Les domestiques apportèrent des lanternes en nous disant que les pannes de courant étaient fréquentes à San Lorenzo, qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter. Toutefois, parce que Frank m’avait parlé de mon zah-mah-ki-bo, je n’arrivais pas à me rassurer complètement.
Frank m’avait donné l’impression que mon propre libre arbitre avait aussi peu son mot à dire que celui d’un petit cochon arrivant aux abattoirs de Chicago.
Je repensai à l’ange de pierre d’Ilium.
Dehors, les soldats s’affairaient ; j’écoutais les cliquetis, les halètements, les murmures de leur labeur.
J’étais incapable de me concentrer sur la conversation d’Angela et de Newt. Ils étaient pourtant lancés sur un sujet assez intéressant. Ils m’apprirent que leur père avait un frère jumeau absolument identique. Ils ne l’avaient jamais vu. Il s’appelait Rudolph. La dernière fois qu’ils avaient eu de ses nouvelles, il était fabricant de boîtes à musique à Zurich.
— Papa ne parlait presque jamais de lui, dit Angela.
— Papa ne parlait presque jamais de qui que ce soit, déclara le petit Newt.
Le savant avait aussi une sœur, me dirent-ils. Elle s’appelait Celia et se livrait à l’élevage de schnauzers géants à Shelter Island, dans l’État de New York.
— Elle envoie toujours une carte de vœux pour Noël, dit Angela.
— Avec la photo d’un schnauzer géant dessus, dit Newt.
— C’est drôle comme les gens sont différents dans les différentes familles, fit remarquer Angela.
— C’est très vrai et très bien dit, fis-je.
Je fis mes excuses à cette société scintillante et demandai à Stanley, le majordome, s’il y avait par hasard à la maison un exemplaire des Livres de Bokonon.
Stanley fit semblant de ne pas savoir de quoi je parlais. Puis il grommela que les Livres de Bokonon n’étaient que de la cochonnerie. Ensuite, il émit avec force l’idée que quiconque les lisait devrait périr par le croc. Enfin, il m’apporta un exemplaire qu’il avait pris sur la table de chevet de Frank.
C’était un lourd volume, à peu près de la taille d’un gros dictionnaire, écrit à la main. Je le trimbalai jusqu’à ma chambre, jusqu’à ma tranche de caoutchouc mousse posée à même le roc.
Comme le livre ne comportait pas d’index, ma recherche des implications du zah-mah-ki-bo se révéla difficile ; stérile même, ce soir-là.
J’appris différentes choses, mais qui ne me furent pas d’un grand secours. Je me familiarisai avec la cosmogonie bokononiste, par exemple, selon laquelle Borasisi, le soleil, étreignit Pabu, la lune, dans l’espoir qu’elle lui donnerait un enfant ardent.
Mais la pauvre Pabu donna naissance à des enfants qui étaient froids, qui ne brûlaient pas. Et Borasisi, dégoûté, les rejeta. Ce sont les planètes, qui tournent à distance respectueuse de leur terrible père.
Puis, la pauvre Pabu elle-même fut répudiée, et elle alla vivre avec son enfant préféré, la Terre. La Terre était la favorite de Pabu parce qu’elle portait des hommes ; et les hommes levèrent les yeux vers Pabu, l’aimèrent et furent ses amis.
Et quelle opinion Bokonon avait-il de sa propre cosmogonie ?
— Foma ! Mensonges ! écrit-il. Un tissu de foma !