31

— Les as-tu trouvés ? demanda lord Mark.

— Oui, répondit Bothari-Jesek avec raideur.

— Et détruits ?

— Oui.

Mark rougit et laissa retomber sa tête en arrière sur le dossier de Lilly. La pesanteur lui paraissait soudain particulièrement forte.

— Tu les as regardés. Je te l’avais défendu.

— Il le fallait, pour être certaine que c’étaient les bons.

— Non. Tu aurais pu tous les détruire.

— C’est ce que j’ai fait finalement. J’ai commencé à regarder. Puis j’ai coupé le son. Puis je les ai passés à allure rapide. Puis j’ai juste vérifié de temps en temps.

— J’aurais souhaité que tu ne le fasses pas.

— Moi aussi. Mark, il y avait des centaines d’heures d’enregistrement. Je n’arrivais pas à croire qu’il y en ait autant.

— En fait, ça a duré à peine cinquante heures. Cinquante heures… ou cinquante ans. Mais ils faisaient à chaque fois plusieurs enregistrements simultanés. Il y avait toujours plusieurs holocams qui planaient autour de moi. J’ignore si Ryoval faisait ça pour m’étudier et m’analyser ou simplement par plaisir. Un peu des deux, j’imagine. Ses capacités d’analyse étaient étonnantes.

— Je… je n’ai pas compris certaines choses que j’ai vues.

— Tu veux que je te les explique ?

— Non.

— Tant mieux.

— Je comprends pourquoi tu souhaitais qu’ils soient détruits. Pris hors de leur contexte, ces enregistrements pourraient servir à un terrible chantage. Si tu le veux, je suis prête à te faire le serment de ne jamais rien dire.

— Ce n’est pas le problème. Je n’ai pas l’intention de garder ça secret. Personne n’aura plus jamais barre sur moi. Ni ne pourra utiliser quoi que ce soit contre moi. Tu peux raconter ça à toute la galaxie, si ça te chante. Mais… si la SecImp avait mis la main sur ces enregistrements, ils auraient fini entre les mains d’Illyan. Et il n’aurait pas pu les cacher au comte, ou à la comtesse, même si je sais qu’il aurait essayé. Ou à Miles. Tu imagines le comte, la comtesse ou Miles regardant cette merde ?

Les dents serrées, elle respira péniblement.

— Je commence à comprendre.

— Penses-y. Moi je l’ai fait.

— Le lieutenant Iverson était furieux quand il a découvert toutes les disquettes fondues. Il va porter plainte par le canal autorisé.

— Qu’il porte plainte. Si la SecImp envisage de me poursuivre, j’ai moi aussi quelques plaintes à faire valoir contre elle. Comme, par exemple, qu’a-t-elle fabriqué pendant ces cinq jours ? Et je n’aurai aucune pitié à l’égard de personne. Qu’ils s’en prennent à moi et on verra…

Il acheva sa pensée dans des imprécations inintelligibles.

Le visage de Bothari-Jesek avait viré au vert jaunâtre.

— Je… suis vraiment désolée, Mark.

Avec une gêne infinie, elle lui toucha la main.

Il lui saisit le poignet et serra très fort. Ses narines frémirent mais elle ne grimaça pas. Il essaya de se redresser.

— Je t’interdis d’avoir pitié de moi. J’ai gagné. Si tu as envie de plaindre quelqu’un, plains le baron Ryoval. Je l’ai pris. Je l’ai sucé. Je l’ai battu à son propre jeu, sur son propre terrain. Je ne te laisserai pas transformer ma victoire en défaite pour la simple raison que tu as des… sentiments. (Il la lâcha. Elle se massa le poignet en le dévisageant.) C’est ça, le truc. Je pourrai me débrouiller avec Ryoval si on me laisse tranquille. Mais s’ils en savent trop – s’ils avaient vu ces maudits enregistrements – ils ne seront jamais capables de me laisser tranquille. Par remords, ils n’auraient jamais cessé d’y penser. Et ils m’auraient obligé à y repenser. Je ne veux pas avoir à combattre Ry Ryoval dans ma tête, ou dans la leur, pour le restant de ma vie. Il est mort, pas moi. Ça me suffît. (Une pause. Puis il ricana.) Et tu dois admettre que ce serait particulièrement moche pour Miles.

