Seule dans sa chambre, au cœur des quartiers des femmes, Moiraine ajusta sur ses épaules son châle orné de motifs végétaux – un entrelacs de sarments de vigne et de lierre du plus bel effet. Puis elle s’observa dans un miroir en pied. Quand elle était en colère, ses grands yeux noirs semblaient aussi perçants que ceux d’un faucon. Et, à cet instant précis, ils paraissaient vouloir percer le verre revêtu d’une fine couche d’argent.
Si Moiraine avait le châle dans ses sacoches de selle, en arrivant à Fal Dara, c’était un pur hasard. Avec la Flamme de Tar Valon qui paradait entre les omoplates de sa porteuse et ses longues franges de couleur (du bleu pour Moiraine) symbolisant l’Ajah de sa propriétaire, l’accessoire vestimentaire, très marqué, était rarement utilisé hors de Tar Valon. Et, même là, les Aes Sedai l’arboraient essentiellement dans la Tour Blanche – pour les réunions plénières du Hall de la Tour, un des rares événements justifiant un tel protocole. Hors des Murs Scintillants, la simple vue de la Flamme aurait incité bien trop de gens à détaler – pour aller se cacher, ou afin d’ameuter les Fils de la Lumière. Et les flèches des Capes Blanches étaient mortelles pour tout le monde, y compris les Aes Sedai. Très rusés, les Fils faisaient toujours en sorte que leur victime ne voie pas l’archer avant la dernière seconde, quand il était trop tard pour qu’elle puisse réagir.
Moiraine n’avait jamais envisagé de mettre son châle à Fal Dara. Mais, pour assister à une audience de la Chaire d’Amyrlin, il fallait observer quelques règles élémentaires.
Petite et fine, Moiraine avait tendance à faire beaucoup moins que son âge, comme toutes les Aes Sedai. Mais, malgré sa peau lisse de jeune fille, sa calme autorité et son incontestable présence lui permettaient d’en imposer à bien des gens. Ces deux qualités, acquises lors de sa jeunesse, dans le palais royal du Cairhien, avaient été encore amplifiées par les années passées dans la peau d’une Aes Sedai. Une bonne chose, car, en ce jour, elle allait en avoir sacrément besoin !
Il y a des ennuis, c’est sûr… Sinon, la Chaire d’Amyrlin ne serait jamais venue en personne…
Une analyse juste, mais qui ouvrait simplement la voie à une multitude d’autres questions.
Quels ennuis ? Qui la Chaire d’Amyrlin a-t-elle choisi pour l’accompagner ? Et, pour commencer, pourquoi ici ? Pourquoi maintenant ? Au point où nous en sommes, il est inenvisageable que ça tourne mal…
La bague à l’image du Grand Serpent refléta la lumière lorsque Moiraine toucha la délicate chaîne d’argent qui ceignait son front. Juste sous la lisière de sa crinière noire non tressée, une petite pierre bleue brillait sur sa peau claire. Dans la Tour Blanche, on connaissait les petits miracles qu’elle pouvait accomplir en utilisant le pendentif comme focus. Pourtant, il s’agissait seulement d’un éclat de cristal bleu poli qu’une jeune fille avait utilisé lors de ses premières expériences, sans personne pour la guider. Se souvenant des récits sur les angreal et les sa’angreal (des artefacts encore plus puissants), ces objets qui permettaient aux Aes Sedai, durant l’Âge des Légendes, de canaliser une incroyable quantité de Pouvoir, cette jeune fille s’était dit qu’un focus, même plus modeste, l’aiderait à puiser dans la Source Authentique. Ses sœurs de la Tour Blanche avaient une idée de ce qu’elle réalisait grâce au pendentif. Pour le reste, elles laissaient courir leur imagination, inventant des choses qui choquaient Moiraine lorsqu’elles arrivaient à ses oreilles. En réalité, tout ce qu’elle faisait avec son cristal était à la fois simple et sans importance capitale, même si ça se révélait parfois très pratique. En d’autres termes, ces « miracles » ressemblaient à ceux qu’un enfant pouvait imaginer. Mais, si les femmes qui accompagnaient la Chaire d’Amyrlin n’étaient pas les bonnes, le pendentif risquait de les déstabiliser à cause des mensonges que certaines colportaient à son sujet.
Quelqu’un frappa soudain à la porte. Des coups rapides et insistants qui ne pouvaient pas annoncer la visite d’un résidant régulier de la forteresse. Au Shienar, personne ne toquait ainsi à une porte – et surtout pas à celle d’une Aes Sedai. Moiraine resta devant le miroir jusqu’à ce que ses yeux ne reflètent plus qu’une parfaite sérénité, ses véritables pensées enfouies dans leur insondable profondeur. Puis elle se mit en mouvement tout en s’assurant qu’elle avait toujours à la ceinture sa bourse de cuir.
Quoi qui l’ait incitée à quitter Tar Valon, la Chaire d’Amyrlin n’y pensera plus lorsque je lui aurai montré ce qui me tracasse…
Une seconde série de coups, encore plus impérieuse que la première, retentit avant que Moiraine ait traversé la pièce et ouvert la porte. Quand ce fut fait, elle adressa un sourire apaisant aux femmes qui venaient lui rendre visite.
Elle les reconnut toutes les deux. Anaiya aux cheveux noirs, splendide avec son châle aux franges bleues, et Liandrin la blonde, tout aussi pimpante dans son fichu aux franges rouges.
Très jolie et authentiquement jeune, contrairement à la majorité de ses sœurs, Liandrin avait un joli petit minois de poupée, mais sa moue maussade en gâchait l’effet. Pour l’heure, elle avait la main levée, car elle s’apprêtait à toquer de nouveau à l’instant où Moiraine avait ouvert. Ses sourcils foncés et ses yeux plus sombres encore faisaient un contraste frappant avec ses tresses couleur miel pâle, mais cette combinaison était assez fréquente au Tarabon.
