La Roue du Temps tourne et les Âges naissent et meurent, laissant dans leur sillage des souvenirs destinés à devenir des légendes. Puis les légendes se métamorphosent en mythes qui sombrent eux-mêmes dans l’oubli longtemps avant la renaissance de l’Âge qui leur donna le jour.
Au cœur d’un Âge nommé le Troisième par certains – une ère encore à venir et depuis longtemps révolue –, un vent se mit à souffler dans les montagnes de la Damnation. Sans être le Début, car il n’y a ni commencement ni fin à la rotation de la Roue du Temps, ce vent était un début.
Prenant naissance parmi les pics noirs déchiquetés, où la mort rôdait le long des hautes passes en se défiant de créatures encore plus dangereuses qu’elle, ce vent soufflait vers le sud à travers la forêt souillée par le contact du Ténébreux et connue sous le nom de Flétrissure. L’odeur écœurante de corruption charriée par la brise se dissipait nettement avant le passage de la ligne invisible qui marquait la frontière du Shienar, un royaume où les floraisons printanières s’épanouissaient sur les branches de tous les arbres. En réalité, on aurait déjà dû être en été, mais l’hiver s’était incrusté et la nature, même si elle mettait depuis les bouchées doubles, n’avait pas encore rattrapé son retard. En l’état actuel des choses, les feuilles vert pâle et les bourgeons restaient majoritaires et les céréales, dans les champs, pointaient à peine le bout de leur nez.
L’odeur de la mort disparaissait presque complètement très longtemps avant que le vent atteigne le mur d’enceinte de Fal Dara, la cité perchée sur des collines, et vienne siffler au-dessus d’une des tours de la forteresse érigée au centre de l’agglomération. Une tour au sommet de laquelle deux hommes semblaient danser un mystérieux ballet.
La ville et la forteresse, toutes deux portant le même nom, n’étaient jamais tombées, résistant à la force brutale et à la trahison. Mais, alors qu’il sifflait comme la lanière d’un fouet, zébrant les toits, les cheminées de pierre et les tours de garde, quelle cible visait le vent venu de la désolation ?
Peut-être Rand al’Thor, présentement torse nu, qui frissonnait sous la fraîche caresse de la brise, les jointures des doigts blanches à force de serrer la longue poignée de l’épée d’entraînement qu’il maniait. Ruisselant de sueur sous les assauts du soleil, ses cheveux roux foncé empoissés de transpiration, il capta une odeur bizarre qui lui fit plisser les narines – mais sans pour autant qu’il la relie à l’image d’une tombe fraîchement ouverte qui venait d’apparaître devant son œil mental.
De toute façon, luttant pour garder l’esprit vide, il n’était pas très sensible aux odeurs et aux images. Hélas, l’homme qui exécutait le ballet en sa compagnie lui rappelait avec une lourde insistance l’existence du monde extérieur. D’un diamètre de dix bons pas, le sommet de la tour délimité par des créneaux était assez vaste pour qu’on ne s’y sente pas à l’étroit à deux. Sauf quand on s’y entraînait à l’épée avec un Champion.
Malgré son jeune âge, Rand était plus grand que la plupart des hommes. À part Lan, justement, peut-être un tout petit peu moins large d’épaules, mais beaucoup plus musclé. Une lanière de cuir tenant ses longs cheveux, le Champion exposait au vent son visage de statue – des traits qui semblaient gravés dans la pierre, effectivement, et qui restaient tout aussi lisses malgré les tempes grisonnantes du fantastique guerrier. En dépit de la chaleur et de la fatigue, Lan transpirait à peine – une fine pellicule de rosée presque invisible sur sa poitrine et ses bras. Sondant son regard, Rand tenta de deviner la feinte qu’il préparait sans doute. Les yeux toujours bien ouverts, comme s’il ne cillait pas, le Champion maniait son épée d’entraînement avec une grâce et une fluidité qui ne se démentaient jamais.
Avec sa lame de bois – plusieurs fines baguettes attachées les unes aux autres –, l’épée produisait le bruit d’une gifle chaque fois qu’elle touchait quelque chose et elle laissait sur la peau des zébrures sans gravité. Rand en avait récolté une belle brochette : trois fines lignes rouges sur les côtes et une quatrième sur une épaule. Et, pour que la punition ne soit pas encore plus sévère, il avait dû déployer tout son talent. Bien entendu, Lan n’arborait pas une seule marque.
