14

Ivan, obéissant apparemment à un ordre – sans doute de la comtesse – l’emmena déjeuner dehors. Ivan obéissait souvent à des ordres, remarqua Mark dans un vague élan de sympathie. Ils se rendirent dans un vieux quartier nommé le Caravansérail, situé non loin du château Vorhartung. Ce qui leur évita un nouveau voyage en voiture.

L’endroit offrait une curieuse perspective de l’évolution sociale sur Barrayar. Le vieux cœur du quartier avait été restauré, rénové et converti en un plaisant dédale de rues et de ruelles où les boutiques, les cafés et les petits musées étaient fréquentés par un mélange de travailleurs de la capitale et de touristes provinciaux en visite dans ce site historique.

Partie des bords de la rivière où étaient édifiés la plupart des bâtiments officiels comme le château Vorhartung, cette transformation avait peu à peu gagné le centre-ville. Au sud, la rénovation était nettement moins achevée : le quartier y était moins coquet, plus touffu et avait longtemps gardé une sinistre réputation. Ce qui avait valu au Caravansérail son nom et son charme trouble. Sur le chemin, Ivan désigna fièrement une maison dans laquelle il proclama être né durant la Guerre de Succession de Vordarian. C’était à présent une échoppe vendant des tapis faits main à des prix prohibitifs ainsi que d’autres objets artisanaux, censés provenir de la Période d’Isolement. À la façon dont Ivan annonçait ça, Mark s’attendait plus ou moins à voir une plaque sur le mur commémorant l’événement. Mais il n’y en avait pas : il vérifia.

Après le déjeuner avalé dans un café, Ivan fut soudain pris du désir de lui montrer l’endroit précis où son père, lord Padma Vorpratil, avait été assassiné par les forces de sécurité de Vordarian durant cette même guerre. Pour ne pas rompre le fil de cette lugubre leçon d’histoire qui avait duré toute la matinée, Mark se sentit obligé de ne pas refuser. Ils repartirent à pied vers le sud. Petit à petit, l’architecture se transformait, le stuc du premier siècle de la Période d’Isolement laissait la place aux grosses briques rouges plus tardives. Ils s’engageaient dans le Caravansérail proprement dit.

Cette fois, Seigneur, il y avait bien une plaque, un carré de bronze serti dans le macadam : les voitures roulaient dessus.

— Ils auraient pu au moins la mettre sur le trottoir, nota Mark.

— Ma mère a insisté pour qu’elle soit posée à l’endroit précis.

Par décence, Mark attendit un moment pour laisser Ivan se recueillir. Celui-ci ne tarda pas à lever les yeux et à annoncer gaiement :

— Un dessert ? Il y a une délicieuse petite pâtisserie vers Keroslav. Mère m’y emmenait toujours quand on venait ici brûler les offrandes chaque année. On dirait un trou dans le mur mais les gâteaux sont excellents.

Mark n’avait pas encore digéré son repas mais l’endroit se révéla aussi délectable à l’intérieur qu’il était lamentable à l’extérieur. Il se retrouva avec un sac en papier contenant des beignets ronds et des tartes aux myrtilles. Pendant qu’Ivan choisissait un assortiment de douceurs devant être livrées à lady Vorpratil et engageait une douce négociation avec la jolie serveuse – difficile à dire, d’ailleurs, s’il était sérieux ou si seuls ses réflexes de séducteur agissaient – Mark sortit l’attendre dehors.

Galen avait autrefois installé dans ce quartier un couple d’espions komarrans, se souvenait-il. Le cas échéant, ils devaient lui servir de contact. Ils avaient sans nul doute été découverts depuis deux ans par la sécurité barrayarane mais Mark se demandait s’il aurait été capable de les retrouver si les rêves de vengeance de Galen étaient devenus réalité. La planque devait être tout près d’ici : à droite dans cette rue-là… Ivan bavardait toujours avec la fille. Mark se mit en marche.

Il eut la satisfaction inutile de trouver l’adresse moins de deux minutes plus tard et préféra ne pas vérifier à l’intérieur. Il repartit sur ses pas et emprunta une ruelle qui semblait être un raccourci jusqu’à la rue principale et la pâtisserie. Elle se révéla être un cul-de-sac. Il fit demi-tour vers l’entrée de l’impasse.

Une vieille femme et un gamin maigre étaient assis sur les marches devant l’une des maisons. Ils ne l’avaient pas lâché des yeux depuis son entrée dans la ruelle. À présent qu’il se rapprochait à nouveau d’elle, le regard morne de la vieille s’emplit d’hostilité.

— Ce n’est pas un gamin. C’est un mutant, un avorton, persifla-t-elle vers le gosse (son petit-fils ?). Un avorton qui se promène dans notre rue.

Cet énoncé fit se dresser le garçon qui se posta devant Mark. Celui-ci s’arrêta. Le garçon était plus grand que lui – qui ne l’était pas ? – mais pas beaucoup plus lourd. Ses cheveux graisseux accentuaient la pâleur de son teint. Les jambes écartées, il lui bloquait agressivement le passage. Ô Seigneur, des indigènes. Dans toute leur sale gloire.

