21

Pour repartir vers Komarr, Mark et Bothari-Jesek empruntèrent un courrier de la SecImp très semblable à celui qui les avait amenés à Barrayar. Mark se jura que c’était bien la dernière faveur qu’il demandait à Simon Illyan. Cette belle résolution dura jusqu’à ce qu’ils arrivent en orbite autour de Komarr où Mark découvrit que les Dendariis lui avaient fait son cadeau de l’Hiver avec un peu d’avance. Tous les effets personnels du médic Norwood étaient enfin arrivés, expédiés par le gros de la flotte dendarii.

La SecImp étant la SecImp, elle avait déjà tout emporté et examiné. Tant mieux : ils n’auraient pas laissé Mark y jeter un œil s’ils n’avaient pas été convaincus d’avoir dépouillé ce fatras de tous ses secrets. Avec l’aide de Bothari-Jesek, Mark bluffa, supplia, hurla et finit par y avoir accès. On le laissa entrer, avec une évidente mauvaise volonté et sous surveillance, dans une pièce verrouillée de leur QG orbital.

Il renvoya Bothari-Jesek superviser les arrangements pour le navire repéré par l’agent de la comtesse. En tant que commandant de vaisseau dendarii, Bothari-Jesek était non seulement la personne la plus qualifiée pour cela mais aussi la plus intimidante. Sans trop de remords, Mark la chassa de ses pensées pour se plonger dans l’examen de sa nouvelle boîte aux trésors. Seul dans une pièce vide. Le paradis.

Après un premier examen du matériel – de vieux habits, une bibliothèque sur disques, des lettres, quelques bibelots souvenirs de ses quatre années passées au service des Dendariis –, Mark, déprimé, se dit que la SecImp avait raison. Il n’y avait rien d’intéressant là-dedans. Pas de secret caché dans les manches… la SecImp avait vérifié. Mark mit de côté les chaussures, les habits et tous les effets physiques. Ça lui faisait une sale impression de manipuler ces vieux vêtements qui avaient recouvert un corps disparu à jamais. Comme si la mort rôdait autour de lui. Il porta son attention sur les restes intellectuels de la vie et de la carrière du médic : sa bibliothèque et ses notes techniques. La SecImp en avait fait autant avant lui, remarqua-t-il, morose.

Il soupira et s’installa un peu plus confortablement sur sa chaise, prêt à y passer un bon moment. Il s’accrochait comme un fou à l’espoir que Norwood allait lui fournir un indice, que cet homme qu’il avait mené à sa mort n’était pas mort en vain. Plus jamais je ne serai un chef de combat. Plus jamais.

Il ne s’était pas attendu que l’indice soit aussi évident. Quand il tomba dessus des heures plus tard, il faillit ne pas le voir tant il crevait les yeux. C’était une note manuscrite sur une feuille de plastique au milieu de beaucoup d’autres. La feuille de plastique était insérée dans un manuel d’entraînement à la cryoprep pour des techniciens médicaux d’urgence. La note disait simplement : Voir le Dr. Durona à 0900 pour le matériel de labo.

Pas la Durona… ?

Mark revint aux études et stages préparatoires de Norwood qu’il avait en grande partie déjà examinés dans les dossiers de la SecImp sur Barrayar. En tant que médic dendarii, Norwood avait reçu une instruction en cryogénisation dans un certain Centre de Vie Beauchêne, un établissement privé d’excellente réputation sur Escobar. Le nom du "Dr. Durona" n’apparaissait nulle part comme ayant été un de ses professeurs. Il n’apparaissait pas non plus sur les listes de personnel du centre. En fait, il n’apparaissait nulle part. Mark vérifia une deuxième fois, pour en être certain.

Il y a probablement des tas de Durona sur Escobar. Ce n’est pas un nom si rare. Il s’accrochait à la feuille de plastique. Ça lui grattait la paume.

Il appela Quinn sur l’Ariel à quai non loin de là.

— Ah, fit-elle en le découvrant sans le moindre plaisir sur son plateau. Te revoilà. Elena m’avait prévenue. Il paraît que t’as des projets. Tu te prends pour qui ?

