Les premières lueurs de l’aube dansaient déjà à l’horizon lorsque Thom Merrilin quitta enfin le manoir du seigneur Barthanes. Sur le chemin de La Grappe de Raisin, alors qu’un calme rare régnait sur la Ceinture – même dans le quartier des tavernes et des salles de spectacle, il fallait bien que les gens se reposent –, le trouvère ne se serait même pas aperçu qu’un incendie faisait rage autour de lui.
Une partie des invités avaient insisté pour le garder jusqu’au bout de la nuit, bien longtemps après que leur hôte et la majorité des convives se furent retirés. Hélas, il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même. Quelle mouche l’avait piqué pour qu’il délaisse La Grande Quête du Cor en faveur des histoires et des chansons qu’il interprétait dans les villages ? Comment Susa soumit à sa volonté Jain l’Explorateur ! Le Conte de Mara et des trois rois stupides ! Sans parler des anecdotes piquantes sur Anla le conseiller philosophe. Dans son esprit, il s’agissait d’une moquerie – un commentaire ironique sur la bêtise et la vanité de ces nobles. Comment était-il possible que ces idiots se soient mis à l’écouter à partir de là ? Et à en redemander sans cesse ? Bien sûr, ils riaient aux mauvais moments et des mauvaises choses. Ils se moquaient aussi de lui, le croyant trop abruti pour comprendre. Ou assez vénal pour qu’une bourse bien remplie glissée dans sa poche suffise à apaiser son honneur outragé. Fou de rage, Thom avait déjà failli jeter deux fois la maudite bourse !
Mais cet argent qui lui brûlait les doigts et bafouait son orgueil n’était pas la seule raison de sa mauvaise humeur. Non content de le mépriser, ces fichus nobles l’avaient bombardé de questions sur Rand. Avec un trouvère, ils oubliaient les subtilités du Grand Jeu. Que faisait al’Thor à Cairhien ? Pourquoi un seigneur du royaume d’Andor avait-il eu une conversation privée avec un vulgaire saltimbanque ? Pris de court, Thom doutait d’avoir toujours trouvé la bonne réponse. Quand on ne pratiquait plus le Daes Dae’mar, les réflexes s’émoussaient vite.
Avant de regagner son auberge, Thom avait fait un détour par le Grand Arbre. À Cairhien, il n’était jamais bien difficile d’apprendre où était descendu quelqu’un. La raison de cette visite ? Il n’aurait su la préciser lui-même. De toute façon, Rand était déjà parti en compagnie de ses amis et de l’Aes Sedai. Une rencontre ratée qui laissait au trouvère un sentiment d’inachevé.
Mais le garçon vole de ses propres ailes, désormais. Et moi, je suis hors du coup !
Une fois à l’auberge, le trouvère traversa la salle commune déserte – là encore, un spectacle rare – et gravit les marches de l’escalier deux par deux. Du moins, il essaya. Sa jambe droite refusant de se plier assez, il trébucha et faillit se casser la figure. De plus en plus agacé, il acheva l’ascension à un rythme plus raisonnable, gagna sa chambre et ouvrit doucement la porte pour ne pas réveiller Dena.
Malgré sa morosité, il sourit lorsqu’il la vit étendue sur le lit, tout habillée, le visage tourné vers le mur.
Elle s’est endormie en m’attendant, la petite idiote !
Une pensée pleine de tendresse. Quoi que fasse la jeune femme, il lui trouvait toujours une excuse, n’imaginant pas ce qu’il pourrait être un jour incapable de lui pardonner.
Sur une impulsion, il décida qu’elle donnerait sa première représentation le soir même. Content de lui, il posa l’étui de sa harpe au pied du lit et saisit Dena par l’épaule, la secouant afin de lui annoncer la bonne nouvelle.
La jeune femme roula sur le dos, ses yeux vitreux fixés sur le plafond sans le voir. Une plaie lui barrait la gorge et, du côté du mur, la literie était rouge de sang.
