Sous un ciel plombé, Egwene tentait de garder son équilibre sur le pont de la Reine de la Rivière. Alors que l’étendard à la Flamme Blanche battait furieusement à son mât de misaine, le bateau descendait le fleuve Erinin à une vitesse qui ne ménageait pas l’estomac de ses passagers. Dès le départ de Medo, le vent s’était levé, et il n’était pas retombé depuis, le jour comme la nuit. Le fleuve en crue avait commencé à secouer rudement le bateau et tous ceux qui le suivaient. Alors que le vent et l’onde continuaient leurs assauts, la petite armada s’était laissé guider par la Reine – rien de plus normal, puisque la Chaire d’Amyrlin voyageait à son bord.
Tandis que le timonier tenait fermement la barre, s’échinant à lutter contre le roulis, les marins aux pieds nus s’affairaient à leurs postes. Dès qu’ils jetaient un regard au ciel ou au fleuve, ils secouaient la tête, comme s’ils n’en croyaient pas leurs yeux.
Un village venait de défiler à toute vitesse à bâbord. Un gamin avait un moment couru sur la berge, tentant de tenir la dragée haute au « vaisseau amiral ». Mais il avait vite été distancé. Lorsqu’il fut hors de vue, Egwene décida de retourner dans la petite cabine qu’elle partageait avec Nynaeve.
Étendue sur sa couchette, la Sage-Dame leva la tête lorsque sa protégée entra.
— Il paraît que nous arriverons aujourd’hui… Que la Lumière me pardonne, mais je serai ravie de retrouver le bon vieux plancher des vaches, même si c’est celui de Tar Valon. (Le vent et le courant se déchaînant, le roulis faillit propulser Nynaeve hors de sa couchette.) Je jure de ne plus jamais remettre les pieds sur un bateau, souffla la Sage-Dame lorsqu’elle eut réussi à éviter une chute humiliante.
Egwene retira sa cape, la secoua pour la débarrasser des embruns, puis l’accrocha à une patère, près de la porte. La cabine était vraiment exiguë, mais ça semblait de mise sur ce bateau, puisque celle qu’occupait la Chaire d’Amyrlin – après avoir « exproprié » le capitaine – n’était guère plus grande. Avec ses deux couchettes intégrées à la cloison, ses étagères et ses placards suspendus, le fief des deux jeunes femmes avait au moins l’avantage d’être fonctionnel.
Si elle avait quelque difficulté à marcher droit, Egwene était beaucoup moins gênée par le roulis que sa compagne. En d’autres termes, elle n’avait pas le mal de mer. Après avoir tenté trois fois de faire manger la Sage-Dame – et failli recevoir l’assiette dans la figure à chaque occasion –, la jeune fille avait très sagement renoncé…
— Je m’inquiète pour Rand…, soupira-t-elle.
— Moi, je me fais un sang d’encre pour nos trois garçons, grommela Nynaeve. Tu as eu un autre rêve, cette nuit ? Si tu crois que je n’ai pas remarqué ton regard vide, depuis le réveil…
Egwene ne tenta pas de mentir. Elle n’avait jamais été très douée pour cacher des choses à Nynaeve, et les songes ne faisaient pas exception à la règle. Au début, la Sage-Dame s’était montrée franchement sceptique, lui proposant même une potion pour régler le problème. En apprenant qu’une Aes Sedai s’intéressait aux cauchemars d’Egwene, elle s’était mise à y croire.
— C’était comme tous les autres… Les détails diffèrent, pas le thème… Rand est en danger, je le sais ! Et ça devient de plus en plus grave. Il a fait ou va faire quelque chose qui lui fera courir de gros risques… (Egwene se laissa tomber sur sa couchette.) J’aimerais pouvoir donner un sens à tout ça…
— Il a canalisé le Pouvoir ? avança Nynaeve.
Par réflexe, Egwene regarda autour d’elle pour voir si personne ne les écoutait. Elles étaient seules, la porte close, mais ça ne l’empêcha pas de chuchoter :
— Je ne sais pas… Peut-être bien…
Ces derniers temps, Egwene en avait vu assez pour conclure que les récits sur les Aes Sedai n’avaient rien d’exagéré. Sachant de quoi ces femmes étaient capables, elle ne voulait pas courir le risque d’être entendue.
