11

Mark passa ses trois premiers jours de réclusion à déprimer au lit. Il avait entamé sa mission héroïque pour sauver des vies. Elle en avait détruit. Il compta et recompta les cadavres, un par un. Le pilote de la navette. Phillipi. Norwood. Le soldat de Kimura. Sans parler des huit qui avaient été gravement blessés. Des gens qui n’avaient pas eu de noms quand il avait imaginé tout ça. Et puis, il y avait aussi tous les Bharaputrans anonymes. Le garde de sécurité moyen sur l’Ensemble de Jackson n’était qu’un pauvre gars qui essayait de gagner sa vie. Il se demanda, de plus en plus morose, si, parmi les morts, il n’y en avait pas certains avec qui il avait plaisanté ou discuté à l’époque où il était à la crèche. Comme toujours, les petites gens ne formaient qu’un tas de viande anonyme.

Ceux qui détenaient le pouvoir, ceux qui pouvaient être tenus pour vraiment responsables, ceux-là s’en sortaient libres et intacts, comme le baron Bharaputra.

Les vies des quarante-neuf clones valaient-elles celles des quatre morts dendariis ? Apparemment, les Dendariis ne le pensaient pas. Ils n’étaient pas volontaires pour cette mission. Tu les as trompés pour les envoyer à la mort.

Soudain, une évidence terrible l’ébranla. Les vies ne s’additionnaient pas, ne se retranchaient pas comme des chiffres. Chacune était un infini.

Je ne voulais pas que ça se passe ainsi.

Et les clones. La blonde. Lui plus que tout autre savait qu’elle n’était pas la femme mature qu’elle paraissait être… malgré son physique extravagant ou justement à cause de ce physique extravagant. Le cerveau de soixante ans qui aurait sans nul doute été transplanté dans un tel corps aurait sûrement su comment l’utiliser. Mais Mark avait une vision beaucoup trop nette de la fille de dix ans qui vivait dans ce corps. Il n’avait pas voulu l’effrayer ou la blesser. C’était pourtant exactement ce qu’il avait fait. Il aurait voulu lui plaire, faire que son visage s’illumine. Comme ils s’illuminent pour Miles ? se moqua sa voix intérieure.

Attendre des clones qu’ils soient heureux de ce qu’il avait fait pour eux était ridicule. Il devait oublier ce fantasme. Dans dix ans, dans vingt ans, ils le remercieraient peut-être d’être en vie. Ou pas. J’ai fait tout ce que j’ai pu. Je suis désolé.

Le deuxième jour, une idée fixe commença à l’obséder : il était le réceptacle idéal pour le cerveau de Miles. Etrangement, mais de façon assez logique, il ne craignait pas une décision pareille de la part de Miles. Mais Miles n’était pas vraiment en position d’opposer son veto à ce plan. Quelqu’un pouvait avoir l’idée qu’il serait plus facile de transplanter le cerveau de Miles dans le corps vivant et chaud de Mark plutôt que d’essayer péniblement de réparer une poitrine explosée. Sans parler des traumatismes dus à la cryogénisation. Cette perspective le terrifia à un point tel qu’il eut envie de se porter volontaire juste pour qu’on n’en parle plus.

Une seule chose lui évita de sombrer dans la débilité : tant qu’on ne retrouvait pas la cryo-chambre, cette menace restait assez vague. Mais ils finiraient bien par la récupérer un jour. Dans l’obscurité de sa cabine, la tête enfouie sous l’oreiller, il lui vint à l’esprit qu’il aurait aimé qu’une personne au moins ait du respect pour lui, pour sa tentative de sauvetage des clones. Et cette personne était Miles.

Voilà une possibilité que tu as éliminée, non ?

Le seul sursis à cette incessante torture mentale lui était apporté par la nourriture et le sommeil. S’empiffrer d’un plateau-ration entier l’hébétait assez pour qu’il se mette à somnoler pendant un temps plus ou moins long. Désirant par-dessus tout l’inconscience, il supplia le Dendarii qui lui passait ses plateaux trois fois par jour de lui donner du rab. La demande semblait inoffensive, l’homme accepta sans trop de difficultés.

