29 Les Seanchaniens

Suivi par Byar et une centaine de cavaliers, Geofram Bornhald entra dans le village en s’efforçant d’ignorer l’odeur des maisons incendiées et la vue des cadavres qui gisaient un peu partout dans les rues. Avoir dû diviser ses forces en deux sections très inégales lui déplaisait au plus haut point, mais ses ordres étaient clairs : obéir aux Confesseurs en toutes circonstances, même si ça revenait à se mettre à leur merci.

Dans ce village, la résistance n’avait pas été féroce. Une demi-douzaine de maisons seulement avaient brûlé et l’auberge était intacte. Comme presque partout dans la plaine d’Almoth, il s’agissait d’un bâtiment de pierre peint à la chaux.

Alors que Bornhald s’arrêtait devant l’auberge, son regard passa des prisonniers que ses soldats surveillaient, près du puits communal, à la longue potence érigée au milieu de la place centrale. Un gibet improvisé, certes, mais qui exposait à la vue de tous pas moins de trente pendus aux vêtements doucement agités par la brise. Il y avait des enfants dans le lot. Devant un tel carnage, même l’impitoyable Byar semblait ne pas en croire ses yeux.

— Muadh ! appela Bornhald.

Un vétéran aux cheveux grisonnants s’éloigna du groupe d’hommes qui gardaient un œil sur les prisonniers. Au cours de sa longue carrière, Muadh était un jour tombé entre les mains de Suppôts des Ténèbres. Son visage couturé de cicatrices faisait blêmir d’horreur les baroudeurs les plus endurcis.

— Muadh, c’est ton œuvre, ou celle des Seanchaniens ?

— Ni l’une ni l’autre, seigneur capitaine, répondit Muadh d’une voix rauque et grinçante – un autre souvenir que lui avaient laissé les Suppôts.

— Ces minables ne sont sûrement pas coupables, dit le capitaine en désignant les prisonniers.

S’ils avaient l’air moins frais qu’au sortir du Tarabon, les Fils de la Lumière étaient bons pour une revue de détail, quand on les comparait aux rebuts d’humanité accroupis près du puits. Des hommes vêtus de haillons et de fragments d’armure, leurs joues creuses et leurs yeux exorbités trahissant un épuisement et un désespoir accablants. Tout ce qui restait des troupes envoyées sur la pointe de Toman par le Tarabon. Une force qui aurait dû repousser les envahisseurs…

Après une brève hésitation, Muadh se décida à parler, mais à voix basse, comme s’il redoutait qu’on l’épie :

— Selon les villageois, les agresseurs portaient des capes du Tarabon. Il y avait parmi eux un grand type aux yeux gris et à la moustache tombante et un jeune gaucher blond qui tentait de dissimuler son trop joli visage sous une barbe en broussaille. On dirait la description des Fils de la Lumière Earwin et Wuan, seigneur.

— Fichus Confesseurs ! s’écria Bornhald.

Earwin et Wuan figuraient parmi les hommes qu’il avait dû se résoudre à placer sous le commandement des Confesseurs. S’il ne se faisait plus d’illusions sur les méthodes des bourreaux officiels des Fils de la Lumière, Bornhald n’avait jamais été confronté à des cadavres d’enfant…

— Si mon seigneur capitaine le dit, bougonna Muadh.

— Décroche les suppliciés de la potence, ordonna Bornhald d’une voix si lasse qu’il crut bon de se répéter. Décroche-les, et que ça saute ! Ensuite, annonce aux villageois qu’il n’y aura plus de tueries.

Sauf si un imbécile joue les héros pour impressionner sa femme, me forçant à faire un exemple…

Tandis que Muadh partait en quête d’échelles et de couteaux à dents pour couper les cordes, Bornhald mit pied à terre sans quitter des yeux les prisonniers. Les excès de zèle des Confesseurs étaient un sujet de réflexion totalement sans intérêt, puisqu’on ne pouvait rien y changer. Pourtant, le seigneur capitaine ne parvenait pas à s’empêcher de penser aux bouchers assermentés qui appartenaient au même ordre que lui.

— Le combat a été mollasson, seigneur, annonça Byar. Les soldats du Tarabon et ce qu’il reste des Domani aboient comme des roquets mais ils détalent volontiers comme des lièvres.

— Avant de mépriser les vaincus, attendons de voir comment nous nous comporterons contre les envahisseurs. Ces hommes sont traumatisés, c’est une évidence, et ils l’étaient avant notre arrivée… triomphale. Dis à Muadh d’en choisir un et de me l’amener.

Le visage de Muadh, vibrante illustration de la torture, suffisait en général à faire craquer les prisonniers.

— Un officier, de préférence… Assez intelligent pour décrire ce qu’il a vu sans en rajouter – et le plus jeune possible, tant mieux si le lait lui sort encore des narines. Donne la consigne à Muadh de ne pas se montrer trop gentil. L’heureux élu devra être convaincu que je lui réserve un sort atroce, sauf s’il parvient à me convaincre de l’épargner.

Le seigneur capitaine lança ses rênes à un des soldats et partit en direction de l’auberge.

Comme il se devait, l’aubergiste était là, petit homme obséquieux et suant de peur dont le ventre rebondi menaçait de faire sauter les boutons d’une chemise crasseuse. D’un geste brusque, Bornhald fit comprendre au fâcheux qu’il ferait mieux de disparaître. Du coin de l’œil, il aperçut une femme et plusieurs gamins qui se pressaient sous une porte cochère. Puis il vit l’aubergiste se hâter de les faire sortir de leur cachette.

Une fois dans la salle commune, Bornhald retira ses gantelets et s’assit à une table. À cette heure, il en savait trop peu sur l’ennemi – les envahisseurs, disait-on – et cela risquait de le handicaper.

Les « étrangers », comme les nommaient tous les gens assez sérieux pour deviner que la menace était grave – ceux qui ne passaient pas leur temps à jacasser au sujet d’Artur Aile-de-Faucon –, avaient choisi de s’appeler les Seanchaniens ou les Hailene. En ancienne langue, le deuxième mot signifiait « Ceux Qui Marchent Devant » – ou encore « les Éclaireurs ». Ils se nommaient aussi les Rhyagelle – Ceux Qui Reviennent Chez Eux – et parlaient du Corenne, autrement dit « le Retour ». C’était presque suffisant pour que Bornhald croie à l’abracadabrante histoire du retour des armées d’Artur.