Je ne veux pas jouer avec la vie de Rand. Normalement, je devrais dire tout ce que je sais sur lui, mais Moiraine est au courant et elle n’a pas cru bon d’informer ses sœurs. De toute façon, je refuse de trahir Rand !
— Nynaeve, je ne sais pas quoi faire…
— Anaiya t’en a-t-elle dit plus long au sujet des cauchemars ?
Même quand les deux femmes de Champ d’Emond étaient seules, Nynaeve mettait un point d’honneur à ne jamais ajouter le titre « Sedai » au nom d’une des sœurs. La plupart des Aes Sedai semblaient s’en ficher comme d’une guigne, mais cette provocation enfantine avait valu quelques regards perplexes ou réprobateurs à la future novice. Après tout, elle allait recevoir une formation à la Tour Blanche. Alors, pourquoi ce manque de respect ?
— La Roue tisse comme elle l’entend, dit Egwene, citant Anaiya. Voilà ce qu’elle me répond. En ajoutant que Rand est loin, que nous ne pouvons rien pour lui, et qu’elle se chargera en personne de déterminer si j’ai un don de voyance, dès que nous serons à Tar Valon. Du bla-bla ! Elle sait que ces rêves ont quelque chose de spécial, j’en suis sûre. Je l’aime bien, mais elle ne me dira pas ce que je veux savoir. De plus, je ne peux pas tout lui dire. Si c’était possible, ça changerait peut-être la donne.
— Tu as revu l’homme masqué ?
Egwene acquiesça. D’instinct, elle savait qu’il était préférable de ne pas en parler à Anaiya. Pourquoi ? Elle n’aurait su le dire, mais son intuition demeurait. L’homme masqué aux yeux de feu était apparu trois fois dans ses rêves, à chaque occasion lorsque le songe l’avertissait que Rand était menacé.
— Il a ri de moi, cette fois… C’était si méprisant, comme si j’étais un chiot qu’il allait devoir écarter de son chemin d’un coup de pied. Cet inconnu m’effraie. Toute cette histoire me fait peur…
— Tu es sûre qu’il a un rapport avec Rand, ton homme masqué ? Parfois, un rêve n’est qu’un rêve, ne perds jamais ça de vue.
— De plus en plus souvent, en t’écoutant, j’ai l’impression d’entendre Anaiya Sedai.
L’ajout du titre était une sorte de coup bas, et Egwene fut ravie de voir la Sage-Dame faire la grimace.
— Si je me relève un jour de cette couchette, mon enfant…, commença Nynaeve.
Un coup frappé à la porte l’empêcha de finir sa phrase. Sans attendre une invitation, la Chaire d’Amyrlin entra et referma soigneusement la porte derrière elle. Elle était seule, un petit miracle en soi. Encline à se cloîtrer dans sa cabine, elle n’avait jusque-là jamais mis le nez dehors sans Leane – et, très souvent, une seconde sœur.
Egwene se leva d’un bond. Avec trois occupantes, la cabine devenait vraiment étroite.
— Vous allez bien, toutes les deux ? demanda la Chaire d’Amyrlin. Et toi, Nynaeve ? Contente de la nourriture ? De bonne humeur, pour changer un peu ?
La Sage-Dame fit l’effort de s’asseoir, le dos calé contre la cloison.
— Mon humeur est délicieuse, comme d’habitude. Merci quand même.
— Mère, nous sommes honorées de…, commença Egwene.
Mais la Chaire d’Amyrlin lui fit signe de se taire.
— Je suis contente de naviguer de nouveau mais, quand on n’a rien à faire, ça devient vite ennuyeux comme la pluie. (Un caprice du roulis faillit faire tomber l’Aes Sedai, qui reprit son équilibre sans même avoir l’air d’y penser.) Aujourd’hui, c’est moi votre formatrice. (Elle s’assit au bout de la couchette d’Egwene, les jambes repliées sous elle.) Assieds-toi, Egwene.
La jeune fille obéit, mais Nynaeve produisit des efforts désespérés pour se lever.
— J’ai envie d’aller prendre l’air sur le pont…
— Assise, toi aussi ! ordonna la Chaire d’Amyrlin.
Nynaeve fit mine de ne pas avoir entendu. Les pieds par terre, mais se tenant encore à deux mains à la couchette, elle semblait hésiter à se lancer dans le grand monde. Soucieuse, Egwene se prépara à bondir pour la rattraper au vol si elle tombait. Renonçant à lutter, la Sage-Dame se laissa retomber sur sa couchette.