Un autre Dendarii lui avait apporté un assortiment de vêtements propres appartenant sans doute à la garde-robe personnelle de Miles. Cette fois-ci, tous les insignes avaient été soigneusement enlevés. Le troisième jour, Mark renonça à boutonner le pantalon d’uniforme de Naismith et se contenta de porter un treillis ample. Ce fut à cet instant qu’il eut son inspiration.

Ils ne pourront pas me faire jouer le rôle de Miles si je ne ressemble pas à Miles.

Après cela, les événements s’embrouillèrent dans sa tête. L’un des gardes s’irrita tellement de ses incessantes demandes de nourriture qu’il amena une caisse entière de rations qu’il jeta dans un coin en disant grossièrement à Mark de ne plus l’emmerder avec ça. Une fois seul, l’imagination débordante de Mark se déclencha. Il avait entendu parler de prisonniers qui s’étaient échappés de leur cellule en creusant un tunnel avec une cuillère. Pourquoi pas lui ?

Ainsi, malgré l’énormité de cette tentative – énormité dont il était conscient à un certain niveau –, celle-ci lui donnait un but. L’interminable voyage vers Komarr lui parut soudain trop court ; les longues heures passées dans la solitude de sa cabine ne suffisaient plus. Il lut les fiches de nutrition. S’il maintenait une inactivité maximale, un seul plateau fournissait la ration nécessaire pour une journée. Tout ce qu’il consommait après cela se transformait automatiquement en non-Miles. Quatre plateaux devaient produire un bon kilo de masse corporelle, s’il comprenait ce qu’il lisait. Un seul point noir : c’était toujours le même menu…

Il n’avait pas suffisamment de temps pour mener à bien son projet. Néanmoins, dans son corps ratatiné, chaque kilo supplémentaire ne pouvait se cacher. Vers la fin du voyage, paniqué à l’idée que le temps lui manquait, il mangea continuellement, jusqu’à ce que la douleur le force à arrêter. Cette douleur lancinante se mêlait au plaisir, à la rébellion et à la punition, se combinait à eux pour se transformer en une expérience étrangement satisfaisante.

Quinn entra sans frapper et fit passer d’un vif revers de main les lumières à pleine puissance.

— Arggh…

Mark sursauta et se couvrit les yeux. Tiré de façon déplaisante d’un sommeil déplaisant, il roula dans le lit. Il risqua un œil vers le chrono mural. Quinn était venue un demi-cycle plus tôt que prévu. S’ils se trouvaient déjà en orbite autour de Komarr, cela signifiait que les Dendariis avaient poussé leurs navires à la vitesse maximale. Oh, au secours.

— Debout, dit Quinn avant de plisser le nez. Va te laver et mets cet uniforme.

Elle étala avec révérence quelque chose d’un vert de forêt avec des brocarts dorés au pied du lit. Elle aurait dû le lui jeter au visage. Mark en déduisit qu’il devait s’agir d’un uniforme de Miles.

— Je vais me lever, fit-il, et me laver. Mais je ne mettrai pas cet uniforme, ni aucun autre uniforme.

— Vous ferez ce qu’on vous dira, monsieur.

— Ceci est un uniforme barrayaran. Il représente un réel pouvoir. Ils pendent les gens qui portent de faux uniformes.

Rejetant les couvertures, il s’assit… et fut pris d’un léger vertige.

Mon Dieu, s’étrangla Quinn, choquée. Qu’est-ce que tu t’es fait ?

— Vous pouvez encore essayer de me tasser dans cet uniforme mais l’effet ne vous plaira pas.

Il tituba jusqu’à la salle de bains.

Tout en se lavant et s’épilant, il considéra les résultats de sa tentative d’évasion. Le temps lui avait manqué. Ce qui ne l’avait pas empêché de regagner les kilos perdus pour jouer l’amiral Naismith sur Escobar, avec en plus un léger bonus. Ceci en à peine quatorze jours alors qu’il lui avait fallu une année pour grossir la première fois : un double menton, un torse et un abdomen notablement épaissis, au prix d’une copieuse douleur. Ce n’est pas encore assez, pas assez pour être vraiment en sécurité.

Quinn étant Quinn, elle devait se convaincre elle-même. Elle lui fit quand même essayer l’uniforme. Il se dilata de son mieux. L’effet était saisissant… fort peu militaire. Ronchonnant, elle abandonna et le laissa s’habiller comme il l’entendait. Il choisit un caleçon mi-long, des espadrilles souples et une ample tunique civile barrayarane de Miles avec de larges manches et une ceinture brodée. Il prit un bon moment pour juger s’il valait mieux la nouer sous sa bedaine ou bien en plein milieu. À en juger par la moue de dégoût de Quinn, c’était pire dessous. Il la noua dessous.

