21 Les Neuf Anneaux

À l’heure du dîner, Rand aurait cru que l’établissement serait vide. Mais une demi-douzaine d’hommes se pressaient autour d’une table, jouant aux dés entre leurs chopes de bière. Un client solitaire, un peu plus loin, était en train de manger. Même si les joueurs ne portaient pas de cuirasse et n’arboraient pas d’armes, leur façon de se tenir et leur gestuelle suggérèrent à Rand qu’il s’agissait de soldats. Quant au dîneur isolé, c’était un officier, le jeune homme s’en serait douté même s’il n’avait pas vu l’épée appuyée contre la table, à côté de sa chaise. Vêtu d’une veste et d’un pantalon bleus, comme les joueurs de dés, le militaire avait sur les épaules une rayure rouge et une jaune – deux bandes de tissu parallèles. Le sommet du crâne rasé, il arborait néanmoins une longue crinière de cheveux noirs qui cascadait jusqu’au creux de ses reins. Les autres types, en revanche, avaient subi les outrages d’une coupe au bol, et ils ressemblaient à des moutons mal tondus.

Comme un seul homme, les sept militaires s’étaient retournés pour voir qui entrait dans la salle commune.

L’aubergiste, une femme mince aux cheveux grisonnants, affichait un sourire commercial qui devait à lui seul expliquer une partie de ses rides.

Son œil exercé ayant tout de suite repéré la veste chic de Rand et la robe sophistiquée de Selene, la patronne s’essuya les mains sur un tablier immaculé et courut saluer ses nouveaux clients.

— Bien le bonsoir, ma dame et mon seigneur, dit-elle en esquissant une révérence. Je me nomme Maglin Madwen, et je vous souhaite la bienvenue aux Neuf Anneaux. À vous aussi, messire l’Ogier. On ne voit plus beaucoup de Bâtisseurs dans le coin, par les temps qui courent. Vous venez du Sanctuaire Tsofu ?

Malgré le poids du coffre, Loial réussit à produire une révérence à peu près digne de ce nom.

— Non, ma bonne aubergiste. Je viens de l’autre direction – les Terres Frontalières.

— Les Terres Frontalières, vraiment ? Et vous, seigneur ? Pardonnez ma question, mais vous n’avez pas l’air de venir du même endroit que votre compagnon de route.

— Je suis originaire de Deux-Rivières, maîtresse Madwen, dans le royaume d’Andor.

Rand jeta un rapide coup d’œil à Selene. Elle ne semblait pas d’humeur à admettre qu’il existait – à vrai dire, elle ne semblait même pas s’apercevoir qu’elle était dans la salle commune d’une auberge fréquentée par un petit groupe de clients.

— Dame Selene vient du Cairhien, de la capitale, pour être précis. Moi, je suis un provincial du royaume d’Andor…

— Si vous le dites, seigneur…

Pas née de la dernière pluie, maîtresse Madwen avait remarqué du premier coup d’œil l’épée au héron. Un instant, elle se rembrunit, mais son sourire revint comme si elle n’était pas en mesure de l’effacer.

— Vous voulez sûrement un bon dîner pour votre dame, vous-même et votre suite. Et il vous faudra aussi des chambres, je suppose… Si ça vous est agréable, je ferai en sorte qu’on s’occupe de vos chevaux…

» J’ai une table parfaite pour vous, droit devant nous. Un ragoût de porc aux poivrons jaunes finit de cuire sur mes fourneaux… Ma dame, mon seigneur, participerez-vous à la Grande Quête du Cor ?

Alors qu’il emboîtait le pas à l’aubergiste, Rand faillit trébucher.

— Non ! Bien sûr que non ! Pourquoi une idée pareille vous a-t-elle traversé la tête ?

— N’y voyez aucune offense, seigneur… Deux Quêteurs sont déjà descendus ici, le mois dernier. Des gandins à l’armure bien polie, histoire d’avoir l’air de héros. Seigneur, je n’ai pas voulu dire que vous leur ressembliez, mais… Vous savez, peu de visiteurs passent par ici, à part les marchands venus acheter de l’avoine et de l’orge. Je ne pense pas que la Grande Quête ait quitté Illian, à l’heure actuelle, mais certains participants estiment ne pas avoir besoin de la bénédiction. En la négligeant, ils prennent de l’avance sur leurs concurrents.

