29

La vedette vira. Miles se tordit le cou pour apercevoir ce qui se trouvait en dessous. Ou ne s’y trouvait pas. L’aube rampait sur un désert gelé. Il n’y avait rien à des kilomètres à la ronde.

— C’est marrant, dit l’homme qui pilotait. La porte est ouverte.

Il manipula ses coms et transmit une sorte de code d’appel. Son camarade s’agita en le suivant des yeux. Miles essayait de les regarder tous les deux en même temps.

Ils descendaient. Des rochers s’élevèrent autour d’eux, puis ce fut du béton. Ah. Une entrée cachée. Ils arrivèrent en bas et pénétrèrent dans un garage souterrain entièrement vide.

— Hein ? fit le deuxième garde. Y a plus rien.

L’appareil se posa. Un des gardes traîna Miles hors de l’engin, lui délia les chevilles. Il faillit s’effondrer. Cela faisait un bon bout de temps qu’il avait les mains liées dans le dos, sa poitrine lui faisait atrocement mal. Il réussit à se rétablir sans aide et imita les gardes : il regarda autour de lui. Ce n’était qu’un garage, mal éclairé, caverneux et vide.

Les gardes le poussèrent vers une porte, donnèrent un code qui leur ouvrit l’accès d’une chambre de sécurité entièrement électronique. Elle était branchée et ronronnait doucement.

— Vaj ? appela l’un des gardes. On est là. Tu nous scannes ?

Pas de réponse. Un garde s’avança, regarda autour de lui. Tapa un code.

— Amène-le.

Le dispositif de sécurité le laissa passer. Il portait toujours la tenue grise que lui avaient prêtée les Durona. Apparemment, elle ne comportait aucun système secret de défense. Dommage.

Le plus vieux des gardes essaya un intercom. Plusieurs fois.

— Ça répond pas.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda son camarade.

Le vieux fronça les sourcils.

— On le déshabille et on l’amène au patron. C’étaient les ordres.

Ils le dévêtirent. Il était loin de faire le poids, aussi il n’essaya même pas de leur résister mais il regrettait profondément cette perte. Il faisait très froid. Même les deux types à tête de bœuf contemplèrent un instant sa poitrine couturée dans tous les sens. Ils lui lièrent à nouveau les mains derrière le dos et le conduisirent à travers le repaire. Ils semblaient très mal à l’aise.

Il régnait un calme étrange. Les lumières brillaient mais il n’y avait personne nulle part. L’endroit était très bizarre, pas très grand, pratique et – il renifla – avait quelque chose de médical. C’était un labo, se dit-il. Le petit laboratoire privé de Ryoval. Assurément, après le raid des Dendariis quatre ans auparavant, Ryoval avait jugé sa résidence principale insuffisamment protégée. Il régnait ici une ambiance militaire, paranoïaque. C’était le genre d’endroit où si vous veniez y travailler, vous aviez peu de chances d’en ressortir avant des années. Si jamais vous en ressortiez. Au passage, il aperçut des pièces équipées en laboratoires. Mais aucun tech. Les gardes lançaient des appels de temps à autre. Personne ne répondait.

Ils arrivèrent devant une porte ouverte donnant sur une sorte de bureau.

— Baron ? Monsieur ? se risqua le plus vieux. Nous avons votre prisonnier.

L’autre homme se massa le cou.

— S’il n’est pas là, tu crois qu’on devrait commencer à s’occuper de lui comme l’autre ?

— Il ne nous l’a pas encore ordonné. On ferait mieux d’attendre.

Exactement. Ryoval n’était pas du genre à apprécier des initiatives de la part de ses subordonnés.

Avec un soupir nerveux, le vieux se décida à franchir le seuil. Le jeune poussa Miles à sa suite. Un bureau en vrai bois occupait le centre de la pièce. Devant, était disposé un drôle de fauteuil dont les bras étaient munis de bracelets de métal pour immobiliser la personne qui y prenait place. Apparemment, les conversations avec le baron Ryoval devaient toujours tourner à son avantage. Ils attendirent.

— Que fait-on maintenant ?

— Sais pas. Mes ordres n’en disaient pas plus. (Le vieux observa une pause.) C’est peut-être un test…

Ils attendirent encore cinq minutes.

— Si vous ne voulez pas aller voir, dit Miles avec entrain, moi, j’y vais.

Les gardes se regardèrent. Le vieux, le front creusé, dégaina son neutralisateur et franchit avec une extrême prudence une double porte menant dans une autre pièce. Sa voix retentit bientôt : « Merde. » Un bref silence puis elle émit un miaulement plaintif.