— Peu importe. Ecoutez, y a-t-il quelqu’un ici, parmi les Dendariis, un médic ou un méd-tech, qui ait suivi des cours au Centre de Vie Beauchêne ? De préférence à la même époque que Norwood ? Ou presque ?

Elle soupira.

— Il y en avait trois dans son groupe. Le médic de l’escadron rouge, celui des orange et Norwood. La SecImp nous l’a déjà demandé, Mark.

— Où sont-ils maintenant ?

— Le médic de l’escadron rouge a été tué dans un accident de navette il y a quelques mois…

— Arghh !

Il se passa la main dans les cheveux.

— Le type de l’orange est ici sur l’Ariel.

— Super ! chanta joyeusement Mark. Il faut que je lui parle. (Il faillit dire, passez-le-moi, avant de se souvenir qu’ils étaient sur une ligne privée de la SecImp et donc certainement enregistrés.) Envoyez une capsule me chercher.

— Et d’un, la SecImp l’a déjà interrogé en long, en large et en travers. Et de deux, qui te crois-tu pour me donner des ordres ?

— Je vois. Elena ne vous a pas dit grand-chose.

Curieux. Le douteux serment d’allégeance de Bothari-Jesek ne valait-il rien face à son engagement auprès des Dendariis ? Ou bien avait-elle simplement été trop occupée pour bavarder ? Combien de temps avait-il ? Il jeta un coup d’œil à son chrono. Mon Dieu !

Il se trouve, reprit-il, que je pars pour l’Ensemble de Jackson. Très bientôt. Et si vous êtes très gentille avec moi, je pourrais demander à la SecImp de vous laisser m’accompagner en tant que mon invitée. Peut-être.

Et un large sourire pour emballer tout ça.

Le regard incendiaire qu’elle lui lança était plus éloquent que la plus dégueulasse bordée d’injures qu’il ait jamais entendue. Ses lèvres bougèrent – pour compter jusqu’à dix ? – mais aucun son n’en sortit. Quand finalement elle parla, ce fut d’un ton très sec.

— Ta navette sera sur place dans onze minutes.

— Merci.


Le médic était de mauvaise humeur.

— Ecoutez, j’ai déjà répété tout ça cent fois. Ça a duré des heures. J’en ai marre.

— Je vous promets que ce sera bref, le rassura Mark. Juste une question.

Le médic considéra Mark avec malveillance : il se disait peut-être – non sans raison – qu’il était coincé à bord de son navire sur l’orbite de Komarr depuis une douzaine de semaines à cause de ce gnome hydrocéphale.

— Quand Norwood et vous preniez vos cours au Centre Beauchêne, vous souvenez-vous avoir rencontré un Dr. Durona ? Un responsable du matériel de labo, peut-être ?

— Le centre était bourré de docteurs. Je peux m’en aller maintenant ?

Le médic fit mine de se lever.

— Attendez !

— Vous avez posé une question. Et la SecImp l’avait posée avant vous.

— Et c’est la réponse que vous avez donnée ? Attendez. Laissez-moi réfléchir. (Mark se mordit les lèvres : le nom seul ne suffisait pas à évoquer quelque chose pour lui. Il lui fallait autre chose.) Vous rappelez-vous si… Norwood a été en contact avec une femme grande, très belle avec des traits eurasiens, les cheveux noirs raides, les yeux marron… extrêmement intelligente.

Il n’osait pas donner un âge : ça pouvait être n’importe lequel entre vingt et soixante.

Le médic le dévisagea, éberlué.

— Ouais ! Comment vous savez ça ?

— Que faisait-elle ? Quelle était sa relation avec Norwood ?

— Elle était étudiante, elle aussi. Je crois. Il lui a couru après un moment. Il jouait à fond le prestige de l’uniforme mais je ne pense pas que ça ait marché.

— Vous vous souvenez de son nom ?

— Roberta ou quelque chose comme ça. Rowanna. Je ne me souviens plus.

— Elle était de l’Ensemble de Jackson ?