— Oh oui, approuva Bothari-Jesek dans un souffle.

Dehors, la navette dendarii avec Taura aux commandes s’élevait avec son premier chargement de Durona. Il s’interrompit pour la regarder. Oui. Partez, partez, partez. Sortons de ce trou, vous, moi, tous les clones. À jamais. Soyons humains, si vous le pouvez, si je le peux.

Bothari-Jesek le regardait toujours.

— Ils insisteront pour que tu passes une visite médicale.

— Oui, et ils découvriront certaines choses. Je ne peux dissimuler les traces de coups et encore moins l’alimentation forcée. C’était bouffon, hein ?

Elle déglutit et opina.

— Je me suis dit que tu allais… oh, peu importe.

— Exactement. Je t’avais dit de ne pas regarder. Mais plus tard j’irai voir un docteur compétent, plus il me sera facile de rester dans le vague à propos du reste.

— Il faut quand même qu’on te soigne.

— Lilly Durona a fait un excellent boulot. Et, à ma demande, elle n’en a gardé aucune trace sinon dans sa tête. Ses souvenirs ne devraient pas m’empêcher de dormir.

— N’essaye pas de faire l’impasse là-dessus, conseilla Bothari-Jesek. Même si personne d’autre ne se rend compte, tu peux être sûr que la comtesse comprendra. Et puis, tu as sûrement besoin de… d’une aide. Je ne veux pas dire physiquement.

— O Elena… S’il y a bien une chose que j’ai comprise au cours de ces derniers jours, c’est à quel point je suis tordu. La pire chose que j’ai rencontrée dans la cellule de Ryoval, c’était le monstre dans le miroir. Le miroir psychique de Ryoval. Mon petit monstre à moi, l’hydre à quatre têtes. Qui a prouvé qu’il était bien pire que Ryoval lui-même. Plus fort. Plus rapide. Plus malin. (Il se mordit la langue, conscient qu’il commençait à en dire trop, qu’il paraissait au bord de la démence. Il ne pensait pas être au bord de la démence. Il pensait exactement le contraire : qu’il était au bord de la raison. Il avait simplement dû accomplir un grand détour pour en arriver là. Un long et dur détour.) Je sais ce que je fais. Quelque part, je sais exactement ce que je fais.

— Dans certains enregistrements, on aurait dit que tu jouais avec Ryoval. Comme si tu faisais semblant d’être un autre. Tu parlais tout seul…

— Je n’aurais pas pu tromper Ryoval en faisant semblant de quoi que ce soit. Ce type a tripatouillé les cerveaux des gens pendant des décennies. Mais ma personnalité ne s’est pas vraiment dédoublée. Elle était plutôt comme… inversée. (Comment parler d’une double personnalité à propos d’un phénomène qui était si profondément lui-même ?) Ce n’était pas quelque chose que j’ai décidé de faire. C’était simplement quelque chose que j’ai fait.

Elle le dévisageait avec une extrême inquiétude. Il éclata de rire. Mais sa bonne humeur n’était pas aussi rassurante pour elle qu’il le désirait.

— Tu dois comprendre, reprit-il. Parfois, la folie n’est pas une tragédie. Parfois, c’est une stratégie pour survivre. Parfois… c’est un triomphe. (Il hésita.) Sais-tu ce qu’est une bande noire ?

Elle secoua la tête.

— J’ai trouvé ça dans un musée de Londres. Autrefois sur Terre, au dix-neuvième et au vingtième siècle, ils utilisaient des navires qui flottaient et voguaient sur les océans. Ils étaient propulsés par des moteurs à vapeur. La chaleur pour ces moteurs était produite par des feux de charbon dans le ventre de ces navires. Et il fallait que des pauvres types soient enfermés dans la cale pour enfourner le charbon dans les chaudières. Ils étaient là-dedans, dans la puanteur, la sueur, la chaleur et la crasse. Le charbon les noircissait tant qu’on les appelait les bandes noires. Et les officiers et les jolies dames au-dessus d’eux n’avaient rien à faire avec ces pauvres tarés. Mais, sans eux, rien ne bougeait. Rien ne vivait. Pas de vapeur. La bande noire. Des héros oubliés. Des types laids et misérables.

