-Jesek et la comtesse passaient en revue les derniers préparatifs. Le départ était fixé au lendemain.

— Croyez-vous que j’aurai le temps de m’arrêter voir mes clones sur Komarr ? demanda Mark à la comtesse avec un vague espoir. Illyan ne va pas m’en empêcher ?

Afin de préparer les clones à leur réadaptation, la SecImp les avait installés dans une école privée komarrane, après consultation avec la comtesse. À son tour, elle en avait informé Mark. La SecImp était contente car elle n’avait ainsi qu’un seul endroit à surveiller. Les clones étaient contents car ils restaient avec leurs amis, seul élément familier dans leur nouvel environnement. Les professeurs étaient contents parce que les clones pouvaient être rassemblés dans une seule classe et éduqués ensemble. Par la même occasion, les jeunes réfugiés avaient l’occasion de se mêler à d’autres jeunes issus de familles normales – quoique en général d’un milieu très aisé. Plus tard, quand ce serait plus sûr, la comtesse insistait pour qu’ils soient placés dans des familles adoptives malgré le décalage entre leur âge et leur aspect physique. Comment apprendront-ils à fonder une famille s’ils n’ont pas de modèle ? avait-elle lancé à Illyan. Mark, qui avait assisté à cette conversation avec une fascination absolue, n’avait pas ouvert la bouche une seule fois.

— Certainement, si tu le souhaites, répondait la comtesse. Illyan va s’y opposer mais ce sera par pur réflexe. Sauf… sauf qu’il aurait une bonne raison, étant donné ta destination. Si ton chemin croise à nouveau celui de la maison Bharaputra, ce qu’à Dieu ne plaise, il vaudrait mieux que tu ne connaisses pas le détail des dispositions prises par la SecImp. Passer les voir à ton retour serait plus prudent.

La comtesse ne semblait guère goûter ce qu’elle venait de dire. Mais tant d’années vécues dans le souci constant de la sécurité des siens la faisait réfléchir automatiquement.

Si je rencontre à nouveau Vasa Luigi, les clones seront le cadet de mes soucis. D’ailleurs, qu’espérait-il en leur rendant visite ? Essayait-il encore de se faire passer pour leur héros ? Un vrai héros serait plus discret et austère. Pas aussi assoiffé de louanges de la part de ses… victimes. Il avait assez fait l’idiot comme ça.

— Non, soupira-t-il enfin. Si l’un d’entre eux a envie de me parler, j’imagine qu’il saura où me joindre.

De toute manière, aucune héroïne n’allait se jeter dans ses bras.

Son ton fit hausser les sourcils de la comtesse mais elle haussa les épaules en signe d’approbation.

Bothari-Jesek les invita à s’intéresser à des problèmes beaucoup plus pratiques comme par exemple le prix du carburant et les réparations des systèmes de survie. Bothari-Jesek et la comtesse – qui avait elle-même été autrefois capitaine d’un navire – étaient plongées dans des considérations hautement techniques à propos de tringles de Necklin quand l’image sur la comconsole bougea. Le visage de Simon Illyan apparut.

— Salut, Elena. (Elle était installée dans le siège de commande de la console.) Je voudrais parler avec Cordélia, s’il te plaît.

Bothari-Jesek sourit, hocha la tête, arrêta la sortie audio et glissa hors de la chaise. Elle fit un signe urgent à la comtesse et murmura :

— Des problèmes ?

— Il va nous bloquer, s’inquiéta Mark tandis que la comtesse s’installait. Il va me clouer au sol. C’est sûr !

— Chut, lui reprocha doucement la comtesse avec un petit sourire. Vous deux, restez où vous êtes et ne parlez pas. J’en fais mon affaire. (Elle rebrancha l’audio.) Oui, Simon, que puis-je faire pour vous ?

— Milady. (Illyan s’inclina brièvement.) En un mot, renoncez. Cette opération que vous envisagez est inacceptable.

— Pour qui, Simon ? Pas pour moi. Qui d’autre cela regarde-t-il ?

— La Sécurité, gronda Illyan.

— Vous êtes la Sécurité. Je vous serais reconnaissante d’assumer la responsabilité de vos propres émois et de ne pas essayer de les transférer sur quelque vague abstraction. Ou alors, lâchez la ligne et laissez-moi parler au capitaine de la Sécurité.

— D’accord. C’est inacceptable pour moi.

— Disons : difficile à accepter.

