6

— Pas de sous-fifre, dit Miles fermement. Je veux parler au grand chef et qu’on en finisse. Qu’on parte d’ici le plus vite possible.

— J’essaie encore, répondit Quinn.

Elle se retourna vers la comconsole de la salle de tactique du Peregrine qui transmettait la projection d’un officier de haut rang des services de sécurité bharaputrans. Elle recommença à discuter.

Miles se renfonça dans sa chaise, les bottes sur le bureau, les mains posées sur les accoudoirs. Calme et contrôle. Telle devait être la stratégie. Telle était, désormais, la seule stratégie possible. Si seulement il était arrivé neuf heures plus tôt… Il avait méthodiquement maudit chaque incident qui les avait retardés au cours des cinq derniers jours, dans quatre langues différentes jusqu’à ce qu’il ne trouve plus ses mots. Ils avaient gâché une quantité incroyable de carburant à mener le Peregrine au maximum de sa vitesse et ils avaient failli rejoindre l’Ariel. Failli seulement. Ces retards avaient permis à Mark de passer à l’action et de provoquer la catastrophe. Mais Mark n’était pas seul responsable. Miles ne croyait plus depuis longtemps à la fiction du héros solitaire. Un merdier aussi gigantesque nécessitait la pleine coopération de beaucoup d’autres. Il avait très envie d’avoir une conversation privée avec Bel Thorne et le plus tôt possible. Jamais il n’aurait cru Bel capable d’une telle inconscience.

Il jeta un coup d’œil autour de lui, pour glaner les dernières informations disponibles sur les plateaux de vid. L’Ariel était hors du coup maintenant. Le second de Thorne, le lieutenant Hart, avait fui sous le feu et s’était réfugié sur la Station Fell. Il était à présent coincé par une demi-douzaine de vaisseaux de la sécurité bharaputrane qui croisaient à la limite de l’espace local de Fell. Deux autres navires bharaputrans escortaient le Peregrine sur son orbite. C’était symbolique car le Peregrine était nettement mieux armé qu’eux. L’équilibre des forces changerait bientôt quand les renforts bharaputrans arriveraient. À moins qu’il ne parvienne à convaincre le baron que cela n’était pas nécessaire.

Il examina une vue de la situation en bas, du moins telle qu’elle était comprise pour le moment par les ordinateurs de combat du Peregrine. Les environs immédiats du complexe médical étaient visibles même de leur position sur orbite mais il ne possédait pas autant de détails qu’il l’aurait voulu sur l’intérieur des bâtiments… une attaque frontale serait très risquée. Trop. Il fallait négocier, payer… Il grimaça : cela allait coûter très cher. Bel Thorne, Mark, l’escadron vert et une cinquantaine d’otages bharaputrans étaient coincés dans un bâtiment, bien loin de leur navette endommagée. Le pilote était mort, trois soldats blessés. Voilà qui coûterait son poste à Bel, se jura Miles.

L’aube allait bientôt se lever. Les Bharaputrans avaient évacué tous les civils du complexe, Dieu merci, mais ils avaient aussi dépêché sur place d’importantes forces de sécurité et du matériel lourd. Seule la peur d’endommager leurs chers clones les retenait de perpétrer un massacre. Il n’était pas en position de force pour négocier. Du calme.

Quinn, sans se retourner, lui adressa un signe. Prépare-toi. Il vérifia son apparence. Il portait un uniforme emprunté à la plus petite personne à bord, une femme d’un mètre cinquante du service mécanique, et qui était encore trop grand pour lui. Il n’arborait que la moitié de ses insignes. Ce qui lui donnait un air négligé. Peu de chance pour que cela impressionne son interlocuteur. Il comptait sur l’adrénaline et sa rage contenue pour se donner un peu plus d’envergure. Sans les bio-puces implantées dans ses nerfs, ses vieux ulcères lui auraient déjà perforé l’estomac. Il brancha sa comconsole sur la fréquence de Quinn.

Avec une étincelle, un visage apparut sur le plateau du vid. Les cheveux noirs tirés en arrière et maintenus en un chignon serré par un anneau d’or soulignaient la puissance des traits. Il portait une tunique en soie couleur bronze et aucun autre bijou. La peau sombre, on lui donnait la quarantaine. Les apparences étaient trompeuses. Il fallait bien plus d’une seule vie pour se frayer un chemin au sommet d’une maison jacksonienne. Vasa Luigi, baron Bharaputra, occupait le corps d’un clone depuis au moins une vingtaine d’années. Et il en prenait visiblement grand soin. Une transplantation de cerveau le mettrait dans une position extrêmement vulnérable. Son pouvoir était convoité par trop d’impitoyables subordonnés.

— Ici, Bharaputra.

