33

Après une conversation absolument fascinante sur les secteurs en croissance de l’économie barrayarane, Vorsmythe fut réclamé par sa femme sous un prétexte mondain quelconque. Il quitta Mark – et le coin où ils s’étaient réfugiés – à regret en promettant de lui envoyer quelques prospectus. Mark chercha Miles du regard. Le comte n’était pas le seul qui risquait de trop en faire ce soir pour prouver sa parfaite santé.

Par défaut, Mark était devenu le confident de Miles pour certains tests que celui-ci ne voulait pas effectuer au vu et au su de ses supérieurs de la SecImp : vérifier ses connaissances de base, revoir de vieux machins comme les règlements de service ou les maths en cinq dimensions. Mark s’était une seule fois moqué de lui à ce sujet avant de comprendre à quel point cette incessante vérification terrorisait Miles. Particulièrement quand ils découvraient un nouveau trou dans sa mémoire. Miles en était profondément affecté : il hésitait, n’était plus aussi sûr de lui. Et cela troublait Mark. Il n’aimait pas cette incertitude nouvelle chez son grand frère, ce désespoir. Il espérait que son inflexible confiance en lui, lui reviendrait très vite. Etrange réciprocité : Miles désirait se souvenir de certaines choses et en était incapable alors que Mark voulait en oublier certaines. Et en était incapable.

Il allait encourager Miles à le promener un peu partout. Miles adorait jouer les guides, les experts. Cela le mettait automatiquement dans cette position de suprématie à laquelle il était tant accoutumé. Oui, il valait mieux laisser enfler l’insupportable ego de Miles un moment. Mark pouvait se le permettre maintenant. Il entrerait dans la course avec Miles un peu plus tard. Quand les chances seraient un peu plus égales.

Finalement, après être grimpé sur une chaise et s’être tordu le cou un bon moment, il finit par repérer son frère qui quittait la salle de bal en compagnie d’une femme blonde en velours bleu… Delia Koudelka, la plus grande – par la taille – sœur de Kareen. Elles sont ici. Ô Seigneur. Il dégringola de sa chaise et courut à la recherche de la comtesse. Il la trouva finalement dans un salon, bavardant avec quelques dames… des commères, visiblement. Dès qu’elle l’aperçut, elle s’excusa et le rejoignit dans le couloir.

— Tu as un problème, Mark ? demanda-t-elle aussitôt en s’installant sur un petit divan.

Il se percha maladroitement à l’autre bout du siège.

— Je ne sais pas. Les Koudelka sont ici. Au Bal de l’Empereur, j’avais promis à Kareen de danser avec elle. Et… je lui avais demandé de parler avec toi. De moi. Elle l’a fait ?

— Oui.

— Que lui as-tu dit ?

— Eh bien, ça a été une longue conversation…

Oh, merde.

— Mais on peut la résumer ainsi : selon moi, tu es un jeune homme intelligent qui a vécu des expériences très désagréables. Si on parvenait à te convaincre d’utiliser cette intelligence pour résoudre tes problèmes, j’approuverais la cour que tu lui fais.

— Tu penses à la thérapie betane ?

— Quelque chose comme ça.

— Ça fait un moment que j’y pense, moi aussi. J’y pense même beaucoup. Mais j’ai trop peur qu’un jour les notes de mon thérapeute betan n’atterrissent sur un bureau de la SecImp. Je n’ai pas envie d’être donné en spectacle.

Encore.

— Je pense pouvoir me débrouiller pour que ça n’arrive pas.

— Vraiment ? (Il leva les yeux, ébranlé d’espoir.) Et toi non plus, tu ne regarderais pas ces rapports ?

— Non.

— Je… j’apprécierais cela énormément, ma’ame.

— Considère que je viens de t’en faire la promesse. Tu as ma parole de Vorkosigan.

— Je préférerais…

–… Ma parole de mère.

— J’ignore quels détails tu as donnés à Kareen…

— Très peu. Elle n’a que dix-huit ans, après tout. Elle est en train d’assimiler le fait d’être à peine devenue adulte. Des… considérations plus poussées peuvent attendre. À mon avis. Elle doit d’abord faire ses études avant d’envisager une liaison à long terme, conclut-elle.

Il ne savait pas trop si cela le soulageait ou pas.