Personne ne savait d’où venaient les Seanchaniens. En d’autres termes, on ignorait tout d’eux, sauf qu’ils avaient débarqué de grands bateaux. Les demandes d’information adressées au Peuple de la Mer par Bornhald n’avaient jamais reçu de réponse. La cité d’Amador ne tenait pas en grande considération les Atha’an Miere, qui lui rendaient son animosité avec les intérêts. Tout ce que Bornhald savait sur les Seanchaniens, il le tenait d’hommes tels que les prisonniers parqués près du puits. Des combattants brisés et hébétés qui parlaient en tremblant d’hommes qui chargeaient sur le champ de bataille, plus souvent montés sur des monstres que sur des chevaux. Des tueurs qui faisaient la guerre avec d’autres monstres à leurs côtés et amenaient avec eux des Aes Sedai capables de faire s’ouvrir la terre sous les pieds de leurs adversaires.

Entendant des bruits de pas, le seigneur capitaine leva la tête et se força à afficher un sourire de prédateur. Mais ce n’était pas Muadh qui accompagnait Byar. Le Fils de la Lumière qui se tenait près de lui, le dos bien droit et le casque au creux du bras, se nommait Jeral – un soldat qui aurait dû être à des lieues de là. Sur son armure, il portait un tabard ourlé de bleu de facture domani, pas la Cape Blanche traditionnelle.

— Muadh est en train de s’entretenir avec un jeune homme, capitaine, annonça Byar. Le Fils de la Lumière Jeral vient d’arriver avec un message.

Bornhald fit signe à l’estafette de parler.

Le jeune guerrier ne se mit pas au repos.

— Seigneur capitaine, vous avez les compliments de Jaichim Carridin, l’homme qui guide la Main de la Lumière sur le chemin de…

— Je n’ai nul besoin des flatteries du Confesseur en chef, coupa Bornhald d’un ton peu commode.

Jeral ne cacha pas sa surprise. Il était encore très jeune, et Byar lui-même semblait mal à l’aise, ce qui n’était pas peu dire.

— Alors, ce message, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ? Pas de mot à mot, surtout, sauf si je te le demande. Dis-moi simplement ce que veut Carridin.

S’attendant à réciter un texte, le jeune Fils de la Lumière dut s’éclaircir les idées avant de se lancer :

— Seigneur capitaine, le Confesseur dit… Eh bien, il dit que vous conduisez trop d’hommes beaucoup trop près de la pointe de Toman. Les Suppôts des Ténèbres qui grouillent dans la plaine d’Almoth doivent être anéantis. Donc vous avez ordre – c’est lui qui parle, pas moi ! – de rebrousser chemin et de galoper ventre à terre jusqu’au cœur de la plaine.

Toujours au garde-à-vous, Jeral attendit la réponse de Bornhald.

Mais le capitaine se contenta d’observer son interlocuteur au visage et aux vêtements maculés de poussière.

— Va manger un morceau, Jeral. Si tu veux faire un brin de toilette, il y a sûrement de l’eau dans une des maisons. Reviens dans une heure, et je te confierai un message.

D’un geste, Bornhald congédia le jeune homme.

— Le Confesseur a peut-être raison, seigneur, dit Byar dès qu’il fut seul avec son chef. Il y a une multitude de villages dans la plaine, et les Suppôts…

Bornhald tapa du poing sur la table.

— Quels Suppôts ? Tu sais ce que j’ai vu dans les villages dont il a ordonné la conquête ? Des fermiers et des artisans inquiets qu’il fasse incendier leur foyer, et une poignée de vieilles femmes qui s’occupaient des malades.

Byar resta de marbre – un vrai chef-d’œuvre du genre. Contrairement à son chef, il avait tendance à voir des Suppôts un peu partout.

— Et les enfants, Byar ? Ils seraient devenus des Suppôts en grandissant ?

— « Les péchés de la mère souillent une lignée jusqu’à la cinquième génération, cita l’officier, et ceux du père jusqu’à la dixième. »

Certes, mais le second de Bornhald semblait quand même mal à l’aise. Si impitoyable qu’il fût, il n’avait jamais tué un enfant.

— Byar, t’es-tu jamais demandé pourquoi Carridin a fait retirer nos étendards ? Et pourquoi les hommes placés sous le commandement des Confesseurs ne portent plus leur cape blanche ? Les Confesseurs eux-mêmes ont enlevé les leurs. Ce n’est pas un hasard, pas vrai ?

— Carridin a certainement ses raisons, seigneur capitaine. Même quand ils ne nous les communiquent pas, les Confesseurs ont toujours de solides motifs pour agir.

Agacé par la passivité de Byar, Bornhald dut se rappeler que c’était un très bon soldat.

— Au nord, les Fils de la Lumière portent des capes de Tarabon. Au sud, on les affuble de capes domani. Je n’aime pas ce que ça m’incite à penser… Il y a des Suppôts, ici, mais à Falme, pas dans la plaine. Quand Jeral repartira, il ne sera pas seul à s’en aller. Byar, je vais envoyer des messages à tous les groupes de Fils de la Lumière dont je connais la position. Je veux conduire la légion jusqu’à la pointe de Toman, afin de voir ce que les vrais Suppôts – ces Seanchaniens de malheur – mijotent en matière de mauvais coups.

Byar sembla perturbé mais, avant qu’il puisse parler, Muadh arriva avec un des prisonniers. Suant de peur dans son plastron ornementé, le jeune officier blêmissait dès que le visage hideux de Muadh entrait dans son champ de vision.

Bornhald dégaina sa dague et entreprit de se faire les ongles. Pour une raison qui le dépassait, ce spectacle minait la résistance de certains prisonniers – une bonne raison de recourir à la manœuvre, même quand on ignorait pourquoi elle fonctionnait.

— À présent, jeune homme, tu vas me dire tout ce que tu sais sur les étrangers qui viennent de débarquer. Si tu réfléchis trop, laissant penser que tu veux m’induire en erreur, je t’offrirai une petite heure en tête à tête avec notre ami Muadh…

Le prisonnier jeta un coup d’œil alarmé à Muadh. Puis un flot de paroles jaillit de ses lèvres.


Les vagues de l’océan d’Aryth malmenaient sacrément le Poudrin, plus habitué à la paisible navigation fluviale. Bien en équilibre sur ses pieds un peu plus écartés qu’en temps normal, le capitaine Domon leva devant ses yeux la longue-vue qui lui permettait d’observer le bateau dont son navire était devenu la proie.

Cet adversaire gagnait irrésistiblement du terrain. À l’endroit où se trouvait le Poudrin, le vent n’était guère puissant, comme s’il souffrait de langueur. En revanche, il n’aurait pas pu souffler plus fort – ni dans une meilleure direction – pour avantager un peu plus le bateau ennemi. À l’est, la ligne de côte de la pointe de Toman se découpait, exhibant ses falaises noires séparées par d’étroites plages de sable.

Domon avait pris le risque d’engager le Poudrin dans une folle aventure. À présent, il s’inquiétait de ce que sa décision allait lui valoir comme malheurs.

— Des étrangers, capitaine ? demanda Yarin d’un ton étouffé. C’est un navire bourré d’étrangers ?