Sans plus de détails. Oui, sans aucun doute, l’homme et la maison ne faisaient qu’un.

— Ici Naismith, dit Miles. Commandant en chef de la Flotte des Mercenaires libres Dendariis.

— Visiblement pas complètement, fit sèchement Vasa Luigi.

Miles serra les dents.

— Exact. Vous comprenez donc que je n’ai nullement autorisé ce raid ?

— Je comprends que vous le prétendez. Personnellement, je ne serais pas aussi pressé d’annoncer mon manque d’autorité sur mes hommes.

Il te provoque. Du calme.

— Nous devons établir les faits. J’ignore encore si le capitaine Thorne s’est laissé suborner ou bien s’il a simplement été trompé par mon clone. Quoi qu’il en soit, c’est votre propre création, pour quelques raisons sentimentales, qui a tenté de se venger de vous. Je ne suis qu’un témoin innocent qui essaye d’arranger les choses.

Le baron Bharaputra cligna des yeux, comme un lézard.

— Vous êtes une curiosité. Nous ne vous avons pas créé. D’où sortez-vous ?

— Cela importe-t-il ?

— Ça se pourrait.

— Dans ce cas, ce renseignement ne sera pas gratuit. Il est à vendre ou à échanger.

C’était de la bonne étiquette jacksonienne. Le baron hocha la tête, nullement offensé. Un marché était en vue, même si les deux parties étaient loin d’être à égalité. Bien.

Mais le baron n’insista pas sur les origines de Miles.

— Que voulez-vous de moi, amiral ?

— Je souhaiterais vous aider. Je peux, si on me laisse agir librement, retirer mes gens de cette malheureuse situation là en bas sans dommages supplémentaires pour Bharaputra, que ce soit en vies humaines ou en biens. Ce sera rapide et propre. Je serais même disposé à verser des dommages et intérêts raisonnables pour les dégâts déjà causés.

— Je n’ai pas demandé votre aide, amiral.

— Vous le ferez si vous n’avez pas envie que cela vous revienne très cher.

Vasa Luigi ferma à demi les yeux.

— Est-ce une menace ?

Miles haussa les épaules.

— Plutôt le contraire. En nous entendant, nous éviterons que cela ne nous coûte très cher. Je préfère cette solution.

Le regard du baron flotta vers la droite vers quelque chose ou quelqu’un qui n’était pas dans le champ de l’holovid.

— Excusez-moi un instant, amiral.

Son visage fut remplacé par un signal d’attente.

Quinn se pencha vers lui.

— Tu penses qu’on pourra sauver quelques-uns de ces malheureux clones ?

Il se passa les doigts dans les cheveux.

— Bon sang, Elli, j’aurai déjà du mal à tirer nos hommes de là ! Ça m’étonnerait.

— Dommage. Maintenant qu’on est venu jusqu’ici…

— Ecoute, si j’avais envie de mener une croisade, il y en a un tas qui m’attendent tout près de chez moi. Je n’aurais pas besoin de traverser la moitié de la galaxie jusqu’à l’Ensemble de Jackson. Il y a bien plus que cinquante gosses qui sont massacrés chaque année au fin fond de la campagne sur Barrayar sous le simple prétexte qu’on les prend pour des mutants. Je ne peux pas me permettre d’être aussi… exalté que Mark. J’ignore où il a été chercher ces idées. Sûrement pas chez les Bharaputrans ou les Komarrans.

Quinn haussa les sourcils, hésita à parler, sourit sèchement puis se décida :

— C’est à Mark que je pensais. Tu n’arrêtes pas de dire que tu voudrais qu’il te fasse confiance.

— En lui faisant cadeau des clones ? J’aimerais pouvoir. Mais d’abord, je l’étranglerai de mes propres mains… juste après avoir pendu Bel Thorne. Mark est Mark, il ne me doit rien mais Bel aurait dû être plus prudent.

Il serrait les dents à s’en faire mal. Les paroles de Quinn avaient suscité en lui des visions galopantes. Leurs deux navires, avec tous les clones à leur bord, s’éjectant triomphalement de l’Ensemble de Jackson… Mark, admiratif, balbutiant de gratitude… Il les ramenait tous à la maison, chez Mère… Folie. Infaisable. S’il avait lui-même préparé cette opération du début à la fin, ils auraient peut-être eu une chance de réussir. Une étincelle jaillit à nouveau sur le plateau. D’un geste, il ordonna à Quinn de s’écarter. Vasa Luigi réapparut.

— Amiral Naismith, fit-il en hochant la tête. J’ai pris la décision de vous autoriser à donner l’ordre à votre équipage rebelle de se rendre à mes forces de sécurité.

