37 Ce qui pourrait être

Même si Juin semblait pressé de laisser le Portail derrière lui, Alar imposa à la petite colonne un pas lent et digne.

Mat semblait pressé de passer à la suite, Hurin affichait une confiance de bon aloi et Loial devait sûrement s’inquiéter qu’Alar change de sujet à son avis, le reste passant au second plan. Tenant Rouquin par la longe, Rand n’avait aucune hâte d’arriver à destination. Sauf erreur de sa part, Verin n’avait pas l’intention d’utiliser elle-même l’artefact.

La Pierre-Portail grise se dressait au pied d’un hêtre au tronc imposant qui culminait à quelque cent pieds de hauteur. S’il n’en avait pas vu plusieurs, Rand aurait pu le prendre pour un Grand Arbre, mais là…

Aucun muret n’empêchait d’approcher de l’artefact entouré d’un cercle de fleurs sauvages des plus naturelles. Si la surface de la colonne avait souffert des intempéries, les symboles gravés dessus restaient cependant identifiables.

Les cavaliers du Shienar formèrent un cercle défensif autour de la Pierre-Portail et de leurs compagnons à pied.

— Nous l’avons découverte il y a des années, dit Alar, et aussitôt redressée. Mais sans la déplacer, parce qu’elle… résiste… dès qu’on essaie, semble-t-il. (Elle avança et posa sa grande main sur la pierre.) Pour moi, c’est un symbole de ce qui a été perdu et oublié. Durant l’Âge des Légendes, cet artefact pouvait être étudié et compris, au moins dans une certaine mesure. Pour nous, ce n’est qu’une colonne de pierre.

— J’espère qu’il en ira autrement pour nous, dit Verin d’un ton sec. Merci de ton aide, Doyenne… Pardonne-nous de te quitter si abruptement, mais la Roue n’attend personne, tu le sais mieux que quiconque. Au moins, nous ne sèmerons plus le désordre dans ton Sanctuaire.

— Nous avons rappelé tous les maçons qui travaillaient à Cairhien, dit Alar, mais ça ne nous empêche pas de savoir ce qui se passe à l’Extérieur… Les faux Dragons, la Grande Quête du Cor… Nous entendons parler des événements, mais ils ne nous affectent pas. Je doute qu’il en aille de même avec Tarmon Gai’don. Porte-toi bien, Verin Sedai. Bonne chance à tous, et puisse le Créateur vous abriter dans le creux de sa main. Juin, nous partons…

Alar prit le temps de regarder une dernière fois Loial, et ensuite Rand, comme si elle voulait lui rappeler sa promesse. Puis Juin et elle s’éloignèrent et disparurent bientôt entre les arbres.

Un concert de grincements de cuir indiqua que les cavaliers s’agitaient nerveusement sur leur selle.

— Est-ce indispensable, Verin Sedai ? demanda Ingtar, se faisant le porte-parole de ses hommes. En supposant que nous réussissions, comment être sûrs que les Suppôts ont emporté le Cor sur la pointe de Toman ? Je reste convaincu de pouvoir faire parler Barthanes…

— En l’absence de certitude, dit Verin, la pointe de Toman est un très bon endroit où chercher. Ne t’ai-je pas entendu jurer que tu irais jusque dans les entrailles du mont Shayol Ghul pour retrouver le Cor ? Reculerais-tu devant cet obstacle ?

Elle désigna la colonne dressée au pied du grand hêtre.

— Je ne recule devant rien, se défendit l’officier. Conduis-nous sur la pointe de Toman ou au mont Shayol Ghul, si ça te chante. Pourvu que le Cor de Valère m’y attende, j’irais jusqu’au bout du monde.

— Voilà qui est bien parlé ! (Verin se tourna vers Rand.) Tu as voyagé plus récemment que moi grâce à une Pierre-Portail. Approche, mon garçon.

Rand obéit, tenant Rouquin par la main.

— Vous avez utilisé une Pierre-Portail ? (Le jeune homme regarda derrière lui pour s’assurer que les autres ne l’entendaient pas.) Dans ce cas, vous n’avez pas besoin de mes services…

— Je n’ai jamais voyagé ainsi, voilà pourquoi ton expérience est nécessairement plus récente que la mienne. Rand, je suis consciente de mes limites. Si je tentais de canaliser le Pouvoir requis pour un tel voyage, je serais carbonisée sur place. Cela dit, j’en sais assez long sur les Pierres-Portails pour t’être utile. Un minimum, au moins…

— Moi, je ne sais rien sur ces artefacts ! s’écria Rand.