— Escobarane, je crois. (Le médic haussa les épaules.) La clinique avait des étudiants en post-doc qui venaient des quatre coins de la planète. Je ne lui ai jamais parlé. Je l’ai juste vue avec Norwood deux ou trois fois.

— Cette clinique était donc renommée ?

— C’est ce qu’on se disait.

— Attendez-moi ici.

Mark quitta le médic installé dans la petite salle de réunion de l’Ariel et se rua pour rejoindre Quinn. Il n’eut pas à aller très loin. Elle l’attendait juste derrière la porte.

— Quinn, vite ! J’ai besoin de l’enregistrement du casque du sergent Taura pendant l’assaut. Juste une image.

— La SecImp a confisqué les originaux.

— Mais vous gardez des copies, non ?

Un sourire amer.

— Peut-être.

S’il vous plaît, Quinn !

— Attendez.

Elle ne tarda pas à revenir pour lui donner un disque. Cette fois, elle le suivit dans la salle de réunion. Il eut beau se tordre la main, la console n’accepta pas sa paume. Contraint et forcé, Mark laissa Quinn la brancher pour lui. Il fit défiler à grande vitesse tout le visuel du casque de Taura jusqu’à ce qu’il arrive à l’image désirée. Un gros plan d’une fille grande, brune qui tournait la tête en écarquillant les yeux. Mark effaça l’arrière-plan de la crèche.

Puis il fit signe au médic de venir voir.

— Hé ! C’est elle ?

Le gars plissa les yeux et y regarda à deux fois.

— C’est elle… en plus jeune. Où vous avez eu ça ?

— Peu importe. Merci. Je n’abuserai plus de votre temps. Vous avez été d’une grande aide.

Le médic partit d’aussi mauvaise grâce qu’il était venu, ne cessant de jeter des regards derrière lui.

— Qu’est-ce que ça veut dire, Mark ? s’enquit Quinn.

— Quand nous serons à bord de mon navire et en route pour l’Ensemble de Jackson, je vous le dirai. Pas avant.

Il avait une tête d’avance sur la SecImp et il n’allait pas la lâcher : s’ils n’avaient vraiment plus aucun espoir, jamais ils ne le laisseraient partir. Comtesse ou pas comtesse. Il était réglo. Après tout, il n’avait pas plus d’informations qu’eux. Il se contentait de les assembler différemment.

— Où as-tu dégoté un navire ?

— Ma mère me l’a donné.

Il essaya de ne pas taper dans ses mains.

— La comtesse ? Merde ! Elle te lâche dans la nature ?

— Ne soyez pas jalouse de mon petit navire, Quinn. Après tout, mes parents ont donné à mon grand frère une flotte entière. (Ses yeux étincelaient.) Je vous verrai à bord dès que le capitaine Bothari-Jesek nous signalera que tout est prêt.

Son navire. Ni volé, ni falsifié, ni emprunté. Le sien de droit en tant que cadeau légitime. Lui qui n’avait jamais reçu de cadeau d’anniversaire en avait un désormais. Un qui valait bien la peine d’attendre vingt-deux ans.

Le petit yacht datait de la précédente génération. Il appartenait auparavant à un oligarque komarran qui l’avait acquis à l’époque dorée précédant la conquête barrayarane. Autrefois luxueux, il avait visiblement été négligé depuis une dizaine d’années. Non parce que le Komarran avait été ruiné, réalisa Mark. Celui-ci était d’ailleurs sur le point de le remplacer par un modèle plus récent, d’où cette vente. Les Komarrans s’y connaissaient en affaires et les Vors comprenaient fort bien la relation qui existait entre affaires et impôts. Sous le nouveau régime, l’économie avait pratiquement retrouvé son ancienne vigueur.

Mark avait décidé que le salon du yacht servirait de salle de réunion. Il considéra ses invités installés dans la pièce tapissée d’une profonde moquette autour d’une fausse cheminée où un vid passait l’holo atavique de flammes dansantes. L’illusion était complétée par une radiation de chaleur à infrarouge.