— Tu d’vrais pas t’balader par-là, avorton, cracha le gosse, jouant les terreurs.

Mark faillit éclater de rire.

— Tu as raison, acquiesça-t-il en abandonnant l’accent barrayaran pour le patois traînant des Terriens de Londres. Cet endroit est un trou.

— Un ippy[1] ! couina la vieille avec une hargne décuplée. Va faire un saut en enfer, ippy !

— C’est déjà fait, à ce que je vois, répliqua Mark sèchement.

Mauvaises manières mais il était de mauvaise humeur. Si ces paumés le cherchaient, ils allaient le trouver.

— Les Barrayarans ! reprit-il. Il n’y a pas pire que les Vors sinon les imbéciles qui sont sous leurs ordres. Pas étonnant que dans toute la galaxie on considère cette planète comme un tas d’ordures.

La facilité avec laquelle sa rage s’exprimait le surprenait… et lui faisait du bien. Mais mieux valait ne pas aller trop loin.

— Je vais te faire la peau, l’avorton, promit le gamin de son air le plus menaçant.

La sorcière, pour l’inciter à passer aux actes, adressa un geste obscène à Mark. Etrange association : les vieilles dames et les voyous étaient normalement des ennemis naturels mais ces deux-là s’entendaient à merveille. Des citoyens de l’empire, unis contre l’ennemi commun.

— Mieux vaut un avorton qu’un abruti, fit Mark sur un ton cordial.

Les sourcils du gamin se nouèrent.

— Hein ? C’est de moi qu’tu causes ? Hein ?

— Tu vois un autre abruti ici, toi ? (Suivant le regard du gamin, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.) Oh… Excuse-moi. En voilà deux autres. J’comprends qu’t’aies eu du mal à comprendre.

L’adrénaline qui ruisselait en lui gâchait irrémédiablement son repas. Deux autres garçons. Plus grands, plus lourds, plus vieux… Mais ils restaient quand même des adolescents : vicieux, sûrement, mais peu ou pas entraînés. Hum… où était Ivan maintenant ? Où était ce maudit garde invisible censé veiller sur lui ? Il faisait peut-être lui aussi la pause déjeuner.

— Vous ne devriez pas être à l’école ? Vous allez manquer votre cours sur la morve.

— Comique, l’avorton, fit un des nouveaux venus.

Il ne riait pas.

L’attaque fut soudaine et faillit surprendre Mark. Il s’imaginait que l’étiquette exigeait qu’ils échangent encore quelques insultes et il était justement en train d’en chercher de nouvelles. L’excitation se mêlait étrangement avec l’attente de la douleur. Ou alors, c’était l’attente de la douleur qui l’excitait. Le plus costaud essaya de le frapper au bas-ventre. Lui attrapant le pied au passage, Mark le fit lourdement chuter sur le dos. L’autre en eut le souffle coupé. Le deuxième tenta un coup de poing. Mark lui saisit le bras. Ils tournoyèrent et le voyou se retrouva éjecté vers le plus jeune. Malheureusement, ils se trouvaient à présent tous les deux entre lui et la sortie de l’impasse.

Eberlués et outragés, ils se relevèrent tant bien que mal. Mais qu’espéraient-ils, bon Dieu ? Foutre une raclée à un nain. Ses réflexes s’étaient émoussés depuis deux ans et il avait déjà le souffle court. D’un autre côté, ses kilos supplémentaires lui donnaient une meilleure assise. Trois contre un ippy minuscule et grassouillet ? Ça vous paraît pas trop inégal, hein ? Venez, venez à moi, mes petits cannibales. Il serrait toujours dans son poing le sac de gâteaux. Absurde. Il ricana en ouvrant les bras en signe d’invite.

Ils bondirent tous en même temps. Leurs attaques étaient téléphonées et, pendant un bon moment, les katas purement défensifs suffirent. Ils se jetaient sur lui puis se retrouvaient éjectés, s’écrasant au sol en secouant la tête pour retrouver leurs esprits, victimes de leur propre agression. Mark remua sa mâchoire qui avait reçu un poing maladroit mais pas assez appuyé pour lui faire perdre ses esprits. Le round suivant ne fut pas autant couronné de succès. Il finit par se mettre hors de leur portée en effectuant une roulade, perdant finalement son sac de gâteaux qui fut aussitôt écrasé par un pied rageur. Il n’avait plus de souffle. Il ne pourrait plus tenir très longtemps ainsi. Il envisagea un bras d’honneur et un bon sprint jusqu’à la rue : une bonne façon d’en finir, ils auraient eu un peu d’exercice et voilà tout. Mais l’un de ces idiots eut la mauvaise idée en se relevant de sortir une vibro-matraque et de la brandir dans sa direction.