Comme on le lui avait jadis enseigné, Rand imagina une flamme et se concentra dessus, tentant d’y projeter ses émotions et ses sentiments afin de se vider l’esprit, y compris des pensées les plus rationnelles. L’opération réussit mais, comme trop souvent ces derniers temps, le jeune berger n’obtint pas un vide parfait. La flamme demeurait, ou au minimum des vestiges de sa lumière qui venaient perturber ce qui aurait dû être le néant. Cependant, cela suffisait pour ce qu’il était en train de faire, et il parvint à s’unir parfaitement avec l’arme factice qu’il maniait, le sol de pierre lisse qu’il foulait et l’adversaire qu’il affrontait. Ne faisant plus qu’un avec l’instant, Rand parvint à se déplacer en harmonie avec le Champion, imitant chacun de ses mouvements et lui rendant coup pour coup.
Le vent souffla de nouveau, le son des cloches de la ville volant sur ses ailes pour atteindre les oreilles de Rand.
Encore quelqu’un qui offre une fête au printemps, le remerciant d’être enfin venu.
La pensée parasite perturba encore un peu plus le vide, entamant la concentration du jeune berger. Comme s’il lisait dans son esprit, Lan en profita pour passer à l’attaque.
Une longue minute durant, on n’entendit plus que le bruit des lames factices qui s’entrechoquaient. Pendant la passe d’armes, Rand ne fit aucun effort pour toucher son adversaire, car il avait déjà assez de mal comme ça à se protéger. Sous une avalanche d’attaques qu’il ne parvenait jamais à anticiper, les parant au dernier moment, il fut contraint de reculer.
Impassible comme toujours, Lan poussa son avantage, l’épée d’entraînement devenant une extension vivante de son bras. Sans crier gare, il cessa soudain de frapper de taille et se fendit pour porter une attaque d’estoc. Pris de court, Rand fit un pas en arrière, conscient que ça ne serait pas suffisant pour empêcher le coup de porter.
Le vent se déchaîna au sommet de la tour, le prenant au piège. À croire que l’air, soudain solidifié, l’emprisonnait dans un cocon afin de le pousser impitoyablement en avant.
Alors que le temps semblait suspendre son vol, Rand, horrifié, regarda la lame factice qui volait vers sa poitrine. L’impact n’ayant pas lieu au ralenti, très loin de là, il eut l’impression qu’un marteau s’écrasait sur son torse. Grognant, il tenta d’amortir le choc, mais le vent continua à le pousser en avant. Les baguettes qui composaient la lame du Champion se plièrent – avec une lenteur surnaturelle, sembla-t-il à Rand – puis se brisèrent, des pointes acérées fondant vers le cœur du jeune berger. Alors qu’elles transperçaient sa peau, la douleur lui vrilla le crâne comme si la lanière d’un fouet géant venait de lui écorcher la poitrine. On eût dit que le soleil, brusquement devenu une fournaise, entendait le faire frire comme une tranche de lard dans une poêle.
Avec un cri de terreur, il se jeta en arrière, percuta les créneaux et s’écroula. D’une main tremblante, il se palpa la poitrine, puis leva devant ses yeux gris écarquillés des doigts rouges de sang.
— C’était quoi, cette manœuvre idiote, berger ? demanda Lan. Tu devrais être un peu plus malin que ça, sauf si tu as oublié tout ce que j’ai essayé de t’apprendre. Tes blessures sont graves ? Je…
Le Champion s’interrompit, troublé par le regard que Rand leva sur lui.
— Le vent… Le vent m’a poussé… Il était solide comme un mur.
Lan n’émit aucun commentaire. Tendant une main au jeune homme, il l’aida à se relever. Puis il marmonna enfin :
— Si près de la Flétrissure, des choses bizarres peuvent se produire…
Des propos neutres, mais qui ne parvenaient pas à dissimuler un certain trouble. En soi, il y avait déjà de quoi s’inquiéter. Légendaires guerriers au service des Aes Sedai, les Champions étaient connus pour occulter leurs émotions. Dans le genre, Lan était une sorte de parangon de neutralité. Visiblement soucieux, il jeta au loin son épée d’entraînement et s’appuya au mur contre lequel les deux hommes avaient posé leurs véritables armes.
— Pas des choses pareilles…, dit Rand.