Bon, si elle avait eu des doutes jusqu’à présent, maintenant elle devait être certaine qu’il était cinglé.

Ce n’était probablement pas une bonne idée de lui faire le panégyrique de sa bande noire, de lui chanter la féroce loyauté qu’il éprouvait à leur égard. Ouais, et personne ne m’aime, geignit Bouffe. Tu ferais bien de t’y habituer.

Il sourit.

— Peu importe, reprit-il. Mais, crois-moi, Galen me semble très… petit après Ryoval. Et Ryoval, je l’ai battu. C’est bizarre, mais je me sens très libre maintenant. Et j’ai bien l’intention que ça dure.

— Tu me parais plutôt – excuse-moi – un peu cyclothymique, Mark. Chez Miles, c’est assez normal. Disons qu’on en a l’habitude. Après ses périodes d’exaltation, il y a toujours des moments de déprime, pour ne pas dire de dépression. Tu devrais faire attention : sur ce plan-là, tu lui ressembles peut-être.

— En fait, tu me dis qu’il a des hauts et des bas ?

Elle ne put retenir un petit rire.

— Oui.

— Je ferai attention pendant les bas.

— Hum, oui. Mais, pour les autres, c’est surtout pendant ses hauts qu’il vaut mieux se planquer.

— J’ai aussi pris pas mal d’analgésiques et de stimulants. Il fallait ça pour tenir ces deux dernières heures. J’ai peur que leur effet ne soit en train de se dissiper.

Excellent. Voilà qui expliquait son babillage et avait l’avantage d’être vrai.

— Tu veux que j’aille chercher Lilly Durona ?

— Non. Je veux juste rester assis ici. Sans bouger.

— Bonne idée.

Son casque à la main, elle se leva.

— Mais, maintenant, je sais ce que je veux être quand je serai grand, dit-il soudainement.

Elle s’arrêta, les sourcils froncés.

— Je veux être un analyste de la SecImp. Un civil. Quelqu’un qui n’envoie pas les gens au mauvais endroit ou avec cinq jours de retard. Ou mal préparés. Je veux rester assis toute la journée dans un bureau, entouré par une forteresse et comprendre tout ça.

Il attendit les sarcasmes.

Au lieu de cela, à sa grande surprise, elle hocha la tête avec le plus grand sérieux.

— Parlant au nom de ceux que la SecImp expédie un peu partout, j’en serai ravie.

Elle lui fit un vague salut et tourna les talons. Il se posa des questions à propos de ce qu’il avait vu dans ses yeux avant qu’elle ne disparaisse dans le tube. Ce n’était pas de l’amour. Ce n’était pas de la crainte.

Oh. Ainsi voilà à quoi ça ressemble, le respect. Oh. C’est pas désagréable.


Comme il l’avait dit à Elena, Mark resta simplement assis là, à regarder par la fenêtre. Il faudrait bien que, tôt ou tard, il se décide à bouger. Il pourrait peut-être utiliser son pied cassé comme excuse pour se faire transporter en fauteuil flottant. Lilly lui avait promis six heures de cohérence grâce à ses stimulants. Après quoi, il devrait payer la facture métabolique. Elle ne lui avait pas dit sous quelle forme. Il pria le Ciel pour que cela n’arrive pas avant qu’il soit en sécurité dans la navette de la SecImp. O mon frère. Ramène-moi à la maison.

Des voix résonnèrent dans le tube. Miles apparut, flanqué d’une Durona. Il était squelettique et pâle comme un fantôme dans son costume gris. Ils semblaient tous les deux être sur les deux plateaux d’une balance organique. Si, par magie, il pouvait transférer dans Miles quelques-uns des kilos que Ryoval l’avait forcé à prendre, ils auraient tous les deux bien meilleures allures. S’il continuait à grossir, il était certain que Miles continuerait à maigrir. Jusqu’à quand ? Jusqu’à disparaître ? Déplorable vision. Ce sont les drogues, mon garçon, ce sont les drogues.