Les deux visiteuses étaient plus grandes que Moiraine, même si Liandrin la dépassait d’à peine plus de deux pouces.
Anaiya eut un grand sourire dès qu’elle vit Moiraine. Malgré son visage ingrat, cette expression lui conférait une certaine beauté (la seule à laquelle elle pouvait prétendre, hélas) mais ça suffisait amplement, car presque tout le monde se sentait en sécurité et consolé lorsque Anaiya souriait ainsi. Peut-être parce que ça donnait à son interlocuteur l’impression d’être une personne rare et spéciale…
— Que la Lumière t’éclaire, Moiraine. Je suis contente de te revoir. Tu vas bien, après tout ce temps ?
— Je me réjouis de ta présence, Anaiya, tu peux me croire !
La stricte vérité. Dans des circonstances pareilles, il était réconfortant de compter une véritable amie parmi les Aes Sedai en délégation à Fal Dara.
— Que la Lumière brille sur toi, mon amie.
Liandrin eut une moue désapprobatrice, puis elle ajusta son châle sur ses épaules et prit la parole :
— La Chaire d’Amyrlin exige de te voir, sœur Moiraine.
Un ton maussade, comme l’expression de la jeune femme, et une façon de présenter les choses des plus glaçantes. Mais cette façon de faire n’était pas réservée à Moiraine. En permanence, Liandrin s’exprimait comme si on venait de lui voler son déjeuner.
— Cette chambre est… protégée, dit-elle, se tordant le cou pour regarder à l’intérieur. Pourquoi veux-tu empêcher tes sœurs d’y entrer ?
— C’est une précaution globale…, répondit Moiraine. Beaucoup de servantes voudraient en savoir plus sur nous, et je ne veux pas qu’elles fouillent ma chambre en mon absence. Jusque-là, je n’avais pas besoin d’utiliser des protections sélectives… (Elle sortit et ferma la porte derrière elle, démentant subtilement ses propos.) On y va ? Il ne faudrait pas faire attendre la Chaire d’Amyrlin.
Elle s’engagea dans le couloir, Anaiya à ses côtés, toute contente de pouvoir bavarder un peu. Liandrin resta un moment devant la porte, se demandant sans doute ce que sa « sœur » cachait… Puis elle courut pour rattraper son retard et se campa sur l’autre flanc de Moiraine – davantage comme un gardien qu’à la manière d’une escorte. Anaiya continua à parler de tout et de rien comme si elle se promenait avec une vieille amie. Sur le sol couvert d’un épais tapis, les délicats escarpins des trois femmes ne faisaient pas plus de bruit qu’un battement d’ailes de papillon au-dessus d’un parterre de fleurs.
Les servantes s’inclinèrent toutes sur le passage des Aes Sedai, certaines les gratifiant de révérences dont elles ne se seraient même pas fendues pour le seigneur Agelmar. Des Aes Sedai un peu partout, la Chaire d’Amyrlin au palais… Davantage d’honneur en un jour, à vrai dire, que les femmes de la forteresse en attendaient durant toute leur vie. Quelques dames de la noblesse allaient et venaient dans les couloirs. Elles aussi s’inclinèrent, ce qu’elles n’auraient sûrement pas fait pour le seigneur de Fal Dara. Alors que Moiraine et Anaiya répondirent à toutes ces salutations d’un signe de tête, Liandrin les ignora superbement.
Il n’y avait que des femmes dans cette partie de la forteresse, du moins si on exceptait les quelques petits garçons qui jouaient dans les couloirs. Tout mâle ayant fêté son dixième anniversaire se gardait bien d’entrer sans permission ou invitation dans les quartiers des dames.
Moiraine remarqua que les gamins aussi s’inclinaient (maladroitement) sur le passage des trois visiteuses. Leurs sœurs s’en sortaient beaucoup mieux, ça ne faisait pas de doute. Attendrie, Anaiya ébouriffa quelques jeunes têtes avant de sourire à leurs propriétaires.
— Cette fois, Moiraine, dit-elle, tu es restée absente de Tar Valon beaucoup trop longtemps. Tu manques à la cité et à tes sœurs ! Et on a besoin de toi dans la Tour Blanche.
— Il faut bien que certaines d’entre nous arpentent le monde, répondit Moiraine sans aucune ironie. Je te laisse bien volontiers la Tour Blanche, mon amie. Cela dit, à Tar Valon, vous en savez plus long que moi sur la marche du monde. Bien trop souvent, je m’en tiens à ce qui est arrivé à l’endroit où j’étais la veille. Quelles sont donc les nouvelles ?
— Trois faux Dragons de plus, grinça Liandrin, contente de gâcher l’atmosphère. Au Saldaea, au Murandy et à Tear, des imposteurs font des ravages. Et, pendant ce temps, les membres de l’Ajah Bleu papotent, sourient et tentent de se raccrocher au bon vieux temps.
Anaiya fronça les sourcils, l’air pas commode. Liandrin ferma son clapet, mais le mal était déjà fait.
— Trois…, soupira Moiraine, ramenée de force à la réalité. (Ses yeux brillèrent un court instant, mais elle se ressaisit.) Trois durant les deux dernières années, et trois autres aujourd’hui, en même temps…
— Comme les précédents, nous les neutraliserons, ne put s’empêcher de dire Liandrin. Ces ignobles mâles seront matés et, avec eux, nous réduirons aussi au silence les pouilleux qui les soutiennent.
Moiraine faillit être amusée par les certitudes grotesques de Liandrin. Mais le sujet était trop grave pour qu’on en rie – du moins, quand on savait de quoi on parlait.