— Nous ne sommes pas à la recherche du Cor, maîtresse, mentit Rand.

Un demi-mensonge, en fait, puisque l’instrument était déjà en leur possession. Grâce à la couverture bariolée, le coffre que portait Loial était impossible à identifier.

— Nous sommes en chemin pour la capitale, c’est tout.

— Si vous le dites, seigneur… Excusez mon audace, mais votre dame est-elle malade ?

Selene daigna regarder l’aubergiste, et elle alla même jusqu’à lui adresser quelques mots.

— Je suis en excellente forme, merci.

Cette déclaration jeta un froid sur la conversation, car le ton de la jeune femme démentait catégoriquement ses propos.

— Vous n’êtes pas du Cairhien, maîtresse Madwen, dit soudain Hurin. (Portant toutes les sacoches de selle plus les baluchons de Rand, il ressemblait à un chariot à bagages vivant.) Si on se fie à votre accent, en tout cas…

L’aubergiste fronça les sourcils, regarda Rand à la dérobée, puis eut un sourire espiègle.

— J’aurais dû me douter que vous laissiez vos gens parler librement, seigneur, mais là où j’ai grandi ce n’est pas… (Non sans inquiétude, elle jeta un coup d’œil à l’officier toujours assis devant son ragoût.) Par la Lumière ! je ne suis pas du Cairhien, c’est bien vrai ! Mais, à tort ou à raison, j’ai épousé un sujet de ce noble royaume. Après vingt-trois ans de vie commune, il a eu la drôle d’idée de mourir – puisse la Lumière briller sur lui – et j’ai décidé de retourner chez moi, à Lugard, au Murandy. Mais, comme dit le proverbe, « rira bien qui rira le dernier », et c’est mon fichu mari qui l’a emporté haut la main. Alors que je m’attendais au contraire, il a légué l’argent à son frère, me laissant l’auberge. Toujours en train de mijoter un coup tordu, voilà comment il était, mon Barin ! Mais vous connaissez un homme qui ne corresponde pas à cette définition, seigneur ? Surtout un de ces sacrés bonshommes du Cairhien ?

» Ma dame, mon seigneur, donnez-vous la peine de prendre un siège.

Maîtresse Madwen ne cacha pas sa surprise lorsque Hurin s’assit à la table. Un Ogier, ça pouvait passer, mais un vulgaire domestique ?

Après un dernier regard dubitatif sur Rand, l’aubergiste partit en trombe vers la cuisine. Quelques minutes plus tard, elle revint avec des serveuses qui disposèrent sur la table les portions de ragoût de porc. Gloussant comme des oies, elles regardèrent sous toutes les coutures le beau seigneur, la gente dame et le grand Ogier. Agacée, leur patronne finit par leur ordonner de retourner au travail.

Rand baissa sur son assiette un regard vaguement inquiet. Coupée en petits morceaux, la viande avait cuit avec de longues lanières de poivron, des petits pois et une infinité d’autres ingrédients – dont des légumes – que le jeune homme ne connaissait pas. Le tout trempait dans une sauce blanche assez épaisse, et une odeur à la fois douce et épicée montait de l’assiette.

Selene picorait déjà. Loial, lui, mangeait de bon appétit.

— Les gens d’ici utilisent des épices bizarres, seigneur Rand, dit Hurin, mais ce n’est pas mauvais du tout.

— Et tu n’en mourras pas si tu goûtes, renchérit Loial.

Rand prit une bouchée… et dut étouffer un petit cri. Le goût correspondait à l’odeur. Un mélange de sucré et d’amer, le porc étant croustillant à l’extérieur et tendre comme de la rosée à l’intérieur. Tandis que des dizaines de saveurs lui enchantaient le palais, Rand dut reconnaître qu’il n’avait jamais rien mangé de tel, et que c’était délicieux.