— Je vous demande de renoncer.

— Je refuse. Si vous voulez m’en empêcher, il vous faudra lancer un mandat d’arrêt contre Mark et moi.

— Je parlerai au comte, dit Illyan avec raideur, avec l’air d’un homme qui fait appel à son dernier recours.

— Il est beaucoup trop malade. Et je lui ai déjà parlé.

Illyan ravala son bluff sans (trop) broncher.

— Je ne sais pas ce que vous espérez tirer de cette petite aventure sinon semer la pagaille, risquer des vies et dépenser une petite fortune.

— Eh bien, c’est exactement de ça qu’il s’agit, Simon. Je ne sais pas ce que Mark sera capable de faire. Et vous non plus. Le problème avec la SecImp c’est que vous n’avez pas eu de concurrent ces derniers temps. Votre monopole vous satisfait. Un petit coup de pied aux fesses ne vous fera pas de mal.

Illyan serra les dents.

— Vous faites courir un triple risque à la maison Vorkosigan, dit-il enfin. Vous mettez en danger votre dernier représentant.

— J’en suis consciente. Et je choisis le risque.

— En avez-vous le droit ?

— Plus que vous.

— Le gouvernement est soumis à une énorme tension. Ce n’était pas arrivé depuis des années. La coalition centriste s’entre-déchire pour trouver un remplaçant à Aral. Sans parler des trois autres partis.

— Excellent. J’espère bien qu’ils y arriveront avant qu’Aral ne soit sur pied sinon je ne réussirai jamais à le convaincre de prendre sa retraite.

— C’est ainsi que vous voyez la chose ? demanda Illyan. Une occasion de mettre un terme à la carrière de votre mari ? Est-ce loyal, milady ?

— J’y vois une occasion de le sortir vivant de Vorbarr Sultana, répliqua-t-elle, glaciale. Ce qui, à mon désespoir, me semblait impossible ces dernières années. Vous choisissez vos loyautés, Simon, je choisis les miennes.

— Qui est capable de lui succéder ? fit Illyan d’un ton plaintif.

— Des tas de gens. Racozy, Vorhalas ou Sendorf, pour citer trois exemples. Si ce n’était pas le cas, il y aurait quelque chose d’abominable dans la façon de gouverner d’Aral. La marque d’un grand homme c’est de laisser derrière lui des successeurs à qui il a transmis ses capacités. Si, à vos yeux, Aral est minable au point de les avoir tous éliminés, au point d’avoir contaminé la planète entière avec sa petitesse, alors il vaudrait mieux que Barrayar se débarrasse de lui et vite.

— Vous savez que ce n’est pas ce que je crois !

— Bien. Dans ce cas, votre argument s’annule lui-même.

— Vous me liez les mains. (Illyan se massa le cou.) Milady, reprit-il finalement, je ne voulais pas vous en parler. Mais avez-vous pensé aux dangers possibles de laisser lord Mark retrouver lord Miles avant tout le monde ?

Elle se renfonça dans sa chaise, souriante, les doigts pianotant sur le plateau.

— Non, Simon. À quels dangers pensez-vous ?

— La tentation de se promouvoir.

— Assassiner Miles. Dites-le clairement, bon Dieu. (Ses yeux brillaient dangereusement.) Voilà pourquoi vous devez vous assurer que vos hommes retrouvent Miles les premiers. Je n’y vois aucune objection.

— Bon sang, Cordélia ! s’écria-t-il à bout. Vous savez très bien que s’ils se foutent dans la merde, ils viendront pleurnicher pour que la SecImp se lance à leur secours.

La comtesse gloussa.

Vivre pour servir, je crois que vous prononcez ces mots dans votre serment d’engagement, non ?

— C’est ce qu’on verra, aboya Illyan avant de couper la com.

— Que va-t-il faire ? s’inquiéta Mark.

— Facile à deviner, passer au-dessus de moi. Dans la mesure où il ne peut faire appel à Aral, cela ne lui laisse qu’un unique recours. Je crois qu’on ne va pas tarder à recevoir un nouvel appel.

Mark et Bothari-Jesek tentèrent tant bien que mal de revenir à leurs préparatifs. Mark sursauta quand le bip de la console résonna à nouveau.

Un jeune inconnu s’inclina devant la comtesse et annonça :

— Lady Vorkosigan, l’empereur Gregor.

L’inconnu s’évanouit remplacé par un Gregor apparemment perplexe.