Domon abaissa sa longue-vue, mais l’image du bateau ennemi semblait être restée gravée directement dans sa mémoire.

— Des Seanchaniens, répondit Domon en pianotant nerveusement sur la rambarde. (Il réfléchit un peu, puis s’adressa au timonier.) On garde le cap ! Ce bateau n’osera pas s’aventurer dans les eaux peu profondes qui ne poseront aucun problème au Poudrin.

Yarin répéta les ordres, les braillant à s’en briser la voix. Alors que le timonier orientait la proue du vaisseau en direction de la côte, les marins se précipitèrent pour tirer sur les bômes et modifier la position des voiles. En avançant ainsi contre le vent, le Poudrin irait moins vite, mais Domon restait sûr qu’il atteindrait les bas-fonds avant son poursuivant.

Même avec les cales pleines, mon bateau négociera des eaux peu profondes où son adversaire s’échouerait à coup sûr.

Et les cales, justement, n’étaient plus pleines. Un bon tiers de la cargaison – du matériel pour feux d’artifice – avait été vendu dans les villages de pêcheurs de la pointe de Toman. Mais, alors qu’il faisait une excellente récolte de pièces d’argent, Domon avait entendu des histoires – ou des rumeurs ? – très inquiétantes.

Les villageois parlaient de raids et décrivaient les grands bateaux massifs des étrangers. Quand des hommes tentaient de s’opposer au débarquement des pillards, disaient-ils, des éclairs venus du ciel les déchiquetaient, des flammes jaillissant du sol sous leurs pieds, tandis que des canots continuaient à déverser des hordes d’envahisseurs sur la plage. Au début, Domon n’avait pas cru un mot de ces contes à dormir debout. Voyant le sol noirci, dans une kyrielle de villages, il avait dû se rendre à l’évidence.

Des monstres combattaient aux côtés des Seanchaniens, tous les témoignages le rapportaient. Selon certains, avec leur tête d’insecte géant, les agresseurs eux-mêmes n’avaient rien d’humains normaux.

À Tanchico, d’où était parti le Poudrin, personne ne savait quel nom se donnaient les pillards et les gens ne doutaient pas un instant que leurs soldats les renverraient promptement à la mer. Mais, dans les villes côtières, on entendait une tout autre chanson. Sous la menace, les Seanchaniens obligeaient les vaincus à prêter de nouveau des serments qu’ils avaient depuis longtemps oubliés. Bien entendu, ils ne daignaient jamais préciser quand ces sermons avaient sombré dans l’oubli, ni révéler ce qu’ils signifiaient. Soumises une par une à de mystérieux examens, les jeunes femmes étaient soigneusement sélectionnées. Une bonne partie, transférées sur les vaisseaux, ne revenaient plus jamais chez elles. Des femmes plus âgées disparaissaient aussi, essentiellement des guérisseuses et des guides.

Les conquérants nommaient un nouveau bourgmestre et désignaient ses conseillers municipaux, et tout individu qui s’élevait contre la disparition des femmes – ou le déni de démocratie que représentaient ces nominations arbitraires – finissait pendu haut et court, carbonisé par des flammes venues de nulle part ou chassé à coups de pied dans les fesses comme un chien qui aboie trop fort. Manque de chance, un contestataire ne pouvait pas savoir quel serait son sort avant qu’il soit trop tard…

Lorsqu’ils avaient bien terrorisé une population, l’ayant contrainte à s’agenouiller et à jurer fidélité aux Éclaireurs – un engagement à attendre le Retour et à servir Ceux Qui Reviennent Chez Eux jusqu’à la mort –, les Seanchaniens levaient l’ancre et ne se remontraient plus jamais. D’après ce qu’on disait, Falme était la seule cité qu’ils n’avaient pas abandonnée ainsi.

Dans quelques rares villages « libérés », les habitants revenaient à leur vie d’avant, envisageant même d’élire un nouveau Conseil selon les anciennes pratiques démocratiques. Mais, dans la plupart des cas, les hommes et les femmes, les yeux se tournant sans cesse vers la mer, comme si elle les menaçait, affirmaient leur intention d’être fidèles à la parole donnée, même s’ils ne saisissaient pas un mot des serments qu’ils avaient dû prêter.

Si c’était évitable, Domon préférait ne pas croiser le chemin des Seanchaniens.

Il levait de nouveau sa longue-vue, afin de scruter le pont du vaisseau ennemi, quand un rugissement attira son attention. À quelque cent brasses à bâbord, la mer venait de se fendre en deux pour propulser dans les airs une gerbe d’eau et de flammes. Avant même que Domon ait pu crier de surprise, un phénomène identique se produisit à tribord. Puis à la proue, à peine trois secondes plus tard. Très brèves, ces éruptions maritimes laissaient à la surface de l’onde un bouillonnement d’où montait de la vapeur, comme si on avait porté à ébullition cette zone de l’océan.

— Nous aurons atteint les bas-fonds avant que l’ennemi nous ait rattrapés, annonça Yarin.

Les yeux baissés, il s’efforçait de ne pas regarder les stigmates des impensables éruptions.

— Qu’ils nous poursuivent ou pas, dit Domon, accablé, ces chiens peuvent nous anéantir, même si le Poudrin atteint les brisants.

Pensant aux flammes mêlées aux gerbes d’eau, il imagina ce qui risquait d’arriver, en cas de contact, à sa cargaison de fusées pour feux d’artifice.

— Que la bonne Fortune me patafiole, s’écria-t-il, nous ne finirons pas noyés !

Tirant nerveusement sur sa barbe et se frottant la lèvre inférieure, le capitaine tarda un peu à donner l’ordre qui le révulsait. Même si le vaisseau et sa cargaison étaient tout ce qu’il possédait au monde, il n’avait pas le choix.

— Yarin, on revient dans le vent et on baisse la voilure. Allons, exécution, et plus vite que ça ! Ils doivent comprendre que nous avons renoncé à fuir.

Alors que des marins couraient abaisser les voiles triangulaires, Domon se tourna vers le bâtiment seanchanien en approche. Sentant que le Poudrin perdait de la vitesse, s’immobilisait puis devenait plus vulnérable au roulis, Domon étudia le vaisseau à la ligne de flottaison nettement plus haute que celle de son petit voilier. Tandis que des matelots faisaient les acrobates dans les gréements pour lever au maximum les voiles du bâtiment, des hommes en armure campés sur les châteaux de proue et de poupe observaient attentivement le malheureux Poudrin.

Un grand canot fut promptement mis à l’eau. Propulsé par une double rangée d’avirons, il avança à vive allure vers le vaisseau arraisonné. Plissant les yeux, Domon distingua des silhouettes en armure. Non sans surprise, il vit aussi deux femmes, accroupies à la poupe de l’embarcation.