Elle ne fut pas dupe.

— Tu t’amuses bien ?

— Je ne risque pas de m’amuser beaucoup aujourd’hui, non ?

Elle acquiesça sèchement.

— Où m’emmenez-vous ? Et d’ailleurs, où sommes-nous ?

— Sur orbite autour de Komarr. On va utiliser une capsule pour se rendre secrètement à bord d’une base militaire spatiale barrayarane. Là nous aurons une entrevue très privée avec le chef de la Sécurité Impériale, le capitaine Simon Illyan. Il est venu par courrier rapide tout droit du Quartier Général de la SecImp sur Barrayar après avoir reçu un message codé très ambigu de ma part. Il ne va pas être ravi d’avoir dû interrompre sa routine. Il va exiger de savoir ce qui était assez urgent pour ça. Et, fit-elle enfin dans un soupir, il va falloir que je le lui dise.

Elle l’escorta hors de sa cabine à travers le Peregrine. Le garde à la porte avait disparu. En fait, tous les couloirs semblaient déserts. Non, pas déserts. Vidés.

Ils arrivèrent au sas menant à la capsule. Bothari-Jesek était aux commandes. Il n’y avait personne d’autre. Oui, la petite fête allait être très privée.

Quand elle jeta un coup d’œil vers lui par-dessus son épaule, elle écarquilla les yeux et ses sombres sourcils s’affaissèrent en signe de désapprobation. Bothari-Jesek n’appréciait pas sa nouvelle silhouette.

— Bon sang, Mark. Vous avez l’air d’un cadavre qui vient de remonter à la surface après avoir passé huit jours dans l’eau.

C’est exactement ce que je ressens.

— Merci, répliqua-t-il, narquois.

Elle ricana, amusée ou écœurée, avant de fixer son attention sur les commandes de la capsule. Celle-ci prit son essor et ils se détachèrent en silence du Peregrine. Les accélérations successives lui distendirent douloureusement l’estomac et il déglutit encore pour combattre la nausée qui le gagnait.

— Pourquoi le grand patron de la SecImp ne porte-t-il que le grade de capitaine ? s’enquit-il pour éviter de penser à son malaise.

— Encore une tradition barrayarane, dit Bothari-Jesek. (Elle avait mis une légère amertume dans le mot tradition. Mais, au moins, elle lui adressait la parole.) Le prédécesseur d’Illyan à ce poste, feu le célèbre capitaine Negri, n’a jamais accepté de promotion au-delà du poste de capitaine. Ce genre d’ambition était apparemment incongru dans l’entourage de l’empereur Ezar. Tout le monde savait que Negri était la voix de l’empereur et ses ordres valaient pour tous, du plus humble au plus puissant. J’imagine qu’Illyan n’a pas osé se donner un rang plus élevé que son ancien patron. Ce qui ne l’empêche pas de toucher le salaire d’un vice-amiral. Quel que soit le pauvre crétin qui dirigera la SecImp à la retraite d’Illyan, il ne dépassera probablement jamais le grade de capitaine, lui non plus.

Ils approchaient d’une station orbitale de moyenne importance. Mark put enfin apercevoir Komarr, tournant loin au-dessous d’eux, réduite par la distance à une demi-lune. Bothari-Jesek obéit strictement aux instructions d’un contrôleur spatial particulièrement laconique. Elle donna toute une série de codes et de preuves de son identité puis un silence nerveux régna. Ils furent enfin autorisés à se poser.

Deux gardes muets et inexpressifs, arborant l’impeccable uniforme vert barrayaran, les attendaient à la sortie du sas. Ils les conduisirent à travers la station jusqu’à une pièce dépourvue de fenêtres aménagée en bureau. Il y avait là une comconsole, trois chaises et rien d’autre.

— Merci. Laissez-nous, dit l’homme derrière le bureau.

Les gardes sortirent, toujours aussi silencieux.

L’homme parut se détendre un tout petit peu. Il hocha la tête vers Bothari-Jesek.

— Salut, Elena. Content de te revoir.

Sa voix légère possédait une chaleur inattendue comme celle d’un oncle accueillant sa nièce préférée.