Mark faillit le tuer sur le coup. Au dernier moment, il retint son pied qui le frappait à la gorge. L’impact se fit à quelques millimètres du point mortel. À travers sa botte, il sentit les cartilages se déchirer, s’écraser et une sensation nauséeuse l’envahit. Il recula, horrifié, tandis que le gamin s’effondrait en gargouillant. Non, je n’ai pas été entraîné pour me battre. J’ai été entraîné pour tuer. Oh, merde. Il s’était néanmoins débrouillé pour ne pas lui briser le larynx. Il pria le Ciel pour qu’il n’y ait pas d’hémorragie interne. Les deux autres agresseurs se figèrent, choqués.

Ivan apparut au coin de la ruelle.

— Qu’est-ce que tu fous, bon Dieu ?

— J’en sais rien, hoqueta Mark.

Il se plia en deux, les mains sur les genoux. Le sang coulant de son nez salissait sa nouvelle chemise. Il commençait à trembler.

— Ils m’ont sauté dessus.

Je les ai provoqués. Pourquoi avait-il fait ça ? Tout était arrivé si vite…

— Le mutant est avec toi, soldat ? s’enquit le gamin maigre, surpris et craintif à la fois.

Mark lut sur le visage d’Ivan son envie de désavouer tout lien entre eux.

— Oui, dit-il enfin comme si ce mot l’étouffait.

Le plus âgé des gamins, qui était encore intact, tourna les talons et s’enfuit en courant. L’autre, le plus jeune, était collé sur place par la présence du blessé et de la vieille. Visiblement, il avait lui aussi grande envie de disparaître. La sorcière qui clopinait vers son champion abattu hurlait des menaces et des accusations à l’encontre de Mark. Ivan et son uniforme ne la perturbaient pas le moins du monde. Des gardes municipaux arrivèrent enfin.

Dès qu’il fut certain qu’on allait soigner le blessé, Mark ne dit plus un mot, laissant Ivan régler cette histoire. Ivan mentit comme un… soldat, évitant de prononcer le nom de Vorkosigan. Les gardes, se rendant compte qu’Ivan était une légume un peu trop grosse pour eux, calmèrent l’hystérie de la vieille et les sortirent de là en vitesse. Mark, avant même qu’Ivan ne l’incite à le faire, déclina toute intention de porter plainte. Une demi-heure plus tard, ils étaient dans la voiture. Cette fois, Ivan conduisit beaucoup plus lentement. Il venait de se payer une bonne frayeur, songea Mark : il avait failli perdre celui qu’on avait confié à sa garde.

— Mais où était ce foutu garde invisible qui était censé me protéger ? s’enquit Mark en se tâtant le visage avec précaution.

Son nez ne saignait plus. D’ailleurs, Ivan n’avait pas voulu le laisser monter dans sa voiture tant que le sang coulait. Et il lui avait plusieurs fois demandé s’il avait envie de vomir.

— À ton avis, qui a appelé les flics ? Cette protection doit rester discrète.

— Oh… (Les côtes lui faisaient mal, mais il n’avait rien de cassé. À la différence de son progéniteur, Mark ne s’était jamais brisé un os. Mutant.) Co… comment Miles s’en serait-il sorti ?

Bon sang, il n’avait fait que passer devant ces gens. Si Miles avait porté les mêmes vêtements que lui, s’il avait été seul comme lui, l’auraient-ils attaqué lui aussi ?

— D’abord, Miles n’aurait pas été assez stupide pour se balader dans ce coin tout seul !

Mark fronça les sourcils. Au contact de Galen, il avait pourtant acquis l’impression que le rang de Miles l’immunisait contre les préjugés des Barrayarans à l’encontre des mutants. Devait-il donc toujours songer à sa survie, toujours calculer où il pouvait aller et où il ne le pouvait pas ?

— Et s’il l’avait fait, poursuivait Ivan, il se serait débrouillé pour s’en sortir en douceur. En discutant. Pourquoi t’es-tu colleté avec ces trois types ? Si tu cherches quelqu’un pour te coller une raclée, adresse-toi à moi. J’en serai ravi.

Mal à l’aise, Mark haussa les épaules. Est-ce cela qu’il avait secrètement désiré ? Une punition ?

— Comment ça ? Vous autres, les grands Vors, vous êtes obligés de discuter ? Vous ne vous contentez pas d’écraser la racaille ?

Ivan gémit.

— Non. Je suis bien content de ne pas être ton garde du corps permanent.

— Moi aussi, rétorqua Mark. Si c’est comme ça que vous faites votre travail.

Ivan se contenta de grogner. Mark se renfonça dans son siège, se demandant dans quel état se trouvait le gamin à la gorge abîmée. Les gardes l’avaient aussitôt conduit à l’hôpital. Il n’aurait pas dû se battre avec lui. Un centimètre plus bas et il le tuait. Il aurait pu les tuer tous les trois. Ces tarés n’étaient que de petits cannibales, après tout. Voilà pourquoi, comprit Mark, Miles aurait essayé de s’en sortir en douceur. Pas par crainte et pas parce que noblesse oblige, mais simplement parce que ces gamins ne… tiraient pas dans sa catégorie. Mark se sentit mal. Barrayar ! Que Dieu me vienne en aide !