— Ah, fit Miles. Elena m’avait dit que tu étais toujours ici. (Avec un geste de prestidigitateur fier de son tour, il présenta la jeune femme qui l’accompagnait.) Tu la reconnais ?

— C’est une Durona, Miles, fit Mark d’une voix lasse et gentille. Je les vois même dans mes rêves. (Il s’interrompit.) Y a un truc ?

Puis il sursauta, choqué. On pouvait reconnaître des clones, les différencier.

— C’est… elle ? !

— Exactement, sourit Miles, satisfait. On l’a sortie de chez les Bharaputra, Rowan et moi. Elle va partir pour Escobar avec ses frères et sœurs.

Mark se détendit.

— Ah ! Ah… Oh… Bien. (Hésitant, il se frotta le front. Enlève ton doigt de là, Vasa Luigi !) Je ne pensais pas que tu avais envie de sauver des clones, Miles.

Touché, Miles grimaça.

— Tu m’as inspiré.

Il était clair pour Miles qu’il avait emmené cette fille ici pour lui faire plaisir. Ce qui était un peu moins clair pour Miles, mais pas pour Mark qui lisait en lui comme dans du cristal, c’est qu’il y avait là un élément de subtile rivalité. Pour la première fois de sa vie, Miles sentait sur sa nuque le souffle chaud d’un frère concurrent. Je te mets mal à l’aise ? Ha ! Va falloir t’y habituer, mon gars. Ça fait vingt-deux ans que je vis avec. Quand Miles parlait de Mark, il disait « mon frère » comme il aurait pu dire « mes bottes » ou peut-être « mon cheval ». Ou – il pouvait bien lui accorder ça – « mon enfant ». C’était une sorte de paternalisme voilé. Miles ne s’attendait pas à se retrouver face à son égal, quelqu’un d’indépendant. Soudain, Mark découvrit qu’il possédait un délicieux nouveau passe-temps, quelque chose qui allait l’amuser pendant des années. Seigneur, qu’est-ce que je vais me marrer à être ton frère !

— Oui, dit-il avec bonne humeur, tu pouvais le faire toi aussi. Je savais que tu pourrais y arriver si seulement tu t’en donnais la peine.

Il rit. Il essaya. À son grand désarroi, son rire se transforma en hoquet dans sa gorge. Il faillit s’étouffer. Il n’osa plus exprimer la moindre émotion.

— Je suis très content, constata-t-il, aussi neutre qu’un hublot.

Miles, qui n’avait rien perdu de cette petite scène, hocha la tête.

— Bien, fit-il tout aussi neutre.

Les deux garçons se retournèrent vers la fille. Mal à l’aise sous le poids de leurs deux regards, elle gigota sur place puis rejeta ses cheveux en arrière et marmonna :

— Quand je vous ai vu la première fois, dit-elle à Mark, vous ne m’avez pas trop plu.

Quand tu m’as vu la première fois, je ne me plaisais pas beaucoup non plus.

— Oui ? l’encouragea-t-il.

— Je trouve que vous êtes bizarre. Encore plus bizarre que l’autre (elle hocha le menton vers Miles qui sourit benoîtement), mais… mais…

Les mots lui manquèrent. Avec la prudence et la méfiance d’un oiseau sauvage à qui on offre des graines, elle s’aventura près de lui. Puis elle embrassa sa joue rebondie. Enfin, toujours comme un oiseau, elle s’envola.

— Hum, fit Miles en la voyant plonger dans le tube, j’avais espéré un peu plus d’enthousiasme.

— Tu apprendras, dit Mark, charitable.

Il se toucha la joue et sourit.

— À propos d’ingratitude, tu as pensé à la SecImp, remarqua Miles, maussade. Combien d’équipement as-tu perdu ?

Mark haussa un sourcil.

