Alors que Juin les guidait dans la ville, Rand vit que Loial cédait de plus en plus à la nervosité. Le dos et les oreilles très raides, il écarquillait les yeux chaque fois qu’un de ses congénères le regardait – surtout s’il s’agissait d’une femme ou d’une jeune fille. Toutes ces dames ou presque lui manifestant de l’intérêt, il faisait penser à un condamné en chemin pour la potence…
Juin désigna le grand escalier qui s’enfonçait dans un tertre herbeux bien plus gros que tous les autres. En fait, c’était pratiquement une colline qui se dressait au pied d’un des Grands Arbres.
— Pourquoi n’attendrais-tu pas dehors, Loial ? proposa Rand.
— Les Anciens…, commença Juin.
— Veulent sans doute voir les humains et personne d’autre, acheva Rand à sa place.
— Alors, qu’ils laissent notre ami tranquille, renchérit Mat.
Loial acquiesça vigoureusement.
— Oui, oui… Je pense que…
Une horde de femmes le regardaient, les grands-mères aux cheveux blancs semblant aussi fascinées que leurs petites-filles de l’âge d’Erith. Sans le quitter du regard, certaines de ces dames conversaient entre elles avec une agitation de mauvais augure.
Loial hésita, mais un nouveau coup d’œil à la lourde porte, au pied des marches, raffermit sa détermination.
— Oui, je vais m’asseoir dans un coin et lire un peu. Ah ! lire en plein air, quel plaisir !
Il sortit de sa poche un livre qui parut minuscule entre ses battoirs, s’assit sur le tertre, à côté des marches, ouvrit l’ouvrage et se concentra dessus.
— Bien, dit-il, je vais rester ici et lire jusqu’à votre retour.
Ses oreilles s’agitèrent, comme s’il sentait peser sur sa nuque tous ces regards féminins.
Juin secoua la tête, haussa les épaules et désigna de nouveau l’escalier.
— Si vous voulez bien avancer… Les Anciens attendent.
La grande salle sans fenêtres où entrèrent Rand et ses compagnons était dimensionnée pour les Ogiers. Avec son plafond d’une hauteur vertigineuse, elle n’aurait pas déparé dans un palais – sur le plan de la taille, en tout cas, le reste étant d’une rare sobriété.
En face de la porte, sept Ogiers siégeaient sur une estrade collée au mur du fond. Bien que cette vision fît tout de suite paraître la salle plus petite, Rand garda l’impression d’être dans une immense caverne. Si les dalles du sol, lisses mais de forme irrégulière, ne collaient pas très bien avec cette hypothèse, les murs gris de pierre brute auraient effectivement pu être ceux d’une falaise – ou les entrailles d’une montagne. Et, au plafond, les énormes poutres à peine dégrossies auraient pu aisément passer pour les racines d’un arbre géant.
À part le fauteuil à haut dossier où était assise Verin, face à l’estrade, les seuls meubles étaient les sièges sculptés – des motifs de lierre – des Anciens. Une Ogier trônait au milieu du groupe, son fauteuil plus haut que les autres indiquant une plus grande autorité. À sa gauche siégeaient trois hommes à la barbe démesurément longue et, à sa droite, trois femmes vêtues comme elle d’une robe entièrement couverte de broderies. La chevelure blanche comme neige – ainsi que les poils des oreilles et, pour les hommes, la barbe –, les sept chefs du Sanctuaire Tsofu étaient l’incarnation même de la dignité et du savoir.
Hurin les regarda sans dissimuler son respect émerveillé. Rand lui-même en resta bouche bée. Verin, elle, était très loin d’avoir dans le regard l’antique sagesse qui se lisait dans les yeux de ces Ogiers. Morgase en personne aurait envié leur sereine autorité, et Moiraine, pourtant un modèle en la matière, n’aurait pu rivaliser avec leur calme assurance. Alors que ses compagnons avaient du mal à reprendre leurs esprits, Ingtar fut le premier à s’incliner avec une révérence que Rand ne lui avait jamais vue.