— Je ne voudrais pas importuner davantage vos hommes, baron. Ils n’ont pas dormi de la nuit. Ils sont fatigués et énervés. J’irai moi-même chercher mes hommes.

— Ce ne sera pas possible. Mais je me porte garant de leurs vies. Les amendes individuelles pour leurs actes criminels seront fixées plus tard.

Des rançons. Miles ravala sa rage.

— Cette solution est… envisageable. Mais les amendes doivent être déterminées dès maintenant.

— Vous n’êtes pas vraiment en position de poser vos conditions, amiral.

— Je souhaite simplement éviter les malentendus, baron.

Vasa Luigi serra les lèvres.

— Très bien. Pour les soldats, dix mille dollars de Beta chacun. Pour les officiers, vingt-cinq mille. Pour votre capitaine hermaphrodite, cinquante mille, à moins que vous ne souhaitiez que nous ne vous en débarrassions nous-mêmes… Non ? Quant à votre clone, je ne vois pas à quoi il pourrait vous servir, aussi le garderons-nous en détention. En échange, je vous fais grâce des dégâts matériels.

Le baron hocha la tête, visiblement satisfait de sa grande générosité.

Ce qui faisait un total proche d’un quart de million. Miles réprima une grimace. Bon, c’était trouvable.

— Mais le clone m’intéresse. À quel… prix le céderiez-vous ?

— En quoi peut-il vous intéresser ? s’étonna Vasa Luigi.

Miles haussa les épaules.

— C’est évident, il me semble. Mon métier est plein d’imprévus. Je suis le seul survivant de ma série. Celui que j’appelle Mark a été une surprise aussi grande pour moi que je l’ai été pour lui. Nous ignorions tous les deux qu’il existait un autre projet de clonage. Où pourrais-je trouver une… banque d’organes aussi parfaite et facile à utiliser ?

Vasa Luigi ouvrit les bras.

— Nous pourrions vous le garder en parfaite sécurité.

— Si jamais j’en ai besoin, ce sera en toute urgence. De plus, j’aurai alors tout lieu de redouter une hausse soudaine des tarifs. Enfin, un accident est toujours possible. Regardez ce qui est arrivé au pauvre clone du baron Fell qui était sous votre garde.

La température dégringola de vingt degrés. Miles se dit qu’il aurait mieux fait de tenir sa langue. Le baron l’examinait, sinon avec plus de respect, mais avec une suspicion accrue.

— Si vous avez besoin d’un clone, amiral, c’est ici, et seulement ici, qu’on peut vous en fabriquer un. Mais ce clone-ci n’est pas à vendre.

— Ce clone ne vous appartient pas, rétorqua Miles trop vite.

Il se força à se calmer, à enfouir tout au fond de lui ses pensées réelles, afin de négocier avec le baron Bharaputra sans se mettre à vomir.

— D’ailleurs, reprit-il, il y a ce délai de dix ans avant d’obtenir un clone « adulte ». Ce n’est pas la mort de vieillesse que je crains mais un accident. (Une pause et un effort héroïque pour ajouter :) Vous pouvez nous facturer les dommages matériels, bien sûr.

— Je peux faire exactement ce qu’il me plaît, amiral, remarqua froidement le baron.

N’en mets pas ta tête à couper, espèce de salopard Jacksonien.

— Pourquoi tenez-vous tant à garder ce clone, baron ? Après tout, vous pouvez vous en fabriquer un quand ça vous chante.

— Ce ne serait pas si simple. Ses dossiers médicaux révèlent qu’il a été très difficile à obtenir.

Vasa Luigi se tapota le nez et sourit sans humour.

— Auriez-vous en tête de le punir ? s’enquit Miles. D’en faire un exemple ?

— C’est sûrement ce qu’il pensera.

Ainsi, il avait un plan pour Mark.

— Vous n’auriez pas idée de vous en prendre à notre progéniteur barrayaran ? Un tel complot a déjà échoué. Ils connaissent notre existence à tous les deux.

— Je l’admets, ses liens avec Barrayar m’intéressent. Vos liens avec Barrayar m’intéressent aussi. Il est évident, si on considère le nom que vous avez choisi, que vous connaissez vos origines. Quelles sont exactement vos relations avec Barrayar, amiral ?

— Exactement ? Elles sont délicates. Ils me tolèrent et je leur rends service de temps à autre. En me faisant payer. En dehors de cela, nous nous évitons mutuellement. La Sécurité Impériale de Barrayar a le bras long, plus long même que la maison Bharaputra. Vous n’auriez aucun intérêt à vous attirer leur mauvaise grâce, croyez-moi.

Vasa Luigi haussa les sourcils, poliment sceptique.

— Un progéniteur et deux clones… trois frères identiques. Et tous aussi petits. À vous trois, vous faites presque un homme entier.