— Bonjour, lady Cordélia. Vous ne devriez pas affoler ainsi ce pauvre Simon, vous savez.

— Il le mérite, répondit-elle sur le même ton égal. J’admets qu’il a beaucoup trop de problèmes en tête ces derniers temps. Mais, à chaque fois qu’il est sous pression, il devient rigide et con… Au lieu de courir à travers son bureau en hurlant. Ce doit être sa façon de compenser.

— Tandis que d’autres compensent en devenant hyper-analytiques, murmura Gregor.

Les lèvres de la comtesse se tordirent et Mark sut alors qui arrosait l’arroseur.

— Ses inquiétudes sont légitimes, poursuivit Gregor. Cette escapade dans l’Ensemble de Jackson est-elle sage ?

— Une question à laquelle on ne peut répondre qu’empiriquement : on n’en saura rien si elle n’a pas lieu. Je vous accorde que Simon est sincère. Mais… à votre avis comment Barrayar sera-t-elle mieux servie, sire ? C’est la question à laquelle vous devez répondre.

— Je suis partagé.

— Votre cœur l’est-il ? (Sa question était un défi. Elle ouvrit les mains dans un geste mi-apaisant, mi-suppliant.) D’une façon ou d’une autre, vous aurez à faire avec lord Mark Vorkosigan pour un bon bout de temps. Cette excursion, à défaut d’autre chose, vous permettra d’acquérir quelques certitudes. Si elle n’a pas lieu, vous et d’autres garderez vos doutes vis-à-vis de Mark. Ce ne serait pas juste pour lui.

— Quelle logique, marmonna-t-il.

Ils se dévisagèrent avec une égale sécheresse.

— Je vous croyais sensible à la logique ?

— Lord Mark se trouve-t-il avec vous ?

— Oui.

La comtesse lui fit signe de la rejoindre. Mark entra dans le champ du capteur.

— Sire.

— Ainsi, lord Mark (Gregor l’étudiait avec gravité), il semble que votre mère attend de moi que je vous donne assez de corde pour vous pendre.

Mark déglutit.

— Oui, sire.

— Ou vous sauver… (Gregor hocha la tête.) Qu’il en soit ainsi. Bonne chance et bonne chasse.

— Merci, sire.

Gregor sourit et coupa la com.

Illyan ne leur donna plus signe de vie.


Dans l’après-midi, la comtesse emmena Mark à l’Hôpital Impérial Militaire lors de sa visite quotidienne à son mari. Mark l’avait déjà accompagnée à deux reprises, depuis le malaise. Il ne tenait guère à y retourner. En premier lieu, l’endroit lui rappelait beaucoup trop les cliniques qui avaient fait de sa jeunesse jacksonienne un tourment : des détails chirurgicaux et d’autres traitements qu’il croyait avoir oubliés lui revenaient soudain en mémoire. D’autre part, le comte lui-même continuait de le terrifier. Même agonisant, il gardait une stature aussi formidable que sa vie était précaire. Ce qui était doublement effrayant pour Mark.

Il ralentit le pas et finit par s’immobiliser dans le couloir où se trouvait la porte gardée du Premier ministre. Indécis et misérable, il resta planté là. La comtesse lui jeta un coup d’œil et s’arrêta à son tour.

— Oui ?

— Je… ne veux pas entrer là-dedans.

Elle fronça les sourcils d’un air pensif.

— Je ne te forcerai pas. Mais je peux te faire une prédiction.

— Je vous écoute… Ô prêtresse.

— Tu ne regretteras jamais de l’avoir fait. Mais tu pourrais profondément regretter de ne pas l’avoir fait.

Mark digéra ça.

— D’accord, fit-il faiblement avant de la suivre

Ils entrèrent discrètement dans la pièce tapissée d’une profonde moquette. Les rideaux étaient ouverts sur une large vue de Vorbarr Sultana balayant les vieux édifices et la rivière qui coupait la ville en deux. C’était une journée froide et grise. Des nuées pluvieuses s’accrochaient au sommet des tours les plus modernes. Le visage du comte était tourné vers cette lumière pâle, argentée. Il semblait perdu dans ses pensées, ennuyé et malade. Son visage était bouffi et verdâtre et pas seulement à cause du reflet de son pyjama officiel vert, rappelant son rang. Il était hérissé de capteurs et un tube d’oxygène lui sortait des narines.

— Ah !