Sans lâcher son cheval, il fit le tour de la Pierre.

— Je me souviens d’une seule chose : le symbole qui représente notre monde. Selene me l’a montré, mais je ne le vois pas ici.

— Bien sûr que non ! Que ferait-il sur une Pierre-Portail qui se dresse dans notre monde ? Ces cryptogrammes sont un moyen d’accéder à un endroit. Quel idiot voudrait voyager jusqu’au lieu où il est déjà ? (L’Aes Sedai soupira à pierre fendre.) Je donnerais cher pour parler avec ton amie Selene. Ou, mieux encore, pour consulter son livre ! Les érudits pensent qu’aucun exemplaire de Miroirs et reflets de la Roue n’est sorti intact de la Dislocation. Serafelle m’a souvent dit que des centaines d’ouvrages prétendument perdus attendaient d’être découverts…

» Bon, inutile de pleurer sur les informations que je ne détiens pas. Je sais quand même pas mal de choses… Les symboles qui représentent des mondes figurent sur la moitié supérieure du monolithe. On n’y trouve pas la totalité des Mondes qui Pourraient Être, bien sûr. Selon les Aes Sedai de l’Âge des Légendes, toutes les Pierres ne donnent pas accès à l’ensemble des destinations, et certaines de celles-ci – des univers potentiels, toujours – ne sont peut-être reliées à aucun artefact. Vois-tu quelque chose qui éveille en toi un souvenir ?

— Non, rien…, avoua Rand.

S’il repérait le bon cryptogramme, il pourrait trouver Fain, sauver Mat et épargner bien des malheurs à Champ d’Emond. Mais, pour ça, il lui faudrait une nouvelle fois entrer en contact avec le saidin. S’il désirait secourir Mat et vaincre Fain, il n’avait aucune envie d’affronter le saidin. Canaliser le Pouvoir le terrorisait. En même temps, il en rêvait comme un homme affamé peut rêver à un festin.

— Je ne reconnais rien…, soupira-t-il.

— Sur l’autre moitié de la Pierre, les symboles représentent tous les artefacts existants. Si tu savais comment ça fonctionne, tu pourrais nous conduire ailleurs que devant cette même Pierre, mais dans un monde différent. En d’autres termes, nous nous retrouverions ailleurs qu’ici, par exemple beaucoup plus près de la pointe de Toman. C’est un phénomène très semblable à ce que nous appelions jadis le Voyage. Hélas, les Aes Sedai ont perdu ce secret parmi tant d’autres. Pareillement, plus personne ne sait utiliser correctement une Pierre-Portail. Si nous procédons à l’aveuglette, nous pourrions bien y laisser la vie.

Verin désigna deux lignes ondulées parallèles barrées par un étrange dessin qui évoquait irrésistiblement… un gribouillis.

— Ce symbole signale une Pierre-Portail présente sur la pointe de Toman. C’est une des trois seules Pierres que je puisse reconnaître, et la seule que j’aie vue de mes yeux. Pour ça, j’ai failli être coincée par la neige dans les montagnes de la Brume, puis j’ai failli crever de froid dans la plaine d’Almoth. Et pour apprendre quoi ? Absolument rien ! Rand al’Thor, joues-tu aux dés ou aux cartes ?

— Le flambeur, c’est Mat… Pourquoi cette question ?

— Mat ? Hum, il vaut mieux le laisser à l’écart de tout ça, je crois… Voici les autres symboles que je connais.

Du bout d’un doigt, Verin suivit les contours d’un rectangle qui contenait huit sculptures. Toutes se ressemblaient – un cercle et une flèche – mais, pour une moitié d’entre elles, la flèche était contenue par le cercle. Pour l’autre, la pointe du projectile transperçait son cadre… Les flèches indiquaient la droite, la gauche, le haut ou le bas. Autour de chaque cercle figurait une inscription rédigée dans une langue que Rand ne connaissait pas – une écriture faite d’une alternance de lignes incurvées et de croches irrégulières.

— Voici ce que je sais sur ces symboles… Chacun représente un monde dont l’étude conduisit jadis à la création des Chemins. D’autres mondes servirent de modèles, mais j’ignore par quoi ils sont représentés. Tu me suis ? C’est là qu’un joueur sera utile. J’ignore à quoi ressemblent ces mondes, Rand. Dans certains, une année doit correspondre à une journée ici, et dans d’autres ça doit être exactement l’inverse. Il doit y avoir des mondes où l’air seul est assez toxique pour nous tuer, et d’autres qui sont à peine assez réels pour tenir debout. Tu vas choisir, Rand. Comme aurait dit mon père, il est temps de jeter les dés !