Ivan passa par son appartement dans une tour située dans un des meilleurs quartiers de la ville, pas très loin des bâtiments ultramodernes abritant le quartier général du Commandement Militaire Impérial. Cela permit à Mark de se nettoyer et d’enlever toute trace de sang de ses vêtements avant de retourner à la résidence Vorkosigan. En extirpant sa chemise du séchoir, Ivan remarqua :

— Ton torse va être de toutes les couleurs demain. Après un truc pareil, Miles aurait passé trois semaines à l’hôpital. J’aurais dû le sortir de cette ruelle sur un brancard.

Mark baissa les yeux vers ses hématomes qui commençaient à virer au violet. Il se sentait raide de partout. Il avait une bonne demi-douzaine de muscles déchirés. Tout cela, il pouvait le dissimuler mais son visage portait des stigmates qu’il allait devoir expliquer. Raconter au comte et à la comtesse qu’ils avaient eu un accident de voiture avec Ivan aurait été parfaitement crédible mais il se doutait que le mensonge ne tiendrait pas longtemps.

D’ailleurs, ce fut Ivan qui se chargea des explications, les rendant à la comtesse avec une déclaration très succincte :

— Ah, il a fait un petit tour et s’est fait un peu bousculer par quelques types mais je l’ai retrouvé avant que rien de grave n’arrive. Salut, tante Cordélia…

Mark ne le retint pas.

Mais, plus tard, à l’heure du dîner, le comte et la comtesse avaient eu droit à un récit plus complet. Mark sentit la tension qui planait dans l’air au moment où il prenait sa place en face d’Elena Bothari-Jesek, enfin revenue du QG de la SecImp : Elle avait sûrement dû leur raconter des tas de choses.

Le comte attendit que le premier plat fût servi et le départ du domestique pour remarquer :

— Cette petite aventure, aujourd’hui, a dû être pleine d’enseignements, Mark. Content qu’elle n’ait pas été mortelle.

Mark se débrouilla pour avaler sa bouchée sans gargouiller et répondit d’une voix sourde :

— Pour moi ou pour lui ?

— Les deux. Tu veux savoir comment se porte… ta victime ? Non.

— Oui, s’il vous plaît.

— Les médecins de l’hôpital pensent pouvoir le laisser sortir dans deux jours. Il sera au régime liquide pendant une semaine. Il retrouvera sa voix.

— Oh, tant mieux…

Je ne voulais pas… À quoi bon s’excuser, protester ?

— J’ai voulu régler sa facture médicale mais ce cher Ivan m’avait devancé. Après réflexion, j’ai décidé de le laisser payer.

— Oh…

Devait-il proposer de rembourser Ivan ? Avait-il de l’argent ? Avait-il droit à de l’argent ? Légalement ? Moralement ?

— Demain, annonça la comtesse, Elena te servira de guide. Et Pym vous accompagnera.

Elena ne semblait pas vraiment ravie.

— J’ai parlé avec Gregor, reprit le comte Vorkosigan. Tu l’as, apparemment, suffisamment impressionné pour qu’il me donne son approbation : je vais te présenter officiellement comme mon héritier, en tant que cadet de la maison Vorkosigan, délégué au Conseil des comtes. Quand le moment sera venu, si la mort de Miles se trouve confirmée. Pour l’instant, c’est un peu prématuré. J’ignore s’il vaudrait mieux t’imposer aux comtes avant qu’ils te connaissent ou bien leur laisser le temps de s’habituer à toi. Les prendre par surprise, foncer et frapper, ou bien entamer un long siège. Pour une fois, je préfère le siège. Si on gagne, la victoire sera plus sûre.

— Peuvent-ils me rejeter ? s’enquit Mark.

Serait-ce une lumière que j’aperçois au bout de ce tunnel ?

— En ce qui concerne la charge de comte, ils doivent t’approuver par un vote à la majorité simple. Mes biens personnels ne rentrent pas en ligne de compte. Normalement, une telle approbation est routinière pour le fils aîné ou – au cas où il n’y aurait pas de fils – pour le premier parent mâle assez compétent que le comte puisse trouver. Techniquement, d’ailleurs, il n’est pas nécessaire que ce soit un parent même si ça l’est presque toujours. Il y a eu une fois ce cas fameux d’un des comtes Vortala. C’était pendant la Période d’Isolement, le comte s’était brouillé avec son fils. Le jeune lord Vortala s’était allié avec son beau-père durant la guerre de Zidiarch. Vortala déshérita son fils et se débrouilla au cours d’une curieuse session du conseil pour faire accepter son cheval, Minuit, comme son héritier. D’après lui, son cheval était aussi intelligent que son fils et ne l’avait jamais trahi.

— Quel… excellent précédent pour moi, s’étrangla Mark. Et comment s’est débrouillé le comte Minuit ? Si on le compare à un comte moyen ?