Tournant la tête à leur entrée, il sourit. Il changea la lumière grâce à un dispositif situé près de sa tête de lit mais cela n’améliora pas son teint.

— Cher capitaine. Mark.

La comtesse se pencha vers lui et ils échangèrent un baiser qui n’avait rien d’une simple formalité. Puis la comtesse se percha au bout du lit, les jambes croisées. Elle se mit à lui masser ses pieds nus, ce qui arracha au comte un soupir de contentement.

Mark avança jusqu’à un mètre du lit.

— Bonjour, monsieur. Comment vous sentez-vous ?

— Très mal. Ce n’est pas une vie de suffoquer à chaque fois qu’on embrasse sa femme, se plaignit-il.

Il haletait lourdement.

— Ils m’ont laissé entrer au labo pour voir ton nouveau cœur, commenta la comtesse. Il est déjà aussi grand que celui d’un poulet et il bat comme un tambour dans sa cuve.

Le comte rit faiblement.

— Grotesque.

Moi, je l’ai trouvé mignon.

–… M’étonne pas de toi.

— Si c’est le grotesque qui t’intéresse, imagine ce que tu pourrais faire avec le vieux, lui conseilla la comtesse avec une grimace démoniaque. Tu as un éventail de mauvaises blagues absolument irrésistible.

— J’en ai la tête qui tourne, murmura le comte.

Toujours souriant, il se tourna vers Mark.

Celui-ci respira un bon coup.

— Lady Cordélia vous a expliqué ce que j’ai l’intention de faire, n’est-ce pas, monsieur ?

— Mm. (Le sourire du comte disparut.) Oui. Surveille tes arrières. Sale endroit, l’Ensemble de Jackson.

— Oui, je… sais.

— Exact. (Il se tourna vers la fenêtre grise.) J’aurais bien aimé envoyer Bothari avec toi.

La comtesse parut surprise. Mark lisait dans ses pensées : a-t-il oublié que Bothari est mort ? Mais elle avait peur de le lui demander. Au lieu de cela, elle afficha un sourire éclatant.

— J’emmène Bothari-Jesek, monsieur.

— L’histoire se répète. (Il s’efforça péniblement de se redresser sur un coude avant d’ajouter :) il ne vaudrait mieux pas, mon garçon, tu m’entends ?

Il se laissa aller sur son oreiller avant que la comtesse n’ait eu le temps de l’aider. Elle semblait moins tendue : il était effectivement un peu dans le brouillard mais pas au point d’avoir oublié la mort violente de son homme d’armes.

— Cela dit, reprit-il, Elena est plus intelligente que son père.

La comtesse en avait fini avec ses pieds.

Le front creusé, il cherchait visiblement un conseil plus utile.

— J’avais l’habitude de penser – comprends-moi, c’est une découverte que j’ai faite en vieillissant – qu’il n’y avait pas de pire sort que de devenir un mentor. Etre capable de dire comment faire sans pouvoir agir. Envoyer ton protégé, tout beau, tout brillant, essuyer le feu à ta place… Je pense avoir découvert un sort plus terrible. Envoyer ton élève en sachant foutrement bien que tu n’as pas eu le temps de lui en apprendre assez… Sois malin, mon garçon. Esquive vite. Ne laisse pas ton ennemi prendre le dessus avant, dans ta tête. Tu ne peux être vaincu qu’ici.

Il se toucha les tempes.

— Je ne sais même pas qui est l’ennemi, admit Mark.

— Si tu ne le trouves pas, lui te trouvera, soupira le comte. Les gens se trahissent, dans leur façon de parler, de se comporter… Tu les devineras sans problème, si tu es calme et patient, si tu les laisses faire. Mais si tu fonces là-dedans comme un aveugle, gare à toi…

— Oui, monsieur, dit Mark, déconcerté.

— Hon… (Le comte avait épuisé tout son souffle.) Tu verras, fit-il d’une voix sifflante.

La comtesse l’examina et se leva.

— Bon, fit Mark en s’inclinant brièvement, au revoir.

Ces deux mots flottèrent dans l’air, insuffisants. Les malaises cardiaques ne sont pas contagieux, bon sang. De quoi as-tu peur ? Serrant les mâchoires, il s’approcha prudemment du lit. Il n’avait jamais touché cet homme sauf quand il avait aidé à le charger sur la moto flottante. Il tendit la main.