C’en était trop même pour le faible d’esprit qui tenait Miles. Sa grosse main toujours fermement accrochée au bras de son prisonnier, il s’engagea à la suite de son aîné dans une deuxième pièce qui ressemblait à un salon. Un holovid occupant tout un mur était vide et silencieux. Un comptoir de bar en bois granuleux divisait la pièce. Il y avait aussi une chaise extrêmement basse. Le corps complètement nu et tout à fait mort du baron Ryoval gisait là, contemplant le plafond de ses yeux secs.

Il n’y avait aucun signe de lutte : pas de meuble renversé, pas de brûlure d’arc à plasma sur les murs. Sinon sur le cadavre lui-même. Là, se concentraient toutes les traces de violence : la gorge écrasée, le torse réduit en bouillie, le sang coagulé autour de la bouche. Une double rangée de petits trous noirs s’étalait impeccablement sur le front du baron. On aurait dit des brûlures. Sa main droite manquait, tranchée. Le poignet était cautérisé.

Les gardes étaient, pour le moment, prostrés d’horreur.

— Que s’est-il passé ? murmura le plus jeune.

Sur qui vont-ils se venger ?

Comment Ryoval contrôlait-il ses employés-esclaves ? Les sous-fifres par la terreur, bien sûr. Les cadres moyens et les techs par un mélange de peur et d’intérêt personnel. Mais ceux-là, ses gardes du corps personnels, devaient faire partie du cercle intime. Ils étaient l’instrument ultime de la volonté de leur maître.

Ils ne devaient pas être aussi mentalement coincés que leur apparence le suggérait : en cas d’urgence, ils seraient parfaitement inutiles. Mais si leur esprit étroit était intact, il s’ensuivait qu’il devait les contrôler par les émotions. Des hommes que Ryoval laissait se poster derrière lui avec des armes chargées devaient être programmés dès leur naissance. Ryoval était leur père, leur mère, leur famille et tout le reste. Ryoval était leur dieu.

Mais maintenant leur dieu était mort.

Qu’allaient-ils faire ? Je suis libre était-il un concept intelligible pour eux ? Avec la disparition de son unique objet, combien de temps tiendrait leur conditionnement ? Un peu trop longtemps. Une lueur hideuse, mélange de rage et de crainte, s’allumait dans leurs yeux.

— Ce n’est pas moi, remarqua très vite Miles avec prudence. J’étais avec vous.

— Bougez pas, grogna le vieux. Je vais jeter un coup d’œil.

Il passa en revue les appartements du baron et revint au bout de quelques minutes.

— Sa vedette a disparu. Les défenses du tube ont été complètement trafiquées.

Ils hésitèrent. Ah, la parfaite obéissance avait son revers : un total manque d’initiative.

— Vous ne devriez pas vérifier tout le bâtiment ? suggéra Miles. Il y a peut-être des survivants. Des témoins. Peut-être… peut-être que l’assassin se cache encore quelque part.

Où est Mark ?

— Qu’est-ce qu’on fait de lui ? demanda le jeune en hochant le menton vers Miles.

Le vieux se bouffait les joues d’indécision.

— On l’emmène. Ou on l’enferme. Ou on le tue.

— Vous ignorez la raison pour laquelle le baron me voulait, fit aussitôt Miles. Vous feriez mieux de m’emmener jusqu’à ce que vous la découvriez.

— Il te voulait pour l’autre, dit le vieux en lui lançant un regard indifférent.

Petit, nu, à moitié guéri, les mains liées dans le dos : il était clair qu’ils ne voyaient pas en lui une menace. Et ils ont foutrement raison.

Après une brève conférence chuchotée, le jeune le poussa vers la sortie et ils entamèrent une exploration des lieux aussi rapide et méthodique que Miles l’aurait désirée. Ils trouvèrent deux de leurs camarades en uniforme rouge et noir, morts. Une mystérieuse flaque de sang s’étalait d’un mur à l’autre dans un couloir. Ils trouvèrent un autre cadavre : un tech supérieur, tout habillé dans sa douche, l’arrière du crâne fracassé. Aux niveaux inférieurs, les signes de lutte étaient plus fréquents. Ici, on s’était battu, on avait pillé et détruit sans raison apparente comconsoles et équipements.

Que s’était-il passé ? Une révolte d’esclaves ? Une bagarre pour le pouvoir entre factions rivales ? Une vengeance ? Les trois en même temps ? Le meurtre de Ryoval était-il la cause ou le but de tout ceci ? Y avait-il eu une évacuation en masse ou un meurtre de masse ? À chaque intersection, Miles se préparait à affronter une scène de carnage.

Au dernier sous-sol, se trouvait un laboratoire avec une demi-douzaine de cellules en verre alignées au fond de la pièce. À en juger d’après l’odeur, on avait oublié d’éteindre ce qui cuisait ici depuis trop longtemps. Il jeta un coup d’œil vers les cellules et déglutit.