Il approcha de son compagnon et s’agenouilla, dos contre le mur. Ainsi, sa tête ne dépassait pas des créneaux, une façon assez efficace de la protéger du vent. S’il s’agissait bien d’un vent… Parce que aucune bourrasque ne lui avait jamais paru solide comme celle-là…
— Paix, Champion ! Un phénomène semblable serait hors du commun, même au cœur de la Flétrissure !
— Avec quelqu’un comme toi, rien n’est moins sûr… (Lan haussa les épaules comme si cette explication sibylline suffisait.) Quand partiras-tu enfin, berger ? Voilà un mois que tu as annoncé ton départ. Tu devrais avoir levé le camp depuis trois bonnes semaines.
Rand n’en crut pas ses oreilles.
Il se comporte comme si rien ne s’était passé !
Perplexe, il posa son arme d’entraînement, prit son épée, la posa sur ses genoux et passa les doigts sur la longue poignée enveloppée de cuir et ornée d’un héron de bronze. Un deuxième héron décorait le fourreau et un troisième était incrusté sur la lame. À ce jour, Rand s’étonnait encore de posséder une épée. Et plus encore une arme de maître escrimeur. Pour un paysan de Deux-Rivières, sa terre natale peut-être à jamais perdue, ça n’avait rien d’habituel. Comme son père, il était un berger, et…
Non, j’étais un berger, et j’ignore ce que je suis désormais.
L’épée au héron était un cadeau de son père.
Oui, mon père ! Qu’importe ce que diront les gens, je suis le fils de Tam !
Une nouvelle fois, Lan sembla avoir lu les pensées du jeune homme.
— Dans les Terres Frontalières, berger, quand un homme élève un enfant, cet enfant est le sien et personne ne peut avancer le contraire.
Rand foudroya le Champion du regard et ne fit pas écho à ses propos. C’était son affaire, et ça ne regardait strictement que lui.
— Je veux apprendre à manier cette arme. Il le faut.
Porter une épée au héron lui avait valu quelques ennuis. Par bonheur, pas mal de gens ne la remarquaient pas – ou ignoraient ce que signifiait le héron – mais une telle arme battant la hanche d’un garçon à peine sorti de l’adolescence attirait immanquablement l’attention d’une kyrielle d’individus douteux.
— Quand il était impossible de m’enfuir, j’y suis allé à l’esbroufe et, jusque-là, j’ai eu de la chance. Mais qu’arrivera-t-il le jour où ça ne fonctionnera pas ?
— Tu peux vendre l’épée, suggéra Lan. Elle est encore plus précieuse que la plupart des lames au héron… Tu en tirerais un très bon prix.
— Pas question !
Cette idée avait plus d’une fois traversé l’esprit de Rand. Il l’avait toujours rejetée, et sa réaction était plus violente encore lorsqu’elle venait de quelqu’un d’autre.
Tant que je garderai l’épée, j’aurai le droit de considérer Tam comme mon père. Il me l’a donnée, et c’est une façon d’affirmer notre lien…
— Je croyais que les épées au héron étaient rares et précieuses.
— Tam ne t’a rien dit ? Pourtant, il doit sûrement savoir… Mais il n’y croit peut-être pas. Il y a beaucoup de sceptiques…
Lan s’empara de sa propre épée – la jumelle de celle de Rand, n’était l’absence de hérons – et la dégaina. La lame à un seul tranchant légèrement incurvée scintilla au soleil comme si elle était en argent.
C’était l’arme des rois du Malkier. Même s’il n’aimait pas en parler – et n’appréciait guère que d’autres y fassent allusion –, Lan Mandragoran était le Seigneur des Sept Tours et des Lacs, autrement dit le souverain sans couronne du Malkier. À présent, les Sept Tours étaient en ruine et les Mille Lacs abritaient de sinistres créatures. Alors que la Flétrissure avait envahi et détruit le Malkier, un seul de ses seigneurs arpentait encore le monde.
Selon certains, Lan s’était lié à une Aes Sedai, devenant un Champion, afin de pouvoir mourir dans la Flétrissure – un moyen imparable de rejoindre le reste de sa lignée. Si Rand l’avait bel et bien vu risquer sa peau sans sourciller, la sécurité et la vie de Moiraine, son Aes Sedai, comptaient plus que tout à ses yeux. Tant que Moiraine serait de ce monde, il semblait douteux que son Champion aille jusqu’au suicide.