Très rapidement, un bruit sourd indiqua que le canot venait d’aborder le Poudrin.

Quand le premier Seanchanien monta à bord – un homme en armure –, Domon comprit pourquoi certains villageois affirmaient que les envahisseurs eux-mêmes étaient des monstres. Le casque du soldat ressemblait en effet à une énorme tête d’insecte, les deux fins plumets rouges évoquant irrésistiblement des antennes. Alors que la partie inférieure était délibérément conçue pour faire penser à des mandibules, de la peinture et des dorures accentuaient encore l’effet.

L’armure elle-même contribuait à entretenir l’illusion. Composée de plates rouge et noir qui se superposaient – un trait de doré marquant la ligne de démarcation –, elle couvrait presque entièrement le corps du guerrier à la manière d’une carapace. Avec ses gantelets renforcés d’acier, eux aussi rouge et noir, et le fourreau aux couleurs identiques de son épée à deux mains, le Seanchanien, vu de loin, n’avait pas grand-chose d’humain.

Quand le premier envahisseur retira son casque, Domon ne fut pas loin d’avoir le choc de sa vie. C’était une femme ! Les cheveux coupés très court, certes, et les traits incroyablement durs, mais une femme quand même. Une guerrière ? Le capitaine n’avait jamais entendu parler d’une chose pareille, sauf chez les Aiels – mais, de notoriété publique, ils étaient fous à lier. Pour ne rien arranger au trouble de Domon, la Sancheanienne n’avait aucune des caractéristiques exotiques qu’il imaginait. Sa peau était d’une blancheur extrême, et ses yeux d’un bleu très pur, mais ça n’avait rien d’extraordinaire, même si ce n’était pas fréquent. En d’autres termes, si cette femme avait porté une robe, personne ne l’aurait regardée deux fois.

Une observation plus poussée amena le capitaine à réviser cette opinion. Avec son regard glacial et le pli amer et dur de sa bouche, cette femme aurait attiré l’attention n’importe où et quelle que soit sa tenue.

Quand les autres soldats eurent pris pied sur le pont, eux aussi retirèrent leur casque. Ayant commencé à voir défiler dans sa tête des légions de guerrières aux yeux bleus – des Aes Sedai armées d’épées et capables de faire bouillir la mer –, Domon fut soulagé qu’il s’agisse d’hommes, cette fois. Des gaillards aux yeux noirs ou marron qui seraient passés inaperçus dans les rues de Tanchico ou d’Illian…

La Sancheanienne balaya le pont d’un regard arrogant, puis elle se tourna vers Domon, le seul susceptible d’être le capitaine – avec Yarin, dont la tenue aurait collé, mais dont le comportement ne convenait absolument pas. Dans tous les pays du monde, un type qui fermait les yeux devant ses vainqueurs et marmonnait des prières dans sa barbe ne pouvait pas être le seul maître à bord après le Créateur.

— Y a-t-il des femmes parmi ton équipage ou tes passagers ? demanda la guerrière.

Une nette tendance à manger ses mots la rendait difficile à comprendre, mais son ton autoritaire indiquait qu’elle avait l’habitude d’obtenir de promptes réponses.

— Je t’écoute, du moins si tu es le capitaine. Sinon, secoue un peu le poltron, à côté de toi, histoire qu’il recouvre sa voix !

— Je suis bien le capitaine, ma dame, dit Domon, marchant sur des œufs parce qu’il ignorait comment on était censé s’adresser à cette mante religieuse. Pour répondre à ta question, je n’ai pas de passagers, et mon équipage est entièrement masculin.

Repensant aux jeunes filles et aux femmes capturées, Domon se demanda – pas pour la première fois – ce que les envahisseurs pouvaient bien leur vouloir.

Les deux femmes vêtues classiquement, qu’il avait vues un peu plus tôt, venaient de monter à bord. Non sans surprise, Domon découvrit que l’une tirait l’autre par une laisse argentée qui reliait son poignet au collier que l’esclave portait autour du cou. Sans pouvoir identifier la technique de fabrication, le capitaine vit que l’ensemble – le bracelet, la laisse et le collier – était fait d’une seule pièce. Autrement dit, les trois éléments ne pouvaient pas être démontés…

La première femme enroula la laisse autour de son poignet, limitant le mou qu’elle laissait à la seconde. L’esclave, ainsi que Domon l’avait d’instinct surnommée, portait une robe grise très ordinaire et gardait les yeux rivés sur les planches du pont. La « maîtresse » était vêtue d’une longue robe bleue ornée sur la poitrine et le long des jambes d’éclairs argentés fourchus brodés sur fond rouge.

Très mal à l’aise, Domon regarda les deux femmes prendre place près de la guerrière.

— Parle moins vite, capitaine, demanda la guerrière en mangeant ses mots comme à l’accoutumée.

Elle traversa le pont et vint se camper devant Domon, le toisant avec une telle assurance qu’il eut le sentiment d’être plus petit et plus frêle qu’elle.

— Tu es encore plus difficile à comprendre que les autres misérables qui grouillent sur ce continent oublié de la Lumière ! Et pourtant, je ne prétends pas faire partie de la Lignée – ou être du Sang, comme on aime à le dire. Pas encore, en tout cas… Après le Corenne… Bien, je suis la capitaine Egeanin.

Domon ne s’était jamais demandé si on pouvait parler d’une capitaine – et pour cause ! Eh bien, il allait devoir s’y faire, semblait-il. Après avoir répété ses premières phrases – lentement et en articulant bien –, il ajouta :

— Je suis un paisible marchand, capitaine… Je ne te veux aucun mal, et je ne suis pas impliqué dans la guerre en cours.

Contre sa volonté, Domon ne put s’empêcher de jeter plusieurs coups d’œil aux deux femmes reliées par une laisse.

— Un paisible marchand ? répéta Egeanin. Si c’est exact, tu seras libre de partir lorsque tu auras de nouveau juré allégeance… (Remarquant le manège de Domon, elle se tourna vers les deux femmes et leur sourit avec une fierté de propriétaire.) Tu admires ma damane ? Elle m’a coûté une petite fortune, mais ça en valait la peine. Très peu de nobles possèdent une damane, car la plupart sont la propriété du trône. Elle est puissante, marchand ! Si tel avait été mon bon plaisir, elle aurait pu faire exploser ton bateau.

Domon regarda les deux femmes et la laisse argentée. D’instinct, il avait associé les gerbes d’eau et de flammes à la femme en bleu qui arborait les éclairs. Bref, c’était elle qu’il avait prise pour une Aes Sedai. Ce que venait de dire Egeanin lui donnait le tournis…

Personne ne peut infliger une humiliation pareille à…

— C’est une Aes Sedai ? s’écria-t-il.

Le coup partit si vite que Domon dut se contenter de le sentir arriver, le dos renforcé du gantelet lui fendant la lèvre inférieure.