Ils avaient été humains, autrefois, ces bouts de chair, de tissu cicatrisé et de greffe. À présent, c’étaient… des expériences. Quatre avaient été des femmes, deux des hommes. Dans un élan de pitié et avant de partir, un tech leur avait tranché la gorge. Le visage collé au verre, Miles les détailla désespérément. Ils étaient tous trop grands pour avoir été Mark. Et puis, de tels effets n’avaient sûrement pas pu être obtenus en cinq jours. Sûrement. Il ne voulait pas entrer dans les cabines pour effectuer un examen plus minutieux.

Cela, au moins, expliquait pourquoi les esclaves de Ryoval n’avaient guère tenté de lui résister. Ces expériences avaient un aspect atrocement économique. Tu n’aimes pas ton boulot au bordel, ma fille ? Tu en as marre d’être garde, mon garçon ? Ça te dirait de passer à la recherche scientifique ? Le dernier arrêt pour tout apprenti-Spartacus parmi les possessions humaines de Ryoval. Bel avait raison. On aurait dû atomiser ce type et ses tanières à notre dernier passage.

Les gardes jetèrent un vague coup d’œil aux cellules de verre et continuèrent leur inspection. Saisi par une brusque inspiration, Miles s’attarda. Ça valait le coup d’essayer…

Merde ! s’écria-t-il.

Les gardes firent volte-face.

— Ce… cet homme là-dedans. Il a bougé. Je crois que je vais vomir.

— Impossible.

Le vieux regarda à travers la paroi transparente un corps qui leur tournait le dos.

— Enfermé là-dedans, il n’a sûrement rien vu, hein ? fit Miles. Au nom du Ciel, n’ouvrez pas cette porte !

— La ferme.

Le garde se mâcha la joue, contempla le panneau de contrôle et, après un moment d’indécision, tapa un code qui ouvrit la porte et entra avec précaution.

— Gah ! fit Miles.

— Quoi ? aboya le jeune garde.

— Il a rebougé. Il a eu comme un… un spasme.

Neutralisateur à la main, le jeune garde s’engagea à la suite de son camarade. Le vieux tendit la main, hésita puis préféra dégainer sa vibro-matraque pour s’en servir pour toucher le cadavre.

Miles flanqua un coup de front au panneau de contrôle. La porte se ferma. Juste à temps. Les deux gardés se jetèrent dessus comme des chiens enragés. Le verre blindé transmit à peine une légère vibration. Ils avaient la bouche ouverte et hurlaient des jurons, des malédictions ou des menaces mais aucun son ne passait. Les murs transparents étaient en matériau résistant au vide spatial. Un matériau qui arrêtait les décharges de neutralisateur.

Le vieux dégaina enfin son arc à plasma et ouvrit le feu sur le verre. Le mur se mit à briller. Pas bon, ça. Miles étudia le panneau de contrôle… Oui. De la langue, il fit défiler le menu informatique jusqu’à ce qu’il affiche oxygène. Il coupa l’arrivée d’air. Les gardes s’évanouiraient-ils avant que le verre ne soit fondu ?

Oui. Excellent système. Les chiens de garde de Ryoval s’effondrèrent pêle-mêle contre la paroi. L’arc à plasma s’échappa des doigts inanimés et s’éteignit.

Miles les abandonna dans la tombe de leur victime.

C’était un labo. Il y avait des cutters, des instruments de toutes sortes… bien. Après des contorsions qui durèrent plusieurs minutes au cours desquelles il faillit s’évanouir une dizaine de fois, il parvint à se libérer les mains. Il geignit de soulagement.

Des armes ? Toutes les armes avaient, apparemment, été emportées par les occupants en fuite et, sans une combinaison anti-bio, il n’était guère enclin à ouvrir la porte de la cellule pour prendre celles de ses gardes. Un scalpel au laser trouvé dans le labo l’aida à se sentir moins vulnérable.

Il voulait ses vêtements. Tremblant de froid, il trotta à nouveau dans les inquiétants couloirs jusqu’à la chambre de sécurité et se rhabilla. Puis il effectua une fouille en règle du bunker, essayant au passage toutes les comconsoles qui n’avaient pas été fracassées. Toutes étaient à usage interne et ne pouvaient être connectées avec l’extérieur.