Il n’en laissa pas une miette. Quand maîtresse Madwen revint avec ses filles pour leur faire débarrasser la table, il faillit demander une seconde portion. Loial, lui, ne se gêna pas. L’assiette de Selene était encore à moitié pleine, mais elle fit signe à une des serveuses de la remporter.

— Nous te resservirons avec plaisir, ami ogier, dit l’aubergiste, très fière du succès de sa cuisine. Pour caler l’estomac d’un Bâtisseur, il ne faut pas lésiner sur la quantité. Catrine, va chercher une autre portion, et ne traîne pas !

Alors que la serveuse ainsi interpellée filait au pas de course, maîtresse Madwen sourit à Rand.

— Mon seigneur, dans le temps, j’avais un musicien qui venait jouer ici de la guitare à douze cordes. Mais il a épousé une paysanne du coin et, depuis, le pauvre est enchaîné à sa charrue. Tout à l’heure, j’ai cru voir l’étui d’une flûte dépasser d’un des baluchons que portait votre homme de peine. Puisque mon artiste m’a abandonné, autoriseriez-vous votre domestique à nous enchanter un peu les oreilles ?

Hurin ne cacha pas son embarras.

— Ce n’est pas lui qui joue, dit Rand. C’est moi.

L’aubergiste sursauta. Apparemment, au Cairhien, les seigneurs ne jouaient pas de la flûte.

— Je retire ma requête, seigneur ! Que la Lumière m’en soit témoin, je ne voulais pas vous offenser. Jamais je n’aurais demandé à un homme comme vous de faire un récital dans une salle commune.

Rand hésita fort peu. Depuis des semaines, il négligeait l’entraînement musical au profit de l’escrime. Mais les pièces qu’il avait dans sa bourse ne dureraient pas éternellement. Une fois débarrassé de ses vêtements de riche – quand il aurait remis le Cor à Ingtar et la dague à Mat –, il devrait de nouveau se fier à ses dons de musicien pour se gagner le gîte et le couvert, tout au long du chemin qui le conduirait le plus loin possible des Aes Sedai.

Mais comment me fuir moi-même ? Il s’est passé quelque chose, tout à l’heure, mais quoi ?

— Je ne vois aucun inconvénient à jouer, maîtresse Madwen. Hurin, donne-moi l’étui. Fais-le simplement glisser hors du baluchon.

Inutile de dévoiler la cape du trouvère en ouvrant le ballot. L’aubergiste se posait déjà trop de questions pour qu’on lui fournisse plus de grain à moudre.

Avec tout l’or et l’argent qui le décorait, l’instrument semblait adapté à un seigneur, en postulant que les seigneurs s’adonnaient à la musique. Dès qu’il eut produit deux ou trois notes pour s’échauffer, Rand constata que le héron marqué au fer dans sa paume ne le gênerait pas. L’onguent de Selene, d’une efficacité incroyable, l’avait si bien débarrassé de la douleur qu’il ne pensait plus au stigmate, sauf quand il posait les yeux dessus.

Mais c’était fait, là, et ça influença sûrement le choix du premier air que joua Rand.

Le Héron en plein vol…

Hurin marqua le tempo en inclinant et relevant la tête et Loial tapa en rythme sur la table avec un index deux ou trois fois plus gros que celui d’un homme.

Selene regarda Rand comme si elle le voyait pour la première fois.

Eh non, ma dame, je ne suis pas un seigneur, mais un berger qui joue de la flûte dans des auberges…

Les joueurs de dés se tournèrent pour mieux écouter et l’officier ferma la couverture en bois de l’ouvrage qu’il était en train de lire.

Décidé à défier Selene, Rand évita délibérément toutes les chansons qui auraient convenu dans un palais ou dans le manoir d’un grand seigneur. Il joua Juste un seul seau d’eau, La Vieille Feuille des deux rivières, Le vieux Jak grimpe à un arbre et La Pipe de maître Goodman.

Sur ce dernier air, les six soldats chantèrent en chœur – mais pas les paroles que connaissait Rand :

Alors que le soleil se levait sur les fermes

La rivière Iralell semblait se pétrifier

De terreur devant les cohortes de guerriers

Venus de Tear que nous attendions de pied ferme.

