— Au moment même où je suis rentrée, j’aurais dû me douter qu’il était mort, dit Angela en prenant de nouveau appui sur son balai. Aucun bruit ne provenait du fauteuil d’osier. Or, quand Papa y était installé, même quand il dormait, ce fauteuil parlait toujours, en grinçant de partout.
Angela avait donc pensé que son père dormait, et elle avait continué à décorer l’arbre de Noël.
Newt et Frank revinrent alors de leur promenade, accompagnés du labrador, et ils allèrent à la cuisine pour y chercher quelque chose à donner à manger au chien. Ils y trouvèrent les flaques laissées par leur père.
Il y avait de l’eau par terre, et le petit Newt l’épongea avec une serpillière qu’il lança sur l’évier.
Il se trouva que la serpillière retomba dans le poêlon qui contenait la glace-9.
Frank crut que le poêlon contenait quelque préparation destinée au glaçage d’un gâteau. Il s’en saisit et l’abaissa à la hauteur du petit Newt pour montrer à celui-ci les dégâts qu’il avait faits avec la serpillière.
Newt décolla la serpillière de la surface et s’aperçut qu’elle avait pris une curieuse texture métallique et colubrine, comme si elle était tissée de fils d’or à mailles fines.
— Je dis cela, expliqua le petit Newt dans la chambre à coucher de « Papa », parce que ça m’a tout de suite fait penser au réticule de maman, à l’impression qu’on avait en le touchant.
Angela raconta sentimentalement comment, dans son enfance, Newt avait eu une adoration pour le réticule en or de sa mère. Je compris qu’il s’agissait d’une sorte d’aumônière de soirée.
— C’était tellement drôle au contact, si différent de tout ce que j’avais touché, dit Newt en réfléchissant à son ancien amour pour ce réticule. Je me demande ce qu’il est devenu.
— Je me demande ce que bien des choses sont devenues, dit Angela.
La question se répercuta au loin dans le passé, où elle se perdit lamentablement.
En tout cas, nous savons ce que devint la serpillière évocatrice du réticule. Newt la tendit au chien, qui la lécha. Et le chien gela tout raide.
Newt alla faire part du prodige à son père, et il trouva celui-ci tout raide également.
Dites ce mot : « l’Histoire »
Nous en avions terminé avec le nettoyage de la chambre de « Papa ».
Mais il fallait encore porter les cadavres jusqu’au bûcher funéraire. Nous décidâmes qu’une certaine pompe s’imposait et qu’il serait préférable pour le faire d’attendre la fin des cérémonies en l’honneur des Cent Martyrs de la Démocratie.
La dernière tâche dont nous nous acquittâmes consista à mettre von Kœnigswald sur ses pieds afin de procéder à la décontamination de la surface sur laquelle il gisait. Et nous le cachâmes, toujours debout, dans la penderie de « Papa ».
Je ne sais pas très bien pourquoi nous le cachâmes. Je crois que c’était pour simplifier le tableau.
Quant à l’histoire de la découverte par les enfants Hoenikker, la veille de Noël, de la réserve mondiale de glace-9, elle tomba à l’eau quand on en arriva aux détails du crime lui-même. Ni Newt, ni Angela, ni Frank ne purent se rappeler si l’un d’entre eux avait dit quoi que ce fût qui justifiât le fait de s’approprier personnellement la glace-9. Ils parlèrent de la nature de la glace-9 en se rappelant les incitations de leur père à se creuser la cervelle. Mais de morale, point.
— Qui a procédé au partage ? demandai-je.
Les trois Hoenikker avaient si bien effacé cet incident de leur mémoire qu’il leur fut même très difficile de me donner ce détail fondamental.
— Ce n’est pas Newt, dit enfin Angela. J’en suis sûre.
— C’est toi ou moi, dit Frank d’un ton rêveur, perdu dans ses pensées.
— Toi, tu as pris les trois bocaux à cornichons sur l’étagère de la cuisine, dit Angela. Ce n’est que le lendemain que nous avons acheté les trois petits thermos.
— C’est ça ! acquiesça Frank. Et alors, tu as pris le pic à glace et tu as cassé la glace-9 dans le poêlon.
— En effet ! dit Angela. C’est bien ça. Et l’un de nous a apporté des pinces de la salle de bains.
Newt leva sa petite main.
— Moi !
Angela et Newt se regardèrent, confondus par le souvenir de la débrouillardise du petit Newt.
— C’est moi qui ai pris les cristaux avec les pincettes pour les mettre dans les bocaux à cornichons, rappela Newt.
Il ne se donna même pas le mal de dissimuler qu’il s’était rengorgé alors.
— Qu’avez-vous fait du chien ? demandai-je mollement.
— Nous l’avons mis au four, dit Frank. C’était la seule chose à faire.
Écoutons encore Bokonon : « Dites ce mot : « l’Histoire », et retenez vos larmes ! »