Une provocation. Le baron cherchait quelque chose, un renseignement, sûrement.

— Trois mais sûrement pas identiques, dit Miles. Le lord Vorkosigan original est un idiot patenté, j’en suis certain. Quant à Mark, il vient de vous démontrer ses limites. Je suis le modèle amélioré. Mes créateurs me destinaient à de plus hautes fonctions mais ils ont trop bien fait leur boulot et j’ai décidé de voler de mes propres ailes. Ce qu’aucun de mes deux frères ne semble être en mesure de faire.

— J’aimerais parler avec vos créateurs.

— J’aimerais que cela soit possible. Ils sont décédés.

Le baron lui offrit un sourire glacial.

— Vous êtes un petit malin, pas vrai ?

Miles sourit à son tour sans répondre.

Le baron se renfonça dans son siège.

— Je maintiens mon offre. Le clone n’est pas à vendre. Mais, toutes les trente minutes, les amendes doubleront. Je vous conseille donc d’accepter rapidement le marché, amiral. Vous n’en obtiendrez pas de meilleur.

— Je dois consulter le comptable de la Flotte, temporisa Miles. Je vous rappelle très bientôt.

— Je n’en doute pas, murmura Vasa Luigi, l’air satisfait.

Miles coupa la communication.

— Mais le comptable n’est pas ici, remarqua Quinn.

Exact. Le lieutenant Bone était avec Baz et le reste de la flotte dendarii.

— Je… n’aime pas le marché du baron Bharaputra.

— La SecImp ne pourra-t-elle pas porter secours à Mark, plus tard ?

— Je suis la SecImp.

Quinn pouvait difficilement le désapprouver. Elle ne dit rien.

— Je veux mon armure spatiale, grogna-t-il d’une voix haut perchée.

— C’est Mark qui l’a.

— Je sais. Ma demi-armure. Mon casque de commande.

— Mark les a aussi.

— Je sais. (Sa main s’abattit violemment sur le bras de son siège. Le bruit fit grimacer Quinn.) Un casque de chef d’escadron, alors !

— Pour quoi faire ? Pas de croisades ici, tu l’as dit toi-même.

— J’ai changé d’avis. (Il bondit.) On y va.


Les ceintures de sécurité lui mordirent le corps quand la navette se détacha des flancs du Peregrine. Miles jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule du pilote pour examiner la courbe de la planète et vérifier la présence des deux chasseurs qui leur servaient de couverture. Ils étaient suivis par une autre navette : l’autre moitié de leur attaque en deux temps. La diversion. Les Bharaputrans s’y laisseraient-ils prendre ? Ça vaudrait mieux pour toi. Il s’intéressa à nouveau aux informations fournies par son casque de commande.

Finalement, il ne portait pas celui d’un chef d’escadron. Elena Bothari-Jesek lui avait prêté le sien, celui d’un capitaine, puisqu’elle restait à bord de la salle de tactique du Peregrine. Ramène-le-moi intact, bon sang, lui avait-elle dit, le visage blême d’angoisse. Pratiquement tout ce qu’il portait avait été emprunté : la trop grande combinaison de protection anti-brise-nerfs qu’il avait dû replier aux poignets et aux chevilles et qui tenait grâce à des bandes adhésives. Quinn avait insisté pour qu’il la mette. Redoutant les brise-nerfs par-dessus tout, il n’avait pas discuté. Son treillis tenait de la même manière. Les lanières de son miroir à plasma le sanglaient assez bien. Deux paires d’épaisses chaussettes empêchaient ses bottes de trop glisser. Tout cela était très gênant mais il avait d’autres sujets de préoccupation plus importants : comment monter une telle opération en moins de trente minutes.

Sa plus grande inquiétude concernait l’endroit où ils atterriraient. Il aurait préféré qu’ils se posent sur le bâtiment qui abritait Thorne mais le pilote de la navette craignait que celui-ci ne s’effondre sous le poids. De toute manière le toit était en pente. L’autre site le plus proche était occupé par les débris de la navette de l’Ariel. Leur troisième choix allait les obliger à une longue marche, surtout au retour quand la sécurité bharaputrane aurait eu le temps de se réorganiser. Il espérait que le sergent Kimura et l’escadron jaune dans la deuxième navette leur fourniraient une diversion appréciable. Faites bien gaffe à votre navette, Kimura. C’est notre unique renfort maintenant. J’aurais dû amener toute la foutue flotte.