— Chez nous, personne ne prononce jamais ce nom, dit la guerrière d’un ton douceâtre qui n’augurait rien de bon. Nous parlons des damane – les Enchaînées qui nous servent loyalement parce qu’elles ne peuvent pas faire autrement.

Avalant son sang, Domon garda les mains le long de ses flancs. Même s’il avait eu une épée à dégainer, il n’aurait pas engagé ses hommes dans un combat sans espoir contre une dizaine de soldats en armure. Pourtant, il dut prendre sur lui pour déclarer avec toute l’humilité requise :

— Capitaine, je ne voulais pas t’offenser. Mais je ne connais rien de vos coutumes. Si je t’ai vexée, c’était par ignorance, pas par malveillance.

Egeanin dévisagea Domon, puis lâcha froidement :

— Vous êtes tous ignorants, capitaine, mais ça ne vous empêchera pas de payer les dettes de vos aïeuls. Cette terre nous appartenait, et elle sera de nouveau nôtre. Grâce au Retour, nous reprendrons possession de ce qui nous appartient.

Domon ne sut que répondre.

Enfin, elle ne peut pas vouloir dire que toutes ces histoires au sujet des armées d’Artur ne sont pas des fadaises ?

Dans le doute, le capitaine garda donc le silence.

— Tu vas donc faire voile en direction de Falme…

Là, Domon voulut protester, mais un regard assassin l’en dissuada.

— En direction de Falme, disais-je, où ton vaisseau et toi-même subirez une inspection en règle. Si tu n’es qu’un paisible marchand, tu pourras repartir après avoir prêté les serments requis.

— Quels serments, capitaine Egeanin ?

— Ceux qui te contraindront à obéir, à attendre et à servir. Tes ancêtres auraient quand même dû se souvenir…

La guerrière laissa à bord du Poudrin un soldat dont l’armure dépourvue de tout ornement – plus encore que la manière dont il salua sa capitaine, se pliant presque en deux – indiquait qu’il se situait tout en bas de l’échelle hiérarchique.

Lorsque sa chef et tous les autres eurent réembarqué sur le canot, le Seanchanien ne donna aucun ordre. S’asseyant en tailleur sur le sol, il entreprit d’affûter son épée tandis que les marins levaient la voile en vue du départ.

L’homme ne semblait absolument pas gêné d’être seul parmi des ennemis. Il avait raison, puisque Domon aurait passé par-dessus bord de ses mains le premier crétin qui se serait avisé de lui chercher querelle. Car, pendant que le Poudrin cabotait, le grand navire le suivait en haute mer. Même si un bon mille marin séparait les deux vaisseaux, Domon savait que le Poudrin n’avait aucune chance de s’échapper. Dans ces conditions, il entendait restituer à la capitaine Egeanin un soldat en aussi bonne santé que s’il avait passé le voyage dans les bras de sa brave vieille maman.

Falme n’étant pas la porte à côté, Domon eut tout le loisir de faire parler le Seanchanien, et il y arriva dans une certaine mesure. D’âge moyen, Caban, puisque tel était son nom, arborait une grande cicatrice au-dessus de ses yeux noirs et une autre en travers du menton. Tout ce qui se trouvait de « ce côté de l’océan d’Aryth » lui inspirait un profond mépris, et il n’en faisait pas mystère.

Cette remarque plongea Domon dans un abîme de perplexité.

Peut-être sont-ils vraiment… ? Non, c’est ridicule !

La diction de Caban était aussi détestable que celle d’Egeanin. En plus, sa voix grinçait comme du cuir qu’on frotte contre une pierre, et il refusait tout autre sujet que ses batailles, ses beuveries et ses conquêtes féminines. La moitié du temps, Domon n’aurait su dire s’il parlait de son pays d’origine ou de celui qu’il était en train d’envahir. En d’autres termes, s’il voulait des informations concrètes, le capitaine aurait intérêt à aller les chercher ailleurs.

À un moment, il commit l’erreur d’interroger le soldat sur les damane. Sans même prendre la peine de se lever, le Seanchanien tendit la main vers son épée, posée à côté de lui, la saisit et appuya la pointe sur la trachée-artère du capitaine.

— Tiens ta langue, si tu ne veux pas finir par la perdre ! Cette histoire regarde le Sang, pas les gens comme toi. Ni comme moi, d’ailleurs…

Sa tirade terminée, Caban sourit et recommença à aiguiser sa chère lame comme si rien ne s’était passé.

Domon recueillit au bout de son index la goutte de sang qui perlait de sa gorge. Très bien, c’était noté, il n’aborderait plus cette question…

À mesure qu’ils approchaient de Falme, les deux navires croisèrent de plus en plus de bâtiments seanchaniens, certains en haute mer, mais la plupart au mouillage le long de la côte. Même chez le Peuple de la Mer, Domon n’avait jamais vu de bateaux si grands et si massifs. En comparaison, les voiliers locaux, avec leur coque profilée et leur voilure fine, paraissaient minuscules. En apercevoir plusieurs redonna espoir au capitaine. Egeanin ne mentait peut-être pas lorsqu’elle parlait de le laisser repartir.

Quand le Poudrin fut enfin en vue de Falme, Domon découvrit avec stupéfaction que le port était envahi de bateaux seanchaniens. Tentant de les compter, il cessa autour de cent, avec la certitude de ne pas avoir fait la moitié du travail. Ce n’était pas la première fois qu’il voyait une telle concentration de bâtiments – c’était assez courant à Tanchico, à Illian et même à Tear –, mais il y avait toujours eu dans le nombre de très petits navires et des moyens. Là, ce regroupement de colosses des mers avait de quoi glacer les sangs…

D’humeur morose, Domon fit entrer dans le port le Poudrin toujours suivi comme par son ombre du navire d’Egeanin.

Falme se dressait tout au bout de la pointe de Toman, au bord de l’océan. L’entrée du port était flanquée par deux hautes falaises. Au sommet de l’une d’elles, avec une vue parfaite sur un passage que tous les vaisseaux étaient obligés de franchir, se dressaient les tours des Guetteurs des Vagues. Une cage était accrochée à une des tours, non loin du sommet, et on distinguait très bien l’homme qui était assis à l’intérieur, les jambes pendant dans le vide à travers les barreaux.

— Qui est-ce ? demanda Domon.

Alors que le capitaine se demandait s’il envisageait de se raser avec, pour l’aiguiser autant, Caban avait enfin cessé d’affûter sa lame. Du coup, il consentit à lever les yeux pour voir de quoi parlait Domon.

— Lui ? fit-il, un peu surpris. C’est le Premier Guetteur. Pas celui qui était assis dans son fauteuil lors de notre première venue, bien sûr. Chaque fois qu’un Premier Guetteur meurt, les gens en choisissent un nouveau et nous l’emprisonnons dans la cage.