Où est Mark ? Il fut soudain saisi par l’idée qu’il existait ici un sort pire que d’être enfermé dans une cellule en attendant le retour de ses tortionnaires, être enfermé dans une cellule à attendre des tortionnaires qui ne revenaient jamais. La demi-heure qui suivit fut peut-être la plus frénétique de sa vie. Il brisa et força toutes les portes qu’il trouvait. Derrière chacune, il s’attendait à trouver un petit corps-à qui on avait, par pitié, tranché la gorge… Sa respiration s’était transformée en un sifflement inquiétant, il craignait d’être pris de convulsions quand il trouva enfin la cellule – le placard – située tout près des quartiers de Ryoval. À son grand soulagement, elle était vide. Mais elle puait d’une occupation récente. Des taches de sang et d’autre chose maculaient le sol et les murs. Il en eut la nausée. Une nausée glacée. Mais où que soit Mark et dans quel état, ce n’était pas ici. Il devait lui aussi foutre le camp et vite.

Il trouva un panier en plastique et partit faire ses courses dans les labos à la recherche d’équipement électronique. Des pinces et des fils, des détecteurs de panne, des relais, des lecteurs… tout ce qui pouvait lui être utile. Quand il pensa en avoir assez, il retourna dans l’appartement du baron pour disséquer la comconsole endommagée. Il réussit à faire sauter la serrure à paume pour se retrouver face à un petit carré brillant demandant : insérez votre code. Il jura, se massa le cou et les épaules et se remit au travail. Ça commençait à devenir fastidieux.

Il dut effectuer une nouvelle pêche aux trésors dans le bunker avant de pouvoir faire sauter le code d’accès. La comconsole avait irrémédiablement perdu certaines de ses capacités. Mais il put enfin se brancher sur le système de communication planétaire.

Il hésita un instant, ne sachant trop qui appeler. Barrayar avait un consulat sur la station du Consortium Hargraves-Dyne. La plupart des diplomates et autres employés consulaires étaient des analystes ou des agents de la SecImp chargés de surveiller la planète, ses satellites et ses stations. L’amiral Naismith possédait certains contacts parmi eux. Mais la SecImp était-elle déjà venue ici ? Etait-ce elle qui avait secouru Mark ? Non, décida-t-il. Ce qu’il avait vu ici était sauvage, absolument pas méthodique. C’était le chaos.

Alors, pourquoi n’êtes-vous pas venus chercher Mark ? Telle était l’angoissante question qu’il se posait. Une question à laquelle il n’avait pas de réponse. Allez, que le cirque commence !


Ils arrivèrent en moins d’une demi-heure : un lieutenant tendu de la SecImp nommé Iverson avec une équipe de gros bras locaux loués à la maison Dyne. Les gorilles arboraient des uniformes paramilitaires et un équipement décent. Ils étaient descendus tout droit d’orbite dans une navette. Assis sur un rocher, Miles profitait de la chaleur humide du matin. Il les attendait devant une entrée de secours et les contempla sardoniquement tandis qu’ils se déployaient au pas de charge, armes à la main, comme s’ils s’apprêtaient à lancer un assaut.

L’officier courut jusqu’à lui et le salua rapidement.

— Amiral Naismith ?

Il ne connaissait pas Iverson. Pour ce lieutenant, il représentait un employé de valeur mais non barrayaran de la SecImp.

— Lui-même et en personne. Vous pouvez dire à vos hommes de se détendre. Le bunker est sans danger.

— Vous avez éliminé tout danger vous-même ? demanda Iverson, incrédule.

— Plus ou moins.

— Ça fait deux ans qu’on cherche cet endroit !

Miles ravala une tirade à propos des gens qui n’arriveraient pas à retrouver leur propre bite avec une boussole.

— Où est, euh… Mark ? L’autre clone. Mon double.

— Nous l’ignorons, monsieur. D’après des renseignements transmis par un informateur, nous nous apprêtions à attaquer la maison Bharaputra pour vous récupérer. Et voilà que vous nous appelez.

— Je m’y trouvais encore la nuit dernière. Votre informateur ne savait pas que j’avais été déplacé. (Ce devait être Rowan… Elle s’en était sortie, hourra !) Votre intervention aurait été embarrassante.

Les lèvres d’Iverson s’amincirent.

— Cette opération a toujours été tordue, depuis le début. Les ordres n’ont pas cessé de changer.

— Dites-moi, soupira Miles. Savez-vous quoi que ce soit à propos des Mercenaires Dendariis ?

— Un groupe de vos agents est censé être en route, monsieur. (Les « monsieur » d’Iverson étaient teintés d’incertitude : un soldat régulier barrayaran ne pouvait accorder toute sa confiance à un mercenaire.) Je… souhaiterais m’assurer par moi-même que le bunker est sans danger. Si vous le permettez.

— Je vous en prie, dit Miles. Vous verrez, la visite est passionnante. Si vous avez l’estomac solide.

Prenant la tête de ses hommes, Iverson s’engouffra dans l’ouverture. Miles en aurait rigolé s’il ne pleurait pas à l’intérieur. Il soupira, descendit de son perchoir et les suivit.