S’il n’avait pas eu la gorge si serrée, Thom aurait hurlé ou vomi. Peut-être les deux en même temps…
Un grincement de porte d’armoire l’avertit du danger. Il se retourna, ses couteaux jaillissant de ses manches puis de ses mains. Le premier transperça la gorge d’un gros type chauve qui brandissait une dague. Tandis que celui-ci s’écroulait en portant les mains à son cou, le deuxième couteau se ficha dans l’épaule d’un second agresseur occupé à sortir de l’autre armoire. Le tueur au visage balafré lâcha son coutelas, baissa les yeux sur son bras désormais inerte et tenta de bondir vers la porte.
Titubant à cause de l’état de choc, il n’avait pas fait deux pas quand une troisième lame lui trancha net un tendon d’Achille. Criant de douleur, il bascula en avant, neutralisé par cette vieille technique inspirée des voleurs surnommés les « coupe-jarrets ». Le saisissant par les cheveux, Thom l’envoya percuter le mur le plus proche, tête la première, afin de le calmer pour de bon. Lorsque le manche du couteau fiché dans son épaule heurta la porte, le grand tueur brailla comme un cochon qu’on égorge.
Thom le retourna par le col, et lui braqua la pointe de son couteau sur un œil. Sonné, le balafré ne cilla même pas et n’esquissa pas un mouvement.
Du coin de l’œil, Thom s’assura que l’autre assassin en avait fini avec l’existence. Un gros porc de moins qui arpenterait cette terre !
— Avant de te tuer, souffla Thom à son prisonnier, je veux savoir pourquoi vous avez fait ça.
Le trouvère s’étonna lui-même du son de sa voix, calme et neutre comme si plus rien n’avait d’importance pour lui.
— Le Grand Jeu…, souffla le tueur.
Il avait l’accent des rues – et la tenue assortie – mais il était bien trop propre sur lui pour être un simple miséreux de la Ceinture. À l’évidence, il avait bien plus d’argent à dépenser que le plus « opulent » de ces traîne-savates.
— Rien de personnel, tu comprends ? Le Grand Jeu, voilà tout…
— Le Grand Jeu ? Je n’y suis plus impliqué depuis longtemps ! Qui a ordonné ma mort ? Qui ?
Thom approcha encore la pointe de la lame. Un souffle de plus, et…
— Barthanes ! couina le tueur. Le seigneur Barthanes. Mais nous ne t’aurions pas abattu. Il veut des informations, et il est même prêt à les payer. Une couronne d’or, et peut-être même deux.
— Menteur ! Je viens de chez Barthanes. S’il avait voulu quelque chose de moi, je ne serais jamais sorti vivant.
— Mon gars, ça fait des jours que nous cherchons quelqu’un qui connaisse ce seigneur andorien. Je n’avais jamais entendu parler de toi avant hier, dans la salle commune. Cinq couronnes, ça te tente ? Le seigneur Barthanes est généreux !
Le tueur tenta d’écarter sa tête du couteau, mais Thom l’en empêcha.
— Quel seigneur andorien ?
Une question rhétorique. Par la Lumière ! Thom connaissait déjà la réponse.
— Rand de la maison al’Thor… Un jeune maître escrimeur – en tout cas, il porte une épée au héron. Je sais qu’il est venu te voir en compagnie d’un Ogier. Dis-moi ce que tu sais et j’ajouterai une ou deux couronnes de ma poche !
— Espèce de crétin ! cracha Thom.
Dena est morte pour ça ? Lumière ! elle est morte !
— Ce garçon est un berger, abruti !
Un berger vêtu d’une belle veste avec des Aes Sedai qui tournent autour de lui comme des abeilles autour d’un rosier en fleur.
— Un berger, m’entends-tu ?
Thom serra plus fort les cheveux du tueur.
— Attends ! Attends ! Tu peux te faire bien plus de cinq couronnes ! Dix, vingt, cent, même ! Toutes les maisons veulent en savoir plus au sujet de Rand al’Thor. Au moins trois ont voulu m’engager. Avec ce que tu sais, et ma connaissance de la clientèle, on se remplira les poches. Et il y a aussi cette femme que j’ai souvent croisée tandis que je me renseignais sur lui. Si nous découvrons son identité, ce sera monnayable aussi.