Faisant tourner l’épée du Malkier dans sa main, Lan reprit la parole :
— Lors de la guerre des Ténèbres, le Pouvoir de l’Unique fut utilisé comme une arme, et il contribua à en fabriquer. Certaines pouvaient détruire une ville entière ou dévaster toute une région parce qu’elles se servaient du Pouvoir. Ces engins de destruction n’ont pas survécu à la Dislocation du Monde, et plus personne ne sait comment les fabriquer. Mais il existait des armes plus simples, pour ceux qui devaient affronter les Myrddraals et les autres ignobles créatures des Seigneurs de la Terreur. Des lames, mais pas vraiment comme les autres…
» En recourant au Pouvoir de l’Unique, les Aes Sedai se chargèrent d’extraire de la terre les métaux requis, de les faire fondre, de les modeler et de les forger. Ainsi naquirent des épées et d’autres armes exclusivement fabriquées avec le Pouvoir. Parmi celles qui résistèrent à la Dislocation du Monde, un grand nombre furent détruites par des hommes qui haïssaient les Aes Sedai et toutes leurs créations. D’autres disparurent tout simplement au fil du temps. De nos jours, il en reste très peu, et seuls quelques initiés connaissent leur véritable nature. On en parle encore dans les légendes – de fantastiques récits sur des armes qui semblent dotées d’un pouvoir bien à elles. Tu as entendu les contes du trouvère, n’est-ce pas ? Eh bien, ces exagérations sont inutiles, car la réalité se suffit à elle-même. Ces lames ne se brisent pas, elles ne se fissurent même pas et elles ne perdent jamais leur tranchant. J’ai vu des hommes les affûter – faire semblant, plutôt – mais uniquement parce qu’ils refusaient de croire que le fil d’une épée pouvait ne jamais s’émousser. Pour tout résultat, ces types usaient très vite leur pierre à aiguiser.
» Les Aes Sedai ont fabriqué ces armes, et il n’y en aura jamais de nouvelles. Quand tout fut terminé, la guerre et l’Âge des Légendes se terminant en même temps, alors que le monde était en ruine, le nombre de morts sans sépulture dépassant de loin celui des vivants – une horde de fugitifs en quête de sécurité, et rien de plus –, tandis que des femmes pleuraient parce qu’elles ne reverraient plus leur mari et leurs fils, les Aes Sedai encore en vie jurèrent de ne plus jamais créer une arme destinée à ôter la vie d’un être humain. Depuis, toutes les Aes Sedai font un jour ce serment, et aucune ne s’y est jamais dérobée. Même les membres de l’Ajah Rouge, qui se soucient pourtant fort peu de ce qui arrive aux hommes.
Avec une moue presque mélancolique – si une telle expression avait figuré dans son répertoire –, le Champion rengaina l’épée du Malkier.
— Une de ces épées, celle d’un simple soldat, est devenue bien plus que cela… En même temps, les lames conçues pour les seigneurs généraux, si dures qu’aucun forgeron ne pouvait les marquer – mais pourtant gravées d’un héron –, furent vite très recherchées.
Rand lâcha l’arme posée sur ses genoux. Voyant qu’elle en tombait, il la rattrapa d’instinct avant qu’elle heurte le sol.
— Vous voulez dire que cette épée est l’œuvre des Aes Sedai ? Je pensais que vous parliez de la vôtre…
— Toutes les épées au héron ne sont pas le fruit du labeur des Aes Sedai. Très peu d’escrimeurs font montre d’assez de talent pour mériter une telle arme, mais même ainsi, il ne reste pas assez d’épées « magiques » pour que chacun d’eux en détienne une. Presque toutes ces lames viennent de la forge d’un maître artisan. Le meilleur acier qu’on puisse trouver, mais cependant forgé par la main d’un homme. En revanche, ton épée, berger, sort de l’ordinaire, et si elle pouvait parler, elle te raconterait quelque trente siècles d’histoire.
— Je ne peux pas échapper aux Aes Sedai, pas vrai ? (Rand posa l’épée devant lui, la tenant en équilibre sur la pointe du fourreau – même après les révélations de Lan, l’arme ne semblait pas différente.) L’œuvre des Aes Sedai, en permanence sur ma hanche…
Peut-être, mais c’est Tam qui me l’a donnée. Mon père m’a offert cette épée !