— Ah… De toute manière, les choses ont pas mal changé depuis notre dernière rencontre. J’ai… acquis un tas de nouveaux problèmes, depuis. Et ils sont bien pires.

— Ce n’est pas ce que je sens, Mark. À mes yeux, tu es beaucoup plus équilibré et détendu depuis que Miles et toi êtes revenus de l’Ensemble de Jackson. Même si tu refuses de parler de ce qui s’est passé là-bas.

— Je ne regrette pas de me connaître mieux, ma’ame. Je ne regrette même pas… d’être ce que je suis. (La bande noire et moi.) Mais je regrette… d’être si différent de Kareen. Je crois que je suis une sorte de monstre. Et dans la pièce, Caliban n’épouse pas la fille de Prospero. En fait, si je me souviens bien, on lui colle une raclée quand il essaye.

Oui, comment pourrait-il expliquer Bouffe, Grogne, Hurle et Tueur à quelqu’un comme Kareen, sans l’effrayer ou la dégoûter ? Comment pourrait-il lui demander de combler ses appétits anormaux ? C’était sans espoir. Mieux valait ne pas essayer.

La comtesse souriait.

— Ton analogie n’est pas tout à fait pertinente, Mark. Je peux te garantir que tu n’es pas sous-humain, si c’est ce que tu t’imagines. Et Kareen n’est pas surhumaine, non plus. Mais si tu persistes à la traiter comme une récompense et non comme une personne, je peux t’assurer que tu vas au-devant d’un tas de nouveaux ennuis. (Ses sourcils haussés soulignèrent ce point.) J’ai ajouté, comme condition à ma bénédiction de ta cour, la suggestion qu’elle pourrait mettre à profit ses études sur la Colonie Beta l’an prochain pour prendre quelques cours supplémentaires. Un peu d’éducation betane sur des problèmes très personnels pourrait, à mon avis, lui élargir l’esprit. Elle pourra alors… admettre certaines… complications sans vomir. C’est une libéralité de vues qu’une jeune fille de dix-huit ans ne peut acquérir sur Barrayar.

— Oh…

C’était une idée qui ne lui avait jamais traversé l’esprit. Attaquer le problème du point de vue de Kareen. Ça paraissait… intelligent.

— J’avais… envisagé pour moi-même des études sur Beta, l’an prochain. Une éducation galactique ne me fera pas de mal. Surtout si je veux trouver du travail ici. Je refuse de compter uniquement sur le népotisme.

La comtesse le considéra, amusée.

— Bien. Tu as donc fait des plans à long terme te concernant. Des plans qui paraissent parfaitement sensés. Il ne te reste plus qu’à les mettre en œuvre. Tu peux compter sur mon soutien.

— Le long terme. Mais… ce soir, c’est maintenant.

— Et qu’avais-tu l’intention de faire ce soir, Mark ?

— Danser avec Kareen.

— Je ne vois pas en quoi c’est un problème. Tu as le droit de danser. Qui que tu sois. Nous ne sommes pas dans la pièce, Mark, et le vieux Prospero avait plusieurs filles. Il se peut que l’une d’entre elles soit prête à baisser les yeux sur un type un peu bizarre.

— Baisser jusqu’où ?

— Oh… (La comtesse tendit la main à peu près à hauteur de la taille de Mark.) Au moins jusque-là. Va danser avec cette fille, Mark. Elle te trouve intéressant. La Mère Nature donne aux jeunes gens le goût de l’aventure plutôt que celui de la prudence. C’est la seule façon de faire progresser l’espèce.

Traverser la salle de bal de la résidence impériale pour saluer Kareen fut la chose la plus terrifiante que Mark ait jamais accomplie volontairement, en dehors du raid avec les Dendariis. La ressemblance s’arrêtait là. Après, les choses s’améliorèrent.

— Lord Mark ! dit-elle gaiement. Ils m’avaient bien dit que vous étiez ici.

Tu avais demandé ?

— Je suis venu honorer ma parole et ma danse, milady.

Vor jusqu’à la pointe des cheveux, il s’inclina.

— Ah ! Il était temps. J’ai gardé toutes les danses du miroir et toutes les danses en ligne.

Les danses les plus simples : celles qu’il pouvait danser.

— J’ai demandé à Miles de m’apprendre les pas du Menuet de Mazeppa la semaine dernière, dit-il, plein d’espoir.