Leurs chevaux noircissant tels des corbeaux la plaine

Leur étendard maudit occultant le matin

Ils déferlèrent mais, fiers maillons de la chaîne,

Nous ne cédâmes pas un pouce de terrain.

Depuis son départ de Deux-Rivières, Rand avait découvert que le titre et les paroles des chansons changeaient selon les pays. Parfois, il en allait ainsi dans les différents villages d’un même royaume. Dans le cas présent, il joua tant que les soldats chantèrent. Puis il les regarda se taper sur les épaules en échangeant des commentaires acerbes sur leurs talents d’interprètes.

Quand Rand baissa sa flûte, l’officier se leva et, d’un geste sec, réduisit au silence les six joueurs de dés. Leur bonne humeur envolée, ils saluèrent leur chef, puis Rand, et sortirent sans un regard en arrière.

L’officier approcha de la table des voyageurs, les salua, un poing plaqué sur le cœur, inclinant assez la tête pour laisser voir que sa tonsure était recouverte de ce qui semblait être une poudre blanche.

— Que la Grâce soit avec toi, seigneur… J’espère qu’ils ne t’ont pas dérangé, en chantant de la sorte. Ce sont des lourdauds, bien sûr, mais ils n’avaient pas l’intention de t’offenser. Je suis Aldrin Caldevwin, seigneur, capitaine dans l’armée du roi – que la Lumière veuille bien l’éclairer à jamais.

Les yeux de Caldevwin dérivèrent jusqu’à l’épée au héron. À coup sûr, il l’avait remarquée dès l’arrivée des voyageurs.

— Je ne me suis pas senti insulté, dit Rand.

L’accent de l’officier le faisait penser à Moiraine, avec cette façon de prononcer chaque syllabe très distinctement, presque comme si elle voulait la détacher des autres.

Me laisse-t-elle vraiment la bride sur le cou ? Ou me suit-elle discrètement ? Qui sait ? elle me guette peut-être quelque part…

— Assieds-toi, capitaine, je t’en prie.

Caldevwin tira une chaise et s’installa avec une raideur toute militaire.

— Puis-je te poser quelques questions ? demanda Rand. Par exemple : As-tu vu d’autres étrangers récemment ? Une femme petite et mince accompagnée par un guerrier aux yeux bleus ? Il est très grand et porte parfois son épée dans le dos.

— Je n’ai vu aucun étranger, à part toi, seigneur, et ta dame. Les nobles se montrent rarement dans le coin, il faut l’avouer.

Le capitaine regarda pensivement Loial. Prenant Hurin pour un serviteur, il ne lui accorda pas l’ombre d’un regard.

— C’était juste une question, à tout hasard…

— Je jure sur la Lumière que je ne veux pas t’offenser, seigneur, mais puis-je connaître ton nom ? Nous avons si peu de visiteurs que je me suis découvert une passion pour leur identité.

Rand donna son nom – sans titre, mais ça ne sembla pas gêner le capitaine, puis il répéta ce qu’il avait dit à l’aubergiste :

— Je viens de Deux-Rivières, dans le royaume d’Andor.

— Un beau pays, m’a-t-on dit, seigneur Rand… Et peuplé d’hommes de qualité. Aucun escrimeur de chez nous n’a jamais porté une épée au héron à ton âge… Par le passé, j’ai rencontré le chef de la Garde Royale, lors d’une visite officielle. Hélas, j’ai oublié son nom – une honte, n’est-ce pas ? Si tu pouvais me rafraîchir la mémoire…

Tous les sens aux aguets, Rand comprit que Caldevwin le mettait à l’épreuve, l’air de rien.

— Gareth Bryne, répondit-il.

— Bien sûr ! Un peu jeune pour de telles responsabilités…

— Capitaine, Gareth Bryne a largement l’âge d’être ton père.

— Désolé, seigneur Rand, je me suis mal exprimé… Je voulais dire qu’il a accédé très tôt à un poste important.

Le capitaine se tourna vers Selene, la regardant un long moment sans bouger. Puis il s’ébroua, comme pour s’arracher à une transe.