— Je ne vais peut-être pas sortir, tout compte fait… Le vent doit être mordant, là-haut.
La Chaire d’Amyrlin éclata de rire.
— On m’a prévenue que tu es aimable comme un martin-pêcheur qui a un os coincé dans la gorge ! Certaines sœurs pensent que le noviciat te fera du bien, même si tu es un peu vieille pour ça. Pour moi, si tu es aussi douée qu’on le dit, tu mérites d’appartenir directement aux Acceptées. (La Chaire d’Amyrlin rit encore.) J’ai toujours été partisane de donner aux gens ce qu’ils méritent ! Eh bien, une fois à la Tour Blanche, je pense que tu apprendras beaucoup de choses…
— J’aimerais mieux qu’un des Champions m’enseigne l’escrime, marmonna Nynaeve. (Un peu verdâtre, elle prit une grande inspiration, bloquant un haut-le-corps qui aurait pu mal finir.) Si je savais me servir d’une épée, je connais quelqu’un qui aurait du souci à se faire !
Egwene regarda la Sage-Dame. De qui parlait-elle ? La Chaire d’Amyrlin ? Non, ç’aurait été stupide – et dangereux, qui plus est. Alors, Lan ? Elle s’énervait dès qu’on prononçait son nom devant elle.
— Une épée ? répéta la Chaire d’Amyrlin. Je n’ai jamais trouvé les armes très utiles… Même quand on est doué, mon enfant, on tombe toujours sur quelqu’un d’aussi compétent, voire de meilleur, et ça peut tourner très mal… Mais si c’est ce que tu veux…
La Chaire d’Amyrlin leva une main – Egwene ne put s’empêcher de crier et Nynaeve elle-même en écarquilla les yeux de surprise. Une épée venait d’apparaître dans la main de l’Aes Sedai. Avec sa lame d’un blanc bleuté et sa garde de la même teinte, l’arme semblait un peu… froide.
— Faite avec du vent, mon enfant, ou plutôt avec de l’Air. Aussi bonne que la plupart des lames en acier, et bien meilleure qu’un grand nombre d’entre elles, mais toujours d’une utilité discutable. (L’épée se transforma en un couteau à légumes.) Voilà qui est utile, au moins ! (Le couteau se métamorphosa en une volute de brume qui se volatilisa.) Mais les deux invocations exigent plus d’efforts que ces lames en valent… Plutôt que de m’imiter, il vaut mieux avoir toujours un bon vieux couteau sur soi. Mes enfants, vous allez devoir apprendre quand il faut utiliser votre don et quand il est préférable de faire les choses comme n’importe quelle autre femme les ferait. Que les forgerons fabriquent les couteaux qui nous servent à vider les poissons ! Quand on recourt trop souvent au Pouvoir de l’Unique, sans se fixer de limites, on finit par l’aimer beaucoup trop. C’est une pente savonneuse… On en veut de plus en plus et, tôt ou tard, on en puise davantage qu’on est en mesure de gérer. On risque alors d’être consumée très vite, comme la fameuse chandelle qui brûle par les deux bouts, ou…
— Si je dois apprendre un tas de choses, coupa Nynaeve, exaspérée, j’aimerais au moins que ce soit utile. Pas des : « Fais onduler l’air, Nynaeve ! », « Allume la bougie ! », « Et maintenant, éteins-la ! », « Allons, recommence ! »
» C’est idiot ! Oui, des enfantillages !
Egwene ferma brièvement les yeux.
Je t’en prie, Nynaeve, contrôle-toi un peu !
La Chaire d’Amyrlin resta un moment silencieuse.
— Utile, dis-tu ? fit-elle enfin. Tu désires apprendre quelque chose d’utile ? Tu voulais une épée, tout à l’heure. Imagine qu’un homme m’attaque avec une telle arme. Que ferais-je dans ce cas ? Quelque chose de très utile, tu peux me croire ! Et, par exemple, ça !
Un instant, Egwene crut voir briller une aura autour de la femme assise à l’autre bout de sa couchette. Puis l’air sembla s’épaissir. Rien qui fût visible mais, quand la jeune fille tenta de lever le bras, celui-ci ne bougea pas, comme si elle était enfoncée jusqu’au cou dans de la mélasse. À partir du cou, elle était paralysée.
— Libérez-moi ! cria Nynaeve.