— Tu cites Illyan ?

— Oh… tu l’as rencontré ?

— Oh, oui.

— J’aurais aimé être là.

— Moi aussi, j’aurais aimé que tu sois là, fit Mark, sincère. Il était… acerbe.

— Je veux bien le croire. Il fait ça mieux que personne, à part ma mère quand elle se met en colère, ce qui, Dieu merci, lui arrive rarement.

— Alors, tu aurais dû la voir le pulvériser, dit Mark. Le choc des titans. Je crois que tu aurais aimé ça. Moi ça m’a plu.

— Hein ? J’ai l’impression qu’on a beaucoup de choses à se dire…

Pour la première fois, comprit soudain Mark, c’était vrai. Son cœur s’éleva. Malheureusement quelqu’un d’autre s’élevait aussi dans le tube : un homme portant la livrée de la maison Fell. Il salua.

— J’ai un courrier à remettre à un dénommé Mark.

— Je suis Mark.

L’homme s’approcha et le balaya avec un scanner d’identification. Ouvrant un étui fin enchaîné à son poignet, il lui tendit une carte.

— Avec les compliments du baron Fell, monsieur. Il espère que ceci aidera à accélérer votre départ.

L’argent. Ah, ah ! Accompagné d’un message éloquent.

— Mes compliments au baron Fell et… et… que désirons-nous dire au baron Fell, Miles ?

Merci suffira, conseilla Miles. Au moins, jusqu’à ce que nous soyons loin, très loin.

— Remerciez-le donc, dit Mark au courrier qui hocha la tête et disparut comme il était apparu.

Mark jeta un coup d’œil vers la comconsole de Lilly. Elle semblait à des kilomètres de lui. Il tendit la main.

— Tu pourrais me passer le lecteur portable, Miles ?

— Bien sûr.

Il lui apporta l’engin.

— Je prédis, fit Mark, qu’il m’a copieusement arnaqué. Mais je ne crois pas que j’irai chez lui en discuter. (Il inséra la carte dans le lecteur et sourit.) Non, j’irai pas.

— Combien as-tu eu ? demanda Miles en se tordant le cou.

— Voilà une question très personnelle, dit Mark. (Pris de remords, Miles cessa d’essayer de lire par-dessus son épaule.) Je te propose un échange. As-tu couché avec ce médecin ?

Miles se mordit la lèvre, visiblement partagé entre sa curiosité et ses bonnes manières. Mark l’observa avec intérêt, se demandant ce qui allait prendre le dessus. Il était prêt parier sur à la curiosité.

Miles respira un bon coup.

— Oui, dit-il enfin.

C’est bien ce que je pensais. Leur bonne fortune, se dit Mark, était partagée équitablement. À Miles, le bon temps ; à lui, le reste. Mais pas cette fois.

— Deux millions.

Miles siffla.

— Deux millions de marks impériaux ? Impressionnant !

— Non. Deux millions de dollars betans. Ce qui fait quoi ? À peu près huit millions de marks ? Non, plutôt dix. Ça dépendra du taux de change. De toute manière, c’est loin de représenter dix pour cent de la valeur de la maison Ryoval. Disons deux pour cent, calcula Mark à haute voix.

Et il eut ainsi le rare et délicieux privilège de rendre Miles Vorkosigan muet.

— Que vas-tu faire de tout ça ? demanda Miles après une bonne minute.

— Investir, déclara Mark avec férocité. Barrayar possède une économie en pleine croissance, non ? (Il réfléchit.) Mais, d’abord, je vais redonner un million à la SecImp, pour ses services rendus depuis quatre mois.

— Personne ne donne de l’argent à la SecImp !

— Pourquoi pas ? Considère tes opérations de mercenaires, par exemple. Les mercenaires ne sont-ils pas censés gagner de l’argent ? La Flotte Dendarii pourrait être une source de revenus appréciable pour la SecImp si elle était correctement gérée.

— Ils tirent leur profit des conséquences politiques, dit Miles avec fermeté. Cela dit… si tu comptes vraiment faire ça, je veux être présent. Pour voir la tête d’Illyan.