— Ma sœur, quelques mois ont-ils suffi pour te faire perdre la mémoire ? Le dernier faux Dragon et ses prétendus pouilleux ont dévasté le Ghealdan avant d’être vaincus. Je t’accorde que Logain est désormais à Tar Valon, apaisé et inoffensif. Mais combien de nos sœurs sont tombées pour le terrasser ? Nous ne pouvons pas nous permettre une seule perte, et cette guerre a éclairci nos rangs ! Les deux imposteurs qui ont précédé Logain étaient incapables de canaliser le Pouvoir. Même ainsi, les habitants du Kandor et de l’Arad Doman ne sont pas près de les oublier. Des villages brûlés, des montagnes de morts sur les champs de bataille…
» Comment affronter trois imposteurs simultanément ? Surtout si des hordes de gens se rallient à leur bannière ? Les soi-disant Dragons Réincarnés n’ont jamais eu de mal à recruter des fidèles. Que nous réservent les guerres à venir ?
— C’est moins grave que tu le penses, dit Anaiya. À notre connaissance, seul l’imposteur du Saldaea est à même de canaliser. Il n’a pas eu le temps de gagner beaucoup d’illuminés à sa cause, et un détachement de nos sœurs doit déjà être en train de s’occuper de lui. L’armée de Tear poursuit le faux Dragon et ses forces en Haddon Mirk, et l’affabulateur du Murandy est déjà couvert de chaînes. (Elle éclata de rire.) Penser que les Murandiens ont été les plus rapides à réagir ! En principe, ils n’ont aucun sens de l’unité nationale. Si on leur demande, ils répondent : « Je suis de Lugard… » Ou d’Inishlinni, ou encore du fief d’on ne sait quel obscur seigneur. Mais là, craignant qu’un de leurs voisins saisisse l’occasion de les envahir, ils ont été prompts à museler leur faux Dragon. À dire vrai, il aura à peine eu le temps d’ouvrir la bouche, le pauvre fou…
— Peut-être, mais trois en même temps, voilà qui reste inquiétant ! L’une de nous a-t-elle eu une Vision ?
C’était peu probable, car les Aes Sedai étaient médiocrement douées pour la voyance, et ce depuis des siècles, et Moiraine ne fut pas surprise qu’Anaiya secoue négativement la tête.
À une intersection de couloirs, les Aes Sedai rencontrèrent dame Amalisa, qui les salua d’une révérence, sa jolie robe verte élégamment tenue entre le pouce et l’index.
— Honneur à Tar Valon, souffla-t-elle, et aux Aes Sedai.
La sœur du seigneur Agelmar méritant mieux qu’un signe de tête, Moiraine lui prit la main et l’aida à se redresser.
— Honneur à toi, ma sœur. Relève-toi, je t’en prie…
Amalisa obéit en souriant et le rose lui monta aux joues. Tar Valon restait pour elle un lieu mythique et, même pour quelqu’un de son rang, être appelée « ma sœur » par une Aes Sedai était on ne peut plus flatteur. Petite beauté brune qui portait magnifiquement sa maturité, Amalisa sourit de plus belle.
— Tu me fais trop d’honneur, Moiraine Sedai…
— Amalisa, depuis combien d’années nous connaissons-nous ? Dois-je désormais te donner du « ma dame », comme si nous n’avions jamais pris le thé ensemble ?
— Bien sûr que non !
La force de son frère se retrouvait sur le visage d’Amalisa, la plus grande douceur de ses traits ne changeant rien à l’affaire. Selon certains, le seigneur Agelmar, pourtant un guerrier renommé, était à peine à la hauteur de sa sœur.
— Mais la Chaire d’Amyrlin est ici…, modéra Amalisa. Quand le roi Easar vient à Fal Dara, je l’appelle « masami » – « petit oncle », si tu préfères… Ça vient de mon enfance, lorsqu’il me portait sur ses épaules. Mais je le nomme ainsi en privé. En public, ce serait inconvenant.
— Le protocole est nécessaire, intervint Anaiya, mais les gens ont trop souvent tendance à en rajouter. Si ça ne vous dérange pas, appelez-moi Anaiya et permettez-moi d’utiliser aussi votre prénom.
Du coin de l’œil, Moiraine vit Egwene passer en trombe dans un couloir latéral. Voûté pour dissimuler sa véritable taille, un homme en gilet de cuir marchait derrière elle, croulant sous le poids d’énigmatiques ballots.
L’Aes Sedai s’autorisa l’ombre d’un sourire.
Si cette fille fait autant assaut d’initiative, à Tar Valon, la place de la Chaire d’Amyrlin lui est tôt ou tard promise. Si elle apprend à maîtriser son inspiration. Et s’il reste une place à prendre.
S’arrachant à ses pensées, Moiraine capta la fin d’une tirade de Liandrin :
— … et je serai ravie d’avoir l’occasion de découvrir votre pays.
Pour une fois, le ton était amical et la jeune femme arborait un sourire chaleureux presque enfantin.
Quand Amalisa invita les trois Aes Sedai à venir la rejoindre dans son jardin privé, où elle allait recevoir des amies, l’enthousiasme de Liandrin ne manqua pas d’étonner Moiraine. La jeune femme avait fort peu de relations sociales, et toutes émargeaient à l’Ajah Rouge.
Avec peut-être une exception pour quelques Aes Sedai des autres obédiences… Au rythme où vont les choses, elle finira par se lier d’amitié avec un homme, voire un Trolloc !
En supposant que Liandrin fasse une différence entre l’engeance masculine et les monstres. Au sein de l’Ajah Rouge, on ne se souciait en général pas trop des « détails » de ce genre.
Anaiya déclina l’invitation, expliquant que la Chaire d’Amyrlin les attendait sans doute déjà impatiemment.
— Que la Lumière l’éclaire, et que le Créateur la protège, répondit Amalisa. Je comprends très bien… Nous nous verrons après, dans ce cas…
Sur un gracieux signe de tête, la sœur d’Agelmar reprit son chemin.
En marchant, Moiraine étudia discrètement Liandrin. Les yeux rivés devant elle, l’Aes Sedai blonde semblait plongée dans ses pensées, oubliant jusqu’à la présence de ses deux sœurs.
