Le démonstrateur

H. Lowe Crosby était d’avis que les dictatures sont parfois d’excellentes choses. Il n’était ni méchant ni sot. Il trouvait commode d’affronter le monde avec des manières de comique amateur ; cependant, une grande partie de ce qu’il avait à dire au sujet du manque de discipline de l’humanité n’était pas seulement drôle, mais vraie.

Là où sa raison et son sens de l’humour l’abandonnaient soudain, c’est lorsqu’il abordait la question de savoir ce que les hommes étaient véritablement censés faire de leur temps sur terre.

Il croyait fermement que leur raison d’être ici-bas était de construire des bicyclettes pour lui.

— J’espère que vous trouverez San Lorenzo en tout point conforme à votre attente, dis-je.

— Il me suffira de parler à un seul homme pour en avoir le cœur net, fit-il. Quand « Papa » Monzano a donné sa parole d’honneur à propos de quoi que ce soit qui relève de cette petite île, la question est réglée. C’est ainsi que ça se passe et c’est ainsi que ça se passera.

— Ce qui me plaît, intervint Hazel, c’est qu’ils parlent tous anglais et qu’ils sont tous chrétiens. Ça facilite tellement les choses.

— Savez-vous comment ils font face à la criminalité là-bas ? me demanda Crosby.

— Non.

— Ils n’ont pas de problème de criminalité, un point c’est tout. « Papa » a rendu la moindre infraction si peu attrayante que ses administrés sont malades rien que d’y penser. On m’a dit qu’on pouvait poser son portefeuille au beau milieu du trottoir et revenir le chercher une semaine plus tard : tout y est.

— Mm.

— Vous savez quel est le châtiment en cas de vol ?

— Non.

— Le croc, dit-il. Pas d’amende, ni de liberté sous caution ni de peine de prison. C’est le croc. Le croc pour le vol, pour le meurtre, pour l’incendie volontaire, le viol, le voyeurisme. Vous enfreignez une loi, quelle qu’elle soit, et c’est le croc. N’importe qui peut comprendre ça, et San Lorenzo est le pays le mieux policé du monde.

— C’est quoi, le croc ?

— Ils dressent une potence, vous saisissez ? Deux poteaux et une traverse. Ils suspendent à la poutre une énorme espèce d’hameçon en fer. Puis ils prennent le type qui a été assez bête pour enfreindre la loi, ils lui entrent le croc dans le ventre, d’un côté, jusqu’à ce qu’il ressorte de l’autre côté, et ils le lâchent. Et, bon Dieu, voilà un criminel de plus qui se mord les doigts !

— Grand Dieu !

— Je ne dis pas que c’est une bonne chose, précisa Crosby, mais je ne dis pas non plus que c’est une mauvaise chose. Je me demande parfois si un système de ce genre ne mettrait pas un terme à la délinquance juvénile. Peut-être que le croc est un peu excessif pour une démocratie. La pendaison publique conviendrait mieux. Pendons quelques jeunes voleurs d’autos à un réverbère devant leur maison, avec une pancarte au cou : « Maman, voilà ton fils. » Recommençons deux ou trois fois et je vous parie que les dispositifs antivol iront rejoindre dans l’oubli les spiders et les marchepieds.

— Nous avons vu ça au sous-sol du musée de cire à Londres, dit Hazel.

— Quoi, ça ? lui demandai-je.

— Le croc. En bas, dans la Chambre des horreurs, au sous-sol. On voyait un mannequin de cire pendant à un croc. Il avait l’air tellement réel que ça m’a donné envie de rendre.

— Harry Truman ne ressemblait pas du tout à Harry Truman, dit Crosby.

— Pardon ?

— Au musée de cire. Le mannequin de Truman ne lui ressemblait vraiment pas.

— Mais la plupart des autres, si, dit Hazel.

— Et le mannequin pendu au croc, était-ce quelqu’un de particulier ? lui demandai-je.

— Je ne crois pas. C’était quelqu’un, quoi.

— Un simple démonstrateur ? demandai-je.

— Oui. Devant, il y avait un rideau de velours noir qu’il fallait tirer pour voir. Et un papier épinglé au rideau prévenait que les enfants n’étaient pas censés regarder.

— Bien entendu, ils regardaient, dit Crosby. C’était bourré d’enfants, qui regardaient tous.

— Une notice de ce genre ne peut qu’attirer les enfants, dit Hazel.

— Comment réagissaient-ils en voyant l’homme suspendu au croc ? demandai-je.

— Oh ! dit Hazel, à peu près comme les grandes personnes. Ils regardaient le tableau sans rien dire, et puis ils passaient au suivant.

— C’était quoi, le suivant ?

— Ça représentait un fauteuil de fer sur lequel on avait fait rôtir tout vif un homme qui avait tué son fils, se rappela Crosby.

— Seulement, après l’avoir rôti, dit suavement Hazel, on s’est aperçu que ce n’était pas lui qui avait tué son fils.

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