Un autre article du supplément, intitulé « Un Américain : Ce que San Lorenzo signifie pour moi », m’aida à y voir plus clair. Écrit dans un style fleuri, à coup sûr par un nègre, il était signé « Général de brigade Franklin Hoenikker ».
Dans cet article, Frank racontait comment il s’était trouvé seul dans la mer des Caraïbes sur un chris-craft de vingt mètres presque submergé. Il n’expliquait pas les raisons de sa présence à bord ni de sa solitude. Il précisait toutefois son point de départ : il avait appareillé de Cuba.
« La luxueuse vedette s’enfonçait, lisait-on, et s’enfonçait avec elle ma vie dénuée de sens. Depuis quatre jours, je n’avais mangé que deux biscuits et une mouette. Autour de moi, les nageoires dorsales des requins mangeurs d’hommes fendaient la mer chaude que semblaient porter à ébullition les remous des barracudas aux dents acérées. »
« Je levai les yeux vers mon Créateur, soumis à Sa décision, quelle qu’elle fût. Et mon regard se posa sur un pic majestueux qui perçait les nuages. Était-ce le château de la fée Morgane que j’avais devant moi – la cruelle tromperie d’un mirage ? »
À ce point de ma lecture, je consultai un dictionnaire. J’appris que la fée Morgane, qui vivait au fond d’un lac, avait donné son nom à un célèbre mirage apparaissant dans le détroit de Messine, entre la Calabre et la Sicile. Bref, le château de Morgane était du baratin à usage poétique.
Ce qu’avait vu Frank de sa vedette en train de sombrer, ce n’était pas le cruel mirage de la fée Morgane, mais le sommet du mont McCabe. Avec sollicitude, la mer poussa la vedette jusqu’aux grèves rocheuses de San Lorenzo, comme pour accomplir la volonté de Dieu.
Frank débarqua sans même se mouiller les pieds et demanda où il était. Ce que ne disait pas l’article, c’est que le salaud avait sur lui, dans une bouteille thermos, un morceau de glace-9.
Comme il n’avait pas de passeport, on l’enferma dans la prison de Bolivar, la capitale. Il y fut visité par « Papa » Monzano, qui voulait savoir s’il était possible que Frank fût du même sang que l’immortel Felix Hoenikker.
« J’en convins, disait Frank dans l’article. Depuis ce moment, toutes les portes de San Lorenzo se sont ouvertes en grand à mon ambition. »