Mieux valait ne pas trop se demander comment un berger de Deux-Rivières était entré en possession d’une épée au héron. S’aventurer sur ce terrain glissant était trop dangereux, menaçant de le plonger dans un gouffre qu’il refusait d’explorer.
— Veux-tu vraiment partir, berger ? Et, si c’est le cas, je te pose de nouveau la question : que fiches-tu encore ici ? Tu restes à cause de l’épée ? En cinq ans, je pourrais faire de toi un vrai maître escrimeur, te rendant digne de ton arme. Tu as les poignets forts et souples, comme il convient, ton équilibre est prometteur et tu ne fais jamais deux fois la même erreur. Cela dit, je n’ai pas cinq années à te consacrer, et tu ne peux pas t’offrir le luxe d’apprendre pendant si longtemps. Tu n’as même pas un an devant toi, et tu le sais. En l’état actuel des choses, tu ne te transperceras pas le pied avec ta lame, et c’est déjà pas mal. Tu la portes avec l’assurance d’un escrimeur qui la mérite, et les jeunes coqs de village hésiteront à se frotter à toi. Mais tu as toujours donné cette impression, sans avoir besoin de mon aide. Donc, je persiste et signe : pourquoi es-tu encore ici ?
— Mat et Perrin…, marmonna Rand. Ils ne sont pas partis, et je veux rester jusqu’à leur départ. Je ne les verrai plus avant longtemps – et peut-être plus jamais, qui peut le dire ? (Il appuya sa tête contre le mur.) Par le sang et les cendres ! ils se contentent de penser que je suis fou de ne pas rentrer au bercail avec eux… Une moitié du temps, au contraire, Nynaeve me regarde comme si j’avais encore six ans – un petit garçon qui s’est écorché le genou et qu’elle va soulager. L’autre moitié, on dirait qu’elle a un inconnu sous les yeux. Quelqu’un qu’elle risque de vexer si elle le dévisage trop intensément… C’est notre Sage-Dame et, de toute façon, je doute qu’elle ait jamais eu peur de quelque chose, mais… (Il secoua la tête, accablé.) Et Egwene ! Que la Lumière me brûle ! elle sait pourquoi je dois partir mais, chaque fois que je le lui rappelle, elle me fait ses petits yeux, et j’en ai les entrailles nouées… (Il ferma les yeux, pressant contre son front la garde de l’épée, comme s’il pouvait anéantir ainsi les idées qui le torturaient.) Je voudrais… J’aimerais…
— Tu désirerais que les choses soient comme avant, berger ? Ou que la jeune fille vienne avec toi au lieu de partir pour Tar Valon ? Tu crois qu’elle renoncera à devenir une Aes Sedai pour battre la campagne à tes côtés ? Eh bien, si tu lui présentes les choses comme il faut, c’est très possible… L’amour est une source inépuisable de surprises. (Lan sembla soudain terriblement las.) Pour être franc, je ne connais rien de plus déroutant…
— Non…, souffla Rand.
Le Champion avait raison : il s’était surpris à souhaiter qu’Egwene choisisse de l’accompagner. Mais il avait su reprendre ses esprits.
— Non, répéta-t-il d’un ton plus ferme, ouvrant de nouveau les yeux. Si elle me le demandait, je refuserais qu’elle vienne avec moi.
C’était la moindre des choses, pas vrai ? Comment aurait-il pu lui faire ça ?
Mais, si elle le demandait, ce serait tellement agréable, même pendant un bref instant !
— Dès qu’elle croit que j’essaie de lui dicter son comportement, Egwene se montre têtue comme une mule. Mais je peux quand même encore lui épargner un tel destin…
Rand aurait donné cher pour que la jeune fille soit en sécurité à Champ d’Emond. Mais ça n’était plus possible depuis le jour où Moiraine avait déboulé dans le village.
— Et tant pis si elle finit par devenir une Aes Sedai !
Du coin de l’œil, Rand vit le Champion froncer les sourcils – honteux, il rougit jusqu’à la racine des cheveux.
— Et il n’y a rien d’autre ? Tu veux passer le plus de temps possible avec tes amis avant qu’ils s’en aillent ? C’est pour ça que tu traînes les pieds ? Alors que tu sais qui est à tes trousses ?
Furieux, Rand se leva d’un bond.
— D’accord, c’est Moiraine ! C’est à cause d’elle que je suis ici, et elle ne daigne pas m’adresser la parole.