— La moindre erreur de ma part risque de nous être fatale…

— Tu refuses de prendre ce risque ? Même pour le Cor de Valère et pour Mat ?

— Pourquoi êtes-vous pressée de jouer à quitte ou double ? Je ne suis même pas sûr de pouvoir réussir… Parce que ça ne fonctionne pas à tous les coups.

Même si personne ne s’était approché, Rand regarda une nouvelle fois autour de lui. Tous les regards étaient rivés sur la Pierre, mais ses compagnons étaient trop loin pour l’entendre.

— Parfois, le saidin est là, tout simplement, mais il pourrait tout aussi bien être sur la lune, parce que je ne parviens pas à le toucher. Et, même en supposant que je réussisse, qu’arrivera-t-il si je nous transporte dans un endroit où nous ne pourrons pas respirer ? Quel bien cela fera-t-il à Mat ? Voire au Cor ?…

— Tu es le Dragon Réincarné… Tu peux mourir, bien sûr, mais je doute que la Trame te laisse quitter la vie avant d’en avoir fini avec toi. De plus, les Ténèbres s’étendent sur le Lacis, désormais, et qui peut dire comment ça affecte le tissage ? Tu n’as qu’une solution : suivre ta destinée.

— Je suis Rand al’Thor, pas le Dragon Réincarné. Et je ne serai pas un faux Dragon.

— Tu es ce que tu es… Vas-tu jeter les dés, ou attendre ici que ton ami meure ?

Entendant ses dents grincer, Rand se força à desserrer la mâchoire. À ses yeux, tous ces symboles étaient identiques et les inscriptions ressemblaient à des traces de serres de coq. Puisqu’il fallait choisir, il opta pour une gravure où la flèche désignait la gauche – soit la direction de la pointe de Toman. La pointe transperçait le cercle, sans doute parce que c’était une assez bonne représentation du désir de liberté qu’il éprouvait.

Rand eut envie de rire nerveusement. Jouer leur vie sur des éléments si insignifiants !

— Approchez ! ordonna Verin aux autres voyageurs en puissance. Ce sera plus facile si vous êtes à côté de nous. Bien, à présent, il est temps de commencer.

Verin écarta sa cape et posa les mains bien à plat sur la colonne. Mais Rand vit qu’elle le regardait du coin de l’œil. Il entendit des soldats se racler la gorge, Uno injurier un homme qui refusait d’approcher et Mat lancer une plaisanterie douteuse qui ne fit rire personne.

Alors que Loial laissait échapper un petit cri, Rand invoqua le vide.

Tout se passa très facilement. La flamme de la bougie imaginaire consuma sa peur et ses autres sentiments, puis elle se volatilisa, cédant la place au cocon et à la lueur maladive du saidin.

À la fois séduit et révulsé, Rand appela à lui la force souillée et la laissa l’envahir comme une marée tumultueuse. Alors qu’il était immobile telle une statue, il se sentit vivant et libre comme jamais.

Le symbole apparut devant son œil mental. Un cercle percé d’une flèche. Rand laissa le Pouvoir de l’Unique se déverser dans cette énigmatique représentation.

L’image scintilla et ondula.

— Ça commence…, dit Verin. Mais quelque chose…

LE MONDE FLAMBOYA…


La porte explosa, les pièces métalliques du verrou venant s’écraser sur le sol.

Une silhouette se découpa sur le seuil de la maison. Un géant vêtu d’une cotte de mailles qui lui tombait jusqu’aux genoux, des piques hérissant ses épaules, ses poignets et ses coudes. Soudain, Rand vit les étranges cornes de bélier qui surplombaient la tête de l’intrus, touchant presque le cadre de la porte. Là où auraient dû se trouver un nez et une bouche, un museau poilu s’ouvrait sur des crocs acérés.

— File d’ici, mon garçon ! cria Tam. Et cache-toi dans les bois.

Il frappa le monstre avec son épée, le blessant sûrement à mort. Mais le Trolloc s’agrippa à lui, l’entraînant dans sa chute.

D’autres créatures de cauchemar entrèrent, leur visage humain affublé d’un museau ou d’un bec exprimant une haine sans bornes. Alors que Tam tentait de se redresser, tous le frappèrent avec leur bizarre épée incurvée.

— Papa ! cria Rand.

Dégainant son couteau de chasse, il bondit par-dessus la table pour voler au secours de son père et hurla de douleur quand la première lame lui transperça la poitrine.