— Je suis Alar, dit l’Ancienne assise sur le siège le plus haut, lorsque les humains eurent pris place à droite et à gauche de Verin. La Doyenne des Anciens du Sanctuaire Tsofu… Verin vient de nous dire que vous auriez besoin de voyager sur les Chemins. Retrouver le Cor de Valère dérobé par des Suppôts des Ténèbres est en effet une urgence. Mais voici cent ans que nous n’avons plus autorisé quiconque à franchir notre Portail. Et il en va de même pour les Anciens de tous les Sanctuaires…
— Je dois trouver le Cor ! s’écria Ingtar. Il le faut… Si vous nous interdisez d’utiliser le Portail…
Il se tut, car Verin le foudroya du regard, mais son expression ne laissa pas de doute sur ses sentiments.
— Ne sois pas si impulsif, guerrier du Shienar, dit Alar avec un sourire indulgent. Les humains ne prennent jamais le temps de réfléchir. Pourtant, seules les décisions mûrement pesées ont un sens. (Le sourire s’effaça, mais le ton de la Doyenne resta doux et calme.) Pour affronter les Chemins, il ne suffit pas de brandir une épée, comme face à des Aiels ou à une horde de Trollocs. Vous ne risquerez pas seulement la folie ou la mort, mais aussi la perte irréversible de votre âme.
— Nous connaissons Massin Shin, dit Rand.
Mat et Perrin acquiescèrent. Aucun des trois jeunes gens ne put faire mine d’avoir envie de répéter l’expérience.
— S’il le faut, dit Ingtar, je suivrai le Cor jusque dans les entrailles du mont Shayol Ghul.
Hurin hocha la tête pour souscrire à cette déclaration d’intention.
— Qu’on fasse venir Trayal, ordonna Alar.
Jusque-là debout dans l’entrée, Juin hocha imperceptiblement la tête et se retira.
— Entendre ce qui risque de vous arriver ne suffit pas. En revanche, le voir, et le sentir jusqu’au plus profond de vous-même…
Un lourd silence pesa sur la salle jusqu’au retour de Juin. La tension augmenta encore lorsque les deux femmes qui le suivaient entrèrent dans la salle avec l’Ogier d’âge moyen (comme en témoignait sa barbe noire) qu’elles tenaient chacune par un bras comme si ses jambes n’étaient plus assez solides pour le porter. Le visage dénué d’expression, les yeux vides comme s’ils n’étaient plus capables de se focaliser sur quelque chose, Trayal avait aux coins de la bouche un filet de bave que ses accompagnatrices tamponnaient régulièrement avec un mouchoir.
Elles durent le tirer en arrière pour qu’il s’immobilise. Quand ce fut fait, il resta planté là, l’air aussi indifférent que lorsqu’il marchait.
— Trayal est l’un des derniers Ogiers à s’être aventurés sur les Chemins, dit Alar. Voilà dans quel état il en est sorti. Verin, veux-tu bien le toucher ?
Non sans hésiter, l’Aes Sedai se leva et approcha de Trayal. Hébété, il ne broncha pas quand elle lui posa une main sur la poitrine. Comme si ce contact la brûlait, Verin retira sa main et se tourna de nouveau vers les Anciens.
— Il est… vide. Ce corps vit, mais il n’y a plus rien à l’intérieur. Plus rien du tout !
Les sept sages acquiescèrent tristement.
— Plus rien du tout, oui…, répéta une des femmes assises à la droite de la doyenne. (Dans son regard, Rand lut toute la souffrance que celui de Trayal ne pouvait plus exprimer.) Plus d’esprit… Plus d’âme… De Trayal, il ne reste qu’une coquille vide.
— C’était un très bon Chanteur…, soupira un des hommes.
Sur un geste d’Alar, les deux femmes firent faire demi-tour à Trayal et le guidèrent vers la sortie.
— Nous connaissons les risques, dit Verin. Mais, si dangereux que ce soit, nous devons suivre le Cor de Valère.
La Doyenne hocha tristement la tête.