— Génial. Qui conduisait l’autre ? Oh, la musique commence…

Elle l’entraîna sur le parquet. Sa robe moulante et souple était d’un vert très sombre brodé de rouge qui mettait en valeur ses boucles d’un blond cendré. Dans une sorte de crise de paranoïa positive, il se demanda si les couleurs de sa tenue n’avaient pas été délibérément choisies pour s’harmoniser avec les siennes. Comment… ? Mon tailleur parle à ma mère, ma mère à la sienne et sa mère à elle. Bon sang, c’est à la portée de n’importe quel analyste de la SecImp.

Grogne, hélas, avait une forte tendance à la déshabiller mentalement et pas seulement ça. Mais Grogne n’était pas autorisé à s’exprimer ce soir. Celle-ci, c’est le travail de lord Mark. Et il ne va pas tout foutre en l’air, pour une fois. Grogne avait juste l’autorisation de bouillir dans son jus. Lord Mark trouverait un moyen d’utiliser toute cette vapeur. En commençant, par exemple, par suivre le rythme. Il y avait même une danse – le Menuet de Mazeppa – où les deux partenaires se touchaient, se tenant la main ou la taille presque tout le temps.

Toute vraie richesse est biologique. Mark comprenait enfin exactement ce que le comte avait voulu dire. Avec tout son million de dollars betans, il ne pouvait se payer ça : cette lueur dans les yeux de Kareen. Cela dit, ça ne pouvait pas faire de mal… Quel était cet oiseau terrestre qui fabriquait un nid très compliqué pour attirer sa partenaire ?

Ils étaient au milieu d’une danse du miroir.

— Kareen, vous êtes une fille. Je voudrais vous demander quelque chose à propos d’une discussion que j’ai eue avec Ivan. Quelle est à votre avis la chose la plus attirante qu’un type puisse avoir ? Une vedette de sport, la richesse… le rang ?

Il espérait que son ton suggérait qu’il menait une sorte d’enquête scientifique. Ne voyez là rien de personnel, m’dame.

Elle pinça les lèvres.

— L’intelligence, dit-elle enfin.

Ouais. Et dans quel magasin vas-tu trouver ça, mon garçon, avec ton million de dollars ?

— C’est la danse du miroir, dit Kareen. À mon tour. Quelle est la chose la plus importante qu’une femme puisse avoir ?

— La confiance, répondit-il sans réfléchir.

Puis il y réfléchit et il faillit trébucher. Il allait avoir besoin d’une montagne, d’un océan de confiance. Sans rire. Alors, commence à la construire ce soir. Lord Mark, mon vieux. Pose une foutue pierre à la fois, puisqu’il le faut.

Il parvint à la faire éclater de rire quatre fois, après ça. Quatre, pas une de moins : il comptait.


Il mangea trop (même Bouffe était rassasié), but trop, parla trop et dansa excessivement trop mais passa somme toute un sacré bon moment. Il eut une surprise avec les danses. À regret, Kareen l’abandonna à toute une ribambelle d’amies curieuses. Ce qui les intéressait, il n’était pas dupe, c’était la nouveauté mais il n’avait guère envie de faire le difficile. À deux heures du matin, il était dans un tel état de surexcitation, qu’il parlait tout seul et boitillait. Mieux valait partir avant que Hurle ne se réveille pour s’occuper de son corps fourbu. D’ailleurs, cela faisait une bonne demi-heure que Miles était assis dans un coin sans bouger. Avec un air fané qui ne lui ressemblait guère.

Un mot passé à un serviteur amena la voiture du comte devant l’entrée. Pym devait posséder le don d’ubiquité car il avait déjà raccompagné le comte et la comtesse un peu plus tôt. Miles et Mark s’effondrèrent avec un bel ensemble dans le compartiment arrière. La voiture passa le portail de la propriété impériale. La nuit était calme dans la capitale, quelques rares voitures circulaient encore. Miles monta la température et se renfonça dans son siège, les yeux mi-clos.

Ils étaient seuls. Mark compta le nombre de personnes présentes. Un, deux. Trois, quatre, cinq, six, sept. Lord Miles Vorkosigan et l’amiral Naismith. Lord Mark Vorkosigan et Bouffe, Grogne, Hurle et Tueur.