— Pardonne-moi de t’avoir dévisagée ainsi, ma dame. La Grâce s’est sûrement penchée sur ton berceau… Puis-je savoir à quel nom je dois associer une beauté si frappante ?

Au moment où Selene allait répondre, une des serveuses qui s’affairaient dans la salle, anticipant le départ des derniers clients, laissa tomber la lampe qu’elle venait de prendre sur une étagère. De l’huile se répandit sur le sol et s’embrasa. Rand, Caldevwin et tous les autres se levèrent d’un bond, mais dame Madwen et une de ses filles accoururent et étouffèrent le feu avec leur tablier.

— Catrine, combien de fois t’ai-je dit de faire attention ? (L’aubergiste agita son tablier roussi devant le nez de la coupable.) Un de ces jours, tu flanqueras le feu à l’auberge, et tu brûleras avec !

— Maîtresse, se défendit Catrine, au bord des larmes, j’ai fait attention, mais j’ai senti un tel élancement dans mon épaule…

Maîtresse Madwen leva les bras au ciel.

— Tu es la reine des excuses, et tu continues à casser plus d’assiettes que toutes les autres réunies. Bon, oublions ça… Nettoie bien et ne te mets pas le feu, c’est tout ce que je demande… (L’aubergiste se tourna vers Rand et ses compagnons.) J’espère que vous ne m’avez pas prise au sérieux… Catrine n’incendiera jamais l’auberge. Dès qu’elle s’amourache d’un jeune type, la vaisselle paie un lourd tribut, mais c’est la première fois qu’elle laisse tomber une lampe.

— Je voudrais qu’on me montre ma chambre, dit Selene. Finalement, je ne me sens pas bien du tout…

Elle parlait comme quelqu’un qui se méfie de son estomac, nota Rand. Mais elle paraissait aussi sereine que d’habitude, si on la regardait bien.

— Le voyage et cet incendie…, ajouta-t-elle d’un ton las.

— Vos désirs sont des ordres, ma dame ! s’écria maîtresse Madwen, caquetant comme une mère poule affolée. J’ai une très belle chambre pour le seigneur et vous. Dois-je envoyer chercher mère Caredwain ? Elle est très douée avec les herbes médicinales…

— Non, inutile. Et je veux une chambre rien que pour moi.

L’aubergiste coula un regard inquiet à Rand, mais elle ne discuta pas.

— Comme vous voudrez, ma dame… (Elle guida Selene jusqu’au pied de l’escalier.) Lidan, occupe-toi des affaires de notre invitée, et plus vite que ça !

Une des filles courut prendre les sacoches de selle que lui tendait Hurin. Puis les trois femmes montèrent à l’étage, Selene suivant l’aubergiste sans desserrer les dents.

Caldevwin les regarda jusqu’à ce qu’elles soient hors de vue, puis il s’ébroua de nouveau. Attendant que Rand se soit rassis, il reprit place sur sa chaise.

— Pardonne-moi d’avoir dévisagé ainsi ta dame, seigneur, mais, en te la faisant rencontrer, la Grâce fut généreuse avec toi. Surtout, ne prends pas mal ce compliment.

— Ne t’inquiète pas… (Perplexe, Rand se demanda si tous les hommes éprouvaient la même chose que lui lorsqu’ils voyaient Selene.) En approchant du village, j’ai vu un grand globe de cristal. Sais-tu ce que c’est ?

— Un élément d’une statue, seigneur…

Le capitaine regarda Loial à la dérobée, comme si une idée venait de lui traverser l’esprit.

— Une statue ? J’ai vu une main et la tête… L’œuvre entière doit être gigantesque.

— Oui, seigneur Rand, énorme… Et très vieille.

Caldevwin marqua une pause pour ménager ses effets :

— D’après ce qu’on dit, elle date de l’Âge des Légendes.

Rand frissonna. L’Âge des Légendes, un temps où l’utilisation du Pouvoir de l’Unique était banale, si on devait en croire les récits.

Que s’est-il passé au bord de ce trou ? Je sais qu’il est arrivé quelque chose.