Il ignora les cris et les craquements de sa propre navette qui décélérait brutalement en pénétrant dans l’atmosphère. C’était un excellent plongeon mais rien n’allait assez vite pour lui. Il examina les données de son casque. Les deux engins bharaputrans surveillant le vaisseau avaient été surpris. Ils gâchèrent quelques salves inutiles contre le Peregrine, se tournèrent d’abord vers Kimura avant de se lancer à leur poursuite. La première navette bharaputrane fut pulvérisée immédiatement et Miles murmura une citation dans son casque pour leur pilote. L’autre Bharaputran, inquiet, battit en retraite pour attendre des renforts. Bon, cela avait été facile. Mais le voyage de retour allait être nettement plus rigolo. Il sentait déjà l’adrénaline gonfler ses veines, plus étrange et plus douce qu’une drogue. Cet état durerait plusieurs heures et disparaîtrait brutalement, le laissant complètement vidé. Cela en valait-il la peine ? Oui, si on gagne.

On gagnera.

Tandis qu’ils contournaient la planète pour rejoindre le complexe, il essaya à nouveau d’entrer en contact avec Thorne. Les Bharaputrans brouillaient les communications. Il essaya de passer tout bêtement par le réseau commercial mais sans succès. Bah, une fois sur place, il pourrait le joindre. Il examina soigneusement un holovid du complexe médical. Décidément, ils atterrissaient trop loin.

La folle décélération prit fin. Des bâtiments s’élevèrent autour d’eux – idéal pour des snipers – et la navette heurta le sol. Quinn, qui se démenait avec le réseau de communication depuis un bon moment, leva la tête et annonça simplement :

— J’ai Thorne. Essaye 6-2-J. En audio seulement, pas de vid pour le moment.

Il se brancha en un clin d’œil.

— Bel ? Nous sommes en bas. On vient vous chercher. Préparez-vous à sortir. Il y a encore des survivants parmi vous ?

Il n’eut pas besoin de la voir pour sentir la grimace de Bel mais, au moins, celui-ci ne perdit pas une seconde en excuses inutiles.

— Deux blessés à transporter. Phillipi est morte il y a à peu près quinze minutes. Nous avons mis sa tête dans de la glace. Si vous avez une cryochambre portable, on devrait pouvoir la sauver.

— On en a une mais on n’aura pas de temps à perdre. Commencez à la préparer dès maintenant. On arrive aussi vite que possible.

Un signe vers Quinn et ils se levèrent en même temps pour gagner la sortie. Il ordonna au pilote de sceller la porte derrière eux.

Quinn informa le médic de ce qui l’attendait, et une bonne moitié de l’escadron orange se répandit autour de la navette pour la protéger. Deux aérocars s’élevèrent en même temps pour débarrasser les toits environnants d’éventuels snipers et les remplacer par des Dendariis. Dès qu’ils annoncèrent que la voie était libre, Miles et Quinn descendirent la rampe à la suite de l’escadron bleu dans l’aube froide et humide. Ils laissaient suffisamment d’hommes derrière eux pour empêcher les Bharaputrans de détruire à nouveau leur navette.

La rosée du matin s’accrochait aux flancs brûlants de la navette. Le ciel avait une teinte gris perle mais les bâtiments du centre médical n’émergeaient pas encore de l’ombre. Une moto volante s’éleva, deux soldats s’élancèrent en avant-garde au pas de course bientôt suivis par l’escadron bleu. Pompant rageusement sur ses petites jambes, Miles s’efforçait de rester à hauteur. Pas question que quiconque ralentisse le pas pour l’attendre. Personne n’en eut besoin. Haletant, il grogna de satisfaction. L’écho de quelques détonations lui apprit que l’escadron orange était déjà au travail.

Ils se glissèrent le long d’un bâtiment, puis d’un deuxième et d’un troisième, procédant par des sauts de crapaud : une moitié des hommes avançait puis couvrait l’autre moitié et ainsi de suite. C’était beaucoup trop facile. Miles songea à ces fleurs carnivores dont les épines se dissimulent à l’intérieur. Pénétrer ici était assez simple, surtout pour une puce comme lui. Sortir serait une autre histoire…

Il fut donc presque soulagé quand la première grenade sonique explosa. Les Bharaputrans ne gardaient pas tout pour le dessert. L’explosion s’était produite derrière un ou deux bâtiments et son écho se propageait étrangement jusqu’à eux. Miles manipula son casque de commande pour suivre de façon quasi subliminale le combat qui avait lieu là-bas. L’escadron orange rôtissait un nid de défenseurs bharaputrans. Il grimaça : ce n’étaient pas les gardes que ses hommes faisaient frire qui l’inquiétaient ; c’étaient ceux qu’ils n’apercevaient pas encore… Il se demanda si l’ennemi disposait d’autres armes à projectiles en dehors des grenades soniques en étant froidement conscient des éléments manquants dans sa demi-armure d’emprunt. Quinn avait tenté de le forcer de prendre sa plaque de torse mais il l’avait convaincue qu’avec un machin aussi grand pendant comme un bavoir de bébé sur sa poitrine il deviendrait cinglé. Pas plus que d’habitude, l’avait-il cru entendre marmonner. De toute manière, il n’avait aucune intention de mener une charge de cavalerie au cours de cette petite promenade.