En dehors de cela, il ressemblait parfaitement au personnage que Mark avait étudié dans les dossiers de Galen. Simon Illyan était un homme mince, déjà âgé, aux tempes grises et aux cheveux châtains. Le visage rond au nez retroussé était creusé de rides. Il portait, sur cette base militaire, un uniforme d’officier identique à celui que Quinn avait voulu faire enfiler à Mark : le vert impérial avec l’œil d’Horus sur le col, insigne de la SecImp.

Mark se rendit compte qu’Illyan le contemplait d’un air étrange.

— Bon Dieu, Miles, tu… commença-t-il d’une voix étranglée puis une lueur de compréhension passa dans ses yeux. Il se renfonça sur sa chaise. Ah ! (Sa bouche se tordit d’un côté.) Lord Mark. Madame votre mère vous salue. Et je suis ravi de vous rencontrer enfin.

Il semblait parfaitement sincère.

Vous ne le serez pas longtemps, songea Mark au désespoir. Lord Mark ? Il plaisante !

— Je suis aussi ravi de savoir à nouveau où vous êtes. J’en déduis, capitaine Quinn, que le message de mon département à propos de la disparition de lord Mark a fini par vous arriver ?

— Pas encore. Il doit… probablement nous suivre.

Illyan haussa les sourcils.

— Ainsi donc, lord Mark a réapparu de lui-même ou alors est-ce mon cher lieutenant qui me l’envoie ?

— Ni l’un ni l’autre, monsieur.

Quinn semblait avoir du mal à parler. Bothari-Jesek n’essayait même pas.

Illyan se pencha en avant, se faisant un peu plus sérieux mais gardant son ironie.

— Allez, dites-moi ce qu’a encore imaginé ce petit morveux ? Je l’entends d’ici : je pensais que vous seriez ravi de me voir utiliser mon initiative, monsieur. À combien se monte la facture, cette fois-ci ?

— Il n’a rien imaginé, marmonna Quinn. Mais la facture va être énorme.

L’air froidement amusé disparut tandis qu’il examinait le visage gris de Quinn.

— Oui ? dit-il au bout d’un moment.

Quinn posa les deux mains sur le bureau, pas pour donner de l’emphase à son propos, se dit Mark, mais parce qu’elle avait besoin de se soutenir.

— Illyan, nous avons un problème. Miles est mort.

Illyan accueillit ceci dans un silence de plomb. Soudain, il fit brusquement pivoter sa chaise. Les trois autres ne voyaient plus que l’arrière de son crâne. Quand il se retourna, les rides de son visage avaient changé : ce n’étaient plus des sillons en creux mais en plein. On aurait dit une multitude de cicatrices.

— Ce n’est pas un problème, Quinn, murmura-t-il. C’est un désastre.

Il posa avec beaucoup de soin ses mains à plat sur le bureau noir. Ainsi, voilà où Miles a piqué ce geste, songea absurdement Mark.

— Il est congelé dans une cryo-chambre.

Quinn se lécha les lèvres : elles étaient aussi sèches que du papier.

Illyan ferma les yeux. Ses lèvres bougèrent. Marmonnait-il des prières ou des jurons ? Mark n’aurait su le dire. Il reprit la parole avec douceur :

— C’est ce que vous auriez dû dire d’abord. J’en aurais déduit le reste logiquement. (Il rouvrit les yeux.) Bon, que s’est-il passé ? Ses blessures sont-elles très graves ? La tête n’a pas été touchée au moins ? A-t-il été bien préparé ?

— J’ai aidé à faire la préparation moi-même. Dans des conditions de combat. Je… je pense qu’elle a été bonne. On ne peut rien savoir jusqu’à ce que… Il a reçu une très vilaine blessure à la poitrine. D’après ce que j’ai pu voir, il est intact à partir du cou.

Illyan respira, avec soin.

— Vous avez raison, capitaine Quinn. Ce n’est pas un désastre. Juste un problème. Je vais alerter l’Hôpital Militaire Impérial à Vorbarra Sultana afin qu’ils se préparent à recevoir leur patient vedette. Nous pouvons transférer la cryo-chambre sur mon courrier rapide immédiatement.

Babillait-il autant par soulagement ?

— Euh… fit Quinn. Non.