Ses fidèles arrivèrent dans une petite navette personnelle qui se glissa en douceur dans le garage souterrain. Il suivit leur débarquement depuis le moniteur installé dans le bureau de Ryoval et leur indiqua par com comment le retrouver. Quinn, Elena, Taura et Bel en demi-armure. Ils entrèrent, clinquants et cliquetants, aussi spectaculairement inutiles que les gens de la SecImp.

— Pourquoi la tenue de soirée ? fut sa première question.

Il aurait dû se lever, accepter et rendre les saluts et le reste mais le fauteuil de Ryoval était incroyablement confortable et il était incroyablement fatigué.

— Miles ! s’écria Quinn avec passion.

En voyant l’inquiétude sur son beau visage, il découvrit soudain à quel point il était furieux et dévoré de remords. Furieusement furieux parce que furieusement effrayé. Bon Dieu mais dites-moi où est Mark !

— Capitaine Quinn.

Il lui rappelait qu’ils étaient en service avant qu’elle ne se jette sur lui. Elle se figea en plein vol, les autres s’entassèrent derrière elle. Elle retrouva son sang-froid avec une étonnante rapidité.

— Nous coordonnions un raid sur la maison Bharaputra avec la SecImp, dit-elle. Tu as retrouvé la mémoire ! Tu étais cryoamnésique… Tu l’as bien retrouvée, hein ? Ce docteur Durona disait que tu…

— À peu près quatre-vingt-dix pour cent, je pense. J’ai encore quelques trous. Quinn… que s’est-il passé ?

Cette question parut la dépasser un peu.

— Depuis quand ? Depuis ta mort…

— Ne remonte pas si loin. Commence… il y a cinq jours, quand vous êtes arrivés au Groupe Durona.

— Nous te cherchions. Et ça faisait quatre putains de mois !

— Tu as été neutralisée, Mark enlevé et Lilly Durona nous a expédiés, mon chirurgien et moi, vers ce qu’elle croyait être la sécurité.

Il voulait qu’elle se concentre sur ce qui l’intéressait.

— Oh, elle était ton médecin. J’ai cru… peu importe.

Quinn ravala ses émotions, enleva son casque, repoussa sa cagoule et fouilla ses boucles courtes avec des doigts aux bouts rongés. Elle organisa les informations dont elle disposait pour lui apprendre l’essentiel.

— Nous avons perdu plusieurs heures au début. Quand, enfin, Elena et Taura ont pu obtenir un autre aérocar, les kidnappeurs avaient disparu depuis un bon bout de temps. Elles les ont cherchés mais en vain. Quand elles sont revenues chez les Durona, Bel et moi, on se réveillait à peine. Lilly Durona assurait que tu étais en sécurité. J’avais du mal à la croire. Nous sommes partis et j’ai contacté la SecImp. Ils ont commencé par rappeler tous leurs agents éparpillés sur la planète. Ils étaient à ta recherche. Il a fallu qu’ils se mettent à la recherche de Mark. Ça nous a valu encore un peu de retard. Puis ils ont voulu vérifier leur théorie chérie : à savoir que les ravisseurs étaient cetagandans. Enfin, la maison Ryoval dispose d’environ cinquante sites et bunkers différents qu’il fallait tous vérifier. Sans compter celui-là qui leur était inconnu.

« Puis Lilly Durona a enfin admis que tu avais disparu. Comme il semblait plus important de te retrouver, on a à nouveau mis tous les hommes disponibles là-dessus. Il nous a fallu quand même deux jours pour retrouver la vedette abandonnée. Et elle ne nous a offert aucun indice.

— Exact. Mais vous soupçonniez Ryoval de détenir Mark.

— Ryoval voulait l’amiral Naismith. Nous pensions qu’il se rendrait compte qu’il s’était trompé de bonhomme.

Il se massa le visage. Il avait mal au crâne. Et au ventre.

— Vous ne vous êtes pas dit que Ryoval n’en aurait rien à foutre ? Dans quelques minutes, je veux que vous alliez dans ce couloir voir la cellule où ils le gardaient. Et que vous la sentiez. Je veux que vous la regardiez attentivement. En fait, allez-y tout de suite. Sergent Taura, restez.

À regret, Quinn sortit, précédant Elena et Bel. Miles avança le visage vers Taura qui se pencha pour l’écouter.

— Taura, que s’est-il passé ? Tu es jacksonienne. Tu connais Ryoval. Tu connais ce genre d’endroit. Comment avez-vous pu ne pas trouver ce bunker ?

Elle secoua son énorme tête.

— Le capitaine Quinn pensait que Mark était un débile profond. Après votre mort, elle ne lui aurait pas confié sa poubelle. Et, au début, j’étais d’accord avec elle. Mais… je ne sais pas. Il faisait tellement d’efforts. À un cheveu près, le raid sur la crèche aurait pu réussir. Si on avait été plus rapide, si le périmètre de défense de la navette avait fait son boulot, on s’en serait sorti. Je crois.