— L’Âge des Légendes, dit Loial. Oui, c’est cohérent. Depuis, personne n’a entrepris une œuvre si colossale. La déterrer est un sacré défi, capitaine.

Muet comme une tombe, Hurin était affalé sur sa chaise, comme s’il avait l’esprit ailleurs.

Caldevwin acquiesça mollement.

— J’ai cinq cents ouvriers réunis dans un camp, au-delà de l’excavation. Et même ainsi nous n’aurons pas terminé avant la fin de l’été. Ce sont des hommes de la Ceinture… Je passe la moitié de mon temps à les forcer à creuser, et l’autre à les empêcher d’entrer dans ce village. Les gars de la Ceinture ont tendance à aimer les beuveries et les rixes, alors que les gens d’ici sont plutôt paisibles.

À son ton, on devinait sans peine à qui allait la sympathie de l’officier.

Rand hocha distraitement la tête. Les gens de la Ceinture l’intéressaient si peu qu’il n’avait même pas envie de savoir qui ils étaient.

— Galldrian en personne a ordonné que la statue soit transportée jusqu’à la capitale, reprit Caldevwin.

Loial ne put dissimuler sa surprise.

— Une œuvre si monumentale ? J’imagine mal qu’on puisse déplacer une masse pareille sur une telle distance.

— C’est un ordre du roi, dit Caldevwin, agacé. La statue se dressera à l’extérieur de la ville, un monument à la gloire du Cairhien et de la maison Riatin. Les Ogiers ne sont pas les seuls à savoir déplacer des pierres.

Loial encaissa mal le coup. S’en apercevant, le capitaine fit un gros effort pour se calmer.

— Je te demande pardon, ami ogier. J’ai parlé trop vite et trop impoliment. (Des excuses pas vraiment convaincantes, jugea Rand.) Seigneur, combien de temps comptes-tu rester à Tremonsien ?

— Nous partirons demain, en route pour Cairhien !

— Par le plus grand des hasards, j’y envoie quelques-uns de mes hommes, demain. Les rotations sont obligatoires. À force de voir des terrassiers manier la pelle et la pioche, les soldats s’étiolent. Vois-tu un inconvénient à ce qu’ils chevauchent avec ton groupe ?

Une question purement théorique, car, dans l’esprit du capitaine, la décision semblait arrêtée. Voyant maîtresse Madwen réapparaître dans l’escalier, il se leva et s’inclina.

— Si tu veux bien m’excuser, seigneur Rand, je dois me lever tôt, demain. Nous nous reverrons avant ton départ. Que la Grâce veille sur toi.

Après avoir salué Loial de la tête, l’officier tourna les talons et s’en fut. Alors que les portes se refermaient sur lui, l’aubergiste vint parler à Rand :

— Seigneur, votre dame est confortablement installée. J’ai fait préparer de bonnes chambres pour vous, pour votre serviteur et pour notre ami ogier. (Maîtresse Madwen étudia un moment Rand en silence.) J’outrepasse peut-être mes droits, seigneur, mais j’ai le sentiment de pouvoir dire ce que je pense à un homme qui laisse s’exprimer son domestique. Si tu prends mal mon intervention, sache que je ne cherche pas à te blesser… Pendant vingt-trois ans, Barin et moi avons passé notre temps à nous disputer… sauf quand nous nous embrassions. Cela pour dire que je sais de quoi je parle ! En ce moment, vous pensez que votre dame ne voudra plus jamais vous voir. Mais d’après moi, si vous allez gratter à sa porte, cette nuit, elle vous laissera entrer. Souriez et dites que vous aviez tort, que ce soit vrai ou non.

Rand s’éclaircit la voix en priant pour ne pas avoir déjà le rouge au front.

Par la Lumière ! Egwene me tuerait si elle savait que j’ai seulement pensé à une chose pareille. Et, si je le faisais, Selene m’écorcherait vif. Encore que…

Cette fois, à coup sûr, il devait être rouge comme une pivoine !

— Je vous remercie de cette… suggestion, maîtresse Madwen. Quant aux chambres… (Il était hors de question de laisser le coffre sans surveillance pendant que l’un d’eux dormait.) Eh bien, j’en veux une pour nous trois.