Alors que des bulles de sang se formaient dans sa bouche, une voix murmura dans sa tête :

J’ai encore gagné, Lews Therin.

LE MONDE FLAMBOYA…


Alors qu’il luttait pour maintenir l’image du symbole, Rand entendit très vaguement la voix de Verin :

— … n’est pas…

LE MONDE FLAMBOYA…


Rand connut le bonheur après avoir épousé Egwene. Même lorsqu’il pensait qu’il aurait dû y avoir quelque chose de plus dans sa vie – quelque chose de différent –, il tentait de ne pas se laisser submerger par ce qu’il appelait sa « mauvaise humeur ». Grâce aux colporteurs et aux marchands venus acheter de la laine et du tabac, des nouvelles du grand monde atteignaient régulièrement le territoire de Deux-Rivières. Des histoires d’émeutes, de guerres et de faux Dragons grouillant un peu partout dans les royaumes. Une année, personne ne vint. Celle d’après, les colporteurs et les marchands rapportèrent que les guerriers des armées d’Artur Aile-de-Faucon – enfin, leurs descendants, plutôt – étaient revenus. Les anciennes nations se désintégraient, et les nouveaux maîtres du monde, qui utilisaient sur le champ de bataille des Aes Sedai enchaînées, avaient rasé la Tour Blanche et Tar Valon, salant le sol où s’était dressée la cité afin que rien n’y repousse.

Aucune Aes Sedai de la tour n’avait survécu.

Pour dramatiques qu’elles soient, ces nouvelles ne changèrent pas grand-chose à Champ d’Emond. Il fallait toujours se charger des semailles, tondre les moutons et s’occuper des agneaux de l’année. Avant d’aller s’étendre sous la terre près de sa femme, Tam eut le plaisir de faire sauter sur ses genoux de merveilleux petits-enfants, et sa vieille ferme s’agrandit en même temps que la famille.

Egwene devint Sage-Dame, et beaucoup de villageois pensèrent qu’elle était encore meilleure que Nynaeve al’Meara, qu’elle était destinée à remplacer depuis des lustres. Ses compétences ne se révélèrent pas superflues. Alors que ses potions faisaient des miracles sur tout le monde, elles parvenaient de justesse à combattre les maladies qui s’attaquaient sans cesse à Rand, le menaçant d’une fin précoce. Au fil du temps, sa « mauvaise humeur » devint de la rage et il prit l’habitude de répéter que sa vie n’était pas ce qu’elle aurait dû être.

Egwene commença à avoir peur, car, lors des crises de fureur de son mari, d’étranges phénomènes se produisaient. Des orages qu’elle n’avait pas entendus dans le vent, des feux de forêt et d’autres catastrophes. Aimant son époux, elle continua de le soigner et l’empêcha de sombrer dans la folie, même si beaucoup de villageois murmuraient qu’il était dérangé et dangereux.

Quand Egwene mourut, Rand resta assis des heures devant sa tombe, sa longue barbe grisonnante imbibée de larmes. Son affection revenant à l’assaut, il perdit l’annulaire et l’auriculaire de la main droite et le majeur de la gauche. Ses oreilles commencèrent à ressembler à des plaies infectées et on murmura qu’il émanait de lui une odeur de pourri.

Son humeur devint encore plus sombre.

Pourtant, lorsque arrivèrent les terribles nouvelles, tous ses concitoyens acceptèrent qu’il parte en guerre à leurs côtés. Des Trollocs, des Blafards et des abominations innommables étaient sortis de la Flétrissure. Malgré toute leur puissance, les nouveaux maîtres du monde, submergés, risquaient d’être impitoyablement rejetés à la mer.

Rand prit son arc – il lui restait juste assez de doigts pour s’en servir – puis boitilla en direction de la rivière Taren en compagnie d’hommes venus de tous les villages et de toutes les fermes isolées de Deux-Rivières. Alors que ses compagnons partaient au combat avec tous les arcs, toutes les haches, les piques à sanglier et les rapières qu’ils avaient pu trouver, Rand portait sur la hanche gauche une épée ornée d’un héron. Une arme découverte dans les effets personnels de Tam, après sa mort, et dont il ne savait absolument pas se servir.

Armées de tout ce qui leur était tombé sous la main, des femmes accompagnèrent leur mari. Certaines, en plaisantant à demi, avouèrent avoir l’étrange sentiment de s’être déjà comportées ainsi dans une vie antérieure.

Sur la berge nord de la Taren, les défenseurs de Deux-Rivières se retrouvèrent face à une horde de Trollocs et d’autres monstres dirigés par des Blafards et prêts à combattre jusqu’à la mort pour la gloire d’un étendard si noir qu’il semblait dévorer la lumière.