— Tu es encore vivant grâce à elle, berger, rappela Lan.
Mais Rand ne l’écouta pas.
— Elle commence par me dire des choses horribles… (Par exemple que je vais devenir fou et mourir !)… puis elle ne me gratifie même plus de deux mots… Elle se comporte comme si je n’avais pas changé depuis le jour de notre rencontre, et je n’aime pas ça du tout.
— Tu voudrais qu’elle te traite comme elle le devrait, en principe ?
— Non, ce n’est pas ce que je veux dire ! Que la Lumière me brûle ! la moitié du temps je ne sais pas ce que je veux ! Je refuse une chose, j’ai peur de son contraire… Et maintenant, Moiraine est introuvable, comme si elle s’était volatilisée…
— Je t’ai dit qu’elle avait parfois besoin de solitude. Ce n’est pas à toi, ni à quiconque d’autre, de juger ses actes.
— Volatilisée sans dire où elle allait, ni quand elle reviendrait, à supposer qu’elle en ait l’intention. Pourtant, elle doit pouvoir m’aider, Lan. Je suis sûr qu’elle est en mesure de le faire. À condition qu’elle se remontre.
— Elle est revenue, berger… La nuit dernière. Mais je crains qu’elle t’ait déjà tout dit. Réjouis-toi, tu n’as plus rien à apprendre d’elle. (Le Champion sursauta comme si une idée venait de lui traverser l’esprit.) Planté sur tes pieds comme ça, tu n’apprends rien du tout ! C’est l’heure de travailler un peu ton équilibre. Commence par le Héron qui Traverse les Joncs, et finis par Écarter la Soie. N’oublie surtout pas que la Voie du Héron sert uniquement à améliorer l’équilibre d’un escrimeur. En situation de combat, ça te laisse sans défense. Si tu attends que l’adversaire agisse le premier, ça peut te permettre de riposter, mais en aucun cas d’éviter son coup.
— Moiraine doit pouvoir m’aider, Lan… Ce vent n’avait rien de naturel, et je me fiche que nous soyons près de la Flétrissure !
— Le Héron qui Traverse les Joncs, berger ! Et fais attention à tes poignets !
Du sud monta soudain une faible sonnerie de trompette – un son lointain, mais qui devenait un peu plus affirmé à chaque seconde – accompagnée par des roulements de tambour lancinants. Un moment, Lan et Rand se défièrent du regard, puis ils renoncèrent et allèrent ensemble se pencher aux créneaux pour voir ce qui se passait.
La cité étant bâtie sur de hautes collines – la forteresse se dressait bien entendu sur la plus élevée –, le terrain qui entourait le mur d’enceinte, en pente raide où qu’on regarde, formait un obstacle naturel à toutes les tentatives d’invasion. Du haut de la tour, on avait une vue plongeante sur les toits hérissés de cheminées et sur la forêt.
Les joueurs de tambour furent les premiers à émerger des arbres. Une dizaine en tout, qui marchait au pas en rythme avec le mouvement rotatif rapide et régulier de leurs baguettes. Les trompettistes suivaient, leur instrument brillant levé vers le ciel se taisant soudain au terme d’un viril crescendo. À cette distance, Rand ne put pas identifier le grand étendard qui battait au vent derrière eux. Doté d’un œil d’aigle, Lan y parvint et émit un grognement de surprise.
Rand l’interrogea du regard, mais il ne desserra pas les dents, le regard toujours rivé sur la colonne qui émergeait de la forêt. D’abord des cavaliers en armure, puis des femmes également à dos d’équidé, et enfin un palanquin porté par des chevaux – un devant et un derrière –, tous ses rideaux tirés pour dissimuler le passager. D’autres cavaliers l’escortaient, suivis par plusieurs rangs de piquiers – de loin, leurs armes faisaient songer à de longues épines – et un détachement d’archers au carquois rempli de projectiles mortels.
Les trompettes sonnèrent de nouveau. Comme un serpent qui aurait chanté par intermittence, la procession avançait majestueusement vers Fal Dara.
Alors que le vent malmenait l’étendard plus large et plus haut qu’un homme, le poussant résolument d’un côté, Rand parvint enfin à distinguer clairement les emblèmes. Sur un fond de couleurs entrelacées qui n’évoquait rien pour le jeune berger, exactement au milieu, se découpait la forme aisément reconnaissable d’une grande larme blanche.