Elle secouait frénétiquement la tête, mais le reste de son corps était comme pétrifié.
— Libérez-moi !
Egwene comprit qu’elle n’était pas la seule victime de la démonstration en cours.
— Pratique, non ? Et tout ça avec de l’Air, simplement. (La Chaire d’Amyrlin parlait d’un ton léger, comme si elles avaient été en train de prendre le thé ensemble.) Un colosse, avec une montagne de muscles et une épée – et tout ça ne lui sert pas plus que la toison qui lui couvre la poitrine !
— Libérez-moi, j’ai dit !
— Et, si je n’aime pas qu’il soit là où il est, je peux le déplacer…
Nynaeve couina de rage quand elle commença à léviter, toujours en position assise, jusqu’à ce que sa tête touche presque le plafond.
La Chaire d’Amyrlin eut un petit sourire.
— J’ai souvent regretté de ne pas pouvoir utiliser ce petit truc pour voler. Selon les archives, les Aes Sedai savaient voler, durant l’Âge des Légendes, mais on ne précise jamais les détails… En tout cas, ce n’était pas grâce à cette gentille astuce. On peut se servir de ses bras pour saisir un coffre plus lourd que soi et le soulever, si on a la force requise. Mais avez-vous jamais vu quelqu’un se saisir de son propre corps et le soulever ?
Nynaeve secouait toujours la tête furieusement.
— Que la Lumière vous brûle ! Libérez-moi !
Egwene déglutit péniblement et pria pour que la Chaire d’Amyrlin n’ait pas l’idée de la faire léviter aussi.
— Donc, un costaud poilu comme un singe et armé jusqu’aux dents… Et voilà qu’il ne peut rien contre moi, alors que je peux lui faire toutes les misères que je veux. Enfin, si c’était mon genre… (La Chaire d’Amyrlin chercha le regard de Nynaeve, et ses yeux devinrent plus froids que de la glace.) Je pourrais aussi le retourner comme un gamin et lui flanquer une fessée. Comme je…
La Chaire d’Amyrlin fut soudain propulsée en arrière et se retrouva plaquée contre la cloison, aussi incapable de bouger que sa victime.
Egwene n’en crut pas ses yeux.
Ce n’est qu’un rêve, j’en suis sûre !
— Elles avaient raison…, souffla la Chaire d’Amyrlin, la voix étranglée comme si elle avait du mal à respirer. Tu apprends vite… Et il faut effectivement que tu perdes le contrôle de tes nerfs pour donner ta pleine mesure. Si nous nous libérions mutuellement, mon enfant ?
Toujours en suspension, les yeux brillants de colère, Nynaeve grogna :
— Vous d’abord, sinon je…
Les mots cessèrent de sortir des lèvres de la Sage-Dame, qui continuait pourtant à les remuer. Stupéfiée, elle écarquilla les yeux et blêmit.
La Chaire d’Amyrlin se décolla de la cloison et s’assouplit les épaules.
— Tu ne sais pas encore tout, mon enfant ! En fait, tu ne connais pas plus d’un centième de ce qu’il faut maîtriser pour être une Aes Sedai. Tu ne te doutais pas que je pouvais te déconnecter de la Source Authentique, pas vrai ? Tu la sens toujours, mais il t’est devenu impossible de la toucher, pas plus qu’un poisson saurait toucher la lune. Lorsque tu seras formée, accédant au statut de sœur, aucune femme seule ne pourra te neutraliser ainsi. Plus tu seras forte, et plus il faudra d’Aes Sedai pour t’isoler de la Source contre ta volonté. Alors, es-tu disposée à apprendre, maintenant ?
Nynaeve serra les dents et défia la Chaire d’Amyrlin du regard.
— Si tu étais un tout petit peu moins douée, mon enfant, je te confierais à la Maîtresse des Novices en lui suggérant de te garder jusqu’à la fin de tes jours. Mais tu auras ce que tu mérites…
Nynaeve eut à peine le temps de crier. Rendue aux lois de la nature, elle tomba lourdement sur sa couchette. Egwene en grimaça de compassion. Le matelas était très fin, et le bois dessous aussi dur qu’on pouvait l’imaginer. Serrant les dents contre la douleur, la Sage-Dame changea très légèrement de position, sans doute pour se soulager un peu.
— Maintenant, sauf si tu as envie d’une autre démonstration, nous pourrions peut-être passer à la leçon ? Ou plutôt la continuer, en un sens…
— Mère…, gémit Egwene.