— Pourquoi ?

Le sourire de Caban rappela à Domon le malheureux épisode de la damane.

— Parce qu’ils ont guetté la mauvaise chose et oublié ce dont ils auraient dû se souvenir.

Alors que le Poudrin entrait dans le port, le capitaine détourna les yeux de son inquiétant interlocuteur.

Je suis vraiment un paisible marchand, et ce ne sont pas mes affaires.

Au-delà des quais, la cité de Falme s’étendait sur les versants de la cuvette où se nichait le port. Les maisons en pierre noire formaient-elles un gros village ou une petite ville ? C’était difficile à dire mais, quoi qu’il en soit, on ne trouvait ici aucun bâtiment digne de rivaliser avec le plus petit palais d’Illian.

Pendant qu’il guidait le Poudrin jusqu’à un mouillage, Domon se demanda si les Seanchaniens étaient susceptibles de lui acheter une partie de son matériel de pyrotechnie.

Le reste, eh bien, ça ne me regarde pas…

Non sans surprise, le capitaine s’aperçut qu’Egeanin s’était fait déposer sur les quais avec sa damane. Une autre femme, vêtue comme la précédente, y compris les éclairs sur fond rouge, portait le bracelet, mais il s’agissait bien de la même damane à l’air triste qui ne levait jamais la tête sauf lorsqu’on s’adressait à elle.

La capitaine fit débarquer Domon et ses marins, les confiant à deux soldats – elle semblait juger que ça suffisait, et son prisonnier n’allait sûrement pas la contredire – pendant que d’autres hommes fouillaient le Poudrin sous sa supervision.

La damane monta bien entendu à bord avec sa propriétaire.

Alors qu’il attendait la fin de l’inspection, assis en tailleur sur la pierre chauffée par le soleil, Domon vit apparaître au bout du quai une…

Quel mot utiliser ? Créature ? Chose ? Abomination ? Il n’aurait su le dire, et de toute façon les mots échouaient à décrire cette horreur ambulante.

Sa peau verdâtre craquelée comme du vieux cuir, la gigantesque abomination – finalement, c’était pas mal du tout, comme terme – arborait au milieu de sa tête triangulaire un bec saillant qui lui tenait lieu de nez et de bouche. Trois yeux brillaient au-dessus de cet appendice.

Le monstre avançait lourdement à côté d’un soldat en armure dont le plastron était orné de trois globes oculaires semblables aux siens. Les gens du cru, pour l’essentiel des dockers et des marins, s’écartaient prestement sur le passage du sinistre binôme. Les Seanchaniens, en revanche, ne lui accordaient même pas un regard.

L’homme en armure semblait diriger la créature, remarqua Domon quand ils s’engouffrèrent dans une ruelle, disparaissant très vite à la vue du capitaine et de son équipage. Les deux gardes seanchaniens eurent un sourire méprisant à l’intention du duo, mais Domon fit comme s’il n’avait rien remarqué.

Tout ça ne me concerne pas. Mon seul souci, c’est le Poudrin.

L’énervement le gagnant, le capitaine se demanda ce que cherchaient Egeanin et ses soldats. Et pourquoi la damane était-elle de la partie ? Quant à ce monstre, que fichait-il là ?

Tandis que des mouettes passaient au-dessus de sa tête, fendant l’air qui fleurait bon l’iode et la résine, Domon grinça des dents en entendant leurs cris, car ils le forçaient à penser à ceux que devait pousser un homme en cage.

Bon sang ! ça non plus, ce n’est pas mon affaire !

Après une très longue attente, la capitaine redescendit à terre avec son équipe. Domon vit immédiatement qu’elle tenait un petit objet enveloppé dans un carré de soie jaune. Une trouvaille précieuse, à voir les précautions qu’elle prenait.

Se levant – très lentement, pour ne pas alarmer les soldats, même s’ils semblaient ne pas le tenir davantage en estime que Caban –, Domon accueillit Egeanin avec un sourire forcé :

— Tu vois, noble capitaine ? Je ne suis qu’un paisible marchand. Selon toi, les Seanchaniens seraient-ils intéressés par du matériel de pyrotechnie ?

— Ce n’est pas impossible, marchand…

La capitaine semblait contenir son excitation, un comportement qui n’avait rien pour rassurer Domon. Et sa phrase suivante n’arrangea rien :

— Tu vas m’accompagner, marchand !

Egeanin fit signe à deux soldats de la suivre, et l’un d’eux flanqua une bourrade dans le dos du capitaine, histoire de l’inciter à se mettre en chemin. Ce n’était pas un coup violent, plutôt le genre de tape qu’un fermier aurait flanquée à une vache pour la faire avancer. Vexé, Domon serra les dents et suivit dignement la Seanchanienne.

À mesure que la rue pavée montait, les odeurs du port se firent plus lointaines puis disparurent. Les maisons au toit de tuile devinrent plus imposantes, sans doute parce que la haute ville était le fief des nantis. Très bizarrement, pour une ville conquise, il y avait dans les rues plus de citadins lambda que de soldats seanchaniens. Des palanquins fermés circulaient toujours, comme si les habitants vaquaient tout à fait naturellement à leurs affaires. À croire qu’il n’y avait pas d’armée d’occupation en ville.

Une fausse impression… Lorsque passaient des soldats ou un palanquin, les citoyens les plus humbles – reconnaissables à leurs vêtements sales décorés d’une ou deux broderies seulement – et les plus riches (habillés de tenues ornementées à outrance, qu’il s’agisse des robes de femme ou des vestes d’homme) s’inclinaient bien bas les uns comme les autres et ne relevaient pas la tête avant que les Seanchaniens soient passés.

Les gens se comportèrent de la même façon sur le passage de Domon et de son escorte – dont les membres ne daignèrent pas accorder un regard à la piétaille de Falme.

S’avisant soudain que certains citadins portaient un couteau sur la hanche – et parfois même une épée –, Domon fut tellement surpris qu’il parla à voix haute, comme un vieillard gâteux :

— Certains sont de votre côté ?

Egeanin se retourna, fronça les sourcils, puis regarda autour d’elle et remarqua à son tour les armes.

— Tu veux parler des épées… Marchand, tous ces gens sont nos féaux. Ils ont prêté les serments requis…

La capitaine s’arrêta brusquement et désigna un colosse qui portait à la hanche une épée fixée à un baudrier. À voir la qualité de ses vêtements – très richement brodés –, on ne pouvait douter qu’il appartenait au haut du panier de la bonne ville de Falme.

— Hé ! toi !

L’homme s’arrêta en plein milieu d’une enjambée, un pied encore en l’air, et son visage pourtant dur se décomposa, comme s’il brûlait d’envie de fuir. Se reprenant, il se tourna vers la Seanchanienne et s’inclina, les yeux baissés sur la pointe de ses bottes.