Quinn était là, bien sûr, dans son uniforme dendarii. Ses ongles ayant complètement disparu, elle en était réduite à se manger les joues. Bel Thorne était assis, muet et réservé, une tristesse permanente soulignant les fines rides autour de ses yeux. Le sergent Taura se dressait tout près de lui, énorme, perplexe et circonspect.

Ce n’était pas un groupe d’intervention. Mark se demanda s’il n’aurait pas mieux fait d’emmener davantage de muscles… Non. Il avait bien retenu la leçon de sa première mission : si vous n’êtes pas assez costaud pour gagner, alors mieux vaut ne pas engager l’épreuve de force. Là, dans cette pièce, il avait réuni la crème : les meilleurs experts dendariis sur l’Ensemble de Jackson.

Le capitaine Bothari-Jesek entra et le salua d’un coup de menton.

— On est partis. On vient de quitter l’orbite et le pilote a le feu vert. Vingt heures de vol jusqu’au premier point de saut.

— Merci, capitaine.

Quinn ménagea une place à ses côtés pour Bothari-Jesek. Mark s’assit sur le faux foyer, tournant le dos aux flammes craquantes, les mains pendant entre les genoux. Il respira un bon coup et se lança :

— Bienvenue à bord et merci à tous d’être là. Vous comprenez qu’il ne s’agit pas d’une mission dendarii et qu’elle n’est ni autorisée ni financée par la SecImp. Nos dépenses seront réglées à titre privé par la comtesse Vorkosigan. Vous êtes tous officiellement en congé sans solde. Je n’ai d’autorité formelle sur aucun d’entre vous sauf une. Nous partageons un intérêt urgent qui exige que nous mettions en commun nos capacités et nos renseignements. Et tout d’abord, il nous faut régler le problème de la réelle identité de l’amiral Naismith. Vous avez mis le capitaine Thorne et le sergent Taura au courant, n’est-ce pas, Quinn ?

Bel Thorne opina.

— Le vieux Tung et moi, on avait deviné depuis un bon bout de temps. L’identité secrète de Miles n’est pas aussi secrète qu’il l’espérait, j’en ai peur.

— Elle l’était pour moi, gronda Taura. Mais c’est sûr que ça explique pas mal de choses.

— Bienvenue dans le Cercle Intime, fit Quinn. Officiellement. (Elle se tourna vers Mark.) Bon, qu’est-ce que tu as ? Un indice, enfin ?

— Ô Quinn. J’en ai par-dessus la tête des indices. Ce sont les motifs qui me manquent maintenant.

— Dans ce cas, tu es en avance sur la SecImp.

— Peut-être pas pour longtemps. Ils ont envoyé un agent sur Escobar pour fouiner au Centre de Vie Beauchêne… ils ne tarderont pas à faire le même raisonnement que moi. Un jour ou l’autre. Mais j’avais établi pour cette expédition une liste d’une vingtaine de sites à visiter en profondeur sur l’Ensemble de Jackson. Après ce que je viens de trouver dans les effets personnels de Norwood, j’ai changé l’ordre de cette liste. Si Miles est réanimé – ce que je prends comme hypothèse – combien de temps se passera-t-il avant qu’il ne fasse quelque chose qui attire l’attention sur lui ?

— Pas longtemps, dit Bothari-Jesek à regret.

Quinn approuva avec une grimace.

— Mais il pourrait aussi se réveiller amnésique pour un moment. (Ou à jamais. Elle ne le dit pas mais Mark le lut sur son visage.) Ça arrive très souvent après une sortie de cryostase.

— Le problème… c’est que nous ne sommes pas les seuls à lui courir après. Et je ne pense pas seulement à la SecImp. S’il attire l’attention sur lui, rien ne dit que nous serons les premiers à le voir. D’où l’importance du timing.

— Hum… fit Quinn, morose.

Thorne et Taura échangèrent un regard inquiet.

— Très bien.

Mark se passa la main dans les cheveux. Il ne se mit pas à faire les cent pas comme l’aurait fait Miles. Un seul regard désapprobateur de Quinn et il aurait eu du coton dans les genoux.