Que lui arrive-t-il donc ?
Anaiya paraissait ne rien avoir remarqué, mais elle était encline à accepter les gens tels qu’ils étaient et tels qu’ils avaient envie d’être. Moiraine s’étonnait toujours que son amie s’en sorte si bien à la Tour Blanche. Cela dit, pas mal de mauvais esprits tenaient son honnêteté, sa générosité et sa tolérance pour les subtils outils de son machiavélisme. Immanquablement, ses détractrices étaient prises à contre-pied chaque fois que sa sincérité éclatait au grand jour. Résolue à dire ce qu’elle pensait – et à penser ce qu’elle disait –, Anaiya avait aussi le don de voir le cœur des choses. Et elle ne rejetait jamais ce qu’elle découvrait.
Les trois femmes étant de nouveau seules, Anaiya reprit le fil de son discours, résumant les nouvelles du monde à l’intention de Moiraine :
— En Andor, c’est mitigé… Avec l’arrivée du printemps, les émeutes ont cessé à Caemlyn, mais trop de gens accusent encore la reine et Tar Valon d’être responsables de la longueur inhabituelle de l’hiver. Morgase a une moins bonne prise sur le pouvoir que l’an dernier, mais elle ne l’a pas lâché et elle le gardera tant que Gareth Bryne dirigera les Gardes de la Reine. La Fille-Héritière, Elayne, et son frère Gawyn sont arrivés sains et saufs à Tar Valon, où ils ont commencé leur formation. Jusqu’à la dernière minute, certaines de nos sœurs ont redouté que cette tradition ne soit plus respectée…
— Ça n’arrivera pas tant que Morgase aura un souffle de vie, affirma Moiraine.
Liandrin eut comme un sursaut, à croire qu’elle revenait brusquement à la réalité.
— Prions pour qu’elle vive longtemps, dit-elle. La caravane de la Fille-Héritière a été suivie par des Fils de la Lumière. Tout le long de l’Erinin, et jusqu’aux ponts de Tar Valon. Les camps poussent comme des champignons autour de Caemlyn et, à l’intérieur, les espions des Capes Blanches voient et entendent tout.
— Il est peut-être temps que Morgase apprenne la prudence, soupira Anaiya. Chaque jour, le monde devient plus dangereux, même pour une reine. Et peut-être surtout pour une reine. Mais elle a toujours été têtue. Je me rappelle son arrivée à Tar Valon, pour sa propre formation. Elle n’avait pas les aptitudes requises pour devenir une sœur à part entière, et ça la rongeait de l’intérieur. Parfois, je me dis qu’elle pousse sa fille pour compenser, sans se soucier vraiment de ce qu’elle a choisi.
— Elayne est née avec une étincelle de Pouvoir, rectifia Moiraine, ça n’a rien à voir avec ce qu’elle choisit ou non. Morgase ne prendrait pas le risque qu’elle meure faute de formation, même si tous les Fils de la Lumière de l’Amadicia assiégeaient Caemlyn. Elle ordonnerait à Gareth Bryne et à ses hommes d’ouvrir à coups d’épée un chemin jusqu’à Tar Valon, et ils le feraient. Si nécessaire, Bryne s’en chargerait tout seul.
Mais il vaut mieux que Morgase garde secret le véritable potentiel de son héritière. Le peuple accepterait-il qu’elle monte sur le Trône du Lion, si la vérité était connue ? Pas une reine formée à Tar Valon, selon la coutume, mais une authentique Aes Sedai !
Dans l’histoire, seules quelques souveraines avaient pu devenir des Aes Sedai, et toutes celles qui s’en étaient vantées avaient fini par le regretter. Moiraine eut le cœur serré en pensant aux difficultés du royaume d’Andor. Mais l’enjeu était trop important pour qu’on s’occupe – voire qu’on se soucie – d’un seul pays.
— Que sais-tu d’autre, Anaiya ?
— Eh bien, en Illian, on a lancé la Grande Quête du Cor pour la première fois en quatre cents ans. Selon les Illianiens, l’Ultime Bataille approche, et, pour affronter les Ténèbres, les hommes auront besoin du fabuleux instrument. Des aventuriers de tous les pays ont accouru, avides de trouver le Cor et d’entrer dans la légende. Le Murandy et l’Altara sont montés sur leurs ergots, bien entendu, car ils redoutent que cet écran de fumée dissimule une tentative d’invasion. C’est sans doute pour ça que les Murandiens ont si vite mis la main au collet à leur faux Dragon. Quoi qu’il arrive, les bardes et les trouvères vont avoir de la matière pour allonger leur cycle. Espérons qu’il n’y aura que ça : de nouveaux récits !
— Ce ne seront peut-être pas ceux qu’ils attendent…, dit Moiraine, volontairement énigmatique.
Liandrin la dévisagea, mais elle ne broncha pas sous son regard inquisiteur.
— Eh bien, les récits qui les surprendront seront sûrement ce qu’ils ajouteront en premier au cycle, fit Anaiya, fataliste. À partir de maintenant, je n’ai plus que des rumeurs à te répéter… Le Peuple de la Mer a la bougeotte, ses vaisseaux passant de port en port presque sans marquer d’escale. Les sœurs originaires des îles disent que le Coramoor, leur Élu, est sur le point de revenir, mais elles refusent de se montrer plus explicites. Tu sais que les Atha’an Miere détestent parler du Coramoor aux étrangers. Sur ce point, nos sœurs atha’an miere se comportent davantage comme leurs compatriotes que comme des Aes Sedai…
» Les Aiels s’agitent aussi, mais personne ne sait pourquoi. Avec eux, il en va toujours ainsi. Cela dit, rien ne laisse penser qu’ils prévoient de franchir de nouveau la Colonne Vertébrale du Monde. (Anaiya soupira à pierre fendre.) Je donnerais cher pour qu’une de nos sœurs soit aielle ! Une seule ! Nous savons trop peu de choses sur ce peuple…
Moiraine eut un rire de gorge.