Illyan se toucha délicatement les tempes comme si la migraine le gagnait.

— Finissez votre histoire, Quinn, dit-il d’une voix étouffée et menaçante.

— Nous avons perdu la cryo-chambre.

— Comment peut-on perdre une cryochambre ?

— C’était une portable. (Le regard assassin d’Illyan lui fit poursuivre son rapport à toute allure.) Elle a été abandonnée en bas dans la pagaille. Chaque navette pensait que c’était l’autre qui l’avait. Un problème de communication. J’ai vérifié, pourtant, je le jure. Le médic qui convoyait la cryochambre a été coupé de sa navette par les forces ennemies. Il s’est débrouillé pour avoir accès à un service d’expédition commercial. Nous pensons qu’il a expédié la cryochambre.

— Vous pensez ? Dans un moment, je vous demanderai de quelle mission il s’agissait. Dans un moment… Où l’a-t-il expédiée ?

— C’est là le problème : nous n’en savons rien. Il a été tué avant de pouvoir faire son rapport. La cryochambre peut être à peu près n’importe où maintenant.

Illyan se renfonça sur sa chaise et se frotta les lèvres.

— Je vois. Quand ceci s’est-il passé ? Et où ?

— Il y a deux semaines et trois jours sur l’Ensemble de Jackson.

Je vous avais envoyés sur Illyrica via la Station Vega. Par quel tour de passe-passe vous êtes-vous retrouvés sur l’Ensemble de Jackson ?

Debout, en posture de repos réglementaire, Quinn fit un résumé bref et gêné des événements survenus au cours des quatre dernières semaines depuis leur séjour sur Escobar.

— Il y a un rapport complet avec tous nos enregistrements et le journal personnel de Miles là-dedans, monsieur.

Elle posa un cube de données sur le bureau.

Illyan le contempla comme un serpent. Il n’esquissa pas le moindre geste pour s’en saisir.

— Et les quarante-neuf clones ?

— Toujours à bord du Peregrine, monsieur. Nous aimerions les débarquer.

Mes clones. Qu’est-ce qu’Illyan allait faire d’eux ? Mark n’osa pas le demander.

— Le journal personnel de Miles est, si j’en crois mon expérience, un document parfaitement inutile, observa Illyan. Ce garçon n’aime pas laisser de traces derrière lui.

Là-dessus, il se tut et se leva pour arpenter la petite pièce. La façade réservée craqua subitement : un sale rictus aux lèvres, il pivota soudain et écrasa son poing à s’en briser les os sur le mur en hurlant.

— Quel petit con ! Faire de ses funérailles une foutue farce !

Il leur tournait le dos. Quand il reprit sa place derrière le bureau, son visage était blafard et dur. Il s’adressa à Bothari-Jesek.

— Elena, il est clair que je vais devoir rester ici à Komarr, pour l’instant, afin de coordonner les recherches de la SecImp. Je ne peux pas me permettre de perdre encore les cinq jours de voyage de retour sur Barrayar. Bien sûr, je… rédigerai le rapport de disparition au combat du lord lieutenant Vorkosigan et je l’enverrai immédiatement au comte et à la comtesse Vorkosigan. Je ne supporte pas l’idée qu’un subalterne va le leur transmettre mais il n’y a pas d’autre moyen. Accepterais-tu, et c’est une faveur personnelle que je te demande, d’escorter lord Mark à Vorbarr Sultana et de le conduire chez eux ?

Non, non, non, hurlait Mark silencieusement.

— Je… préférerais ne pas aller sur Barrayar, monsieur.

— Le Premier ministre aura des questions auxquelles seul quelqu’un qui était là-bas pourra répondre. Tu es le messager idéal pour un problème d’une telle… délicatesse. Je peux t’assurer que ce ne sera pas une partie de plaisir.

Bothari-Jesek semblait prise au piège.

— Monsieur, je dirige un vaisseau. Je ne puis abandonner le Peregrine. Et, à franchement parler, je n’ai guère envie d’accompagner lord Mark.

— Je te donnerai tout ce que tu désires en échange.

Elle hésita.

— Tout ?

Il opina.

Elle jeta un regard à Mark.

— J’ai donné ma parole que tous les clones de la maison Bharaputra seraient emmenés dans un endroit sûr… et humain, là où les Jacksoniens ne pourront pas leur mettre la main dessus. Etes-vous prêt à faire cela pour moi ?