Le comte l’attrapa dans une étreinte brève et forte. Sa main était solide et carrée avec des doigts massifs : une main faite pour la pelle et la pioche. Celle de Mark, par contraste, semblait petite et enfantine, potelée et pâle. Ces deux mains n’avaient rien en commun sauf la poigne.

— Trompe ton ennemi, mon garçon, chuchota le comte.

— Il me prendra pour un autre, monsieur.

Son père ricana avec joie.

Mark fit un dernier appel ce soir-là, son dernier soir sur Barrayar. Il se glissa dans la chambre de Miles pour utiliser sa console à l’abri des regards de tous. Il fixa la machine éteinte pendant dix bonnes minutes avant de se décider à taper le numéro qu’il avait obtenu.

Une femme d’âge mûr apparut sur le plateau. Sa beauté qui avait dû être éblouissante se teintait à présent de force et de confiance en soi. Ses yeux étaient bleus et remplis d’humour.

— Résidence du commodore Koudelka, annonça-t-elle, très formelle.

C’est sa mère. Mark tenta de ravaler sa panique et demanda d’une voix chevrotante :

— Puis-je parler à Kareen Koudelka, s’il vous plaît, ma’ame ?

Un sourcil blond s’arrondit.

— Je crois savoir à qui j’ai affaire mais… qui dois-je annoncer ?

— Lord Mark Vorkosigan, bafouilla-t-il.

— Un instant, milord. (Elle quitta le champ du vid. Il entendit sa voix qui s’éloignait, appelant :) Kareen !

Il y eut un remue-ménage étouffé à l’arrière-plan, des voix qui se disputaient, un cri et la voix gaie de Kareen criant :

— Non, Délia, c’est pour moi ! Mère, dis-lui de partir ! C’est pour moi ! Rien que pour moi ! Ouste !

Le bruit d’une porte heurtant sans doute une main, une exclamation puis la porte qui claquait enfin.

Echevelé et excité, le visage de Kareen Koudelka se déposa sur le plateau et lui lança avec des étoiles dans les yeux :

— Salut !

Ce n’était pas exactement le regard que lady Cassia avait adressé à Ivan mais ça y ressemblait beaucoup. Mark se sentit défaillir.

— Salut, fit-il d’une voix faible. J’appelais pour dire au revoir.

Non, bon sang, c’était beaucoup trop court…

— Quoi ?

— Excusez-moi, ce n’est pas ce que je voulais dire. Mais je vais partir en voyage dans l’espace et je ne voulais pas partir sans vous avoir reparlé.

— Oh… (Son sourire s’effaça.) Quand reviendrez-vous ?

— Je ne sais pas trop. Mais, après, j’aimerais bien vous revoir.

— Bien sûr.

Bien sûr ? Un tas de perspectives très agréables accompagnaient ce bien sûr.

Elle plissa les paupières.

— Quelque chose ne va pas, lord Mark ?

— Non, dit-il en hâte. Hum… c’était votre sœur que j’entendais à l’instant ?

— Oui. Il a fallu que je ferme la porte sinon, elle serait là, hors de vue de la com à me faire des grimaces pendant qu’on se parle. (Son air de sincérité blessée fut immédiatement gâché par la suite :) C’est ce que je lui fais quand des types appellent.

Il était un type. C’était… c’était normal. Une question en entraînant une autre, il l’amena à parler de ses sœurs, de ses parents et de sa vie. Des écoles privées, des enfants chéris… La famille du Commodore était gâtée mais elle n’en possédait pas moins cette éthique barrayarane du travail, cette passion pour l’éducation et l’accomplissement et cet idéal de servir. Il se noyait dans ses paroles, rêvant de partager un tel entourage. Elle était si paisible et réelle. Pas une ombre de tourment, rien de gâché ou de tordu. En l’écoutant, il avait l’impression de se nourrir… pas son ventre mais sa tête. Sa cervelle était chaude, détendue et heureuse. Une sensation quasiment érotique mais pas du tout menaçante. Hélas, au bout d’un moment, elle prit conscience de la disproportion de leur conversation.

— Seigneur, je parle trop. Je suis désolée.

— Non ! J’aime vous écouter parler.

— Vous êtes bien le premier. Dans cette famille, j’ai de la chance quand je peux placer un mot. Je n’ai pas parlé avant l’âge de trois ans. Ils m’ont fait examiner. Le méd s’est aperçu que c’était tout simplement à cause de mes sœurs qui répondaient toujours à ma place !

Il éclata de rire.