Au détour du dernier bâtiment, il cligna de l’œil pour chasser le flux d’informations qui le distrayait. Ils effrayèrent trois ou quatre Bharaputrans et approchèrent de la crèche. On aurait dit un hôtel. Des portes en verre fondues menaient dans un hall où des soldats vêtus de gris avaient pris position derrière des abris de fortune : portes en métal arrachées de leurs gonds, etc. Après un bref échange de signes de reconnaissance, ils furent à l’intérieur. La moitié de l’escadron bleu s’éparpilla immédiatement dans le bâtiment pour renforcer leurs camarades épuisés de l’escadron vert. L’autre moitié resta avec Miles.

Le médic hala la palette flottante contenant la cryochambre portable à travers les portes et fut immédiatement conduit dans une pièce à l’écart. Intelligemment, ils avaient effectué la préparation de Phillipi hors de la vue des clones. La première étape consistait à vider autant que possible le patient de son sang. Dans ces conditions de combat, pas question de le récupérer et de le stocker : c’était une opération grossière, nécessaire et parfaitement dégoûtante. Un spectacle à éviter pour un cardiaque ou un esprit mal préparé.

— Amiral, fit une calme voix d’alto.

Il pivota pour se retrouver face à Bel Thorne. Les traits de l’hermaphrodite étaient d’un gris à peine plus pâle que la capuche de son uniforme qui lui enserrait le visage. Miles n’aima pas ce qu’il lut sur ce visage. La défaite. Ils n’échangèrent pas un seul mot de blâme ou de défense. Ils n’en avaient pas besoin. Ils savaient exactement à quoi s’en tenir l’un et l’autre.

À ses côtés, se trouvait un autre soldat. Le sommet de son casque – mon casque – n’arrivait même pas à l’épaule de Bel. Il avait à moitié oublié à quoi ressemblait Mark. Je suis vraiment comme ça ?

— Toi… (La voix de Miles se brisa. Il dut s’arrêter et déglutir.) Plus tard, nous aurons tous les deux une longue conversation. Il y a un tas de choses qu’il va falloir que je t’explique.

Le menton de Mark se haussa, d’un air de défi. Je n’ai sûrement pas une bouille aussi ronde. Ce devait être une illusion d’optique due à la capuche.

— Et ces gosses ? fit Mark. Les clones.

— Eh bien, quoi, ces gosses ?

En fait, il semblait bien qu’un couple de jeunes garçons en tunique de soie marron aidait les Dendariis. Un autre groupe, filles et garçons mêlés, était assis à même le sol sous le regard attentif d’un garde armé d’un neutralisateur. Bon sang, ce ne sont vraiment que des gamins.

— Nous… Tu dois les emmener. Ou alors, je ne pars pas.

Mark serrait les dents mais sa glotte tremblait.

— Ne me tente pas, gronda Miles. Bien sûr qu’on va les emmener. Comment veux-tu qu’on sorte d’ici vivants sinon ?

Le visage de Mark s’éclaira, déchiré entre la haine et l’espoir.

— Et après ? s’enquit-il, soupçonneux.

— Oh, fit Miles, sarcastique, on va juste se payer une petite valse jusqu’à la station Bharaputra, les débarquer bien tranquillement en remerciant Vasa Luigi de nous les avoir si gentiment prêtés. Crétin ! Qu’est-ce que tu t’imagines ? On les embarque et on détale en quatrième vitesse.

Mark grimaça mais opina.

— Bon, alors, ça va.

— Non. Ça ne va pas, cracha Miles. Ça ne va pas du tout… (Il chercha ses mots.) Puisque tu avais l’intention de tenter un exploit aussi stupide, tu aurais au moins pu consulter le spécialiste de la famille !

— Toi ? Venir te demander de l’aide ? Tu me prends pour un con ? fit Mark, furieux.

— Oui…

Ils furent interrompus par un jeune clone blond qui les considérait, bouche bée.

— Vous êtes vraiment des clones, fit-il.

— Non, nous sommes des jumeaux nés à six ans d’intervalle, aboya Miles. Oui, nous sommes des clones, exactement comme toi. Maintenant va t’asseoir là-bas et attends les ordres, bon Dieu !

Le garçon battit vivement en retraite en murmurant :

— C’est donc vrai !

— Bon sang ! gronda Mark d’une voix sourde. Pourquoi faut-il qu’ils te croient toi et pas moi ? C’est pas juste !

La voix de Quinn, dans le casque, mit un terme à la réunion de famille.