Elle ne pouvait toujours rien bouger, à part la tête.
La Chaire d’Amyrlin parut d’abord interloquée, puis elle sourit.
— Oh ! désolée, mon enfant. Ton amie monopolisait toute mon attention, et…
Soudain libérée, Egwene leva les bras juste pour se convaincre qu’elle en était de nouveau capable.
— Bien, vous êtes prêtes, toutes les deux ?
— Oui, mère, répondit Egwene.
La Chaire d’Amyrlin fronça un sourcil en regardant Nynaeve.
— Oui, mère, finit par marmonner la Sage-Dame.
Egwene ne put retenir un soupir de soulagement.
— Très bien… Videz votre esprit et pensez exclusivement à un bouton de fleur.
Lorsque la Chaire d’Amyrlin partit enfin, Egwene était trempée de sueur. Certaines Aes Sedai, selon elle, étaient des formatrices trop exigeantes. Mais leur dirigeante leur damait le pion sans effort ! Sans se départir de son sourire, cette femme à l’air si bienveillant vidait une élève de son énergie. Mais ensuite, au lieu de la jeter comme un citron pressé de tout son jus, elle revenait à l’assaut et lui arrachait encore un peu de force venue de nulle part. Cela dit, la séance s’était plutôt bien passée.
Alors que la porte se refermait sur la Chaire d’Amyrlin, Egwene invoqua une petite flamme à la pointe de son index puis la fit danser sur chacun de ses doigts. En principe, elle n’aurait pas dû faire ça hors de la présence d’une formatrice – ou au minimum d’une Acceptée –, mais la joie de progresser à grands pas lui faisait facilement oublier des détails de ce genre.
Se levant d’un bond, Nynaeve jeta son oreiller contre la porte.
— Quelle vile, méprisable et misérable sorcière ! cria-t-elle. Que la Lumière la brûle ! Elle aurait dû nourrir les poissons, plutôt qu’apprendre à les vider. Je voudrais lui prescrire des potions qui lui donneront un teint verdâtre jusqu’à la fin de ses jours. Je me fiche qu’elle soit assez vieille pour être ma mère. Si je l’avais sous la main à Champ d’Emond, c’est elle qui ne pourrait plus s’asseoir pendant des jours !
Nynaeve grinça si fort des dents qu’Egwene en sursauta. Faisant disparaître sa flamme malicieuse, elle baissa les yeux sur son giron. Comment allait-elle se débrouiller pour sortir discrètement sans croiser le regard de sa protectrice ?
Pour Nynaeve, la leçon ne s’était pas bien passée, parce qu’elle avait mobilisé sa volonté pour ne plus éclater de colère. Et, quand elle était calme, son don brillait par son absence. Après une série d’échecs, la Chaire d’Amyrlin avait tenté de la faire sortir de ses gonds.
Egwene priait pour que la Sage-Dame oublie un jour que son calvaire un rien grotesque avait eu un témoin du début à la fin.
Nynaeve se campa devant sa couchette, les poings plaqués sur les hanches, et regarda fixement la cloison.
Egwene jeta un coup d’œil mélancolique à la porte.
— Tu n’y es pour rien…, grogna-t-elle à l’intention de sa jeune amie.
— Nynaeve, je…
La Sage-Dame se tourna pour regarder Egwene.
— Tu n’y es pour rien, répéta-t-elle, l’air pas vraiment convaincue, mais si tu dis jamais un mot de tout ça à quelqu’un, je…
— Dire un mot à quelqu’un, moi ? Je ne vois pas à quel sujet. Il se serait donc passé quelque chose ?
Nynaeve sonda un moment le regard de la jeune fille, puis elle hocha la tête.
— Au nom de la Lumière ! je n’aurais jamais cru que quelque chose pouvait avoir un pire goût que de la racine crue de langue-de-mouton ! Je m’en souviendrai lors de ta prochaine incartade, alors tiens-toi à carreau.
Egwene fit la grimace. Pour essayer d’énerver Nynaeve, la Chaire d’Amyrlin avait commencé par là. Une boule d’une matière noire graisseuse qui puait le bouc était apparue dans sa main. S’aidant du Pouvoir, elle s’était arrangée pour la mettre dans la bouche de Nynaeve, la forçant à avaler en lui pinçant le nez.