— Parfois, je me demande si tu ne serais pas mieux dans l’Ajah Marron, mon amie…
— La plaine d’Almoth…, dit soudain Liandrin.
Elle sembla elle-même surprise d’avoir parlé.
— Là, ma sœur, fit Anaiya, nous sommes carrément dans l’extrapolation… Moiraine, ce sont simplement des murmures que nous avons entendus avant de quitter Tar Valon. Il y aurait des combats dans la plaine d’Almoth et peut-être aussi sur la pointe de Toman. Mais rien n’est moins sûr, et nous sommes parties avant d’avoir pu en apprendre plus long.
— Le Tarabon et l’Arad Doman, soupira Moiraine. Ils se disputent la plaine d’Almoth depuis trois cents ans, mais le conflit restait feutré… (Elle se tourna vers Liandrin.) Les Aes Sedai sont censées renoncer à toutes leurs anciennes allégeances, mais peu y arrivent totalement. Il est difficile de ne pas se soucier de son pays natal. C’est ainsi depuis toujours, et…
— Assez bavardé ! s’écria soudain l’Aes Sedai blonde. Moiraine, la Chaire d’Amyrlin t’attend ! (Elle prit trois pas d’avance sur ses compagnes et alla ouvrir un des battants d’une grande double porte.) Et, avec toi, elle ne bavardera pas !
Sa main se posant d’instinct sur la bourse pendue à sa ceinture, Moiraine passa devant Liandrin, la salua comme si elle lui tenait la porte, et entra dans la salle. Captant la réaction indignée de sa sœur – être traitée comme une domestique, elle ! –, Moiraine n’eut même pas le cœur de sourire.
Que mijote-t-elle, bon sang ?
L’antichambre où l’Aes Sedai venait d’entrer était joliment meublée de fauteuils et de bancs rembourrés, des guéridons en bois poli brillant agréablement sur les épais tapis qui couvraient le sol. Afin de les faire ressembler davantage à des fenêtres, des rideaux de dentelle flanquaient les grandes meurtrières. À cette période de l’année, les cheminées étaient éteintes, même si les nuits restaient encore frisquettes au Shienar.
Quatre ou cinq Aes Sedai de la délégation attendaient dans l’antichambre. Comme de juste, Verin Mathwin et Serafelle, de l’Ajah Marron, ne levèrent pas la tête lorsque Moiraine entra.
Serafelle était penchée sur un très vieux livre à la couverture de cuir usée, manipulant avec d’extraordinaires précautions ses pages jaunies et craquelées. Assise en tailleur sous une meurtrière, Verin exposait un petit bourgeon à la lumière du soleil afin de mieux l’étudier. De sa main libre, elle dessinait la plante dans un petit carnet qu’elle avait déjà couvert de notes. Alors qu’un encrier ouvert était posé à côté d’elle, la sœur avait sur les genoux tout un échantillonnage de bourgeons et de fleurs.
Les membres de l’Ajah Marron se vouaient corps et âme à la quête de la connaissance. Plus d’une fois, Moiraine s’était demandé si elles savaient ce qui se passait dans le monde – voire dans leur environnement immédiat.
Les trois autres femmes présentes dans la pièce se retournèrent, mais elles ne manifestèrent pas l’intention d’aller à la rencontre de la nouvelle arrivante.
La première Aes Sedai, une très mince représentante de l’Ajah Jaune, ne dit rien à Moiraine. Rien de bien surprenant. Avec le peu de temps qu’elle passait à Tar Valon, comment aurait-elle pu connaître toutes ses sœurs – même si elles étaient bien moins nombreuses qu’à une époque ? Les deux autres femmes, cependant, lui étaient familières. Aussi pâle que les franges blanches de son châle, Carlinya était l’exact opposé de la brune Alanna Mosvani de l’Ajah Vert.
Les deux femmes se levèrent, regardant Moiraine sans dire un mot. Alanna resserra sur son torse les pans de son châle comme si l’air était soudain glacé, et Carlinya ne bougea pas, à croire qu’elle venait de se transformer en statue. L’air de regretter son comportement, l’Aes Sedai de l’Ajah Jaune détourna la tête de Moiraine.
— Que la Lumière brille sur vous, mes sœurs ! lança celle-ci.
Personne ne lui répondit. À leur absence de réaction, on était en droit de se demander si Verin et Serafelle avaient entendu.
Où sont donc les autres ? se demanda Moiraine.
Les Aes Sedai n’ayant aucun intérêt à être toutes au même endroit, sauf quand le danger menaçait, les autres devaient être dans leur chambre, en train de se reposer ou de se rafraîchir un peu. Mais Moiraine était de plus en plus nerveuse, car toutes les questions auxquelles il lui serait impossible de répondre tournaient en boucle dans sa tête.
Bien entendu, rien de tout cela n’était visible sur son visage.
La porte intérieure s’ouvrit pour laisser passer Leane, pour une fois sans son sceptre à la Flamme. D’une taille que bien des hommes auraient enviée, la Gardienne des Chroniques restait pourtant belle et gracieuse avec sa peau cuivrée et sa courte chevelure brune. Portant une étole bleue et non un châle, elle indiquait ainsi qu’elle ne siégeait pas au Hall de la Tour en qualité de représentante de son Ajah, mais en tant que Gardienne des Chroniques.
— Te voilà enfin ! dit-elle à Moiraine sans autre forme de politesse. Suis-moi, ma sœur. La Chaire d’Amyrlin t’attend.
Leane parlait sans cesse sur le même ton rapide et neutre qui ne laissait rien deviner de ses sentiments. En lui emboîtant le pas, Moiraine se demanda dans quel état d’esprit elle pouvait bien être.
Leane ferma derrière elle la porte qui résonna sinistrement à la manière de celle d’une prison.