— Le Cor, oui… Mais quelle est la pire nouvelle ? Apprendre que des Suppôts l’ont volé, ou savoir qu’il a été retrouvé ?
Alar regarda les hommes et les femmes qui la flanquaient. Tous acquiescèrent presque imperceptiblement, un des Anciens prenant d’abord la précaution de tirer pensivement sur sa barbe.
— Très bien… Verin m’a dit que le temps presse. Je vous conduirai moi-même jusqu’au Portail.
Rand fut à la fois soulagé et terrorisé. Mais il n’avait pas encore tout entendu.
— Vous avez avec vous un jeune Ogier – Loial, fils d’Arent fils de Halan, du Sanctuaire Shangtai. Il est très loin de chez lui…
— Nous avons besoin de lui, dit Rand.
Il hésita un peu face aux regards désapprobateurs des Anciens et de Verin, mais il était trop tard pour reculer.
— Nous voulons qu’il vienne avec nous, et c’est ce qu’il désire aussi.
— Loial est un ami, dit Perrin.
— Oui, renchérit Mat. Un type sûr qui ne traîne dans les jambes de personne et répond « présent » quand on a besoin de lui !
Les deux jeunes gens parurent très gênés d’être soudain sous le feu des regards de sept Anciens, mais ils tinrent courageusement leur position.
— Quelle raison interdirait qu’il nous accompagne ? demanda Ingtar. Comme l’a dit Mat, c’est un solide gaillard. Je ne vois pas très bien pourquoi nous aurions besoin de lui, mais s’il veut venir…
— Sa présence est indispensable, intervint Verin. Peu de gens connaissent les Chemins, de nos jours. Lui, il sait déchiffrer les inscriptions…
Alar dévisagea les humains, puis son regard s’attarda sur Rand. Cette Ogier semblait savoir tant de choses ! Tous les Anciens donnaient cette impression mais, avec elle, c’était saisissant.
— Verin affirme que tu es ta’veren, dit Alar à Rand, et je sens en toi que c’est vrai. Cela prouve que tu l’es vraiment, car le don de percevoir de telles choses n’a jamais été très fort chez nous… As-tu entraîné Loial, fils d’Arent fils de Halan dans le Lacis que la Roue tisse autour de toi ? Ce que nous appelons ta’maral’ailen ?
— Je… Je veux simplement retrouver le Cor, fit Rand.
Il n’en dit pas plus, laissant la dague dans l’ombre. Alar n’y avait pas fait allusion, et il ignorait si Verin en avait parlé ou non.
— Doyenne, Loial est mon ami.
— Ton ami… Selon vos critères, il est très jeune… Toi aussi, mais tu es ta’veren. Tu veilleras sur lui et, lorsque la Roue aura tissé ce qu’elle entend tisser, tu feras en sorte qu’il retourne sain et sauf chez lui.
— Je le ferai, affirma Rand avec le sentiment de prêter un serment qui le lierait jusqu’à son dernier souffle.
— Dans ce cas, suivez-moi tous jusqu’au Portail.
Loial se leva d’un bond dès qu’il vit Verin et Alar, ses amis sur leurs talons. Alors qu’Ingtar chargeait Hurin d’aller chercher Uno et les autres soldats, le jeune Ogier lorgna la Doyenne d’un air soupçonneux. Toutes les femmes qui le regardaient étaient parties, mais il ne semblait pas vraiment rassuré.
— Les Anciens ont-ils dit quelque chose à mon sujet ? demanda-t-il dès que Rand, Mat et Perrin passèrent devant lui.
Alar demanda à Juin de faire amener les montures. Puis elle s’éloigna avec Verin, inclinant la tête pour pouvoir lui parler à l’oreille.
— Elle a dit à Rand de veiller sur toi, annonça Mat d’un ton très grave. Pour que le bébé puisse un jour rentrer chez lui. Moi, je ne vois pas pourquoi tu ne restes pas ici, histoire de prendre femme.
— Elle t’autorise à nous accompagner, dit Rand.