La Sage-Dame avait une mémoire d’éléphant – et aucune propension au pardon. S’il lui prenait l’envie d’infliger ce supplice à Egwene, celle-ci n’aurait aucun moyen de l’en empêcher. Très douée quand il s’agissait de faire danser une flamme, elle n’aurait en aucun cas été capable de plaquer la Chaire d’Amyrlin contre une cloison.
— Au moins, dit-elle à tout hasard, tu n’as plus le mal de mer.
Nynaeve marmonna quelques aménités de son cru… puis elle éclata de rire.
— Je suis bien trop en colère pour vomir ! (Cette fois, elle eut un ricanement dépité.) Et trop fatiguée, surtout… J’ai l’impression d’avoir servi de sac de sable à un boxeur trolloc… Si c’est ça, la formation de novice, les filles doivent être motivées pour en finir au plus vite.
Egwene en frémit d’angoisse. Comparé à ce qu’avait enduré Nynaeve, la Chaire d’Amyrlin l’avait tout simplement ménagée. Souriante quand elle réussissait, compatissante lorsqu’elle échouait, la dirigeante l’avait caressée dans le sens du poil. Mais toutes les Aes Sedai avaient dit que les choses changeraient radicalement dans la Tour Blanche. Si elle devait supporter des jours durant ce que venait de vivre la Sage-Dame, Egwene doutait de résister bien longtemps…
Le roulis devint soudain moins violent et des bruits de pas retentirent sur le pont – soit au-dessus de la tête des deux jeunes femmes. Un homme cria quelque chose qu’Egwene ne parvint pas à comprendre.
— Nynaeve, crois-tu que… ? Nous serions déjà à Tar Valon ?
— Il n’y a qu’une façon de le savoir, petite…
La Sage-Dame approcha de la patère et décrocha sa cape.
Quand les deux femmes arrivèrent sur le pont, des marins y couraient en tous sens. Certains tiraient sur des cordages, d’autres repliaient la voilure et d’autres encore mettaient en place de longues rames dans les dames de nage. Le vent n’était plus qu’une douce brise et les nuages finissaient de se disperser dans le ciel.
Egwene se précipita vers la rambarde.
— Oui, c’est Tar Valon ! C’est Tar Valon !
Loin de partager l’enthousiasme de sa jeune amie, Nynaeve la rejoignit cependant.
L’île était si grande que le fleuve semblait se séparer en deux plutôt que la contourner. Des ponts qui paraissaient faits de dentelle enjambaient l’eau et un sol naturellement marécageux. Les Murs Scintillants qui entouraient la ville brillaient de toute leur blancheur d’albâtre. Sur la berge ouest, un filet de fumée s’échappant de son sommet tronqué, le pic du Dragon se découpait telle une flèche noire sur le fond bleu du ciel. Une montagne solitaire au milieu d’une vaste plaine dont la monotonie était de temps en temps rompue par une colline ou une butte. Le pic du Dragon, où le Dragon était mort.
Le pic du Dragon, né de la mort du Dragon…
Egwene aurait préféré ne pas penser à Rand quand elle vit la montagne. Mais comment s’en empêcher ?
Un homme capable de canaliser le Pouvoir ! Que la Lumière vienne à son secours !
La Reine de la Rivière traversa une grande ouverture dans un haut mur circulaire – l’entrée d’un port parfaitement rond dans lequel les marins, après avoir abattu la voilure, utilisèrent les rames pour guider le navire, poupe en avant, jusqu’au débarcadère. Les autres bateaux du convoi l’imitèrent, chacun gagnant le long du quai l’emplacement qui lui était affecté entre des bâtiments déjà au mouillage. En apercevant l’étendard à la Flamme Blanche, les dockers déjà débordés de travail se précipitèrent pour s’occuper en priorité du vaisseau amiral.
La Chaire d’Amyrlin émergea sur le pont avant qu’on ait fini d’amarrer le vaisseau. Dès qu’ils la virent, des hommes vinrent accoler une passerelle au flanc de la Reine de la Rivière. La Chaire d’Amyrlin s’y engagea en compagnie de Leane, son grand sceptre fièrement brandi, et les autres Aes Sedai présentes à bord leur emboîtèrent le pas. Aucune ne daigna accorder un regard aux deux villageoises de Champ d’Emond.
