Le bon moment pour venir à San Lorenzo

« Papa » était un autodidacte. Il avait été majordome du caporal McCabe et n’avait jamais quitté l’île. Il se débrouillait assez bien dans notre langue.

Tout ce que nous pûmes dire sur l’estrade, les uns comme les autres, fut transmis à la foule sous forme d’un beuglement en provenance de haut-parleurs apocalyptiques.

Les paroles jaillissaient des conques, inintelligibles, remontaient un court et large boulevard qui s’ouvrait derrière la foule, ricochaient au bout du boulevard contre les trois immeubles neufs à façade de verre et se réverbéraient en cacardant jusqu’à nous.

— Soyez les bienvenus, dit « Papa ». Vous êtes ici chez la meilleure amie qu’ait jamais eue l’Amérique. L’Amérique est incomprise en bien des endroits, mais pas chez nous, monsieur l’ambassadeur.

Il s’inclina vers H. Lowe Crosby, le fabricant de bicyclettes, qu’il prenait pour le nouvel ambassadeur.

— Je sais que votre pays est sain, monsieur le Président, dit Crosby. Tout ce qu’on m’en a dit me paraît remarquable. Malheureusement…

— Ah !

— Je ne suis pas l’ambassadeur, dit Crosby. J’aimerais bien, remarquez, mais je ne suis qu’un homme d’affaires, sans plus. (Il répugnait à dire qui était le véritable ambassadeur.) C’est ce monsieur qui est l’huile.

— Ah !

« Papa » sourit de son erreur. Le sourire disparut soudainement. Sous l’effet d’une douleur interne, « Papa » grimaça, puis se courba en deux et ferma les yeux, tendu dans un effort pour laisser passer la souffrance.

Frank Hoenikker se porta à son aide, faiblement, avec incompétence.

— Ça ne va pas ?

— Excusez-moi, murmura enfin « Papa » en se redressant quelque peu, les larmes aux yeux. (Il s’essuya les yeux de la main et se redressa complètement.) Je vous demande pardon.

Il parut se demander un instant où il était et ce qu’on attendait de lui. Puis la mémoire lui revint. Il serra la main de Horlick Minton.

— Vous êtes ici parmi des amis.

— J’en suis certain, dit gentiment Minton.

— Des chrétiens, dit « Papa ».

— Très bien.

— Des anticommunistes, dit « Papa ».

— Très bien.

— Il n’y a pas de communistes ici, dit « Papa ». Ils ont trop peur du croc.

— Ça ne m’étonne pas, dit Minton.

— Vous avez très bien choisi votre moment pour venir, dit « Papa ». C’est demain le jour le plus faste de l’histoire de notre pays, le jour des Cent Martyrs de la Démocratie. Ce sera également le jour des fiançailles du général Hoenikker et de Mona Aamons Monzano, la personne la plus précieuse à mon cœur et au cœur de San Lorenzo.

— Je vous souhaite beaucoup de bonheur, mademoiselle, dit chaleureusement Minton. Et toutes mes félicitations, général.

Les jeunes promis remercièrent d’un signe de tête.

Minton prit alors la parole pour évoquer les prétendus Cent Martyrs de la Démocratie, et il y alla d’un énorme mensonge.

— Il n’est pas un enfant américain qui ne connaisse aujourd’hui l’histoire du noble sacrifice de San Lorenzo lors de la dernière guerre mondiale. Ces cent héroïques San-Lorenziens, dont nous célébrerons la mémoire, ont donné autant que peuvent donner des hommes épris de liberté. Le président des États-Unis m’a demandé de le représenter personnellement aux cérémonies de demain et de jeter à la mer une couronne qui sera le présent offert par le peuple américain au peuple de San Lorenzo.

— Le peuple de San Lorenzo vous remercie, ainsi que votre Président et que le généreux peuple américain, pour cette pensée délicate, dit « Papa ». Nous serions honorés si vous vouliez bien jeter la couronne à la mer demain, pendant la cérémonie de fiançailles.

— Tout l’honneur sera pour moi.

« Papa » nous ordonna à tous de lui faire l’honneur de notre présence le lendemain à la cérémonie de la couronne et aux fiançailles. Nous devions nous présenter au palais à midi.

— Quels beaux enfants ces deux-là auront ! dit « Papa » en nous invitant à regarder longuement Frank et Mona. Quel sang ! Quelle beauté !

Puis la douleur revint, fulgurante.

De nouveau, « Papa » ferma les yeux, comme pour se replier autour de sa douleur.

Il attendit que ça passe. Ça ne passa pas.

Toujours en proie à une vive souffrance, il se détourna de nous pour faire face à la foule et au micro. Il voulut faire un geste à la foule, et n’y parvint pas. Il voulut lui dire quelque chose, et n’y parvint pas.

Enfin, les mots sortirent de sa bouche.

— Rentrez chez vous, dit-il en s’étranglant. Rentrez chez vous !

La foule s’éparpilla comme une brassée de feuilles mortes.

« Papa » se retourna vers nous, les traits rendus grotesques par la douleur… Et puis il s’effondra.

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