Dès qu’il vit cet étendard, Rand pensa que la folie s’emparait de nouveau de lui, car il eut le sentiment d’être né pour affronter cet obscur drapeau. Il décocha dessus toutes ses flèches, faisant mouche avec l’aide de la flamme et du vide, et ne prêta pas une once d’attention aux Trollocs qui traversaient la rivière ni aux hommes et aux femmes qui tombaient autour de lui.

Au passage, avant d’aller semer la terreur et la mort plus loin, un des monstres transperça avec son épée la poitrine du vieil homme qu’était devenu Rand. Alors qu’il gisait non loin de l’eau, regardant le ciel, qui semblait s’obscurcir à midi, le moribond entendit une voix souffler dans sa tête :

J’ai encore gagné, Lews Therin.

LE MONDE FLAMBOYA…


La flèche et le cercle se brouillèrent, devenant deux lignes ondulées parallèles. Rand lutta pour ramener l’image devant ses yeux.

— … normal…, dit la voix de Verin. Quelque chose…

Le Pouvoir se déchaîna.

LE MONDE FLAMBOYA…


Quand Egwene tomba malade et mourut, une semaine avant la date prévue pour le mariage, Tam fit tout son possible pour consoler Rand. Nynaeve essaya aussi, mais elle était trop bouleversée pour réussir. Malgré toutes ses compétences, elle n’aurait su dire de quoi était morte la jeune femme, et tant d’ignorance la minait.

Rand était resté devant la demeure d’Egwene durant son agonie. Où qu’il aille au village, lui semblait-il, il entendrait toujours les cris de sa pauvre petite fiancée. Dans ces conditions, rester était impossible.

Tam offrit à son fils une épée au héron. Sans expliquer comment un berger de Deux-Rivières pouvait être en possession d’une telle arme, il apprit à Rand les subtilités de l’escrime. Le jour du départ du jeune homme, il lui remit une lettre qui lui permettrait de se faire engager dans l’armée illianienne. Étreignant le jeune homme, il lui souffla quelques mots à l’oreille :

— Je n’ai pas eu d’autre fils, et je ne l’ai jamais regretté. Si tu peux, reviens avec une épouse, comme je l’ai fait. Mais reviens dans tous les cas !

Hélas, Rand se fit détrousser à Baerlon, perdant tout son argent et sa lettre d’introduction. Par miracle, il réussit cependant à conserver son épée. Toujours à Baerlon, il rencontra une femme nommée Min. Terrorisé par les absurdités qu’elle lui raconta – des énormités sur son passé et son avenir –, il quitta la ville à la hâte et se retrouva à Caemlyn. Remarqué pour son habileté à l’épée, il put s’enrôler dans la Garde Royale.

De temps en temps, en particulier lorsqu’il apercevait Elayne, la Fille-Héritière, le jeune homme éprouvait l’étrange sentiment que les choses n’auraient pas dû se passer ainsi dans sa vie. En d’autres termes, qu’il aurait dû avoir un destin plus glorieux.

Bien entendu, Elayne ne s’aperçut même pas de son existence. Bientôt mariée à un prince de Tear, elle ne sembla pas très heureuse. Mais comment aurait-elle pu s’intéresser à un soldat venu d’un lointain village de Deux-Rivières, un territoire si lointain, sur la frontière occidentale, qu’on aurait facilement pu oublier qu’il appartenait au royaume d’Andor ? De plus, il avait l’exécrable réputation d’être un homme sujet à d’inexplicables crises de fureur.

On murmurait qu’il était fou… En temps normal, même ses talents d’escrimeur n’auraient pas suffi à lui épargner d’être chassé de la Garde. Mais les temps n’avaient rien de normal. Partout, les faux Dragons poussaient comme la mauvaise herbe. Chaque fois qu’on en neutralisait un, deux autres apparaissaient pour reprendre le flambeau. Du coup, presque toutes les nations étaient déchirées par une guerre civile.

Dans cette atmosphère de fin du monde, l’étoile de Rand brilla de plus en plus fort, car il avait découvert la raison de sa « folie » – un secret qu’il gardait pour lui-même, bien entendu. Rand al’Thor était capable de canaliser le Pouvoir ! Et, sur un champ de bataille, il y avait toujours un moment où une petite intervention surnaturelle, pas assez spectaculaire pour être remarquée, changeait beaucoup de choses. Le Pouvoir ne répondait pas toujours « présent », il fallait le reconnaître, mais, quand c’était le cas, le résultat en valait la peine. Conscient d’être fou à lier, Rand n’en avait rien à faire. Pareillement, lorsqu’il fut frappé d’une maladie dégénérative, cela ne le perturba pas le moins du monde. À vrai dire, ça ne déconcerta personne, parce qu’on venait d’apprendre que les armées d’Artur Aile-de-Faucon, enfin de retour, réclamaient ce qui leur était dû, à savoir l’ancien empire du souverain.