Il foudroya du regard Mat, qui fit une grimace espiègle. Une réaction bizarre, venant d’une personne aux traits si tirés…
— Tu as été cueillir des fleurs ? demanda Rand quand il s’avisa que Loial serrait entre ses doigts la tige d’une magnifique rose-cœur.
— C’est un cadeau d’Erith… (Le jeune Ogier baissa les yeux sur la fleur jaune qu’il faisait tourner entre son pouce et son index.) Même si Mat n’est pas d’accord, elle est vraiment très jolie.
— Dois-je comprendre que tu n’as plus envie de nous accompagner ?
— Bien sûr que oui ! Enfin, je veux dire… Eh bien, je suis toujours de l’aventure. Erith m’a seulement donné une fleur… Une simple fleur.
Il sortit cependant de sa poche un livre dans lequel il glissa la fleur.
— Et elle a dit que je suis beau…, souffla-t-il, presque trop bas pour que ses amis l’entendent.
Comme de juste, Mat éclata de rire, se pliant en deux et s’en tenant les côtes.
— C’est elle qui le dit, pas moi…, se défendit Loial.
Perrin flanqua une tape sur le haut du crâne de son plaisantin d’ami.
— Ne t’inquiète pas, Mat est seulement jaloux parce que personne ne lui a jamais dit ça.
— C’est faux ! (Mat se redressa, l’air outré.) Marisa Ayellin me trouve beau, et elle me l’a dit plus d’une fois.
— Marisa est-elle jolie ? s’enquit Loial.
— À peu près autant qu’une chèvre, lâcha froidement Perrin.
Mat voulut protester, s’en étranglant d’indignation.
Rand ne put s’empêcher de sourire. En réalité, Marisa était presque aussi jolie qu’Egwene. Toutes ces plaisanteries lui rappelaient le bon vieux temps, comme s’il était de retour à la maison. À l’époque où rien ne semblait plus important que taquiner les amis et finir sur une formidable crise de fou rire.
Alors que le petit groupe traversait la ville, des Ogiers s’inclinèrent devant la Doyenne et regardèrent les invités humains avec un grand intérêt. L’expression d’Alar dissuada cependant les passants de parler aux visiteurs…
La disparition des tertres indiqua à Rand qu’ils étaient sortis de la cité. À part ça, rien n’avait changé. Des Ogiers allaient et venaient pendant que d’autres soignaient les arbres, utilisant la résine, la scie ou la hache selon le genre d’intervention qui s’imposait. Rand fut frappé de la tendresse avec laquelle ces gens traitaient les végétaux.
Juin rejoignit le groupe – avec les montures, comme prévu – et Hurin revint en compagnie d’Uno, des soldats et des chevaux de bât.
— C’est par là…, dit soudain Alar.
Aussitôt, tout le monde se tut.
Rand ne dissimula pas son étonnement. En principe, le Portail devait être à l’extérieur du Sanctuaire. Les Chemins étant à l’origine une création du Pouvoir de l’Unique, comment aurait-il pu en être autrement ? Pourtant, rien n’indiquait que la petite colonne était sortie du Sanctuaire.
Rien, vraiment ? Surpris, Rand constata qu’il n’éprouvait plus la sensation de deuil. Donc, le saidin devait de nouveau être tapi en lui, attendant son heure.
Alar dépassa un grand chêne puis entra dans une clairière où se dressait un impressionnant monolithe. Le Portail, avec ses sculptures habituelles. Autour du bloc de pierre, les Ogiers avaient érigé une sorte de muret qui évoquait un cercle de racines, comme s’ils avaient voulu dire que le Portail avait poussé à cet endroit.
Rand se sentit très mal à l’aise… Longtemps incapable de définir ce qu’il éprouvait, il comprit enfin. Ces fausses racines rappelaient celles des ronces sauvages, des orties et du sumac vénéneux. En d’autres termes, pas le genre de végétaux sur lesquels on avait envie de trébucher.
La Doyenne s’arrêta à quelques pas du muret.