— Voilà ce que j’ai découvert, reprit-il, et voilà ce que je pense. Quand Norwood était sur Escobar pour ses études de cryoprep, il a rencontré un certain Dr. Roberta ou Rowanna Durona, de l’Ensemble de Jackson, qui suivait aussi des études de cryoréanimation. Ils ont eu une relation suffisamment positive pour que Norwood, se retrouvant coincé chez Bharaputra, pense à elle. Et lui fasse assez confiance pour lui expédier la cryochambre. N’oubliez pas… à ce moment-là, Norwood croyait que la maison Fell était notre alliée. Parce que le Groupe Durona travaille pour la maison Fell.

— Attends un peu, fit aussitôt Quinn. La maison Fell a nié avoir la cryochambre.

Mark leva une main.

— Laissez-moi vous donner un petit aperçu historique de l’Ensemble de Jackson. Il y a à peu près quatre-vingt-dix ou cent ans…

— Seigneur, lord Mark, ça va durer longtemps ? demanda Bothari-Jesek.

Quinn la fixa immédiatement en l’entendant utiliser le titre honorifique.

— Un peu de patience. Vous devez comprendre ce qu’est le Groupe Durona. Il y a donc à peu près quatre-vingt-dix ans, le père de l’actuel baron Ryoval mettait en place sa petite affaire de trafic d’esclaves génétiques, la production de corps humains sur commande. Au bout d’un moment, il commença à se poser cette question : Pourquoi se payer des génies étrangers ? Il avait la réponse : en faire pousser chez lui. Les qualités mentales sont les plus délicates à créer génétiquement mais le vieux Ryoval était lui-même un génie. Il démarra un projet qui atteignit son point culminant avec la création d’une femme nommée Lilly Durona. Elle devait être la muse de sa recherche biologique, son docteur-esclave. Dans les deux sens.

« Elle poussa en cuve, fut entraînée et mise au travail. Et elle était brillante. À peu près à la même époque, le vieux baron mourut, sans trop de surprise, durant une des premières tentatives de transplantation cervicale.

« Je dis sans trop de surprise à cause de la personnalité de son fils et successeur, l’actuel baron Ryoval. Une personnalité qu’il ne tarda pas à révéler. Son premier acte fut de se débarrasser de tous les autres héritiers potentiels, tous ses rivaux de famille. Le vieil homme avait semé un tas d’enfants. Le début de la carrière de Ryoval est entré dans la légende jacksonienne. Les mâles les plus âgés et donc les plus dangereux, il s’est contenté de les assassiner. Quant aux femelles et aux plus jeunes mâles, il les a envoyés dans ses labos de transformation corporelle avant de les expédier dans son bordel privé, afin de servir à ses relations d’affaires. J’espère pour eux qu’ils sont tous morts maintenant.

« Apparemment, Ryoval utilisa la même approche directe avec les employés dont il avait hérité. Son père traitait Lilly Durona comme un délicat trésor. Le nouveau baron la menaça de lui faire suivre le même chemin que ses sœurs, de l’envoyer satisfaire les lubies biologiques de ses clients si jamais elle ne coopérait pas avec lui. Elle commença à élaborer des plans d’évasion en compagnie d’un jeune demi-frère méprisé de Ryoval, un garçon du nom de Georish Stauber.

— Ah ! Le baron Fell ! dit Thorne, captivé.

Taura semblait fascinée, Quinn et Bothari-Jesek horrifiées.

— Le même mais pas encore. Lilly et le jeune Georish s’échappèrent et se mirent sous la protection de la maison Fell. En fait, je pense que Lilly a servi de ticket d’entrée à Georish. Ils se placèrent tous les deux au service de leurs nouveaux maîtres. Non sans avoir négocié, en tout cas en ce qui concerne Lilly, une considérable autonomie. C’était le Contrat. Les Jacksoniens ne respectent rien sauf les Contrats.