Il grimaça son approbation.

— Il n’y a pas d’excuse pour des opérations aussi délicates que celle-ci. Et les chefs ne peuvent avoir la moindre pitié ou alors autant rester en orbite et envoyer directement ses hommes dans le sas de désintégration, histoire d’éviter des efforts inutiles. (Un silence.) Quinn sera un bon chef un jour.

— Je le pense, monsieur. (Taura retira casque et cagoule et regarda autour d’elle.) Bon, je me suis mise à apprécier ce petit taré. Il a essayé. Il a essayé et il a échoué. Mais personne d’autre n’avait essayé. Et il était si seul.

— Seul. Oui. Ici. Cinq jours.

— On était vraiment persuadés que Ryoval se rendrait compte de son erreur.

— Peut-être… peut-être.

Une partie de son esprit s’accrochait à cet espoir. Peut-être n’avait-ce pas été aussi moche qu’il se l’imaginait. Peut-être…

Quinn et les autres revinrent avec des mines sinistres.

— Bon, dit-il, vous m’avez trouvé. On peut maintenant se concentrer sur Mark. J’ai fouillé cet endroit pendant des heures et je n’ai rien trouvé. Rien, pas le moindre indice. Est-ce que les fuyards l’ont emmené avec lui ? Est-ce qu’il est en train de geler quelque part dans ce désert ? Six hommes d’Iverson cherchent dehors avec des scanners et un autre vérifie le désintégrateur : y a-t-on récemment fourré un paquet de cinquante ou soixante kilos de protéines ? Pas d’autres idées mirobolantes, les gars ?

Elena revint de la chambre voisine.

— À ton avis, qui a réglé son compte à Ryoval ?

Miles ouvrit les mains.

— Pas la moindre idée. Avec sa carrière, il devait avoir des centaines d’ennemis mortels.

— Il a été tué par une personne sans arme. Un coup à la gorge puis battu à mort une fois qu’il était à terre.

— J’ai remarqué.

— Tu as remarqué la trousse à outils ?

— Ouais.

— Miles, c’était Mark.

— Comment aurait-il pu ? Cela a dû se passer hier soir. Après quoi ? cinq jours de torture… et Mark est un petit bonhomme comme moi. Je ne pense pas que ce soit physiquement possible.

— Mark est un petit bonhomme mais pas comme toi, dit Elena. Et il a failli tuer un homme sur Vorbarr Sultana d’un coup à la gorge.

Quoi ?

— Il a été entraîné, Miles. Il a été entraîné pour prendre le dessus sur ton père qui est un homme encore plus costaud que Ryoval et qui possède des années d’expérience du combat.

— Oui, mais je n’ai jamais cru… Quand Mark était-il sur Vorbarr Sultana ?

Incroyable… On meurt à peine deux, trois mois et on se retrouve sur la touche. Pour la première fois, il se demandait s’il était bien sage de sa part de repartir immédiatement à l’action. Oui, il ferait un chef parfait : un fou furieux avec une mémoire défaillante et qui a la bonne habitude d’être pris de convulsions dès que ça chauffe un peu. Sans parler des problèmes respiratoires.

— Oh, à propos de ton père, je devrais… non, ça peut attendre.

Elena le dévisageait avec inquiétude.

— Qu’est-ce qu’il a… (Il fut interrompu par le signal d’appel du com qu’Iverson lui avait donné par pure courtoisie.) Oui, lieutenant ?

— Amiral Naismith, le baron Fell est ici, à l’entrée. Avec un double escadron. Il… dit être venu chercher la dépouille de son demi-frère, en tant que plus proche parent.

Miles siffla sans bruit et sourit.

— Vraiment ? Bien. Ecoutez-moi. Laissez-le entrer avec un seul garde du corps. Et on bavardera. Il sait peut-être quelque chose. Ne laissez pas entrer ses autres hommes.

— Pensez-vous que cela soit sage ?

Comment veux-tu que je le sache, bon Dieu ?

— Oui.

Quelques minutes plus tard, le baron Fell, essoufflé, arrivait, flanqué par un des soldats loués d’Iverson et par un gros sergent en treillis vert. Après ce petit exercice, le visage rond du baron était plus rose qu’à l’ordinaire. Ceci mis à part, il ressemblait toujours à un grand-père replet à la bonne humeur trompeuse. Dangereuse.

Miles s’inclina.

— Baron Fell, ravi de vous revoir.

— Amiral. Oui, j’imagine que tout s’arrange à votre convenance. Ainsi c’était donc vous que le tireur bharaputran a atteint. Votre clone-jumeau a parfaitement tenu votre rôle, après cela, je dois le dire. Ce qui n’a fait qu’ajouter à la confusion ambiante.