— Ce cercle protecteur a pour mission de mettre en garde quiconque s’aventure jusqu’ici. Peu d’entre nous le font et, pour ma part, je ne traverserai pas cette barrière symbolique. Bien entendu, je vous autorise à le faire.
Resté à bonne distance du Portail, Juin s’essuyait nerveusement les mains sur le devant de sa veste. Quitte à se tordre le cou, il évitait soigneusement de regarder la pierre dressée.
— Merci, dit Verin. Si l’enjeu n’était pas si important, je ne vous aurais jamais demandé ça…
Les nerfs tendus à craquer, Rand regarda l’Aes Sedai franchir le muret et approcher du Portail.
Loial prit une grande inspiration et marmonna dans sa barbe. Nerveux, Uno et ses hommes s’agitèrent sur leur selle et s’assurèrent que leur épée coulissait bien dans son fourreau. Sur les Chemins, une lame ne leur servirait à rien, mais ils avaient besoin de se sentir prêts et déterminés.
Alors que la Doyenne elle-même trahissait sa nervosité en serrant très fort le devant de sa robe, Ingtar et Verin semblaient d’un calme imperturbable.
L’Aes Sedai s’empara de la feuille d’Avendesora. Rand se pencha en avant, pris d’un désir fou d’invoquer le vide et d’avoir le saidin « à portée de main », s’il devait en avoir besoin.
Sur le Portail, les sculptures ondulèrent comme sous la caresse d’une brise invisible. Puis les deux battants commencèrent à s’ouvrir.
Dans l’entrebâillement, Rand ne vit aucun reflet argenté, mais une surface plus noire que la nuit.
— Refermez-le ! cria-t-il. Massin Shin ! Refermez-le !
Verin sembla surprise, mais elle entreprit néanmoins de remettre à sa place la feuille à trois pointes. Dès que ce fut fait, elle recula et enjamba dans l’autre sens le muret.
Le Portail se refermait déjà. Les deux battants se rejoignirent bientôt, occultant la forme sombre du Vent Noir.
Le Portail redevint une simple pierre si bien sculptée qu’on aurait pu se méprendre sur la réalité de ses sarments de vigne et de ses feuilles.
— Massin Shin, souffla Alar, si près de l’entrée…
— Au moins, il n’a pas tenté de sortir, dit Rand.
Juin ne put retenir un cri étranglé.
— Je t’ai déjà dit que le Vent Noir est une créature des Chemins, rappela Verin. Il ne peut pas s’en séparer.
L’Aes Sedai paraissait calme. Cependant, elle se frottait nerveusement les mains sur le devant de sa robe.
Rand faillit polémiquer, mais il y renonça.
— Et pourtant, dit Verin, je m’étonne qu’il ait été là… D’abord à Cairhien, puis ici… Je me pose des questions.
L’Aes Sedai jeta à Rand un regard qui le fit tressaillir. Personne d’autre n’avait dû s’en apercevoir, mais c’était une façon d’insinuer qu’il y avait un lien entre le Vent Noir et lui.
— Je n’ai jamais entendu parler d’un tel phénomène, dit Alar. Massin Shin attendant qu’on ouvre un Portail… Il hante depuis toujours les Chemins, mais… Qui sait ? il est peut-être affamé et cherche à piéger une proie… Verin, vous ne pourrez pas utiliser ce Portail. Je ne dirais pas que ça me désole… Désormais, les Chemins appartiennent aux Ténèbres.
Rand regarda le Portail, les sourcils froncés.
Le Vent Noir me suivrait-il ?
Les questions se bousculaient dans sa tête. Fain parvenait-il à diriger Massin Shin ? Selon Verin, c’était impossible. Et pourquoi l’ancien colporteur, après l’avoir incité à le suivre, tenterait-il de l’en empêcher ? Le message restait impératif. Rand devait aller sur la pointe de Toman. Même s’il trouvait le Cor et la dague dans un buisson le lendemain, le rendez-vous tiendrait toujours.
Comme pétrifiée, Verin réfléchissait en silence. Assis sur le muret, Mat se tenait la tête à deux mains et Perrin le regardait sans dissimuler son inquiétude. Loial semblait soulagé de ne pas avoir à emprunter les Chemins – et honteux de son soulagement.