L’aubergiste parut surprise, mais elle se ressaisit très vite.

— Comme vous voudrez, seigneur… Si vous consentez à me suivre…

Rand emboîta le pas à l’aubergiste. Portant le coffre toujours dissimulé sous une couverture, Loial fit craquer sinistrement les marches. Maîtresse Madwen ne s’en alarma pas, pensant sans doute que c’était dû au poids hors du commun de l’Ogier. Hurin suivit le mouvement, toujours chargé comme un baudet, mais un peu moins taciturne.

Maîtresse Madwen fit transférer un troisième lit dans une assez grande chambre. Sur les deux qui s’y trouvaient déjà, le plus grand – Rand n’en avait jamais vu de pareil – était à l’évidence réservé à l’Ogier. Une fois la pièce préparée pour trois, il restait à peine la place de marcher entre les lits.

Dès que l’aubergiste fut partie, Rand se tourna vers ses deux compagnons. Après avoir rangé le coffre sous son lit, Loial essayait le matelas. Hurin, lui, finissait d’entasser dans un coin les sacoches de selle et les baluchons.

— L’un de vous sait-il pourquoi ce capitaine s’est montré si soupçonneux ? En l’entendant parler, j’ai cru un moment qu’il nous croyait capables de voler sa fichue statue !

Daes Dae’mar, seigneur Rand, répondit Hurin. Le Grand Jeu… Ou le Jeu des Maisons, comme l’appellent certains. Caldevwin pense que vous êtes là pour vous procurer quelque avantage, sinon que feriez-vous dans ce coin perdu ? Vos actes risquant de lui nuire, il est sur ses gardes.

— Le Grand Jeu ? Quel jeu ?

Ce fut Loial qui répondit :

— Ce n’est pas un jeu du tout, Rand. (L’Ogier avait sorti un livre de sa poche mais, pour l’instant, l’ouvrage encore fermé reposait sur son estomac.) Je n’ai aucune expérience pratique, car les Ogiers n’ont pas ce genre de comportement, mais j’en ai entendu parler. Les maisons nobles complotent sans cesse. Elles ourdissent des plans censés leur bénéficier ou nuire à leurs ennemis – voire les deux. En général, ces manœuvres sont secrètes. Dans le cas contraire, elles s’arrangent pour que leurs exactions passent pour des actes généreux et utiles à tous.

» Même en sachant de quoi il s’agit, j’ai du mal à comprendre… L’Ancien Haman dit souvent qu’il faudrait un cerveau plus puissant que le sien pour saisir ce que font les humains. À ce jour, c’est l’être le plus intelligent que j’aie rencontré. Franchement, les humains sont bizarres, Rand…

Hurin gratifia l’Ogier d’un regard courroucé, mais il ne releva pas la saillie.

— Seigneur Rand, cet officier a le droit de jouer au Grand Jeu. Au Cairhien, c’est presque un sport national, même si toutes les nations du Sud s’y adonnent.

— Les soldats qui nous accompagneront…, fit Rand. C’est une manœuvre de Caldevwin ? Mes amis, nous ne pouvons pas nous permettre de participer à des jeux absurdes.

Rand jugea inutile de mentionner le Cor, car Loial et Hurin avaient deviné à quoi il faisait allusion.

— Rand, je suis incapable de te répondre, soupira l’Ogier. C’est un humain, donc cette histoire peut vouloir dire n’importe quoi.

— Ton avis, Hurin ?

— Je n’en sais pas plus… Il dit peut-être la vérité, et peut-être pas… C’est toute la question, avec le Grand Jeu. On ne sait jamais… Quand je séjourne à Cairhien, seigneur, je reste la plupart du temps dans la Ceinture. Du coup, je ne sais pas grand-chose de la noblesse du cru. Cela dit, on répète un peu partout que le Grand Jeu n’est nulle part aussi dangereux qu’au Cairhien. (Le renifleur claqua soudain des doigts.) Dame Selene ! Elle en sait sûrement plus long que le Bâtisseur et moi ! Demain matin, tu pourras l’interroger.