Au milieu de la pièce, la Chaire d’Amyrlin était assise derrière un grand bureau sur lequel reposait un coffre d’or décoré d’incrustations d’argent. Malgré sa massive robustesse, la table semblait souffrir sous le poids d’un objet que deux costauds bien entraînés auraient eu du mal à soulever.
En voyant le coffre, Moiraine eut du mal à rester impassible. La dernière fois qu’elle l’avait aperçu, il était en sécurité dans la salle du trésor d’Agelmar. Dès qu’elle avait appris la venue de la Chaire d’Amyrlin, Moiraine s’était dit qu’elle l’en informerait quelques jours après son arrivée. Et voilà que l’objet était en sa possession ! Une surprise des plus désagréables. Décidément, tout ça commençait à la dépasser.
Moiraine fit la révérence avant de prendre la parole :
— Puisque tu m’as demandée, mère, me voilà devant toi.
La Chaire d’Amyrlin tendit la main et sa visiteuse embrassa la bague au Serpent qu’elle portait. Un bijou en tout point semblable à celui des Aes Sedai ordinaires…
Se relevant, Moiraine adopta un ton un peu moins protocolaire. Mais sans exagération, à cause de la Gardienne des Chroniques, dont elle sentait la présence dans son dos.
— J’espère que ton voyage fut agréable, mère.
La Chaire d’Amyrlin était originaire de Tear – pas de la noblesse, mais d’une modeste famille de pêcheurs. Elle se nommait Siuan Sanche, mais plus personne n’utilisait ce patronyme. Depuis dix ans qu’elle régnait sur les destinées de la Tour Blanche, très peu de gens s’en souvenaient encore. Désormais, elle était la Chaire d’Amyrlin, et ça s’arrêtait là. L’étole qui reposait sur ses épaules, bien plus large que celle de la Gardienne, arborait des rayures aux couleurs des sept Ajah. À son poste, on appartenait à tous ces ordres et à aucun, c’était la rançon du pouvoir séculier.
De taille moyenne, jolie plutôt que belle, la chef suprême des Aes Sedai affichait une détermination très largement antérieure à son accession à la charge ultime. La détermination d’une jeune fille qui avait survécu aux rues de l’Assommoir, le terrible port de Tear. Devant ses yeux bleu clair, des rois, des reines et même le capitaine général des Fils de la Lumière avaient été contraints de baisser la tête.
Aujourd’hui, le regard de la Chaire d’Amyrlin était voilé et sa bouche exprimait une amertume jusque-là inconnue.
— Nous avons invoqué le vent pour avancer plus vite sur le fleuve Erinin, ma fille, mettant même le courant à contribution pour aller plus rapidement.
La Chaire d’Amyrlin marqua une pause, puis elle ajouta d’un ton mélancolique :
— J’ai vu les inondations qu’ont subies les villages, sur les deux rives, et qui peut dire quels dégâts nous aurons infligés au climat ? En tout cas, en provoquant ces catastrophes, et en saccageant peut-être en plus des récoltes, nous ne nous sommes pas gagné de nouveaux amis. Tout ça pour arriver ici le plus vite possible !
La Chaire d’Amyrlin posa les yeux sur le coffre d’or, leva une main comme si elle voulait le toucher, se ravisa et reprit son discours :
— Ma fille, Elaida est à Tar Valon. Elle est venue avec Elayne et Gawyn.
Toujours consciente que Leane observait et écoutait ce dialogue, Moiraine pesa ses mots avant de répondre :
— Je suis étonnée, mère. Pour Morgase, était-ce vraiment le moment de se priver d’une si précieuse conseillère ?
Toutes les têtes couronnées ou presque consultaient en secret une Aes Sedai. Morgase était une des seules à le reconnaître, et ça ne lui valait pas que des applaudissements.
— Elaida tenait à partir, et aucune volonté ne pèse lourd face à la sienne, serait-ce celle d’une souveraine. Et, dans ce cas précis, je ne suis pas sûre que Morgase se soit opposée aux désirs de sa conseillère…
» Elayne a un grand potentiel. Le plus grand que j’aie jamais vu, pour être franche. Elle progresse à toute vitesse et les sœurs de l’Ajah Rouge en sont bouffies d’orgueil. La Fille-Héritière ne semble pas contaminée par leur philosophie, mais elle est jeune, et ça peut encore changer. Et, même si elle ne se convertit jamais, ça ne fera guère de différence. Elle est peut-être bien l’Aes Sedai la plus puissante depuis mille ans, et c’est l’Ajah Rouge qui l’a trouvée. Grâce à elle, les sœurs de cette obédience prendront encore de l’importance au sein du conseil.
— Mère, dit Moiraine, j’ai avec moi deux jeunes femmes du territoire de Deux-Rivières, un endroit où le sang de Manetheren est encore pur et puissant, même si personne ne se souvient qu’il existait jadis un pays ainsi nommé. Le sang ancien chante, et je ne l’avais jamais entendu si nettement. La villageoise Egwene est au minimum l’égale d’Elayne. Je peux l’affirmer, parce que j’ai rencontré la Fille-Héritière. L’autre femme, Nynaeve, est la Sage-Dame d’un village alors qu’elle sort à peine de l’adolescence. Quand le Cercle des Femmes choisit quelqu’un de si jeune, ça en dit long sur les qualités de l’élue. Lorsqu’elle aura appris à contrôler son don, elle sera l’égale des meilleures Aes Sedai. Et, une fois formée, elle passera pour un grand feu de joie comparée aux modestes bougies que seront Elayne et Egwene. De plus, mes deux paysannes ne choisiront pas l’Ajah Rouge, c’est une certitude. Les hommes les amusent ou les agacent, mais elles les aiment sincèrement. À elles deux, elles compenseront amplement l’influence gagnée par les sœurs rouges…
La Chaire d’Amyrlin acquiesça distraitement, comme si rien de tout ça n’avait grande importance. Avant de se ressaisir, Moiraine ne put s’empêcher de froncer les sourcils de surprise. Le Hall de la Tour s’inquiétait qu’on trouve chaque année un peu moins de candidates à la formation et que celles-ci soient, en outre, de moins en moins puissantes. Pour la survie des Aes Sedai, cette menace était bien plus grave que les accusations des fanatiques qui les tenaient pour responsables de la Dislocation du Monde, plus grave que la haine que leur vouaient les Fils de la Lumière, et plus grave même que les manigances des Suppôts des Ténèbres. Un ordre qui perdait des membres et de la puissance risquait de disparaître. Aujourd’hui, les couloirs de la Tour Blanche étaient quasiment déserts alors qu’ils grouillaient jadis de monde. Et l’efficacité du Pouvoir de l’Unique se délitait un peu plus au fil du temps, certains « miracles » devenant tout simplement impossibles à réaliser.