— Tu n’as fait qu’une seule erreur, mon gars, dit sombrement Thom.
— Une erreur ?
La main gauche du type glissait lentement vers sa ceinture, où il cachait sûrement une autre dague. Thom fit mine de n’avoir rien vu.
— La fille… Tu n’aurais pas dû la toucher !
Le tueur tenta de saisir son arme, mais le couteau de Thom lui traversa l’œil, s’enfonçant jusqu’à son cerveau.
Le trouvère lâcha le cadavre, le regarda un long moment, puis se pencha pour dégager son arme.
La porte s’ouvrant à la volée, il pivota sur lui-même, prêt à frapper. Zera recula, porta une main à sa gorge et dévisagea le trouvère.
— Ella vient juste de me dire que deux types t’avaient demandé, hier soir… Avec ce que j’ai entendu le matin, ça m’a inquiétée… Thom, je croyais que tu ne jouais plus au Grand Jeu.
— Je pensais m’en être sorti… Mais ils m’y ont ramené, Zera !
Avisant enfin les cadavres des deux tueurs, l’aubergiste avança dans la chambre et ferma la porte derrière elle.
— C’est une sale histoire, Thom… Tu vas devoir quitter Cairhien… (Zera blêmit, car son regard venait de se poser sur le lit.) Non ! Non ! Thom, c’est affreux ! Je…
— Je ne peux pas partir tout de suite… (Thom hésita, puis il tira une couverture sur Dena, dissimulant son visage adoré.) Il me reste un salaud à tuer…
L’aubergiste se força à détourner le regard du lit.
— Si tu fais allusion à Barthanes, dit-elle d’une voix blanche, c’est trop tard… Tout le monde en parle déjà. Il est mort. Ses serviteurs l’ont trouvé dans sa chambre, ce matin. Littéralement déchiqueté, mais reconnaissable parce que sa tête était fichée au bout d’une pique, au-dessus de la cheminée. Thom, tu ne pourras pas cacher que tu étais chez lui cette nuit. Avec ce qui vient d’arriver, personne ne croira que tu n’es pour rien dans la fin de Barthanes.
À en juger par son ton, Zera n’en était pas certaine non plus.
— Qu’importe ce qu’on pensera… (En dépit de ses efforts, Thom ne pouvait s’empêcher de regarder la dépouille allongée sous une couverture.) Je vais peut-être retourner à Caemlyn…
Zera prit le trouvère par les épaules et le força à tourner le dos au lit.
— Les hommes…, soupira-t-elle. Toujours à réfléchir avec leurs muscles ou leur cœur, et jamais avec leur tête ! Pour toi, Caemlyn n’est pas mieux que Cairhien. Dans les deux cas, tu finiras en prison, ou raide mort. Tu crois que Dena aurait voulu ça ? Si tu entends honorer sa mémoire, reste en vie, bon sang !
— T’occuperas-tu de… ?
Thom ne put pas en dire plus.
Je vieillis, pensa-t-il. Et, au fil des malheurs, je me ramollis…
Il sortit la bourse de sa poche et la glissa entre les mains de Zera.
— Ce devrait être suffisant pour… tout ce qui s’impose. Ça t’aidera aussi quand on viendra t’interroger sur moi.
— Je veillerai à tout, Thom… Maintenant, il faut que tu files !
Hochant tristement la tête, le trouvère commença à fourrer quelques affaires dans des sacoches de selle. Pendant qu’il travaillait, Zera étudia pour la première fois le gros type à demi écroulé dans l’armoire. La voyant blêmir, Thom s’étonna, car elle n’était pas du genre à s’émouvoir à la vue du sang.
— Ce ne sont pas des hommes de Barthanes… Le gros, en tout cas… Il travaillait pour la maison Riatin, c’est le plus grand secret de Polichinelle de la capitale. Un homme du roi…
— Le roi ?