— Comment un humble passant peut-il vous servir, capitaine ?

— Tu es un marchand, non ? Et tu nous as juré allégeance ?

— Oui aux deux questions, capitaine.

— Que dis-tu aux gens quand tu sillonnes les terres avec tes chariots ?

— Qu’ils doivent obéir aux Éclaireurs, attendre le Retour et servir Ceux Qui Reviennent Chez Eux.

— As-tu jamais pensé à utiliser ton épée contre nous ?

Toujours en pleine courbette, l’homme serra si fort ses genoux que les jointures de ses doigts en blanchirent.

— J’ai juré allégeance, capitaine. J’obéis, j’attends et je sers…

Egeanin se tourna vers Domon.

— Tu vois ? Pourquoi leur interdirions-nous de porter une arme ? Le commerce doit continuer, et il faut bien que les marchands se protègent des bandits. Nous autorisons les gens à aller et venir comme ils l’entendent, tant qu’ils obéissent, attendent et servent. Leurs ancêtres n’ont pas tenu parole, mais ils ne répéteront pas cette erreur.

La Seanchanienne reprit son chemin et les soldats poussèrent de nouveau Domon comme s’il était une tête de bétail.

Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, le capitaine vit que l’homme ne s’était pas encore redressé. Attendant qu’Egeanin soit à plus de dix pas de lui, il se releva et dévala la rue en pente comme s’il avait un Trolloc à ses trousses.

La capitaine et ses soldats ne bronchèrent pas quand un détachement de Seanchaniens les dépassa. On aurait pu parler de cavaliers, si ces hommes n’avaient pas été perchés sur des félins géants couverts d’écailles de la tête au bout des pattes. Alors que ses griffes s’agrippaient aux pavés, lui facilitant l’ascension, un des monstres tourna sa tête munie de trois yeux vers Domon. Toute notion d’esthétique oubliée, le capitaine trouva ce regard bien trop intelligent et bien trop… conscient… pour ne pas en concevoir aussitôt une grande inquiétude. Du coup, il s’emmêla les pinceaux et faillit s’étaler.

Tout au long de la rue, les citadins se pressaient contre les façades des maisons, certains fermant les yeux pour avoir un peu moins peur. Les Seanchaniens, eux, ne bronchèrent pas plus que d’habitude.

Comment s’étonner que les forces d’occupation laissent à ce point la bride sur le cou aux vaincus ? Face à de telles créatures, qui aurait eu envie de résister ? Des monstres, des damane… Contraint de vivre à Falme, Domon se comporterait-il lui-même plus héroïquement que ses habitants ? Il était assez honnête pour en douter. Et suffisamment lucide pour craindre qu’il soit impossible d’empêcher les Seanchaniens de marcher triomphalement jusqu’à la Colonne Vertébrale du Monde.

Ça ne me regarde pas, se tança-t-il. Surtout si je parviens à éviter ces Seanchaniens de malheur à l’avenir…

Au sommet de la pente, la cité s’arrêtait brusquement, cédant la place à une succession de collines. Aucun mur d’enceinte ne matérialisait cette frontière. D’ailleurs, à mieux y regarder, la ville ne finissait pas vraiment, puisque des auberges, des écuries et des hangars à chariots se dressaient devant le capitaine et ses compagnons. Les résidences, plus rares et séparées les unes des autres, auraient fait des manoirs acceptables pour les nobliaux d’Illian – le bas de l’échelle de l’aristocratie, en quelque sorte. Des soldats seanchaniens montaient la garde devant le plus grand bâtiment distingué par une bannière blanche encadrée de bleu au centre de laquelle un faucon couleur or serrait un éclair entre ses serres.

Egeanin remit à un garde son épée et sa dague, puis elle fit signe à Domon de la suivre. Notant que les deux soldats restaient dans la rue, le capitaine commença à se sentir très mal à l’aise. Tout cela sentait de plus en plus le grand seigneur, et il n’était jamais sain, pour un marchand, de traiter des affaires dans le fief d’un homme de pouvoir.

Laissant Domon à côté de la porte, Egeanin alla s’adresser à un serviteur. Un Falmien, à en juger par les manches bouffantes de sa chemise et les broderies qui se croisaient sur sa poitrine. Domon crut entendre les mots « haut seigneur » sortir de la bouche d’Egeanin. Puis le domestique s’éclipsa, revint presque aussitôt et conduisit les deux capitaines dans ce qui devait sans doute être la plus grande salle de la maison. On l’avait vidée de tous ses meubles, les tapis subissant le même sort, et le sol de marbre brillait comme un miroir. Devant les murs et les fenêtres, des tentures représentant d’étranges oiseaux constituaient la seule décoration.

Egeanin s’arrêta sur le seuil de la salle. Domon lui demanda où ils étaient – et ce qu’ils faisaient là – mais elle le réduisit au silence d’un regard assassin. Parfaitement immobile, la Seanchanienne semblait pourtant bouillir d’envie de sauter comme un cabri. Voyant qu’elle serrait contre son cœur l’objet récupéré sur le Poudrin, Domon se demanda une nouvelle fois de quoi il pouvait bien s’agir.

Un gong retentit. À ce signal, la capitaine se laissa tomber à genoux puis posa délicatement son trésor à côté d’elle. Encouragé par un regard de braise, Domon s’agenouilla à son tour. Les seigneurs avaient tous d’étranges habitudes. Alors, un seigneur seanchanien, qu’est-ce que ça devait être…

Deux hommes franchirent l’autre porte, à l’extrémité opposée de la salle. Le premier, la moitié droite du crâne rasée, portait ce qui lui restait de cheveux blonds en une longue tresse qui lui arrivait à l’épaule. Quand il marchait, l’ourlet de sa tunique jaune laissait tout juste apercevoir la pointe de délicats mocassins également jaunes. La tunique de son compagnon, de la soie bleue ornée de broderies à l’image d’une myriade d’oiseaux, était en revanche assez longue pour lui faire comme une traîne. Totalement chauve, il avait verni en bleu les ongles inhabituellement longs de ses pouces et de ses index.

Domon en resta bouche bée.

— Saluez le haut seigneur Turak, dit l’homme à la tresse blonde, chef suprême des Éclaireurs et guide vénéré du Retour.

Les mains le long des flancs, Egeanin se prosterna et Domon jugea plus prudent de l’imiter.

Même les hauts seigneurs de Tear n’ont pas de telles exigences, pensa-t-il, amer.

Du coin de l’œil, il vit la Seanchanienne embrasser le sol. Avec une grimace dégoûtée, il décida qu’il y avait des limites à la servilité.

De toute façon, ils ne verront pas si je le fais ou non…

Egeanin se leva soudain. Toujours résolu à se comporter comme son ombre, Domon voulut se redresser aussi. Un grognement de la capitaine l’en dissuada. Voyant l’air scandalisé du semi-chauve blond, il resta comme il était, le front pressé contre le marbre.