Mais, au matin, Selene brilla par son absence. Lorsque Rand descendit dans la salle commune, maîtresse Madwen lui tendit une lettre scellée.

— Si je puis me permettre, seigneur, vous auriez dû m’écouter et aller gratter à la porte de votre dame.

Rand attendit d’être seul, puis il brisa le sceau qui représentait un croissant de lune entouré d’étoiles.

« Je dois te laisser pour un temps… Il y a trop de monde ici, et je n’aime pas Caldevwin. Je t’attendrai à Cairhien. Ne redoute jamais que je sois trop loin de toi, car tu es en permanence dans mes pensées. Comme je suis dans les tiennes… »

Le mot n’était pas signé, mais l’écriture élégante et fluide correspondait bien à Selene. Rand plia la feuille de parchemin, la rangea dans sa poche et sortit rejoindre Hurin, qui attendait déjà avec les chevaux.

Caldevwin était là aussi en compagnie d’un jeune officier. Cinquante cavaliers attendaient un peu plus loin, obstruant la rue. Les deux officiers, tête nue, portaient cependant des gantelets renforcés de fer et un plastron bosselé par-dessus leur veste bleue. Glissée dans le ceinturon de chaque officier, au creux des reins, une courte hampe permettait de faire émerger au-dessus de sa tête un petit étendard bleu rigide. Celui de Caldevwin arborait une unique étoile blanche et celui de son compagnon deux lignes transversales également blanches. À côté de ces deux hommes équipés légèrement, les cavaliers en armure complète ressemblaient à d’énormes cloches évidées à l’endroit du visage afin qu’ils puissent voir et respirer.

— Bonjour, seigneur Rand ! lança Caldevwin en s’inclinant avec grâce. Je te présente Elricain Tavolin, qui commandera ton escorte – si je puis utiliser ce mot.

Le jeune officier s’inclina à son tour, sans desserrer les dents. Comme son aîné, il avait le front rasé et poudré.

— Une escorte est toujours bienvenue, capitaine, dit Rand, décidé à jouer la décontraction.

Fain ne tenterait sûrement rien contre cinquante soldats. Mais le jeune homme aurait aimé être sûr que ceux-ci étaient bien une escorte, pas un détachement de gardiens…

Le capitaine avisa Loial, qui marchait vers son cheval, le coffre sur les bras.

— Un lourd fardeau, Ogier !

Le pauvre Loial faillit s’emmêler les pinceaux.

— Je déteste être loin de mes livres, capitaine !

Se forçant à sourire, l’Ogier s’empressa d’aller attacher le coffre sur sa selle.

Caldevwin se tourna vers Rand :

— Je ne vois pas ta dame, seigneur, ni sa superbe jument.

— Ma compagne est déjà partie, répondit Rand. Elle a dû se rendre d’urgence à Cairhien, d’où son départ en pleine nuit.

— En pleine nuit ? Et mes hommes qui… Excuse-moi, seigneur Rand…

Le capitaine entraîna l’autre officier à l’écart, visiblement pour lui souffler dans les bronches.

— Il a fait surveiller l’auberge, seigneur Rand, murmura Hurin. Mais dame Selene est passée entre les mailles du filet, dirait-on…

Rand monta en selle, l’humeur de plus en plus maussade. Si les soupçons du capitaine avaient pu être apaisés, Selene venait de faire ce qu’il fallait pour que ce ne soit plus possible.

— « Trop de gens », grommela-t-il. Il y en aura encore plus à Cairhien !

— Vous disiez, seigneur Rand ?

Tavolin rejoignit le jeune homme et enfourcha à son tour un grand hongre gris. Hurin était lui aussi en selle, et Loial attendait à côté de sa monture géante. Un peu plus loin dans la rue, les soldats formaient les rangs.

Caldevwin, lui, s’était volatilisé.

— Rien ne se passe comme je l’attendais, dit Rand.

Tavolin eut un sourire qui tenait davantage du rictus.

— Nous y allons, seigneur ?

L’étrange colonne s’ébranla, avançant vers la voie aplanie et balisée qui conduisait à la capitale du Cairhien.

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