Sur le quai, des Aes Sedai portant toutes leur châle vinrent accueillir leur dirigeante, embrassant avec révérence sa bague. Entre les navires à décharger et l’arrivée de la Chaire d’Amyrlin, un désordre incroyable régnait dans le port. Tandis que les soldats tentaient de se remettre en formation après avoir débarqué, les dockers qui installaient les treuils pour le déchargement leur marchaient dans les pieds, et tout ce petit monde beuglait d’abondance. Avec les sonneries de cor qui retentissaient sur le chemin de ronde de la cité – sans parler des vivats d’une horde de curieux venus assister au spectacle –, le vacarme était assourdissant.
— On dirait qu’on nous a oubliées, grommela Nynaeve. Viens, nous nous débrouillerons toutes seules…
Egwene s’arracha à contrecœur à sa première vision de Tar Valon, mais elle suivit Nynaeve dans la cabine, où les deux femmes firent aussi vite que possible leurs bagages. Quand elles ressortirent, les soldats, les musiciens et les Aes Sedai n’étaient déjà plus là. Sur le pont, des marins finissaient d’ouvrir les écoutilles et de faire descendre des câbles de halage dans la cale.
Saisissant au vol le bras nu d’un docker en débardeur monté à bord pour superviser le treuillage, Nynaeve voulut l’interroger :
— Nos chevaux…, commença-t-elle.
— Je suis occupé, grogna le type en se dégageant. Tous les chevaux vont être conduits à la Tour Blanche. (Il prit le temps d’examiner rapidement les deux femmes.) Si vous avez un rapport quelconque avec la tour, vous auriez intérêt à vous magner ! Les Aes Sedai détestent les nouvelles qui arrivent en retard…
Un autre docker, qui luttait pour faire sortir de la cale une balle un peu trop grosse fixée à un câble, appela son collègue, qui tourna les talons et planta là les deux femmes sans autre forme de procès.
Egwene et Nynaeve échangèrent un regard consterné. À l’évidence, elles allaient bel et bien devoir se débrouiller toutes seules.
Nynaeve descendit la passerelle d’un pas décidé. Egwene la suivit en traînant un peu les pieds. Pinçant les narines à cause de l’odeur de résine qui planait dans l’air, elle avança sur le quai avec le même manque d’enthousiasme.
Tous ces discours pour nous convaincre de venir ici, et maintenant on nous laisse tomber !
Empruntant un escalier aux larges marches de pierre, les deux femmes atteignirent une arche en marbre rouge sombre. Avant de la franchir, elles s’arrêtèrent un moment pour profiter de la vue.
À Tar Valon, tous les bâtiments ressemblaient à des palais. Cela dit, les plus proches de l’arche, si on se fiait aux enseignes fixées au-dessus des portes, semblaient abriter des boutiques et des auberges. À première vue, la cité paraissait être un chef-d’œuvre d’architecture, chaque segment étant conçu pour s’harmoniser au précédent et servir en quelque sorte d’introduction esthétique au suivant. En se laissant guider, l’œil avait ainsi l’impression de découvrir par sections un seul et même ensemble composé d’éléments en réalité indissociables. Quelques-unes des structures ne ressemblaient pas à des bâtiments, mais davantage à de gigantesques déferlantes pétrifiées ou à des falaises sculptées par les fantaisies des vents. Devant l’arche, en contrebas, s’étendait une grande place arborée et dotée d’une fontaine. Plus loin, un autre terrain dégagé semblait lui faire écho. Dominant l’ensemble du paysage, de fabuleuses tours – certaines reliées par de grandes passerelles couvertes – s’élançaient vers le ciel comme si elles voulaient transpercer le cœur des nuages.
Aussi blanche que les Murs Scintillants, une magnifique tour dominait toutes les autres…
— La première fois, ça vous coupe le souffle, pas vrai ? dit une voix féminine dans le dos des deux villageoises. La dixième, c’est pareil… Et la centième aussi !
Egwene se retourna et reconnut du premier coup d’œil une Aes Sedai, même si la femme ne portait pas de châle. Personne d’autre n’avait ce visage sans âge et cette souveraine assurance. En guise de confirmation, la jeune fille baissa les yeux sur les mains de la nouvelle venue et y vit briller la bague d’or représentant un serpent qui se mord la queue.