« Georish a commencé à se frayer son chemin dans la hiérarchie de la maison Fell. Et Lilly a démarré le Groupe de Recherches Durona en se clonant elle-même. Encore et encore. Le Groupe Durona, qui doit compter une trentaine ou une quarantaine de sœurs-clones, sert la maison Fell de diverses manières. C’est une sorte de docteur de famille pour les plus hauts cadres de Fell. Ces gens ne désirent pas confier leur santé à des mains étrangères comme celles de Bharaputra. Et, dans la mesure où la maison Fell fait commerce d’armes, le Groupe a fait pas mal de recherches et développements pour des armes biologiques et chimiques. Et leur antidote. Le Groupe Durona a permis à la maison Fell de gagner une petite fortune avec le Peritain. Quelques années plus tard, cette fortune est devenue immense avec l’antidote du Peritain. Si vous vous intéressez à cette sorte de chose, le Groupe Durona est discret mais réputé. Et la SecImp s’y intéresse. Ils avaient des tas de dossiers sur eux dans le fatras qu’ils m’ont permis d’examiner. Cela dit, n’importe quel Jacksonien sait cela.

« Georish, profitant parfaitement du coup porté à la maison Fell que constituait la simple présence de Lilly, grimpa au pinacle quelques années plus tard. Il devint le nouveau baron Fell. Et voilà qu’apparaissent les Mercenaires Dendariis. Et maintenant, c’est à vous de me dire ce qui est arrivé. (Mark s’inclina vers Bel Thorne.) Je n’ai pas appris grand-chose là-dessus.

Bel sifflota.

— Je savais quelques petits trucs mais je n’avais jamais entendu toute l’histoire. Pas étonnant que Fell et Ryoval se haïssent tant. (Il consulta Quinn du regard qui lui donna la permission de continuer.) Bon, il y a à peu près quatre ans, Miles a apporté aux Dendariis un petit contrat. C’était un ramassage. Notre employeur… excusez-moi : Barrayar. Ça fait si longtemps que je les appelle notre employeur que c’est devenu un réflexe.

— Gardez ce réflexe, lui conseilla Mark.

Bel hocha la tête.

— L’Impérium voulait importer un généticien galactique. Je ne sais pas trop pourquoi…

Un coup d’œil vers Quinn.

— Et tu n’en as pas besoin, dit-elle.

— Mais un certain Dr. Canaba, qui était alors un des meilleurs chercheurs de la maison Bharaputra, voulait les quitter. La maison Bharaputra n’a qu’une façon – et elle est fatale – de se séparer de ses employés bourrés de secrets commerciaux. Canaba avait donc besoin d’aide. Il a passé un Contrat avec Barrayar.

— Voilà comment je suis arrivée là, intervint Taura.

— Oui, dit Thorne. Taura était un de ses projets chéris. Il a… insisté pour qu’on l’emmène avec nous. Malheureusement, le projet de super-soldat avait été récemment annulé et Taura vendue au baron Ryoval, qui fait la collection des – excusez-moi, sergent – bizarreries génétiques. Il fallait donc qu’on la sorte de la maison Ryoval, en plus d’extraire Canaba de la maison Bharaputra. Hum, Taura, vous feriez bien de raconter la suite.

— L’amiral est venu et m’a sauvée, gronda l’énorme femme. J’étais prisonnière dans le labo principal de Ryoval. Au cours de l’évasion, on a totalement détruit la plus grosse banque de gènes de la maison Ryoval. Une collection de tissus vieille de cent ans partie en fumée. Littéralement.

Elle sourit, découvrant ses crocs.

— Selon le baron Fell, la maison Ryoval a perdu environ cinquante pour cent de ses moyens ce soir-là, ajouta Thorne.

Mark poussa un hululement puis se calma.

— Je comprends pourquoi vous êtes tous persuadés que Ryoval est à la recherche de l’amiral Naismith.

— Mark, reprit Thorne, angoissé, si Ryoval retrouve Miles en premier, il le ressuscitera pour le simple plaisir de le tuer à nouveau. Et encore. Et encore. Voilà pourquoi nous tenions tellement à ce que vous jouiez le rôle de Miles au moment de quitter l’Ensemble de Jackson. Ryoval n’a aucun motif pour chercher à se venger du clone. C’est l’amiral qui l’intéresse.