— Si Don Quichotte junior et toi en avez fini avec vos amabilités, le médic a achevé la préparation de Phillipi. Elle est prête à être transportée.

— Alors, en route, répondit Miles avant d’appeler le sergent de l’escadron bleu. Framingham, prenez la tête du premier convoi. Vous êtes prêts ?

— Prêts. Le sergent Taura les a briefés pour moi.

— Allez-y. Et ne regardez pas derrière vous.

Une demi-douzaine de Dendariis, une vingtaine de clones épuisés et hébétés ainsi que deux soldats blessés sur des brancards flottants se rassemblèrent dans le hall et franchirent les portes fondues. Framingham faisait la tête, nullement ravi d’utiliser deux jeunes filles comme bouclier humain. Mais pourquoi faciliter la tâche aux snipers bharaputrans ? Les Dendariis firent avancer les gosses au trot. Un second groupe suivit le premier moins d’une minute plus tard. Miles manipula son casque de façon à augmenter sa perception audio : il guettait le sifflement mortel d’armes de poing.

Allaient-ils s’en sortir ? Le sergent Taura amena le dernier groupe de clones dans le hall. Elle lui adressa un vague salut sans même prendre le temps de les comparer, Mark et lui.

Heureuse de vous voir, monsieur.

— Moi de même, sergent, répliqua-t-il, sincère.

Si Taura avait été tuée à cause de Mark, il se dit qu’il n’aurait jamais été capable de lui pardonner. Dès qu’il en aurait l’occasion, il essaierait de savoir comment Mark était parvenu à la tromper. Et jusqu’à quel point… ? Plus tard.

Taura s’approcha et baissa la voix.

— Nous avons perdu quatre gosses. Ils se sont enfuis pour retrouver les Bharaputrans. Ça m’rend malade. Il n’y a pas moyen… ?

À regret, il secoua la tête.

— Aucune chance. Pas de miracle cette fois-ci. Il faut qu’on se contente de ceux qu’on a déjà et qu’on se tire d’ici, sinon on va tout perdre.

Elle hocha la tête, comprenant parfaitement la situation. Mais cela ne soulageait pas sa nausée. Il lui offrit un bref sourire comme pour dire : Je suis navré. Elle se contenta de tordre les lèvres.

Le médic de l’escadron bleu apporta le grand brancard flottant supportant la cryochambre. Une couverture recouvrait le cylindre transparent afin de dissimuler le corps nu et vidé de son sang à la vue des enfants. Taura les fit mettre en rang.

Bel Thorne jeta un regard alentour.

— Je déteste cet endroit, fit-il d’un ton neutre.

— On pourra peut-être le bombarder plus tard, répliqua Miles tout aussi neutre.

Bel opina.

La petite troupe, composée d’une quinzaine de clones, du brancard flottant, de l’arrière-garde dendarii, Taura, Quinn, Mark, Miles et Bel, franchit les portes. Miles leva les yeux : il avait l’impression d’avoir un cercle rouge peint sur son casque. Mais les ombres qui se profilaient sur le toit du bâtiment voisin portaient des uniformes gris. Des Dendariis. Bien. L’holovid dans le coin droit de son viseur lui apprit que Framingham et son groupe étaient parvenus à la navette sans incident. Encore mieux. Il coupa la transmission de Framingham, baissa celle du deuxième groupe jusqu’à un vague murmure et se concentra sur le moment présent.

La voix de Kimura de l’escadron jaune fit soudain irruption dans son crâne. C’était la première fois qu’il l’entendait depuis qu’ils avaient atterri.

— Monsieur, on ne rencontre guère de résistance. Ils n’ont pas marché. Jusqu’où dois-je aller pour qu’ils nous prennent au sérieux ?

— Jusqu’au bout, Kimura. Vous devez attirer les Bharaputrans. Mais ne prenez pas trop de risques. Et surtout, ne risquez pas la navette.

Il espérait que le lieutenant Kimura était trop occupé pour s’interroger sur cet ordre paradoxal.

Le premier signe de résistance des Bharaputrans fut une explosion. Une grenade sonique éclata une quinzaine de mètres devant eux. Elle creusa un trou dans l’allée. Par la grâce de la gravité, il se mit à pleuvoir des débris tout autour d’eux. Impressionnant mais pas très dangereux. Les hurlements des clones étaient très assourdis par son casque.

— Faut qu’on y aille, Kimura. Faites preuve d’initiative, hein ?