Lorsque la Garde traversa les montagnes de la Brume, Rand dirigeait un millier d’hommes. À aucun moment il ne pensa à faire un détour pour aller revoir Deux-Rivières, car il ne pensait presque plus à son territoire natal. Lorsque les vestiges de la Garde retraversèrent les montagnes, il en prit le commandement et, au milieu d’une foule de réfugiés, battit en retraite sur toute la longueur du royaume d’Andor. De retour à Caemlyn, il découvrit qu’une partie des habitants avaient pris la fuite. En toute logique, l’armée aurait dû faire de même, mais Elayne, désormais couronnée, refusait catégoriquement d’abandonner sa capitale. Conscient qu’une reine n’accorderait jamais l’ombre d’un regard à un homme ravagé par la maladie, Rand ne put pourtant pas se résigner à la laisser. Alors que l’exode continuait, ses hommes et lui se préparèrent à défendre la souveraine jusqu’à leur dernier souffle.

Durant la bataille de Caemlyn, le Pouvoir répondit à l’appel de Rand. Alors qu’il bombardait les envahisseurs d’éclairs et de flammes, faisant s’ouvrir le sol sous leurs pieds, il eut de nouveau l’étrange sentiment d’être né pour un autre destin que celui-là. Car, malgré tous ses efforts, l’ennemi était trop puissant, d’autant plus qu’il disposait lui aussi de l’aide du Pouvoir.

Un éclair finit par frapper Rand, qui bascula du mur du palais et tomba dans le vide, brûlé de l’intérieur et ensanglanté. Alors qu’il exhalait le dernier soupir, il entendit une voix murmurer dans sa tête :

J’ai encore gagné, Lews Therin.

LE MONDE FLAMBOYA…


Rand luttait pour aider le vide à repousser les assauts furieux du monde qui flamboyait, menaçant de le consumer en un éclair. Des milliers de symboles tourbillonnaient devant ses yeux tandis qu’il tentait de ne pas perdre de vue le seul qui fût vraiment important.

— … ne va pas ! cria Verin.

Le Pouvoir envahissait tout.

LE MONDE FLAMBOYA… FLAMBOYA… FLAMBOYA… FLAMBOYA…


Rand fut soldat, berger, mendiant et roi. Il connut aussi l’existence d’un paysan, d’un trouvère, d’un marin et d’un charpentier. Il naquit, vécut et mourut dans la peau d’un Aiel. Il quitta ce monde fou à lier, pourri de l’intérieur, rongé par la maladie, fauché par un accident ou lentement détruit par l’âge. Il fut exécuté, et la foule se réjouit de son calvaire. Il affirma être le Dragon Réincarné et son étendard battit au vent à la tête d’une armée. Il résolut de fuir le Pouvoir et se cacha. Il vécut et mourut sans jamais rien savoir sur lui-même. Il contint la folie et la maladie pendant des années. Il succomba en quelques mois. Certaines fois, Moiraine vint à Champ d’Emond et l’entraîna loin du territoire, parfois seul et parfois avec ceux de ses amis qui n’étaient pas morts durant la Nuit de l’Hiver. Mais il arriva aussi que Moiraine ne se montre pas.

D’autres Aes Sedai vinrent à l’occasion le chercher – y compris des membres de l’Ajah Rouge. Egwene l’épousa. Le visage de marbre, l’étole de la Chaire d’Amyrlin sur les épaules, Egwene dirigea en personne les Aes Sedai qui l’apaisèrent.

Des larmes dans les yeux, Egwene lui plongea une dague dans le cœur et il mourut en la remerciant.

Il aima et épousa d’autres femmes. Elayne, Min et la fille aux cheveux blonds d’un fermier qu’il avait rencontrée sur la route de Caemlyn. Il connut aussi l’amour avec des femmes qu’il n’avait jamais vues avant d’être précipité dans cette multitude de vies.

Une centaine d’existences. Plus, peut-être. Au point qu’il ne parvenait plus à les compter. Et à la fin de chacune, alors qu’il agonisait, poussant le dernier soupir, une voix murmurait dans sa tête :

J’ai encore gagné, Lews Therin.