— Elaida est venue à Tar Valon pour une autre raison, ma fille, dit la Chaire d’Amyrlin. Pour être sûre que je le recevrais, elle m’a fait envoyer le même message par six pigeons différents. Et qui sait à combien d’autres personnes elle l’a fait parvenir. Puis elle est venue dire en personne devant notre conseil que tu frayes avec un jeune homme qui est ta’veren et très dangereux. Il était à Caemlyn, a-t-elle affirmé, mais tu l’as aidé à s’enfuir avant qu’elle ait pu le localiser.
— Les employés de l’auberge où nous étions se sont montrés loyaux et serviables, mère… Si elle leur a fait du mal…
Moiraine entendit Leane s’agiter dans son dos. Elle n’avait pas su contenir sa colère, et nul ne pouvait parler ainsi à la Chaire d’Amyrlin, y compris un roi assis sur son trône.
— Tu devrais savoir, ma fille, qu’Elaida ne fait de mal à personne, à part aux gens qu’elle estime dangereux. Les Suppôts des Ténèbres, les pitoyables idiots qui tentent de canaliser le Pouvoir, les ennemis déclarés de Tar Valon… Les autres êtres humains – à l’exception des Aes Sedai, bien sûr – ne comptent pas plus pour elle que des pions sur un plateau de jeu. Par bonheur, l’aubergiste, un certain maître Gill, pense beaucoup de bien des Aes Sedai et il a répondu aux questions de notre… amie. Si surprenant que ce soit, Elaida dit grand bien de lui. Mais elle s’intéresse beaucoup plus au garçon qui a voyagé avec toi. Plus dangereux qu’aucun homme depuis Artur Aile-de-Faucon, a-t-elle dit. Elle a un don de voyance, tu le sais, et ça donne du poids à ses propos, aux yeux du Hall de la Tour.
Afin de ne pas indisposer Leane, Moiraine adopta le ton le plus soumis dont elle disposait dans son répertoire. Rien de très convaincant, mais il faudrait bien que ça suffise…
— Mère, j’ai trois jeunes hommes avec moi, c’est vrai, mais aucun n’est un roi, et je doute fort que l’un d’eux rêve de fédérer le monde sous le règne d’un unique souverain. Depuis la guerre des Cent Années, plus personne n’a partagé le rêve fou d’Artur…
— De jeunes villageois, selon ce que m’a dit Agelmar… Mais l’un d’eux est ta’veren. (La Chaire d’Amyrlin regarda de nouveau le coffre d’or.) Devant le Hall de la Tour, on a évoqué la possibilité que tu fasses une retraite forcée, afin de t’immerger dans une contemplation. La proposition venait d’une des représentantes de l’Ajah Vert, soutenue par ses deux collègues tandis qu’elle parlait.
Leane eut un soupir dégoûté – une façon d’exprimer sa frustration. Lorsque la Chaire d’Amyrlin s’exprimait, elle adoptait toujours profil bas, mais cette interruption était compréhensible. Depuis l’époque d’Artur Aile-de-Faucon, l’Ajah Vert et l’Ajah Bleu étaient alliés, parlant d’une seule et même voix.
— Mère, je n’ai aucune envie de faire pousser des légumes dans un lointain village, dit Moiraine.
Et je ne le ferai pas, quoi que décrète le Hall de la Tour.
— Il a également été proposé, toujours par les sœurs vertes, que l’Ajah Rouge s’occupe de toi pendant cette retraite. Les représentantes rouges ont mimé la surprise, mais elles avaient l’air d’un vol de martins-pêcheurs qui a repéré un banc de poissons. Elles ont prétendu hésiter à assurer la surveillance de quelqu’un qui n’appartient pas à leur Ajah, mais elles se sont bien entendu déclarées prêtes à accepter les décisions du Hall de la Tour.
Moiraine ne put s’empêcher de frissonner.
— Ce serait très déplaisant, mère…
Un euphémisme. Les Aes Sedai rouges se montraient impitoyables, tout le monde le savait. Pour l’instant, mieux valait penser à autre chose.
— Mère, je ne comprends pas cette soudaine alliance entre l’Ajah Vert et l’Ajah Rouge. Leurs croyances, leur attitude envers les hommes, leur conception de nôtre rôle – absolument tout les oppose. Une sœur rouge et une sœur verte ne peuvent même pas parler du temps sans que le ton monte…
— Les choses changent, ma fille… Sur les cinq dernières Chaires d’Amyrlin, quatre venaient de l’Ajah Bleu. Nos sœurs pensent peut-être que ça fait trop, ou que la philosophie de ce groupe ne suffit plus dans un monde plein de faux Dragons. En mille ans, beaucoup de choses évoluent…
La Chaire d’Amyrlin fit la moue et murmura, comme si elle se parlait toute seule :
— Les vieux murs faiblissent et les anciennes barrières s’écroulent…
Elle s’ébroua et reprit un ton normal :
— Il y a eu une autre proposition, plus puante qu’un tas de poissons échoués depuis une semaine sur une plage. Leane appartenant à l’Ajah Bleu – d’où je suis originaire, comme tu le sais –, on a souligné qu’envoyer deux sœurs bleues avec moi reviendrait à offrir quatre représentantes à cet Ajah. En ma présence, dans le Hall de la Tour, ces femmes ont évoqué le sujet comme s’il s’agissait de la réparation des gouttières ! La motion a été mise aux voix. Deux sœurs blanches et deux vertes se sont déclarées contre moi. Les jaunes ont décidé de s’abstenir. Si une seule avait voté la motion, nos sœurs Anaiya et Maigan ne seraient pas ici. Certaines représentantes ont même avancé que je ne devais pas quitter la Tour Blanche.