L’amiral Naismith était une création beaucoup plus élégante, songea Mark avec un pincement d’envie. Miles pouvait amener l’amiral dans des soirées, le présenter à des femmes, parader en public avec lui à peu près n’importe où sauf sur Barrayar. Oui, mais ma bande et moi, on est plus nombreux…

Ils étaient liés, sa bande noire et lui. Très intimement liés. On ne pouvait en séparer un des autres sans trancher dans les chairs, sans une véritable boucherie. Alors, il faudra que je prenne soin de vous. D’une manière ou d’une autre. Vous vivez là-dedans dans le noir. Parce que vous savez qu’un jour, je risque à nouveau d’avoir besoin de vous. Vous avez pris soin de moi. Je prendrai soin de vous.

L’amiral Naismith prenait lui aussi soin de Miles. De quelle manière ? se demanda Mark. Ce devait être subtil mais essentiel. Même la comtesse l’avait vu. Qu’avait-elle dit ? Je commencerai à me faire sérieusement du souci pour la santé mentale de Miles quand il sera coupé du petit amiral. D’où le désespoir de Miles à retrouver sa mémoire, sa capacité à travailler. Son boulot avec la SecImp était son unique pont vers l’amiral Naismith.

Je crois que je comprends ça. Oh oui.

— T’ai-je jamais présenté mes excuses pour t’avoir fait tuer ? demanda-t-il à haute voix.

— Pas que je m’en souvienne… Ce n’était pas entièrement ta faute. Je n’étais pas payé pour monter cette mission. J’aurais dû accepter de payer la rançon de Vasa Luigi. Sauf que…

— Sauf que quoi ?

— Il ne voulait pas te vendre. Ou pas à moi. À mon avis, il pensait déjà soutirer une plus forte somme à Ryoval.

— Oui, c’est ce que je crois aussi. Ah… Merci.

— Je ne suis pas certain que cela ait fait une différence au bout du compte, dit Miles d’un ton d’excuse. Ryoval a quand même eu ce qu’il voulait.

— Oh oui ! Ça fait une énorme différence au bout du compte.

Dans l’obscurité, Mark eut un sourire en coin. L’étrange architecture bigarrée de Vorbarr Sultana défilait derrière la bulle. La neige qui recouvrait tout lui conférait pourtant une espèce d’unité.

— Qu’est-ce qu’on fait demain ? s’enquit-il.

— On dort, murmura Miles, en s’enfonçant un peu plus dans son col comme du dentifrice qui redescend dans le tube.

— Et après ?

— La saison mondaine finit dans trois jours, avec les feux d’artifice. Si mes… nos parents descendent vraiment dans le district, je pense que je partagerai mon temps entre Hassadar et ici. Jusqu’à ce que la SecImp me laisse reprendre du service. Il fait moins froid à Hassadar qu’ici, à cette époque de l’année. Ah… Tu es invité à m’accompagner, si tu en as envie.

— Merci, j’accepte.

— Qu’as-tu l’intention de faire ?

— Quand tu auras obtenu ton autorisation médicale, je pense que je m’inscrirai dans une de vos écoles.

— Laquelle ?

— Si le comte et la comtesse s’installent effectivement à Hassadar, à l’université du district.

— Hum… Je crois qu’il faut te prévenir. Tu trouveras là-bas des gens… de la campagne. Moins policés qu’ici à Vorbarr Sultana. Tu risques d’être confronté aux vieilles mentalités barrayaranes.

— Tant mieux. C’est exactement ce que je veux. J’aurai ainsi un statut officiel – étudiant – et l’occasion de comprendre les gens. J’ai tant de choses à apprendre. J’ai besoin de connaître… tout.

C’était une autre sorte de faim, cette insatiable gloutonnerie de connaissances. Un analyste de la SecImp devait sûrement posséder une immense culture générale. Les types qu’il avait rencontrés près de la machine à café au QG de la SecImp tenaient des conversations éblouissantes sur les sujets les plus divers et les plus étonnants. Il allait devoir courir vite s’il voulait entrer en compétition avec ceux-là. Pour gagner.

Soudain, Miles éclata de rire.

— Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?

— Je me demandais simplement ce qu’Hassadar allait apprendre de toi.

La voiture tourna pour franchir le portail de la résidence Vorkosigan et ralentit.

— Je vais peut-être me lever tôt, dit Mark. Il y a tant à faire.

À moitié endormi, enfoncé dans son uniforme, Miles sourit.

— Bienvenue au commencement.

Загрузка...