Les ennemis de la liberté

Lorsque je me rappelle tous les invités qui avaient envahi les remparts supérieurs, je songe au cent dix-neuvième Calypso, dans lequel Bokonon nous invite à chanter avec lui :

Où est passée la bande

De mes vieux copains ?

Pleurait un vieil homme.

Elle danse la sarabande

Dis-je au vieil homme,

Il n’y a plus de demain.

Il y avait là l’ambassadeur Horlick Minton et sa femme ; H. Lowe Crosby, le fabricant de bicyclettes, et sa Hazel ; le philanthrope Julian Castle et son fils, auteur et aubergiste ; Newton Hoenikker, le petit peintre, et sa sœur musicienne, Mme Harrison C. Conners ; ma divine Mona ; le général de brigade Franklin Hoenikker et un assortiment d’une vingtaine de bureaucrates et de militaires de San Lorenzo.

Morts – presque tous morts désormais.

Ainsi que nous l’enseigne Bokonon, « On ne se trompe jamais en disant au revoir ».

On avait dressé sur les remparts un buffet qui croulait sous les spécialités gastronomiques locales : fauvettes rôties enveloppées de petits manteaux faits de leurs plumes bleu-vert ; crabes de terre sortis de leur coquille, hachés menu, frits à l’huile de coco et remis dans leur coquille ; barracudas nains farcis à la pâte de banane ; et, posées sur des gaufrettes de farine de maïs non levées et non assaisonnées, des bouchées cubiques d’albatros bouilli.

J’appris que l’albatros avait été abattu de l’échauguette même où se trouvait le buffet.

Des deux sortes de boissons proposées, aucune n’était glacée. Il y avait du Pepsi-Cola et du rhum indigène. Le Pepsi-Cola était servi dans des verres à bière en plastique, le rhum dans des noix de coco évidées. Je ne parvins pas à identifier le bouquet douceâtre du rhum, qui me rappelait pourtant quelque chose de ma tendre adolescence.

Frank vint à mon secours.

— Acétone, dit-il.

— Acétone ?

— C’est ce dont on se sert pour les colles de modèles réduits.

Je ne bus pas le rhum.

L’ambassadeur Minton se dépensait en ronds de jambes diplomatiques et gourmands, faisant mine d’aimer tous les hommes et toutes les boissons qui les gardent en vie. Mais je ne le vis pas boire. Il tenait d’ailleurs à la main un bagage d’une curieuse forme que je n’avais encore jamais vue. On aurait dit un étui à cor d’harmonie. En fait, l’étui contenait la couronne commémorative que Minton devait jeter à la mer.

La seule personne à boire du rhum était H. Lowe Crosby, qui n’avait manifestement pas l’odorat très développé. Il avait l’air de bien s’amuser et buvait de l’acétone dans une noix de coco, assis sur un canon dont il obstruait le trou de mise à feu avec son gros derrière. Armé d’énormes jumelles japonaises, tourné vers la mer, il regardait sautiller les cibles montées au large sur des flotteurs.

Les cibles étaient en carton et représentaient des silhouettes d’hommes.

Elles étaient destinées à être mitraillées et bombardées au cours de la démonstration de force des six appareils de l’aviation San-lorenzienne.

Chacune d’elles était la caricature d’un homme réel, dont le nom avait été peint de chaque côté.

Je demandai qui était le caricaturiste. J’appris que c’était le Dr Vox Humana, le ministre du culte chrétien. Il se trouvait juste à côté de moi.

— J’ignorais que vous aviez ce talent, lui dis-je.

— Oh oui ! J’ai eu beaucoup de mal à décider ce que j’allais faire, quand j’étais jeune homme.

— Je crois que vous avez fait le bon choix.

— J’ai demandé au Ciel de me conseiller.

— Et ça a marché, vous voyez !

H. Lowe Crosby tendit ses jumelles à sa femme.

— Le plus près, c’est ce vieux Joe Staline, et ce vieux Fidel Castro est ancré juste à côté.

— Et voilà ce vieux Hitler ! gloussa Hazel ravie. Et ce vieux Mussolini, et une espèce de Jap !

— Et là, c’est ce vieux Karl Marx !

— Et ce vieux Bill, le Kaiser, avec son casque à pointe et tout le reste ! roucoula Hazel. Si je m’attendais à le revoir, celui-là !

— Et voilà ce vieux Mao ! Tu le vois, Mao ?

— Dis donc ! Qui c’est qui va y passer ! Qui c’est qui va avoir la surprise de sa vie ! C’est charmant comme idée !

— Il y a là pratiquement tous les ennemis que la liberté ait jamais connus, déclara H. Lowe Crosby.

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