Illyan se mâcha les lèvres.

— La SecImp peut leur procurer de nouvelles identités, évidemment. Aucun problème là-dessus. Mais leur trouver un endroit sûr risque d’être un peu plus compliqué. Mais oui, nous nous occuperons d’eux.

Nous nous occuperons d’eux. Que voulait dire Illyan ? Malgré tous leurs autres vices, les Barrayarans ne pratiquaient pas l’esclavage.

— Ce sont des enfants ! s’exclama Mark. Vous devez vous souvenir que ce ne sont que des enfants.

Ce n’est pas si facile de s’en souvenir, aurait-il voulu ajouter mais le regard de Bothari-Jesek l’arrêta.

Illyan le regarda à peine.

— Dans ce cas, je demanderai conseil à la comtesse Vorkosigan. Rien d’autre ?

— Le Peregrine et l’Ariel…

–… doivent rester en orbite autour de Komarr pour l’instant. Ils seront en quarantaine. Pas de communications, rien. Mes excuses à vos troupes mais elles devront s’en accommoder.

— Vous couvrirez les frais de cette pagaille ?

Illyan grimaça.

— Oui, hélas.

— Et… vous chercherez Miles du mieux possible ?

— Oh oui, souffla-t-il.

— Dans ce cas, j’irai, annonça Bothari-Jesek, la voix faible, le visage blême.

— Merci, dit calmement Illyan. Mon courrier rapide est à ta disposition. Il sera prêt à partir dès que vous le pourrez. (Son regard tomba comme à regret sur Mark. Cela faisait un bon moment qu’il évitait de le voir.) Combien de gardes souhaites-tu prendre avec toi ? demanda-t-il à Bothari-Jesek. Je leur ferai comprendre qu’ils sont sous tes ordres jusqu’à ce que vous soyez arrivés chez le comte.

— Je n’en veux pas mais il me faudra bien dormir un peu. Deux, décida Bothari-Jesek.

Et voilà comment il devenait officiellement prisonnier du gouvernement impérial de Barrayar, songea Mark. Fin du voyage.

Bothari-Jesek se leva et lui intima d’un geste d’en faire autant.

— Allons-y. Je dois prendre quelques effets personnels à bord du Peregrine. Dire à mon second d’assurer le commandement et expliquer à mes hommes la quarantaine. Trente minutes.

— Bien. Capitaine Quinn, s’il vous plaît, restez.

— Oui, monsieur.

Illyan se leva à son tour pour accompagner Bothari-Jesek à la porte.

— Dis à Aral et à Cordélia… commença-t-il puis il se tut.

Un long moment passa.

— Je leur dirai, dit finalement Bothari-Jesek.

Illyan hocha la tête.

La porte s’ouvrit devant elle et elle s’en fut à grands pas. Elle ne chercha même pas à voir si Mark la suivait. Il dut courir pour ne pas se faire distancer.

Sa cabine à bord du courrier rapide de la SecImp se révéla encore plus petite que celle qu’il avait occupée à bord du Peregrine. Bothari-Jesek l’y enferma et l’abandonna. Il n’y avait ni horloge ni même le moindre contact humain : la cabine possédait son propre système informatique de livraison des repas, connecté par quelque réseau aux cuisines du vaisseau. Il dévora de façon obsessionnelle, sans plus savoir vraiment à quoi cela lui servait. Le confort procuré par la nourriture se mêlait à un vague sentiment d’autodestruction. Mais la mort par obésité prenait des années et il n’avait que cinq jours.

Le dernier jour, son corps refusa sa stratégie : il fut violemment malade. Il parvint à garder cela secret jusqu’au transfert sur la planète dans la navette. Là, on attribua son malaise à l’apesanteur et au mal de l’espace. Un garde de la SecImp se montra étonnamment sympathique avec lui. Il devait sans doute souffrir lui aussi du mal de l’espace. L’homme lui colla une pastille anti nausée sur le cou.

Cette pastille possédait aussi des effets sédatifs. Le cœur de Mark ralentit. L’effet apaisant dura jusqu’à ce qu’ils atterrissent et grimpent à bord d’une voiture. Un garde et un chauffeur prirent place dans le compartiment avant. Mark s’assit en face de Bothari-Jesek à l’arrière pour ce qui allait être la dernière partie de ce voyage au bout du cauchemar. Ils quittèrent le spatioport militaire pour se rendre à Vorbarr Sultana. Le cœur de l’empire barrayaran.