— Lord Minuit. Hélas, personne n’a pu le savoir. Le cheval est mort avant Vortala. La guerre se termina et, finalement, le fils hérita du comté. Mais ça a été un des grands moments zoologiques de l’histoire du Conseil. Presque aussi grand que l’infâme Complot du Chat Incendiaire. (Les yeux du comte Vorkosigan brillaient d’un enthousiasme louche tandis qu’il racontait tout ça. Puis son regard tomba sur Mark et son animation s’évapora.) Nous avons eu plusieurs siècles pour accumuler toutes sortes de précédents. Ça va de l’absurde aux pires horreurs. Il y a eu aussi quelques instants de grâce.

Le comte ne posa pas d’autres questions sur la journée de Mark et celui-ci n’avait pas envie de lui fournir le moindre détail supplémentaire. Le dîner s’acheva dans un silence de plomb. Il s’esquiva dès que ce fut décemment possible.


Il se traîna jusqu’à la bibliothèque, une longue pièce au bout d’une aile dans la plus ancienne partie de la maison. La comtesse l’avait encouragé à passer du temps ici. En plus d’un lecteur donnant accès à des banques de données publiques et d’une énorme comconsole codée, la pièce était tapissée de vrais livres imprimés dont certains, datant de la Période d’Isolement, étaient même calligraphiés à la main. Cette bibliothèque lui rappelait le château Vorhartung, avec son équipement moderne coincé dans les endroits les plus étranges d’une architecture archaïque qui n’avait pas été prévue pour ça.

Tandis qu’il songeait au musée, un grand volume sur les armes et armures attira son regard. Il le sortit avec précaution de son logement et l’emporta vers une des alcôves encadrant la vaste baie vitrée qui donnait sur le jardin. Ces alcôves étaient luxueusement meublées et une petite table située devant un fauteuil à large dossier fournissait le support idéal pour le lourd volume. Mark le feuilleta, fasciné. Il découvrit cinquante différentes sortes de couteaux et épées. Il y avait un nom différent pour chacun ainsi que pour chaque partie de chaque ustensile… Une terminologie aussi précise et fractionnée était hallucinante. Elle avait été créée pour répondre à un évident besoin mais Mark se demandait si, à son tour, elle n’avait pas participé à la création d’une caste aussi fermée que les Vors…

La porte de la bibliothèque s’ouvrit et des pas résonnèrent sur le marbre puis sur le tapis. C’était le comte. Mark se tassa dans son fauteuil dans l’alcôve, serrant les jambes de façon qu’elles soient hors de sa vue. Il n’allait peut-être pas rester. Il était peut-être simplement venu chercher quelque chose. Mark ne tenait pas à être forcé d’avoir une conversation privée avec lui. Il était enfin parvenu à dominer sa terreur initiale du comte mais sa présence le mettait encore atrocement mal à l’aise.

Malheureusement, le comte s’installa derrière une comconsole. Quand il la brancha, des reflets colorés jouèrent sur le verre de la fenêtre en face de Mark. Plus il attendait, se tapissant ici comme un assassin, plus ça allait être difficile. Alors, dis bonjour. Mouche ton nez, fais quelque chose. Il venait à peine de rassembler tout son courage pour oser s’éclaircir la gorge quand les gonds de la porte grincèrent à nouveau. Des pas plus légers retentirent : la comtesse. Mark se roula en boule dans le fauteuil.

— Ah, fit le comte.

Les reflets dans la fenêtre moururent tandis qu’il éteignait la machine pour faire face à son épouse. Se penchait-elle pour l’embrasser ? Mark entendit du tissu se froisser tandis qu’elle s’asseyait à son tour.

— Eh bien, Mark est en train de prendre un cours accéléré sur Barrayar, remarqua-t-elle.

Si Mark avait encore eu la vague intention de se montrer, cette phrase lui en ôta l’envie.

— C’est ce qu’il lui faut, soupira le comte. Il a vingt années à rattraper pour être opérationnel.

— Mais doit-il l’être ? Je veux dire, tout de suite ?

— Non, pas tout de suite.

— Tant mieux. Je craignais que tu ne lui imposes une tâche impossible. Et, comme nous le savons tous les deux, l’impossible demande un peu plus de temps.

Un bref rire du comte.

— Au moins, il vient d’avoir un aperçu de l’une de nos pires tares sociales. Nous devons faire en sorte qu’il apprenne l’histoire des désastres mutagènes afin qu’il comprenne les raisons de cette violence. Jusqu’où la terreur et l’immonde sont enfouis en nous et qui expliquent ce que vous autres, Betans, appelez nos mauvaises manières.

— Je ne suis pas certaine qu’il parviendra un jour à imiter la facilité avec laquelle Miles se promène dans ce champ de mines.

— Il semble plutôt disposé à foncer droit dedans, murmura le comte sèchement. (Il hésita.) Son apparence… Miles se donnait un mal énorme pour ne pas être vu tel qu’il était. Sa façon de bouger, d’agir, de s’habiller. Il se débrouillait pour que sa personnalité prenne le pas sur l’évidence. Comme s’il faisait un tour de passe-passe avec son corps. Mark… semble exagérer volontairement.