Argh !

— Oui. Qu’est-ce qui vous amène ici ?

— Un échange.

Un raccourci jacksonien pour : Vous d’abord.

Miles hocha la tête.

— Feu le baron Ryoval m’a fait amener ici dans une vedette par deux de ses hommes. Nous avons trouvé l’endroit à peu près dans l’état dans lequel vous le voyez. J’ai, disons, neutralisé mes deux gardes à la première occasion. Vous dire comment je me suis retrouvé entre leurs mains serait une longue histoire.

Donnant, donnant. À toi de me dire quelque, chose.

— Des rumeurs tout à fait extraordinaires commencent à circuler à propos de mon cher disparu… il a bien disparu ?

— Oh oui. Vous le verrez dans un moment.

— Merci. Mon cher demi-frère est donc bien mort. On me l’avait déjà appris.

Un des anciens employés de Ryoval a couru tout droit chez lui.

— Ce renseignement vaut bien une petite récompense.

— Il y aura une récompense dès que je serai certain qu’on m’a dit la vérité.

— Dans ce cas… pourquoi ne pas vérifier vous-même ?

Il dut se lever, quitter le fauteuil. Ce qu’il fit au prix d’un effort considérable. Il conduisit le baron Fell dans le salon. Les Dendariis et le sergent les suivirent.

Celui-ci lança un coup d’œil inquiet vers l’immense Taura. Elle sourit, découvrant ses crocs.

— Salut. T’es mignon, tu sais ?

Il eut un mouvement de recul et se glissa tout près de son patron.

Fell se dirigea droit vers le cadavre. Il saisit le bras coupé au poignet.

— Qui a fait ça ?

Miles mit une seconde avant de comprendre l’expression de son visage : Fell était déçu.

— Nous ne le savons pas encore. Nous l’avons trouvé comme ça.

Fell lui lança un regard acéré.

— Exactement ?

— Oui.

Fell effleura les trous noirs sur le front du cadavre.

— Celui qui a fait ça savait ce qu’il faisait. Je veux retrouver cet assassin.

— Pour… venger la mort de votre demi-frère ? s’enquit Elena avec prudence.

— Non. Pour lui offrir un travail ! (Fell éclata d’un rire tonitruant.) Avez-vous une idée du nombre de gens qui ont consacré des années et des années à essayer d’accomplir ceci ?

— J’en ai une petite idée, dit Miles. Si vous pouvez…

Dans la pièce voisine, le signal d’appel de la comconsole de Ryoval retentit.

Fell plissa les yeux.

— Personne ne pourrait appeler ici sans posséder le code d’accès, déclara-t-il en passant dans la pièce voisine.

Miles le devança de justesse devant la console. Il se glissa dans le fauteuil.

Il brancha la communication. « Oui ? » et faillit être à nouveau éjecté de son siège.

Le visage bouffi de Mark s’aggloméra au-dessus du plateau. On aurait dit qu’il venait de sortir de la douche, le visage lisse, les cheveux humides et plaqués.

Il portait une tenue grise identique à celle de Miles et était couvert d’ecchymoses bleues, verdâtres et jaunâtres. Sa peau ressemblait à un patchwork mais ses yeux, grands ouverts, brillaient.

— Ah, dit-il gaiement, te voilà. Je pensais bien que tu étais là. Sais-tu qui tu es maintenant ?

— Mark ! (Miles réprima une folle envie d’étreindre l’image en trois dimensions.) Tu vas bien ? Où es-tu ?

— Tu as donc retrouvé la mémoire. Bien. Je suis chez Lilly Durona. Bon Dieu, Miles, quel endroit ! Quelle femme ! Elle m’a laissé prendre un bain. Elle m’a recollé la peau. Elle m’a soigné le pied. Elle m’a fait une hypo de relaxant musculaire pour mon dos. De ses propres mains, elle m’a donné des soins médicaux si intimes et si dégoûtants que je n’ose les décrire. Mais j’en avais sacrément besoin, crois-moi. Et elle m’a tenu la tête pendant que je hurlais. Je t’ai parlé du bain ? Je l’aime, je veux l’épouser.

Tout ceci fut proféré avec un tel enthousiasme que Miles était incapable de savoir si Mark plaisantait ou non.

— Qu’est-ce que tu as pris ? s’enquit-il, soupçonneux.

— Des anti-douleur. Des tas et des tas d’anti-douleur. Oh, c’est merveilleux ! (Il lui dédia un large sourire.) Mais ne t’inquiète pas : j’ai les idées parfaitement claires. C’est le bain. J’ai commencé à me détendre quand elle m’a donné le bain. Ça m’a complètement dénoué. Est-ce que tu sais à quel point c’est fantastique un bain quand on… peu importe.

