— Dois-je comprendre, demandai-je au Dr Breed, que dans ce laboratoire, on ne dit à personne ce qu’il doit faire ? Qu’on ne suggère même pas aux chercheurs une direction possible de travail ?
— Certains passent leur temps à suggérer ceci ou cela, mais il n’est pas dans la nature d’un spécialiste de la recherche pure de tenir compte des suggestions. Sa tête fourmille de projets qui lui sont propres, et nous ne voulons pas qu’il en soit autrement.
— A-t-on jamais essayé de suggérer des projets au Dr Hoenikker ?
— Bien entendu ! Des amiraux et des généraux, particulièrement. Ils le considéraient comme une espèce de magicien capable de rendre l’Amérique invincible rien qu’en remuant le petit doigt. Ils venaient ici soumettre toutes sortes de projets délirants – ils continuent à le faire, d’ailleurs. Le hic, c’est qu’en l’état actuel de nos connaissances, ces projets sont irréalisables. Les scientifiques du calibre du Dr Hoenikker sont précisément censés combler les petits vides. Je me souviens que peu de temps avant la mort de Felix, un général de Marines l’a harcelé pour qu’il trouve une solution au problème de la boue.
— De la boue ?
— Après avoir passé près de deux cents ans à patauger dans la boue, les Marines en ont eu assez, dit le Dr Breed. En tant que leur porte-parole, ce général a estimé qu’un progrès important serait accompli si les Marines n’avaient plus à se battre dans la boue.
— Qu’avait-il au juste derrière la tête ?
— L’absence de boue. Plus de boue.
— Je suppose, théorisai-je, que ce serait possible en faisant intervenir des montagnes d’un produit chimique quelconque ou des tonnes de machines appropriées…
— Ce que le général avait en tête, c’était une petite capsule ou une petite machine. Non seulement les Marines en avaient assez de la boue, ils en avaient également assez de transporter des charges encombrantes. Ils voulaient quelque chose de petit. Pour changer.
— Qu’a dit le Dr Hoenikker ?
— À sa façon… ludique – et il était toujours ludique.
— Felix a émis l’hypothèse d’un simple grain de quelque chose, même microscopique, qui pourrait rendre d’infinies étendues de gadoue, de marais, de marécages, de torrents, de mares, de sables mouvants et de fondrières aussi solides que ce bureau.
Le Dr Breed frappa fortement le bureau de son vieux poing moucheté de petites taches rondes. Le bureau, en forme de haricot, était en acier vert d’eau. Un seul Marine pourrait porter une quantité suffisante de cette matière pour dégager une division blindée enlisée dans les marais de Floride. Selon Felix, il suffirait pour cela d’un seul soldat portant le produit sous l’ongle de son petit doigt.
— C’est impossible.
— C’est ce que vous diriez, ce que je dirais, ce que tout le monde, pratiquement, dirait. Pour Felix, qui considérait le problème comme un jeu, c’était tout à fait possible. Le miracle avec Felix – et j’espère sincèrement que vous mettrez ça quelque part dans votre livre – c’est qu’il abordait les vieux problèmes comme s’ils étaient tout nouveaux.
— J’ai un peu l’impression d’être Francine Pefko et les employées du service de frappe réunies, dis-je. Le Dr Hoenikker ne serait jamais parvenu à m’expliquer comment une particule logée sous un ongle pourrait rendre un marais aussi solide que votre bureau.
— Je vous ai dit que Felix expliquait très bien…
— Tout de même…
— Il a bien su me l’expliquer, dit le Dr Breed, et je suis certain de pouvoir vous l’expliquer à mon tour. Le problème est le suivant : comment tirer les Marines de la boue. D’accord ?
— D’accord.
— Parfait, dit le Dr Breed. Suivez-moi attentivement. Allons-y !