— Je vois. Pffff… merci. Ah, et qu’est-il arrivé au Dr. Canaba ? Si je peux vous le demander.

— Il a été livré en parfaite santé, dit Quinn. Il a un nouveau nom, un nouveau visage, un nouveau laboratoire et un salaire qui devrait le rendre heureux. C’est un nouveau sujet loyal de l’Empire.

— Hum… Voilà qui m’amène à l’autre point que j’ai découvert. Ça n’a rien de nouveau ou de secret, même si je ne sais pas trop quoi en penser. Et la SecImp non plus, incidemment, puisqu’ils ont envoyé des agents vérifier le Groupe Durona deux fois déjà. La baronne Lotus Bharaputra, l’épouse du baron, est une clone Durona.

La main griffue de Taura vola jusqu’à ses lèvres.

— Cette fille !

— Oui, cette fille. Je me demandais pourquoi elle me faisait si peur. Je l’avais déjà vue, dans une autre incarnation. La clone d’une clone.

« Dans la famille ou la tribu ou… la ruche Durona, la baronne est l’une des plus vieilles sœurs ou filles clones. Elle ne s’est pas vendue pour rien. Lotus est devenue une renégate pour une des plus énormes commissions de l’histoire commerciale jacksonienne afin de co-contrôler, pour ainsi dire, la maison Bharaputra. Et maintenant, il semble qu’elle ait autre chose en tête. Le Groupe Durona, dans son ensemble, est l’un des plus éblouissants experts en biotechnologie de la galaxie mais il s’est toujours refusé à pratiquer la transplantation dans des clones. C’était écrit dans le Contrat fondateur entre Lilly Durona et la maison Fell. Mais la baronne Bharaputra, qui doit avoir plus de soixante ans standard, a apparemment décidé de s’offrir une deuxième jeunesse très bientôt. Si j’en juge d’après ce que j’ai vu.

— Pourriture, marmonna Quinn.

— Voilà donc un autre problème, dit Mark. En fait, ce truc est un vrai nœud de problèmes. Quand vous tirez sur un fil, il y en a dix qui viennent avec. Mais cela ne m’explique pas pourquoi le Groupe Durona cacherait Miles à la maison Fell, son propre patron. Pourtant, c’est ce qu’il a dû faire.

— S’il l’a, fit Quinn, mâchonnant sa joue.

— S’il l’a, concéda Mark. Mais, reprit-il avec un espoir ranimé, cela expliquerait pourquoi cette fameuse cryochambre s’est retrouvée dans le Moyeu de Hegen. Le Groupe Durona n’essayait pas de la cacher à la SecImp. Il essayait de la cacher aux autres Jacksoniens.

— Ça a l’air de tenir debout, fit Thorne.

Mark ouvrit les mains face à face, paume contre paume comme si des fils invisibles les reliaient.

— Oui, ça en a l’air. (Il noua ses deux mains.) Voilà où nous sommes. Et voilà où nous allons. Notre premier problème sera de repénétrer dans l’espace jacksonien après la sortie de saut à la station Fell. Le capitaine Quinn a emporté un sacré équipement pour nous fabriquer des identités. Coordonnez vos idées avec elle sur ce point. Nous avons dix jours pour nous amuser avec ça.

Le groupe se sépara pour examiner la situation chacun ou chacune à sa manière. Bothari-Jesek et Quinn s’attardèrent tandis que Mark se levait et s’étirait. Il avait mal au dos. Et à la cervelle.

— Bel exercice d’analyse, admit Quinn à contrecœur. Si c’est pas du vent.

Elle devait déjà avoir fait son choix.

— Merci, Quinn, dit-il sincèrement.

Lui aussi priait pour que tout cela ne soit pas une fantastique erreur.

— Oui… il a un peu changé, observa Bothari-Jesek. Il a grandi.

— Ouais ? (Le regard de Quinn le radiographia des pieds à la tête et retour.) Exact…

Le cœur de Mark bondit : il avait faim de recevoir une miette d’appréciation.

–… Il a grossi.

— Tout le monde au travail, grogna-t-il.

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