Le fait que McCabe et Johnson aient pu prendre la direction de San Lorenzo n’a absolument rien de miraculeux. Bien d’autres s’étaient déjà emparés de San Lorenzo – et l’avaient invariablement trouvé piètrement défendu. La raison en était simple : dans Son infinie sagesse, Dieu, en créant cette île, avait veillé à ce qu’elle n’eût aucune valeur.
Hernan Cortez fut le premier à faire enregistrer par l’histoire sa stérile conquête de San Lorenzo. Descendu à terre avec ses hommes pour faire de l’eau, en 1519, il baptisa l’île, la revendiqua au nom de l’empereur Charles Quint et n’y remit jamais les pieds. D’autres expéditions débarquèrent par la suite, attirées par l’or, les diamants, les rubis et les épices, n’en trouvèrent pas, brûlèrent quelques indigènes pour passer le temps et pour extirper l’hérésie, puis se rembarquèrent.
« Lorsque la France revendiqua San Lorenzo en 1682, écrivait Castle, les Espagnols ne protestèrent pas. Lorsque le Danemark revendiqua San Lorenzo en 1699, les Français ne protestèrent pas. Quand les Pays-Bas revendiquèrent San Lorenzo en 1704, les Danois ne protestèrent pas. Quand l’Angleterre revendiqua San Lorenzo en 1706, les Hollandais ne protestèrent pas. Quand l’Espagne, en 1720, réaffirma ses droits sur San Lorenzo, les Anglais ne protestèrent pas. Lorsque, en 1786, des Nègres africains s’emparèrent d’un bateau anglais faisant la traite des esclaves, l’échouèrent sur une grève de San Lorenzo et proclamèrent une nation indépendante – mieux, un empire avec un empereur – les Espagnols ne firent pas la moindre difficulté. »
» L’empereur, qui s’appelait Tum-bumwa, fut le seul homme à avoir jamais pensé que l’île valait d’être défendue. C’est à ce dangereux maniaque qu’on doit l’érection de la cathédrale de San Lorenzo ainsi que des ahurissantes fortifications de la côte nord de l’île, fortifications où se trouve aujourd’hui la résidence privée du prétendu président de la République.
« Ces fortifications n’ont jamais été attaquées, et aucune personne sensée n’a d’ailleurs jamais avancé une raison pour laquelle elles pourraient l’être : elles n’ont jamais rien défendu. On dit que quatorze cents hommes sont morts en les construisant. La moitié d’entre eux, paraît-il, ont été exécutés publiquement pour manque de zèle. »
Castle Sugar s’installa à San Lorenzo en 1916, pendant le boom sucrier de la Grande Guerre. Il n’y avait alors pas de gouvernement. Avec la hausse du prix du sucre, la société s’imagina que dûment cultivées, même l’argile et les gravières de San Lorenzo pourraient rapporter. Personne ne protesta.
En 1922, quand McCabe et Johnson arrivèrent et annoncèrent qu’ils prenaient la direction de l’île, Castle Sugar se retira mollement, comme on sort d’un rêve écœurant.