— Comment as-tu fait pour sortir d’ici et te retrouver à la clinique Durona ? demanda Miles.

— En empruntant la navette de Ryoval, bien sûr. J’avais son code personnel.

Derrière lui, Miles sentit que le baron Fell retenait son souffle.

— Mark, fit-il en se penchant en avant, tu veux bien me passer Lilly, un moment, s’il te plaît ?

— Ah, baron Fell ! s’exclama Mark. Parfait. J’allais vous appeler juste après. Je voudrais vous inviter à prendre le thé ici, chez Lilly. Nous avons des tas de choses à nous dire. Toi aussi, Miles. Et amène tous tes amis.

Mark lui adressa un regard éloquent. Sans qu’on le voie, Miles appuya sur le bouton « alerte » du com d’Iverson.

— Pourquoi, Mark ?

— Parce que j’ai besoin d’eux. Mes propres troupes sont beaucoup trop épuisées pour travailler aujourd’hui.

— Tes troupes ?

— S’il te plaît, fais ce que je te dis. Parce que je te le demande. Parce que tu me le dois, ajouta Mark d’une voix si sourde que Miles eut du mal à l’entendre.

Une brève étincelle jaillit dans les yeux de Mark.

Fell maugréa.

— Il l’a utilisé. Il doit savoir… (Il se pencha vers la console.) Mark, comprenez-vous ce que vous avez, euh.. en main ?

— Ô baron. Je sais ce que je fais. Je me demande pourquoi tout le monde à autant de mal à l’admettre. Je sais exactement ce que je fais.

Puis il éclata de rire. C’était un rire très troublant, grinçant et trop fort.

— Laissez-moi parler à Lilly, dit Fell.

— Non. Venez ici et vous lui parlerez, fit Mark. De toute manière, c’est à moi que vous aurez envie de parler. (Son regard se planta dans celui de Fell.) Je vous promets que vous trouverez ça profitable.

— Je veux bien vous croire, murmura Fell. Très bien.

— Miles… Tu te trouves bien dans l’appartement de Ryoval. (Mark l’examinait sans que Miles comprenne quelle réponse il attendait de lui mais Mark hocha la tête, apparemment satisfait.) Elena est avec toi ?

— Oui…

Elena se pencha par-dessus l’autre épaule de Miles.

— Que désirez-vous, Mark ?

— Je veux vous parler, femme-lige. En privé. Voulez-vous dire à tous les autres de quitter la pièce, s’il vous plaît ? Tous, sans exception.

— Tu ne peux pas, commença Miles. Femme-lige ? Tu… ne lui as pas prêté serment, hein ? C’est… c’est impossible.

— Techniquement, je suppose que tu as raison maintenant que tu es à nouveau vivant, dit Mark. (Il sourit tristement.) Mais j’ai besoin d’un service. Ma première et ma dernière requête, Elena. En privé.

Elena regarda autour d’elle.

— Dehors, tout le monde. S’il te plaît, Miles. Ceci est strictement entre Mark et moi.

— Femme-lige ? murmura Miles en se laissant pousser dehors. Comment…

Elena referma la porte sur eux. Miles appela Iverson pour qu’il s’occupe des problèmes de transport et autres détails. Il s’agissait clairement d’une course entre Fell et eux. Une course polie mais une course quand même.

Elena réapparut quelques secondes plus tard, le visage fermé.

— Allez chez les Durona. Mark m’a demandé de retrouver quelque chose pour lui ici. Je vous rejoins plus tard.

— Rassemble le maximum de renseignements pour la SecImp, pendant que tu y es, dit Miles se sentant vaguement dépassé par les événements : ce n’était plus lui qui commandait. Iverson te donnera un coup de main. Mais… Femme-lige ? Est-ce que cela signifie ce que je crois ? Comment as-tu pu…

— Cela ne signifie plus rien du tout, maintenant. Mais j’ai une dette envers Mark. Nous avons tous une dette envers lui. Il a tué Ryoval, tu sais.

— Même si j’ai du mal… je commence à le croire. Mais je ne vois pas comment il a pu faire.

— D’après ce qu’il m’a dit, avec les deux mains liées dans le dos. Et je le crois.

Elle retourna dans la suite de Ryoval.

— On parle bien de Mark ? marmonna Miles en partant dans la direction opposée.

On lui avait peut-être fabriqué un autre frère-clone pendant sa mort, non ?

— Il ne ressemble pas à Mark, reprit-il. Il avait l’air content de me voir. C’est Mark ?

— Oh oui, fit Quinn, c’est bien Mark.

Il se précipita vers la sortie. Même Taura dut allonger le pas pour rester à sa hauteur.

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