L’Aes Sedai au sourire chaleureux était plutôt enrobée. À part ça, elle avait une allure vraiment hors du commun. Son excédent de poids ne parvenant pas à occulter ses pommettes creuses, elle arborait de magnifiques yeux en amande vert pâle et une crinière quasiment de la couleur des flammes. Stupéfiée, Egwene eut du mal à s’arracher à la contemplation de cette chevelure rouge et de ces yeux couleur d’onde pure.
— L’œuvre des Ogiers, bien entendu, continua l’Aes Sedai, et même leur chef-d’œuvre, selon certains… Tar Valon est une des premières villes qui furent construites après la Dislocation du Monde. À l’époque, il y avait à peine cinq cents habitants – dont vingt sœurs au maximum –, mais les Bâtisseurs ont travaillé en vue de l’avenir.
— Une très jolie ville, oui, fit Nynaeve. Nous sommes censées gagner la Tour Blanche pour y recevoir une formation. Mais personne ne semble se soucier de nous.
— Une fausse impression… On m’a envoyée vous accueillir, mais j’ai un peu parlé avec la Chaire d’Amyrlin, et cela m’a mise en retard. Je suis Sheriam, la Maîtresse des Novices.
— Je ne suis pas destinée au noviciat, annonça Nynaeve d’un ton ferme, mais un peu trop abruptement. La Chaire d’Amyrlin elle-même dit que je dois faire partie des Acceptées.
— Oui, j’en suis informée, dit Sheriam, l’air amusée. À ma connaissance, il n’y a pas de précédent dans l’histoire, mais il paraît que tu es exceptionnelle. N’oublie pas, cependant, qu’une Acceptée peut être convoquée dans mon bureau comme une simple novice. Il faut pour cela malmener un peu le règlement mais, là, il existe des précédents…
Comme si elle n’avait pas vu Nynaeve froncer les sourcils, Sheriam se tourna vers Egwene :
— Toi, tu es notre nouvelle novice. De nos jours, c’est un plaisir d’en accueillir une, parce que les candidates se font rares. Avec toi, ça nous fera quarante novices… seulement ! Et huit ou neuf, au maximum, accéderont au statut d’Acceptée. Mais si tu travailles dur, en t’appliquant en permanence, tu devrais y arriver. Cela dit, c’est une formation difficile, même pour quelqu’un doté du potentiel qu’on te prête. Si tu ne peux pas t’accrocher, même quand c’est terriblement dur, ou si tu craques facilement sous la pression, mieux vaudra le découvrir très vite et te rendre à la vie normale. Sinon, tu risques d’être défaillante lorsque trop de gens dépendront de toi. Parce que la vie d’une Aes Sedai n’est pas facile, sache-le. Si tu as le potentiel requis – et là, je ne parle pas du Pouvoir –, nous te préparerons à tes responsabilités.
Egwene eut quelque difficulté à déglutir.
Craquer sous la pression ?
— Je ferai de mon mieux, Sheriam Sedai…
Et je ne craquerai pas !
Nynaeve regarda sa protégée sans dissimuler son inquiétude.
— Sheriam… (Elle prit une grande inspiration.) Sheriam Sedai… (Ce mot sembla lui avoir arraché la gorge.) Hum… Doit-elle vraiment en passer par là ? La chair a ses limites, vous le savez bien… Je sais d’expérience ce qu’une novice doit endurer. Mais est-il judicieux de pousser une personne à son point de rupture pour étalonner son endurance ?
— Tu parles de ce que la Chaire d’Amyrlin t’a fait aujourd’hui ?
Nynaeve se tendit et l’Aes Sedai sembla faire un effort pour ne pas éclater de rire.
— Ne t’ai-je pas dit que je me suis entretenue avec la Chaire d’Amyrlin ? Cesse de t’inquiéter pour ton amie. La formation des novices est dure, mais pas à ce point. Ce dont tu as eu un avant-goût est réservé aux Acceptées, lors de leurs premières semaines de perfectionnement.
Nynaeve en resta bouche bée, les yeux menaçant de jaillir hors de leurs orbites.
— Le but est de… filtrer… les candidates qui auraient pu passer entre les mailles du filet durant leur noviciat. Nous ne pouvons pas prendre le risque qu’une Aes Sedai soit incapable de faire face à l’hostilité du monde extérieur. (Sheriam se plaça entre les deux jeunes femmes, prenant chacune par l’épaule.) Allons, je vais vous montrer vos chambres. (Nynaeve se mit en chemin d’une démarche d’automate.) La Tour Blanche vous attend, et elle n’a jamais été connue pour sa patience…