— Nous en avons terminé ici, dit soudain Ingtar. Aes Sedai, je t’ai suivie contre mon jugement, mais c’est terminé. Je vais retourner à Cairhien, où je ferai parler Barthanes coûte que coûte. Il me dira où sont allés les Suppôts.
— La pointe de Toman, souffla Rand, très las. Fain y est allé avec le Cor et la dague.
— Je suppose…, commença Perrin. Eh bien… J’imagine que nous pouvons essayer un autre Portail. Celui d’un autre Sanctuaire, je veux dire.
Loial s’empressa de répondre, comme s’il voulait faire oublier son peu glorieux soulagement.
— Le Sanctuaire Cantoine est juste au-delà de la rivière Iralell, et le Sanctuaire Taijing est un peu plus à l’est, dans la Colonne Vertébrale du Monde. Mais le Portail de Caemlyn est plus près et celui de Tar Valon encore plus.
— Le Vent Noir nous attendra quel que soit le Portail…, dit Verin comme si elle parlait toute seule.
Alar l’interrogea du regard, mais elle se contenta de marmonner pour elle-même, comme si elle se disputait avec son reflet dans une glace.
— Il nous faut une Pierre-Portail, annonça soudain Hurin.
Il regarda Alar et Verin, vit qu’aucune ne lui intimait le silence et continua :
— Dame Selene a dit que les Aes Sedai de jadis ont étudié les mondes-reflets et s’en sont inspirées pour créer les Chemins. Dans ce monde flou, il nous a fallu moins de trois jours pour parcourir cent lieues. Si nous y retournons – ou si nous allons dans un lieu similaire –, une ou deux semaines suffiront pour atteindre l’océan d’Aryth et foncer sur la pointe de Toman. C’est moins rapide que les Chemins, mais beaucoup plus qu’une chevauchée… Qu’en dites-vous, seigneur Ingtar et seigneur Rand ?
Ce fut Verin qui répondit :
— Ta suggestion n’est pas sans valeur, renifleur, mais comment trouver une Pierre-Portail ? Autant essayer de rouvrir ce Portail et de lutter contre le Vent Noir ! La Pierre-Portail la plus proche est dans le désert des Aiels, je crois… Sauf si nous retournons dans la Dague, en supposant que vous vous sentiez capables de retrouver le site…
Rand regarda Mat, qui semblait plus accablé que jamais. S’ils chevauchaient vers l’ouest, il n’atteindrait jamais la pointe de Toman.
— Je peux retrouver le site…, dit Rand, sans véritable enthousiasme.
Aussitôt, il eut honte de lui-même.
Mat risque de mourir, les Suppôts détiennent le Cor, Fain se vengera sur Champ d’Emond si tu n’honores pas le rendez-vous, et tu as peur de canaliser le Pouvoir ? Une fois pour l’aller et une pour le retour… Deux fois de plus ne te tueront pas.
Mais ce qui l’effrayait, en fait, c’était l’allégresse qui l’envahissait à l’idée de sentir de nouveau le Pouvoir couler en lui. Car cette ivresse était en elle-même un piège mortel…
— Quelque chose m’échappe, avoua Alar. Depuis l’Âge des Légendes, plus personne n’a utilisé une Pierre-Portail. Je pensais qu’il n’existait plus en ce monde quelqu’un qui sache s’y prendre…
— L’Ajah Marron ne manque pas de ressources, lâcha Verin, et je sais me servir d’une Pierre-Portail.
— Eh bien, riposta Alar, il y a au cœur de la Tour Blanche des merveilles que nous ne lui envions pas… Si tu sais utiliser une Pierre-Portail, vous n’aurez pas besoin de chevaucher jusqu’à la Dague. Parce qu’il y en a une très près d’ici.
— La Roue tisse comme elle l’entend, dit Verin, et la Trame se charge de nous fournir ce qu’il nous faut. Conduis-nous, Doyenne. Nous avons déjà perdu trop de temps !