Ils ne les avaient pas ratés par accident, comprit Miles tandis qu’un tir d’arc à plasma frappait un arbre à leur droite puis un mur sur leur gauche. Ils voulaient semer la panique parmi les clones. Et ils y parvenaient parfaitement : les gosses se jetaient au sol, criaient, s’accrochaient les uns aux autres et semblaient prêts à s’éparpiller dans toutes les directions. Après ça, ils ne pourraient plus les récupérer. Un rayon d’arc à plasma frappa un Dendarii, simplement pour montrer que les Bharaputrans en étaient capables, supposa Miles. Le rayon fut absorbé par le champ-miroir qui grésilla en émettant une infernale étincelle bleue, terrifiant encore davantage les gosses qui se trouvaient à ses côtés. Les soldats les plus expérimentés firent feu à leur tour, froidement, tandis que Miles hurlait dans son casque pour exiger la couverture aérienne. Les Bharaputrans se trouvaient au-dessus d’eux à en juger par l’angle de feu.

Taura examina les clones terrifiés puis, après un coup d’œil circulaire, fit sauter les portes du bâtiment le plus proche d’un coup d’arc à plasma.

— Dedans ! rugit-elle.

C’était une bonne initiative, décida Miles : grâce à elle, ils avaient tous le même but. À condition qu’ils ne s’arrêtent pas dans le bâtiment. S’ils se faisaient clouer là-dedans, il n’y avait plus de grand frère pour venir à leur secours.

— Allez-y ! fit-il. Mais ne vous arrêtez pas ! Il faut traverser jusqu’à l’autre côté !

Elle hocha la tête en signe de compréhension tandis que les gosses se ruaient vers ce qui leur paraissait sûrement un abri. Aux yeux de Miles, cela ressemblait plutôt à un piège. Mais ils devaient rester ensemble. Mieux valait être cloués au sol que cloués au sol et dispersés. Il suivit la petite troupe. Deux soldats se postèrent en arrière-garde. Ils ouvrirent le feu vers le toit voisin. L’un d’entre eux eut de la chance et atteignit un Bharaputran qui avait eu l’imprudence de se relever. Son écran absorba l’arc à plasma mais l’homme perdit l’équilibre et passa par-dessus le rebord du toit avec un hurlement. Miles essaya de ne pas entendre le bruit de son corps s’écrasant sur le béton. Le hurlement s’arrêta net.

Miles se rua dans l’immeuble pour se retrouver nez à nez avec Thorne qui l’attendait anxieusement.

— Je reste à l’arrière, proposa-t-il.

Espérait-il mourir en héros afin d’éviter la cour martiale ? Pendant un bref instant, Miles eut envie de le laisser faire. C’était un truc de Vor. Les vieux Vors pouvaient être assez cons parfois.

Tu vas ramener ces clones jusqu’à la navette, aboya Miles, et finir le boulot que tu as commencé. Si ça doit nous coûter aussi cher, qu’au moins on ait ce pour quoi on paye.

Thorne serra les dents mais acquiesça. Ils se ruèrent tous les deux à la poursuite du groupe.

Une double porte s’ouvrit devant eux et ils se retrouvèrent dans une immense pièce au sol de béton qui occupait visiblement presque tout le bâtiment. Des travées peintes en rouge ou vert couraient le long du plafond. Il en pendait des câbles aux fonctions mystérieuses. Quelques rares lampes pâles brillaient, emplissant la pièce d’ombres multiples. Miles plissa les paupières et faillit baisser son viseur à infrarouge. Cela ressemblait à un hangar de montage, vide actuellement. Quinn et Mark hésitaient, les attendant, malgré le geste impatient de Miles leur faisant signe de continuer.

— Pourquoi vous arrêtez-vous ? aboya-t-il, furieux et inquiet.

Il s’arrêta devant eux.

— Attention ! hurla quelqu’un. Quinn fit volte-face, son arc à plasma au poing, cherchant une cible. La bouche de Mark dessina un "O"qui ressemblait ridiculement à sa capuche.

Miles vit le Bharaputran parce qu’ils se regardèrent droit dans les yeux pendant un instant. Ils étaient toute une escouade, cavalant sur les travées, à peine moins surpris que les Dendariis qu’ils pourchassaient. Le Bharaputran le tenait en joue avec une arme à projectiles. Le museau brilla.

Miles ne put évidemment voir le missile, pas même quand il lui pénétra dans la poitrine. Mais il vit sa poitrine s’ouvrir comme une fleur puis un bruit qu’il sentit mais n’entendit pas, enfin un coup de marteau qui le projeta en arrière. Des fleurs sombres s’épanouirent dans ses yeux, recouvrant tout et tous.’

Il fut stupéfait par l’incroyable intensité de ce qu’il ressentit durant le bref instant avant que son sang ne cesse d’irriguer son cerveau. La pièce tournoya autour de lui… une douleur au-delà de toute mesure… la rage et l’outrage… et un immense regret, infinitésimal en durée mais infini en profondeur. Attendez, je n’ai pas…

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