Moiraine en resta bouche bée – plus encore qu’en apprenant les visées de l’Ajah Rouge sur sa personne. D’où qu’elle vienne, la Gardienne des Chroniques réservait sa loyauté à la Chaire d’Amyrlin. Et celle-ci parlait au nom de toutes les Aes Sedai et de tous les Ajah. Il en était ainsi depuis toujours, et nul n’avait jamais mis cette règle en question, même aux heures les plus sombres des guerres des Trollocs – et même quand les troupes d’Artur assiégeaient les Aes Sedai survivantes coincées entre les murs de Tar Valon.
Il y avait aussi et surtout la loyauté due à la Chaire d’Amyrlin. Toutes les Aes Sedai lui avaient juré fidélité, et il était inimaginable de mettre en question ses actes et sa liberté de circulation. La « motion » s’inscrivait en faux contre trois mille ans de tradition et de respect des lois.
— Qui a osé se dresser contre toi, mère ?
— Les coups sont venus de tous les côtés, ma fille… Les émeutes à Caemlyn, la Grande Quête du Cor relancée sans que nous en soyons informées à l’avance, les faux Dragons qui pullulent comme les rouges-cloches après la pluie… Ajoute le déclin des nations, les nobles et leurs guerres d’influence, plus dévastatrices qu’au temps où Artur crut y mettre un terme définitif… Faut-il mentionner le réveil du Ténébreux, dont nous avons toutes conscience ? Les sœurs ont l’impression que la Tour Blanche perd son emprise sur le monde. Si elle n’appartient pas à l’Ajah Marron, une Aes Sedai ne vaut presque plus rien… Le temps qui nous est imparti est peut-être écoulé, ma fille. Parfois, j’ai le sentiment d’entendre le compte à rebours…
— Les choses changent, tu as raison, mère. Mais le danger est plus grand hors des Murs Scintillants qu’à l’intérieur…
Un long moment, la Chaire d’Amyrlin soutint le regard de Moiraine, puis elle hocha lentement la tête.
— Laisse-nous, Leane, dit-elle. Je veux parler en privé à ma fille Moiraine.
— Si tu le désires, mère, répondit la Gardienne après une très courte hésitation.
Moiraine sentit la surprise de Leane. La Chaire d’Amyrlin donnait rarement des audiences dont la Gardienne était exclue, en particulier quand elle avait des raisons de sermonner la sœur convoquée.
La porte s’ouvrit puis se referma derrière Leane. Dans l’antichambre, elle ne révélerait rien de ce qui se passait derrière les battants. Mais, en moins de temps qu’il en fallait pour le dire, toutes les Aes Sedai présentes à Fal Dara sauraient que Moiraine était seule avec leur dirigeante, et les spéculations iraient bon train.
Dès que la porte se fut refermée, la Chaire d’Amyrlin se leva. Tandis qu’elle canalisait le Pouvoir, Moiraine eut des fourmis dans tous les membres. Un instant, la dirigeante de la Tour Blanche parut enveloppée d’une aura de vive lumière.
— À ma connaissance, aucune sœur n’a ton petit talent de société pour écouter les autres… (La Chaire d’Amyrlin toucha du bout d’un index la pierre bleue de Moiraine.) Mais nous avons toutes développé des astuces pendant l’enfance, alors pourquoi prendre des risques ? Plus personne ne peut entendre ce que nous disons, ma fille…
Sans crier gare, la Chaire d’Amyrlin enlaça Moiraine, lui donnant une accolade digne d’une profonde et ancienne amitié. L’étreinte fut aussi réciproque que chaleureuse.
— Tu es la seule, Moiraine, avec qui je peux me souvenir de ce que j’étais… Leane se comporte à tout moment comme si elle était devenue son étole et son sceptre. Même quand nous sommes seules, elle semble avoir oublié nos fous rires de novices. Parfois, je regrette le temps où nous n’avions pas encore prononcé nos vœux, toi et moi… Encore assez innocentes pour voir tout cela sans frémir, comme si les légendes des trouvères se réalisaient. Et assez naïves pour penser que nous rencontrerions des hommes – des princes beaux, vaillants et doux, tu te rappelles ? – assez forts pour supporter de vivre avec une Aes Sedai et son Pouvoir.
» Fallait-il être bêtes ! Croire que les légendes finiraient bien, et espérer vivre comme des femmes normales, simplement avec quelque chose en plus…
— Siuan, nous sommes des Aes Sedai, avec un devoir à accomplir. Même si le Pouvoir n’était pas notre destin, y renoncerais-tu en échange d’un foyer et d’un mari, fût-il un prince ? Je n’y crois pas un instant. C’est le rêve d’une villageoise. Même les sœurs vertes ne vont pas jusque-là…
La Chaire d’Amyrlin s’écarta de son amie.
— Tu as raison, je n’y renoncerais pas. La plupart du temps, en tout cas. Car il m’est déjà arrivé d’envier les villageoises, sais-tu ? Aujourd’hui, je n’en suis pas loin… Moiraine, si quelqu’un découvre notre plan – même Leane –, nous serons toutes les deux calmées. Et je ne donnerais même pas tort à nos sœurs d’agir ainsi.