Ce ne fut que quand il parut être en proie à une attaque d’asthme que Bothari-Jesek, abandonnant sa sombre introspection, se manifesta.

— Qu’avez-vous, nom de Dieu ?

Elle se pencha et lui prit le pouls qui s’affolait. Il était en nage.

— Malade, bafouilla-t-il.

Elle lui lança un regard irrité qui signifiait ça-je-m’en-suis-aperçu-toute-seule. Il se corrigea et admit :

— J’ai peur.

Il pensait avoir connu la pire des peurs sous le feu bharaputran mais ce n’était rien comparé à cette terreur rampante, cette crampe qui lui raidissait tout le corps, le faisait suffoquer à l’idée que son destin lui échappait à jamais.

— De quoi avez-vous peur ? demanda-t-elle, méprisante. Personne ne va vous faire de mal.

— Capitaine, ils vont me tuer.

— Qui ça ? Lord Aral et dame Cordélia ? Ça m’étonnerait. Si, pour une raison quelconque, nous ne parvenons pas à retrouver Miles, vous pourriez devenir le prochain comte Vorkosigan. Vous avez sûrement déjà trouvé ça tout seul.

Ce fut alors qu’il satisfit une vieille curiosité. Il s’évanouit et ses poumons fonctionnèrent effectivement automatiquement. Il ne resta inconscient que quelques secondes. Dans un brouillard noir, il se débattit tandis que Bothari-Jesek essayait de déboutonner sa chemise et lui ouvrait la bouche pour vérifier qu’il n’avait pas avalé sa langue. Elle avait emporté, par habitude, deux capsules anti nausée, et en tenait une, incertaine. D’un geste urgent, il lui indiqua de la lui appliquer. Cela lui fit du bien.

— Pour qui prenez-vous ces gens ? demanda-t-elle avec colère quand ses battements de cœur se firent plus réguliers.

— Je ne sais pas. Mais je suis certain qu’ils ne vont pas être contents de me voir.

Le pire était de savoir que cela aurait pu nettement mieux se passer. Si seulement il avait débarqué ici avant cette débâcle sur l’Ensemble de Jackson… pour dire bonjour, par exemple. Mais il avait voulu être en position de force pour rencontrer Barrayar. Il avait voulu nettoyer l’Enfer. Il n’avait réussi qu’à apporter l’Enfer ici avec lui.

Elle se renfonça dans son siège et le considéra avec stupéfaction.

— Vous êtes vraiment terrorisé à ce point ? demanda-t-elle comme si elle venait de faire une découverte essentielle.

Il eut envie de hurler.

— Mark, lord Aral et Dame Cordélia vous soutiendront quoi qu’il ait pu se passer. J’en suis certaine. Mais vous devez faire votre part.

— C’est-à-dire ?

— Je… ne sais pas trop, admit-elle.

— Merci. Votre aide est précieuse.

Et ils arrivèrent. La voiture franchit un portail et pénétra dans une cour d’une immense résidence en pierre. Elle avait été bâtie avant la Période d’Isolement, avant l’électricité et cela lui donnait un aspect aussi fabuleusement ancien. À Londres, Mark avait vu une architecture similaire qui datait d’un bon millénaire. Cette bâtisse n’avait que cent cinquante ans. La résidence Vorkosigan.

La bulle de la voiture s’ouvrit et il sortit en trébuchant à la suite de Bothari-Jesek. Cette fois-ci, elle l’attendit. Elle l’attrapa fermement par le bras par crainte qu’il ne s’effondre ou qu’il ne s’enfuie. Le soleil brilla plaisamment jusqu’à ce qu’ils pénètrent dans un hall frais pavé de dalles noires et blanches. Un immense escalier circulaire grimpait à l’étage. Combien de fois Miles avait-il franchi ce seuil ?

Bothari-Jesek était comme la sorcière d’un méchant conte de fées : elle avait volé le Miles chéri et l’avait remplacé par cette imitation grotesque et lourdaude. Il étouffa un gloussement hystérique tandis qu’une voix sardonique se mettait à chanter sous son crâne. Salut, M’man, salut, P’pa, j’suis r’venu à la maison… Oui, un sale conte de fées.

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