Rand en eut le souffle coupé.
La Flamme de Tar Valon !
— Ingtar est avec eux, annonça distraitement Lan. De retour de la chasse, enfin… Une très longue absence… Je me demande s’il a fait de bonnes prises.
— Des Aes Sedai…, murmura Rand lorsque des sons consentirent de nouveau à franchir ses lèvres.
Toutes ces femmes, dehors… Moiraine était des leurs, bien entendu, mais il avait voyagé avec elle et, s’il ne lui faisait pas entièrement confiance, la connaître le rassurait un peu. Même si c’était en fin de compte une illusion…
Quoi qu’il en soit, une seule Aes Sedai et une horde d’Aes Sedai n’étaient absolument pas la même chose.
— Pourquoi sont-elles si nombreuses, Lan ? demanda le jeune berger d’une voix tremblante. Que viennent-elles faire avec des tambours, des trompettes et un étendard pour les annoncer ?
Au Shienar, les Aes Sedai étaient respectées par la majorité des gens et redoutées par le reste. En d’autres lieux, Rand le savait, on se contentait de les craindre et on les détestait passionnément. Chez lui, certains hommes parlaient des « sorcières de Tar Valon » avec le mépris et la haine qu’ils réservaient d’habitude au Ténébreux…
Rand tenta de compter les femmes, mais il ne réussit pas, car elles chevauchaient dans le plus grand désordre, discutant entre elles ou avec le mystérieux passager du palanquin.
Le jeune berger frissonna comme en plein hiver. Il avait voyagé avec Moiraine et rencontré une autre Aes Sedai – en soi, c’était suffisant pour qu’il puisse se vanter d’en savoir long sur le monde. Alors que les habitants de Deux-Rivières s’exilaient rarement – voire jamais –, il avait franchi le pas et vu des choses dont personne, sur son territoire natal, ne soupçonnait l’existence. Pareillement, il avait accompli des actes dont nul n’aurait osé seulement rêver à Champ d’Emond et dans les autres villages. Parmi ses « exploits », il avait parlé à la Fille-Héritière d’Andor, vu en chair et en os une reine, fait face à un Myrddraal et arpenté les Chemins des Ogiers. Mais rien de tout ça ne l’avait préparé à ce terrible moment.
— Pourquoi sont-elles si nombreuses ? répéta-t-il.
— Parce que la Chaire d’Amyrlin est dans le palanquin…, répondit Lan, toujours aussi impassible. Ta formation est terminée, berger.
Le Champion marqua une pause et Rand crut voir passer de la compassion dans son regard. Une illusion d’optique, sans nul doute…
— Il aurait mieux valu que tu sois parti la semaine dernière…
Sur ces mots, Lan ramassa sa chemise et entreprit de descendre l’échelle qui conduisait à l’intérieur de la tour.
La bouche de plus en plus sèche, Rand regarda la colonne comme s’il s’agissait vraiment d’un serpent – et venimeux, par-dessus le marché ! Le son des trompettes et des tambours lui transperçait les tympans. La Chaire d’Amyrlin, suprême dirigeante des Aes Sedai…
Et elle vient pour moi.
Hélas, il n’y avait pas d’autre explication…
Ces femmes étaient en mesure de l’aider, il en était sûr. Elles détenaient des connaissances qui pouvaient lui être utiles. À condition qu’il ose les interroger, ce qu’il ne ferait pas, parce qu’elles étaient sûrement là pour l’apaiser.
Et, si ce n’est pas le cas, ça ne me rassure pas pour autant. Bon sang ! j’ignore ce qui m’effraie le plus !
— Je ne voulais pas canaliser le Pouvoir, murmura-t-il. C’était un accident ! Au nom de la Lumière ! je ne veux rien avoir affaire avec la Source et tout ce qui s’ensuit. Je jure de ne plus recommencer. Oui, c’est promis !
Rand s’avisa soudain que la colonne était en train de franchir les portes de la ville. Sous les assauts du vent, sa sueur semblait geler et la sonnerie des trompettes paraissait retentir près de ses oreilles comme un rire sournois.
À présent, il captait dans l’air l’odeur d’une tombe fraîchement ouverte.
La mienne, si je reste planté ici.
Rand s’empara de sa chemise, dévala l’échelle et se mit à courir comme s’il avait le Ténébreux à ses trousses.