— De quoi parles-tu ? De son air constamment déprimé ?

— De ça et… je le confesse, je suis troublé par son poids. Particulièrement, si j’en juge d’après les rapports d’Elena, la vitesse à laquelle il a pris ces kilos. On devrait peut-être le faire suivre médicalement. Ça ne peut pas être bon pour lui.

La comtesse ricana.

— Il n’a que vingt-deux ans. Sa santé ne risque rien pour l’instant. Non, ce n’est pas ça qui te trouble, mon chéri.

— Peut-être… pas complètement.

— Il t’embarrasse. Mon bon ami barrayaran si fier de son robuste corps.

— Humm…

Le comte ne niait pas, remarqua Mark.

— Tu peux lui accorder un point.

— Tu voudrais bien m’éclairer ?

— Les actes de Mark sont un langage. Un langage désespéré, la plupart du temps. Ils ne sont pas toujours faciles à interpréter. Mais celui-là me semble assez évident.

— Pas à moi. Explique, s’il te plaît.

— C’est une équation à trois inconnues. La première concerne uniquement le côté physique. Tu n’as pas dû lire les rapports médicaux aussi soigneusement que moi.

— J’ai lu le résumé de la SecImp.

— J’ai lu chaque dossier. Absolument tous. Pour obliger Mark à garder la même taille que Miles, les techniciens jacksoniens n’ont pas agi génétiquement sur son métabolisme. Au lieu de ça, ils ont concocté une mixture d’hormones et de stimulants qu’ils lui injectaient chaque mois, changeant leur formule selon leurs besoins. Ça coûtait moins cher, c’était plus simple et ils pouvaient mieux contrôler le résultat. Bon, maintenant, pense à Ivan comme à un échantillon phénotypique de ce qu’aurait pu donner le génotype de Miles sans l’empoisonnement à la soltoxine. Ce que nous avons avec Mark c’est un homme réduit physiquement à la taille de Miles mais qui est génétiquement programmé pour le poids d’Ivan. Et quand les traitements komarrans ont cessé, son corps a à nouveau essayé d’atteindre son destin génétique. Si tu veux bien te convaincre de le regarder tel qu’il est, tu verras qu’il n’est pas seulement plus gras. Ses os et ses muscles sont plus lourds eux aussi, comparés à ceux de Miles. Ou même à lui-même, il y a deux ans. S’il atteint un jour son nouvel équilibre, il aura sûrement l’air assez trapu.

Vous voulez dire sphérique, pensa Mark, écoutant avec horreur et effroyablement conscient d’avoir trop mangé au dîner. Héroïquement, il ravala un rot.

— Comme un petit tonneau, suggéra le comte nourrissant à l’évidence une vision un tout petit peu moins accablante.

— Peut-être. Cela dépend des deux autres inconnues de… cette équation.

— Qui sont ?

— La rébellion et la peur. La rébellion : toute sa vie, ce sont les autres qui se sont accordé la liberté de jouer avec son intégrité physique. Ils ont choisi son corps pour lui. À présent, c’est enfin son tour. Et la peur : de Barrayar, de nous, mais la pire de toutes ses peurs, franchement, est celle d’être envahi, écrasé par Miles… Qui sait être drôlement envahissant et écrasant même pour ceux qui ne sont pas ses petits frères. Mark a raison. Il s’est donné tout seul un avantage. Aucun serviteur, aucun de nos gardes n’éprouve la moindre difficulté à le reconnaître. Pour eux, c’est simple, il est lord Mark. Cette histoire de kilos pris à toute allure implique un esprit brillant mi-lucide, mi-téméraire… qui me rappelle quelqu’un que nous connaissons bien tous les deux.

— Mais où cela s’arrêtera-t-il ?

Le comte imaginait lui aussi à présent quelque chose de sphérique, jugea Mark.

— Quand il le décidera. Il peut très bien se prendre par la main et demander à un médecin d’ajuster son métabolisme au poids qu’il désire. Il choisira sans doute un corps normal quand il n’aura plus besoin de se rebeller et quand il n’éprouvera plus de peur.

Le comte émit un bruit cynique.

— Je connais Barrayar et ses paranoïas. On ne s’y sent jamais en sécurité. Que ferons-nous s’il décide de grossir indéfiniment ?

— On lui paiera un plateau flottant et un couple de serviteurs musclés. Ou… on peut l’aider à vaincre ses peurs.

— Si Miles est mort… commença-t-il.

— Si Miles n’est pas retrouvé et ranimé, corrigea-t-elle aussitôt.

— Alors, Mark est tout ce qui nous reste de Miles.

— Non !

Sa jupe bruissa quand elle se dressa et commença à arpenter la pièce. Seigneur, faites qu’elle ne vienne pas par ici !

— C’est là où tu te trompes, Aral. Mark est tout ce qui nous reste de Mark.