ET LE MONDE FLAMBOYAIT… FLAMBOYAIT, FLAMBOYAIT, FLAMBOYAIT, FLAMBOYAIT, FLAMBOYAIT, FLAMBOYAIT, FLAMBOYAIT, FLAMBOYAIT…


Le vide disparut, le contact avec le saidin fut rompu et Rand s’écroula, l’impact contre le sol assez rude pour lui couper le souffle – s’il n’avait pas été à demi engourdi, en tout cas. Sous sa joue, il sentit une surface rugueuse et froide qui devait être de la pierre.

Il aperçut Verin, qui luttait pour se relever et réussit à se mettre à quatre pattes. Entendant quelqu’un vomir, il leva la tête et vit qu’Uno, agenouillé, se nettoyait la bouche d’un revers de la main. Tous les bipèdes étaient tombés et les chevaux, pétrifiés de terreur, roulaient des yeux ronds comme des soucoupes. À demi relevé, Ingtar avait dégainé son épée, la serrant si fort que la lame tremblait tandis qu’il fixait le vide, l’air absent. Assis là où il était tombé, Loial semblait avoir oublié jusqu’à son nom. Mat était roulé en boule, un bras enroulé autour de la tête, et Perrin avait enfoncé les doigts dans ses yeux, comme s’il voulait en arracher les horreurs qu’il avait vues – ou peut-être même se débarrasser des globes oculaires sur lesquels elles s’étaient imprimées.

Les soldats n’étaient pas en meilleur état. Masema pleurait comme un gamin et Hurin regardait autour de lui, à la recherche d’un endroit où se cacher, eût-on dit.

— Que… ? commença Rand.

Il dut s’interrompre pour déglutir. Il gisait sur une pierre dévastée par les intempéries et plus qu’aux trois quarts enfouie sous la terre.

— Qu’est-il arrivé ?

— Une surcharge de Pouvoir, répondit Verin en se relevant. (Les jambes mal assurées, elle resserra frileusement sur son torse les pans de sa cape.) Nous étions comme poussés par un vent fou furieux jailli de nulle part. Rand, tu dois apprendre à contrôler le Pouvoir. Un tel déchaînement risque de te réduire en cendres, un de ces jours…

— Verin, j’ai… j’ai vécu… j’étais…

Rand comprit enfin qu’il reposait sur une Pierre-Portail enterrée. Comme si son contact le brûlait, il se releva d’un bond.

— Verin, j’ai vécu et je suis mort un nombre incalculable de fois. Chaque existence était différente, mais il s’agissait bien de moi. Oui, de moi !

— Les Lignes qui relient les Mondes qui Pourraient Être, tracées par ceux qui connaissent les Nombres du Chaos…, murmura Verin, parlant toute seule. Je n’ai jamais entendu mentionner cette possibilité, mais pourquoi ne serions-nous pas nés dans chacun de ces mondes pour y mener une vie différente ? Puisque les événements n’y sont pas identiques, pourquoi nos existences ne divergeraient-elles pas elles aussi ?

— C’est ce qui m’est arrivé ? Je… ou plutôt nous avons découvert nos vies potentielles ?

J’ai encore gagné, Lews Therin.

Non, je suis Rand al’Thor !

Verin s’ébroua pour s’éclaircir les idées et chercha le regard du jeune homme.

— Tu t’étonnes que ta vie puisse être différente si tu fais d’autres choix, ou si des événements divergents se produisent ? Je n’y avais jamais réfléchi, mais… Bon, l’important est d’être ici. Même si c’est loin de correspondre à nos attentes.

— Où sommes-nous ? demanda Rand.

La forêt du Sanctuaire Tsofu avait disparu, remplacée par une plaine vallonnée. Une forêt se dressait cependant non loin de là, à l’ouest, et on apercevait aussi des collines. Quand les voyageurs s’étaient réunis autour de la Pierre-Portail, le soleil brillait très haut dans le ciel. À présent, il sombrait à toute vitesse vers l’horizon occidental.

Rand nota que les rares arbres étaient tout déplumés ou arboraient un feuillage mordoré. La brise qui soufflait de l’est, plutôt mordante, soulevait des colonnes de feuilles mortes.

— C’est la pointe de Toman, dit Verin. Je reconnais la Pierre-Portail. Rand, tu n’aurais pas dû tenter de nous y amener directement. J’ignore ce qui est arrivé, et je doute de le savoir un jour, mais à voir les arbres on devine que nous sommes à la fin de l’automne. Rand, nous n’avons pas gagné de temps. Bien au contraire ! Quatre mois, voilà ce qu’il nous a fallu pour arriver ici.