— Maintenant, elles disent que je rattrape le temps perdu.

— J’en sais pas mal sur le temps perdu, fit Mark à regret.

— Oui. J’en ai… un peu entendu parler. Votre vie a dû être une drôle d’aventure.

— Pas une aventure, corrigea-t-il. Un désastre, plutôt. (À quoi ressemblerait sa vie, vue par ces yeux bleus ?) Peut-être qu’à mon retour, je vous en raconterai des morceaux.

S’il revenait. Et s’il arrivait à en parler.

Je ne suis pas une très jolie personne. Vous devriez le savoir avant. Avant quoi ? Plus ils se connaîtraient, plus il aurait du mal à lui avouer ses répugnants secrets.

— Ecoutez, je… il faut que vous compreniez. (Seigneur, voilà qu’il parlait comme Bothari-Jesek lors de sa confession.) Je suis une sorte de gâchis et je ne parle pas simplement de mon aspect extérieur.

Et merde, qu’est-ce que cette jolie jeune vierge avait à faire avec les infernales et torturantes subtilités de la programmation psychologique et de ses résultats aléatoires ? De quel droit lui mettrait-il ces horreurs dans la tête ?

— Je ne sais même pas ce qu’il faudrait vous dire ! avoua-t-il.

Maintenant, c’était trop tôt, il le sentait clairement. Mais plus tard serait peut-être trop tard. Elle risquait de se sentir trahie et trompée. Et s’il continuait cette conversation une minute de plus, il allait sombrer dans une abjecte confession et perdre la seule chose brillante, intacte qu’il n’ait jamais trouvée.

Kareen penchait la tête, perplexe.

— Vous pourriez peut-être demander à la comtesse, suggéra-t-elle.

— Vous la connaissez bien ? Vous parlez avec elle ?

— Oh oui. C’est la meilleure amie de ma mère. Avant, ma mère était son garde du corps personnel, avant qu’elle prenne sa retraite pour nous avoir.

À nouveau, la ligue des grands-mères qui se dressait dans l’ombre, se dit Mark. Ces puissantes vieilles femmes avec leur volonté génétique… Il sentait obscurément qu’un homme devait faire certaines choses lui-même. Mais, sur Barrayar, on utilisait des intermédiaires. Il avait dans son camp une extraordinaire ambassadrice auprès du genre féminin. La comtesse agirait pour son bien. Ouais, comme une femme qui tient son gamin pleurant pendant qu’on lui inflige un vaccin douloureux afin de lui éviter une maladie mortelle.

Jusqu’à quel point avait-il confiance dans la comtesse ? Oserait-il lui faire confiance sur ce plan-là ?

— Kareen… avant que je revienne, accordez-moi une faveur. Si vous avez l’occasion d’avoir une conversation privée avec la comtesse, demandez-lui de vous dire ce qu’elle pense que vous devriez savoir sur mon compte avant que nous ne nous connaissions mieux. Dites-lui que c’est moi qui vous l’ai demandé.

— D’accord. J’aime parler avec lady Cordélia. C’est un peu mon mentor. Avec elle, j’ai l’impression que je peux tout faire. (Kareen hésita.) Si vous êtes de retour pour la Fête de l’Hiver, accepterez-vous de danser avec moi ? Vous n’allez pas encore vous cacher dans un coin ? ajouta-t-elle avec sévérité.

— Si je suis de retour pour la Fête de l’Hiver, je ne me cacherai pas dans un coin. C’est promis.

— Parfait. J’ai donc votre parole.

— Ma parole de Vorkosigan, fit-il d’un ton léger.

Elle roula de grands yeux.

— Oh…

Ses douces lèvres se décollèrent dans un sourire éblouissant.

Cette fille devait avoir une très haute opinion des Vors pour prendre sa parole avec autant de sérieux.

— Je dois y aller maintenant, dit-il.

— Très bien. Lord Mark… soyez prudent.

— Je… pourquoi dites-vous ça ?

Il n’avait rien dit à propos de l’endroit où il allait, ni pourquoi il y allait.

— Mon père est un soldat. Vous avez le même regard que lui quand il ment à propos de la mission qu’il va accomplir. Et il n’a jamais pu tromper ma mère non plus.

Jamais aucune fille ne lui avait demandé d’être prudent, comme elle l’entendait. Il était touché au-delà de toute mesure.

— Merci, Kareen.

À regret, il coupa la communication d’une caresse.

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