— Si tu es gentil, je t’autoriserai à venir. Mais je vais le faire, crois-moi. Il y a quelques dettes que je ne pourrai jamais rembourser. (Il pensait à Phillipi et aux autres.) J’ai bien l’intention de payer celles qui sont à ma portée. Quant au reste, je le garderai. Je devrais être capable de doubler ce capital en six ans. Et, à partir de là, recommencer où j’en suis maintenant. Ou mieux. Il est plus facile de gagner un million avec deux que d’en faire deux avec un. Si tu sais y faire. Et j’ai bien l’intention d’apprendre.

Miles le contemplait, fasciné.

— Je n’en doute pas.

— As-tu une idée du désespoir dans lequel j’étais en commençant ce raid ? De ma peur ? J’ai bien l’intention désormais d’avoir une valeur que nul ne pourra ignorer, même si elle se mesure par de l’argent. L’argent est un pouvoir que presque n’importe qui peut acquérir. Tu n’as pas besoin d’avoir un Vor devant ton nom. (Il sourit faiblement.) Peut-être, dans quelque temps, j’aurai un endroit à moi. Comme Ivan. Après tout, ça paraîtrait curieux si je vivais encore chez mes parents à… vingt-huit ans.

Bon, il avait suffisamment provoqué son frère pour aujourd’hui. Miles serait – et il l’avait déjà prouvé – prêt à donner sa vie pour lui mais il possédait aussi une fameuse tendance à considérer les gens autour de lui comme de simples extensions de sa personnalité. Je ne suis pas ton annexe. Je suis ton frère. Oui. Mark était prêt à parier que ni l’un ni l’autre n’oublierait ce simple fait désormais. Il s’enfonça dans son siège, épuisé mais satisfait.

— J’ai bien l’impression, fit Miles, encore passablement stupéfait, que tu es le premier Vorkosigan depuis cinq générations à tirer un bénéfice d’une mission. Bienvenue dans la famille.

Mark hocha la tête. Ils restèrent silencieux un moment.

— Ce n’est pas la réponse, déclara finalement Mark. (Il désigna d’un geste vague la clinique du Groupe Durona et, au-delà, l’Ensemble de Jackson.) Ce sauvetage ponctuel et sommaire des clones. Même si j’avais fait sauter toute la maison Bharaputra, quelqu’un aurait pris la place laissée vacante.

— Oui, approuva Miles. La vraie réponse doit être médicotechnique. Il faudra que quelqu’un trouve un meilleur moyen d’allonger la vie. Et je crois que ce quelqu’un existera. Beaucoup de gens travaillent là-dessus, dans beaucoup d’endroits. La transplantation de cerveau comporte trop de risques pour être vraiment compétitive. Elle s’achèvera un jour.

— Je… n’ai aucun talent dans le domaine scientifique, dit Mark. Et pendant ce temps-là, la boucherie continue. Il faudra que je trouve une autre solution… un jour.

— Mais pas aujourd’hui, dit fermement Miles.

— Non.

Par la fenêtre, il vit une autre navette se poser dans l’enceinte des Durona. Ce n’était pas la navette pilotée par Taura.

— C’est pour nous ? demanda-t-il.

Miles alla à la fenêtre regarder dans la cour.

— Oui.

Ils n’eurent dès lors plus un instant à perdre. Mettant à profit l’absence de Miles, parti vérifier leur transport, Mark rassembla une demi-douzaine de Durona autour de lui pour l’aider à transférer son corps raide, pitoyable et à demi paralysé sur une civière flottante. Ses mains crochues tremblaient de façon incontrôlable. Il fallut que Lilly, les lèvres pincées, lui donne une nouvelle hypo d’un produit merveilleux. Il fut tout à fait heureux d’être transporté à l’horizontale. Son pied cassé lui donnait une excuse parfaitement valable pour ne pas marcher. Ce fut un invalide que les types de la SecImp vinrent chercher pour l’emmener dans sa cabine. Un invalide heureux.

Pour la première fois de sa vie, il rentrait chez-lui.

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