— Mais je…

— Tu vas devoir te laisser guider par moi… Je ne peux pas te former mais, avec un peu de chance, je t’empêcherai de te tuer – et de nous emporter avec toi – à cause de ton manque de contrôle. Et, même si tu ne te suicides pas, si le Dragon Réincarné se consume comme une bougie, qui affrontera le Ténébreux ?

L’Aes Sedai n’attendit pas les protestations rituelles de Rand. Afin de les éviter, elle alla se camper devant Ingtar.

L’officier sursauta quand elle lui tapota le bras.

— Je marche dans la Lumière ! s’écria-t-il, les yeux exorbités. Je retrouverai le Cor de Valère afin d’anéantir le pouvoir de Shayol Ghul. J’en fais le serment.

— Oui, oui…, fit Verin d’un ton apaisant.

Elle prit entre ses mains le visage d’Ingtar. Sursautant, il s’arracha au cauchemar dans lequel il dérivait. Mais dont les souvenirs le hanteraient longtemps, devina Rand.

— Voilà, ce sera suffisant pour toi… Je vais voir ce que je peux faire pour les autres. Nous retrouverons peut-être le Cor, mais notre chemin est semé de plus en plus d’obstacles…

Alors que l’Aes Sedai faisait le tour des hommes, s’arrêtant devant chacun, Rand alla rejoindre ses amis. Quand il voulut l’aider à se relever, Mat se débattit, puis le saisit par les pans de sa veste.

— Rand, je ne parlerai jamais à personne de… Je ne te trahirai jamais, tu m’entends ? Il faut que tu me croies !

Le pauvre Mat semblait plus mal en point que jamais. Mais c’était surtout l’effet de la peur – avec un peu de chance, en tout cas.

— Je te crois…, souffla Rand.

Quelles existences avait vécues Mat, et qu’avait-il fait d’impardonnable ?

Il a dû me trahir, sinon ça ne l’obséderait pas ainsi…

Rien qui fût à retenir contre Mat, cependant. En quoi était-il responsable des actes d’autres versions de lui-même ? De plus, après certaines variantes de sa propre personne qu’il avait découvertes, Rand était mal placé pour juger.

— Je te crois, Mat. Et toi, Perrin, ça va ?

L’apprenti forgeron écarta enfin les mains de son visage. Rand vit des écorchures là où ses ongles s’étaient enfoncés dans sa peau.

— Nous n’avons pas tant de choix que ça, n’est-ce pas ? Quoi qu’il arrive, et quoi que nous fassions, certaines constantes demeurent. Où sommes-nous, Rand ? Dans un de ces mondes dont vous parliez, Hurin et toi ?

— Non… C’est la pointe de Toman, dans notre monde. D’après Verin, en tout cas. Et nous sommes en automne.

Mat sursauta.

— Comment est-ce… ? Non, je ne veux rien savoir. Mais comment trouver Fain et la dague, à présent ? Le colporteur peut être n’importe où…

— Il est là, assura Rand.

Il espéra ne pas se tromper. En quatre mois, Fain avait eu le temps d’embarquer vers toute destination de son choix. Ou de chevaucher jusqu’à Champ d’Emond… Ou Tar Valon.

Lumière, fais qu’il ne se soit pas fatigué d’attendre ! S’il a fait du mal à Egwene, ou à un de mes amis, au pays, je… Lumière, j’ai tout fait pour arriver à temps !

— Les villes de la pointe de Toman sont toutes à l’ouest d’ici, dit Verin.

Tous les voyageurs s’étaient relevés, à part Rand et ses amis. L’Aes Sedai approcha de Mat et lui imposa les mains tout en reprenant la parole :

— Peu de villages sont assez grands pour mériter ce nom mais, si nous voulons retrouver les Suppôts, c’est par là qu’il faut commencer. Et je propose que nous profitions des quelques heures de lumière qui nous restent…

Quand Mat se fut relevé, l’air un peu requinqué, Verin s’occupa de Perrin. Puis elle tendit les mains vers Rand, mais il bondit en arrière.

— Ne sois pas stupide…

— Je ne veux pas de votre aide. Ni de celle d’une autre Aes Sedai.

— Si c’est ce que tu désires…

Montant en selle, les cavaliers s’éloignèrent en direction de l’ouest. Malgré la fatigue, aucun n’avait protesté contre ce départ précipité, et Rand moins encore que les autres.

Lumière, aide-moi à arriver à temps !

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