Le comte hésita.

— D’accord, je te concède ce point. Mais si Mark est tout ce qui nous reste… Sera-t-il aussi le prochain comte Vorkosigan ?

— Pourras-tu l’accepter comme ton fils même s’il n’est pas le prochain comte Vorkosigan ? Ou bien est-ce là l’épreuve qu’il doit passer pour être reconnu ?

Le comte restait silencieux. La voix de la comtesse se fit plus grave.

— Est-ce un écho de la voix de ton père que j’entends dans la tienne ? Est-ce lui que je vois, qui me regarde derrière tes yeux ?

— C’est… impossible qu’il… ne soit pas là. (La voix du comte était elle aussi très sourde, troublée mais sans la moindre trace d’excuse.) Quelque part. Malgré tout.

— Je… oui. Je comprends. Je suis désolée. (Elle se rassit au grand soulagement de Mark.) Pourtant ce n’est sûrement pas si dur que ça d’être comte de Barrayar. Pense un peu à certains débiles qui siègent au Conseil en ce moment. Ou qui oublient d’y siéger. Ça fait combien de temps que le comte Vortienne n’a pas pris part à un vote ?

— Son fils est désormais en âge de tenir sa place, dit le comte. Heureusement pour nous. La dernière fois que nous avons eu besoin d’un vote unanime, il a fallu que l’huissier de la Chambre aille le chercher personnellement à sa résidence où il a assisté à une scène extraordinaire… Le comte avait trouvé une utilisation assez unique pour son garde du corps.

— Qui possédait une qualification assez unique, à ce que j’ai cru comprendre.

Il y avait un sourire dans la voix de la comtesse.

— Où as-tu appris ça ?

— Alys Vorpratil.

— Je… refuse de demander comment elle l’a su.

— Très sage de ta part. Mais, le fond du problème n’est pas là. Il faudrait vraiment que Mark s’y mette de tout son cœur pour être le pire comte du Conseil. Ces gens-là ne sont pas aussi extraordinaires qu’ils le prétendent.

— Tu n’es pas juste. Vortienne est un horrible exemple. C’est seulement grâce à l’extraordinaire dévotion de la plupart des comtes que le Conseil existe et fonctionne. Il consume les hommes. Mais… les comtes ne représentent que la moitié du combat. L’autre moitié – et elle est sacrément plus ardue – concerne le district lui-même. Le peuple l’acceptera-t-il ? Acceptera-t-il pour comte le clone perturbé d’un original déformé ?

— Ils ont fini par accepter Miles. Je crois même qu’ils sont devenus assez fiers de lui. Mais ça… c’est l’œuvre de Miles. Il irradie une telle loyauté qu’ils ne peuvent pas s’empêcher de lui en rendre un peu.

— Je ne sais ce que Mark irradie, fit le comte, pensif. Il me fait l’effet d’un trou noir humain. La lumière y entre et rien ne ressort.

— Donne-lui un peu de temps. Il a encore peur de toi. Sans doute à cause de sa culpabilité. Il a été ton assassin programmé pendant tant d’années.

Mark, qui respirait par la bouche, pour faire le moins de bruit possible, se crispa. Cette satanée bonne femme avait des rayons X dans les yeux. Elle était une alliée passablement énervante. Si elle était bien une alliée.

— Ivan, commença lentement le comte, n’aurait aucun problème de popularité dans le district. Et, même si ça ne l’enchanterait pas plus que moi, je pense pouvoir le convaincre d’accepter le défi. Il ne serait ni le meilleur ni le pire des comtes. Dans la moyenne.

— C’est exactement ainsi qu’il s’est frayé un chemin depuis l’école, l’Académie Militaire et même dans sa carrière. L’homme invisible, celui qui ne fait pas de vague, dit la comtesse.

— C’est assez frustrant à observer. Il est capable de bien plus.

— Se trouvant si près du trône, crois-tu qu’il oserait briller un peu plus ? Pour attirer les complots comme une lampe attire les moustiques ? Il serait une figure de proue idéale pour des conspirateurs. Il ne fait que jouer les idiots. En fait, il se pourrait bien qu’il soit le moins idiot de nous tous.

— Voilà une théorie optimiste mais si Ivan est si calculateur, comment se fait-il qu’il l’ait été avant même de savoir parler ? s’enquit le comte d’un ton plaintif. Tu serais prête à faire de lui un bambin machiavélique, mon cher capitaine ?

— Je n’insiste pas là-dessus, dit tranquillement la comtesse. Revenons à l’essentiel. Si Mark choisissait de vivre sa vie, disons, sur la Colonie Beta, Barrayar devra bien se débrouiller sans lui. Et ton district aussi. Et Mark n’en serait pas moins ton fils pour cela.

— Mais j’aurais tant voulu laisser… tu n’arrêtes pas de revenir à cette idée. La Colonie Beta.

— Oui. Tu te demandes pourquoi ?

— Non. (Sa voix faiblissait.) Mais si tu l’emmènes sur la Colonie Beta, je n’aurai jamais l’occasion de le connaître mieux.

