La pièce qui avait servi de laboratoire au Dr Hoenikker se trouvait au cinquième étage, le dernier de l’immeuble.
L’embrasure de la porte était barrée d’un cordon pourpre. Au mur, une plaque de cuivre expliquait pourquoi cette pièce était sacrée :
LE Dr FELIX HOENIKKER, PRIX NOBEL DE PHYSIQUE.
A PASSE ICI LES VINGT-SEPT DERNIERES ANNEES DE SA VIE.
« OÙ IL SE TROUVAIT, LA ETAIT LA FRONTIERE DU SAVOIR. »
L’IMPORTANCE DE CET HOMME DANS L’HISTOIRE DE L’HUMANITE EST INESTIMABLE.
Miss Faust s’offrit à baisser le cordon afin que je puisse entrer et frayer plus intimement avec les éventuels fantômes enfermés là.
J’acceptai.
Le labo est tel qu’il l’a laissé, dit-elle, si ce n’est qu’une des paillasses était encombrée d’élastiques.
— D’élastiques ?
— Oui. J’ignore à quoi ils servaient. Comme j’ignore à quoi servait tout ce fatras.
Le savant avait laissé son labo dans l’état d’un capharnaüm. Mon attention fut d’emblée attirée par la quantité de petits joujoux qui traînaient un peu partout.
Je remarquai un cerf-volant de papier à l’armature brisée ; un gyroscope, ficelle enroulée, prêt à vrombir et à trouver son équilibre ; une toupie ; un aquarium contenant un château et deux tortues d’eau douce.
— Il adorait les jouets à deux sous, dit Miss Faust.
— Ça m’en a tout l’air.
— Il a réalisé quelques-unes de ses plus célèbres expériences avec un matériel ayant coûté moins d’un dollar.
— Il n’y a pas de petites économies.
On remarquait aussi, bien sûr, de nombreux appareils classiques de laboratoire, mais ils avaient l’air de ternes accessoires à côté de la camelote colorée des jouets.
— Je ne crois pas qu’il ait jamais répondu à une lettre, murmura rêveusement Miss Faust. Quand on voulait une réponse, il fallait lui téléphoner ou venir le voir.
Sur le bureau, une photo encadrée me tournait le dos.
— Sa femme ? hasardai-je.
— Non.
— Un de ses enfants ?
— Non.
— Lui-même ?
— Non.
Je me décidai à regarder. La photo représentait un humble petit monument aux morts devant la cour d’honneur d’une mairie rurale. Une partie du monument égrenait les noms des villageois morts au cours de diverses guerres et, croyant que cette plaque constituait la raison d’être de la photo, je m’attendais à demi à y trouver le nom d’un Hoenikker. Il n’y en avait pas.
— C’était une de ses manies, dit Miss Faust.
— Quoi donc ?
— Photographier les piles de boulets de canon dans les cours d’honneur. Il semble que sur cette photo, ils s’empilent de façon tout à fait insolite.
— Ah !
— Il était lui-même insolite.
— Je veux bien le croire.
— Il est possible que dans un million d’années, tout le monde soit aussi intelligent que lui, et qu’on voie les choses à sa façon. Mais comparé à l’homme moyen d’aujourd’hui, il était aussi différent qu’un visiteur venu de Mars.
— Peut-être était-il vraiment un Martien, suggérai-je.
— Ce qui expliquerait bien des choses au sujet de ses trois étranges enfants.