Je ne ferais pas ça pour le roi d’Illian et le Conseil des Neuf réunis ! songea-t-il, de plus en plus furieux.

— Tu te nommes Egeanin ? demanda une voix qui devait être celle du seigneur en bleu.

Il avalait les mots, comme tous les autres, mais son timbre était beaucoup plus mélodieux, comme s’il chantonnait.

— C’est le nom qu’on m’a donné pour mon jour de l’épée, haut seigneur.

— C’est un très beau spécimen, Egeanin. Extrêmement rare. Désires-tu un paiement ?

— Ma récompense, haut seigneur, c’est ta satisfaction. Je vis pour servir.

— Eh bien, je ne manquerai pas de mentionner ton nom devant l’Impératrice. Après le Retour, la liste des dignitaires du Sang s’allongera. Ne faiblis pas, et tu recevras sans doute un nom bien plus glorieux.

— Le haut seigneur est bien trop bon…

— C’est vrai. À présent, tu peux me laisser.

Domon ne vit rien, mais il entendit les bottes de la Seanchanienne marteler le marbre – avec des interruptions chaque fois qu’elle s’arrêtait pour se fendre d’une révérence. Quand la porte se referma enfin sur elle, un long silence suivit. Alors que le capitaine regardait la sueur qui ruisselait de son front composer une petite flaque sur le sol, Turak reprit la parole :

— Tu peux te lever, marchand.

Domon obéit et vit enfin ce que Turak tenait entre ses doigts aux ongles démesurés. L’objet enveloppé dans de la soie jaune était tout simplement le disque de Cuendillar de sa collection privée. En d’autres termes, l’antique sceau des Aes Sedai. Se rappelant la réaction d’Egeanin quand il avait mentionné les sœurs, le capitaine se demanda s’il n’allait pas finir noyé dans sa sueur. Les yeux sombres du haut seigneur n’exprimaient aucune animosité, mais savait-on jamais avec les seigneurs ?

— Sais-tu ce que c’est ? demanda Turak avec une curiosité qui semblait sincère.

— Non, haut seigneur.

Une réponse à la fermeté impressionnante. Pour faire carrière dans le commerce, savoir mentir avec aplomb était une qualité indispensable.

— Pourtant, tu gardais cet objet dans un tiroir secret…

— Je collectionne les antiquités, haut seigneur. Si on ne fait pas attention, ces trésors du passé excitent bien des convoitises…

Turak observa attentivement le disque noir et blanc.

— C’est du Cuendillar, marchand… Connais-tu ce nom ? Ton antiquité est sûrement plus vieille que tu le penses. Suis-moi, à présent.

Domon obéit, un peu rassuré. Avec tous les seigneurs des pays qu’il connaissait, si les choses avaient dû mal tourner, ç’aurait déjà été fait. Mais le peu qu’il savait des Seanchaniens laissait penser qu’ils ne se comportaient pas comme les autres hommes. La prudence était donc toujours de mise.

Sur les talons du haut seigneur, le capitaine entra dans une autre pièce. Ici, le mobilier devait avoir été apporté par Turak. Pas de lignes droites, exclusivement des courbes, et un bois poli au point de ne ressembler à aucun autre… Domon nota la présence d’un fauteuil, d’un tapis orné d’oiseaux et de fleurs et d’un grand cabinet circulaire. Comme dans la salle précédente, les murs et les fenêtres étaient dissimulés par des paravents ou des tentures.

L’homme à la tresse ouvrit les portes du cabinet pour révéler des étagères lestées d’une étrange collection de figurines, de coupes, de tasses, de vases et d’une bonne cinquantaine d’autres articles sans cohérence de forme ni de taille.

Domon sursauta lorsqu’il vit Turak poser le disque à côté de son parfait jumeau.

Cuendillar… Voilà ce que je collectionne, marchand. Seule l’Impératrice peut se vanter d’avoir plus de pièces.

Le capitaine crut que ses yeux allaient en jaillir de leurs orbites. Si tous ces objets étaient vraiment en Cuendillar, il y avait là de quoi acheter tout un royaume – ou au minimum fonder une maison royale. Pour acheter tout ça, en supposant qu’il sache où trouver un tel trésor, même un souverain aurait risqué la ruine.

— Haut seigneur, déclara Domon avec un sourire, je te prie d’accepter ce présent…

Se séparer du disque lui brisait le cœur, mais tout valait mieux que s’attirer les foudres de ce Seanchanien-là.

Et c’est peut-être après lui que les Suppôts en auront, désormais…

— Je suis vraiment un paisible commerçant… Faire mon métier, voilà tout ce qui m’importe. Si tu me laisses appareiller… Eh bien, je jure que…

Turak demeura impassible, mais le type à la tresse explosa :

— Chien hirsute ! Tu fais mine d’offrir au seigneur ce qu’Egeanin lui a déjà donné. Tu marchandes comme si le seigneur était un… un… marchand ! Tu seras écorché vivant pendant neuf jours, puis…

D’un geste – à peine un mouvement de l’index –, Turak intima le silence à son zélateur.

— Je ne peux pas te laisser partir, marchand, dit-il. En ce pays sombre qui grouille de parjures, je n’ai trouvé personne qui soit apte à converser avec une âme raffinée. Mais tu es un collectionneur. Avec un peu de chance, nos dialogues seront passionnants.

Domon s’efforça d’afficher un sourire de parfait crétin.

— Haut seigneur, je suis un homme humble. Un marchand qui ignore l’art de converser avec des têtes couronnées.

L’homme à la tresse foudroya le capitaine du regard. Son maître, hélas, sembla ne rien avoir entendu. Sortant de derrière un paravent, une jeune femme fort jolie vint s’agenouiller devant Turak et lui tendit un plateau laqué sur lequel reposait une unique coupe pleine d’un liquide noir fumant. Avec sa peau sombre et son visage rond, la servante faisait songer au Peuple de la Mer, se dit Domon.

Le haut seigneur prit la coupe sans daigner baisser les yeux sur la servante. Puis il inhala la fumée à pleins poumons.

Le capitaine regarda la domestique… et détourna la tête en ravalant un petit cri. Brodée de motifs floraux, sa robe de soie était si transparente qu’on voyait à travers. Et, dessous, la tendre beauté ne portait que sa minceur de liane.

— L’arôme du kaf, dit sentencieusement Turak, est presque aussi agréable que son goût. Marchand, j’ai appris que le Cuendillar, ici, est encore plus rare que chez nous. Dis-moi comment un simple marchand a pu se procurer une si belle pièce.

Il but son kaf et attendit.

Domon prit une grande inspiration. S’il voulait sortir vivant de Falme, il allait devoir mentir comme un chef.

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