La comtesse resta muette un moment avant de répondre avec fermeté :

— Voilà une complainte à laquelle j’aurais été très sensible si tu avais montré le moindre désir de le voir maintenant. Tu l’évites avec autant d’assiduité qu’il te fuit.

— Je ne peux pas laisser tomber tous mes devoirs gouvernementaux pour une crise personnelle, répliqua le comte avec raideur. Même si j’en ai envie.

— Tu le faisais pour Miles, si je m’en souviens bien. Repense à tout le temps que tu passais avec lui ici ou à Vorkosigan Surleau… tu piquais du temps comme un voleur pour le lui donner, tu en prenais ici et là, une heure, une matinée, une journée, sans pour autant délaisser la régence, sans pour autant mener un train d’enfer et triompher, si je compte bien, de six crises politiques et militaires majeures. Tu ne peux pas refuser à Mark les avantages que tu as accordés à Miles pour ensuite te plaindre de son incapacité à égaler Miles.

— Ô Cordélia, soupira le comte, j’étais plus jeune alors. Je ne suis plus le gentil papa du Miles d’il y a vingt ans. Cet homme s’est vaporisé. Il a été consumé.

— Je ne te demande pas d’être le gentil papa que tu étais à l’époque. Ce serait grotesque. Je te demande seulement d’être le père que tu es maintenant.

— Cher capitaine…

Sa voix s’arrêta comme épuisée.

Après un moment, la comtesse remarqua :

— Tu aurais plus de temps et d’énergie si tu prenais ta retraite. Démissionne du poste de Premier ministre. Tu l’as tenu assez longtemps.

— Maintenant ? Cordélia, réfléchis ! Il n’est pas question que j’abandonne tout contrôle en ce moment. En tant que Premier ministre, Illyan et la SecImp me doivent des comptes. Si je me contente d’être un comte parmi d’autres, je n’aurai plus aucun contrôle sur eux. Je perdrai le pouvoir d’accroître les recherches.

— Ridicule. Miles est un officier de la SecImp. Fils du Premier ministre ou pas, ils le chercheront tout autant. La loyauté envers ses hommes est l’un des rares charmes de la SecImp.

— Ils chercheront dans les limites du raisonnable. En tant que Premier ministre, je peux les forcer à faire plus.

— Je ne crois pas. Je crois que Simon Illyan serait encore prêt à se couper en quatre dans le sens de la longueur pour toi même après que tu seras mort et enterré, mon amour.

Quand le comte reprit la parole, Mark crut qu’il parlait d’une autre pièce.

— J’étais prêt à arrêter, il y a trois ans, et à confier ça à Quintillan.

— Oui. J’étais tout excitée.

— Si seulement il ne s’était pas tué dans ce stupide accident d’aéro. Quelle inutile tragédie ! Ce n’était même pas un meurtre !

Le rire lugubre de la comtesse lui répondit.

— Un vrai gâchis, selon les normes de Barrayar. Redevenons sérieux. Il est temps d’arrêter.

— Plus que temps, approuva le comte.

— Alors, fais-le.

— Dès qu’il n’y aura plus aucun risque.

Un silence.

— Tu seras mort avant, mon amour. Fais-le maintenant.

Mark était figé sur place, les jambes croisées, piquées par un milliard d’épingles. Il avait l’impression d’être passé dans un désintégrateur, la rencontre avec les trois voyous n’était qu’une aimable plaisanterie à côté de ça. La comtesse était une lutteuse scientifique. Aucun doute là-dessus.

Le comte rit à moitié. Mais, cette fois-ci, il ne répondit pas. Enfin, ils se levèrent et quittèrent la pièce. Dès que la double porte se fut refermée derrière eux, Mark roula hors de son fauteuil. Il s’effondra à terre, essayant de remuer bras et jambes, de les décoller de son corps noué. Il tremblait et frissonnait. Sa gorge était bloquée et il toussa encore et encore pour y faire passer enfin un filet d’air. Il ne savait pas s’il avait envie de pleurer ou de rire ou les deux en même temps. Il se contenta de respirer tel un asthmatique, prenant un immense plaisir à voir sa poitrine se soulever et s’affaisser. Il se sentait obèse. Il se sentait fou. Il avait l’impression que sa peau était transparente et que tous les passants pouvaient y jeter un coup d’œil et montrer ses organes internes.

Mais ce qu’il ne ressentait pas, comprit-il soudain, c’était la peur. En tout cas, pas la peur du comte et de la comtesse. Leurs personnages publics et privés étaient étonnamment semblables. Il avait l’impression qu’il pouvait leur faire confiance, non parce qu’ils ne lui feraient aucun mal, mais parce qu’ils étaient ce qu’ils semblaient être. Tout d’abord, il eut du mal à mettre un mot là-dessus, sur cette étrange unité. Puis il s’imposa à lui. Oh… C’est donc ça qu’on appelle l’intégrité. Je ne savais pas.

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