Dans quel guêpier m’a entraîné ce berger de malheur ? C’est la faute des Aes Sedai, bien entendu. Mais si Dena est morte de la main d’un séide de Galldrian, ça change tout…
Zera dut lire les pensées du trouvère sur son visage, car elle s’écria :
— Dena aurait voulu que tu vives, vieux fou ! Essaie de t’en prendre au roi, et tu seras mort avant de l’avoir approché à moins de cent pas. Si tu arrives si près…
Un rugissement monta de la cité intérieure, comme si toute la capitale criait. Inquiet, Thom alla jeter un coup d’œil par la fenêtre. Derrière les hauts murs, une colonne de fumée s’élevait dans le ciel, dominant les toits de la Ceinture. Elle venait du cœur de la cité, et d’autres colonnes, plus fines, l’accompagnaient en volutes effilochées.
Thom estima la distance et prit une grande inspiration.
— Tu devrais peut-être songer à t’en aller aussi, dit-il à Zera. On dirait bien que quelqu’un est en train d’incendier les silos à grain, du côté du port.
— J’ai déjà survécu à des émeutes… Fiche le camp, Thom !
Après un dernier regard à Dena, sous son linceul de hasard, Thom prit ses bagages, mais Zera le retint en lançant :
— Je n’aime pas la lueur qui brille dans tes yeux, Thom Merrilin. Imagine Dena assise sur ce lit, en pleine santé. Que dirait-elle ? Te laisserait-elle te suicider pour une vengeance qui ne changera plus rien ?
— Je ne suis qu’un vieux trouvère…, soupira Thom en franchissant la porte.
Et Rand al’Thor, lui, n’est qu’un simple berger. Mais nous faisons tous les deux notre devoir.
— À qui pourrais-je faire du mal, dans mon état ?
Dès qu’il fut sorti et eut fermé la porte sur Zera et sur ce qui restait en ce monde de Dena, un sourire de prédateur étira ses lèvres. Sa jambe lui faisait un mal de chien, mais il la sentit à peine en descendant les marches – et plus du tout lorsqu’il eut quitté l’auberge.
Padan Fain tira sur les rênes de sa monture et l’immobilisa au cœur d’un des rares bosquets encore présents au sommet de la colline qui dominait la cité de Falme. Surpris, le cheval de bât qui transportait le coffre faillit s’emmêler les jambes. Sans daigner le regarder, Fain flanqua un coup de pied dans le flanc de l’animal attaché au pommeau de sa selle par une longe. Renâclant, l’équidé s’arrêta lui aussi.
La femme avait catégoriquement refusé de lui céder son cheval et les Suppôts qui l’accompagnaient s’étaient écriés qu’ils ne resteraient sûrement pas seuls – à savoir hors de la présence protectrice de Fain – dans les collines avec les Trollocs. L’ancien colporteur avait résolu les deux problèmes en un tour de main. Un ragoût mis à cuire dans un chaudron trolloc n’avait pas besoin d’une monture, pas vrai ? Déjà secoués par le voyage sur les Chemins – un périple entre le Portail de Cairhien et celui d’un Sanctuaire abandonné, sur la pointe de Toman –, les compagnons de la malheureuse, contraints à regarder les Trollocs préparer leur repas, s’étaient transformés en une bande de Suppôts dociles comme des agneaux.
Restant à l’abri des arbres, Fain étudia la cité dépourvue de fortifications et eut un ricanement méprisant. Une courte caravane de marchands venait d’entrer dans le labyrinthe d’écuries, d’enclos à chevaux et de cours à chariots qui s’étendait à la périphérie de la ville et une autre en sortait, les deux soulevant un minimum de poussière sur la route en terre battue compactée par des années de trafic intensif. Les conducteurs des chariots et les cavaliers qui les escortaient étaient des gens du coin, si on en jugeait par leur tenue. Les gardes du corps, c’était visible, portaient tous une épée au côté et quelques-uns avaient en plus une lance ou un arc. Les rares soldats que Fain repéra ne semblaient pas enclins à surveiller les hommes armés qu’ils étaient pourtant censés avoir vaincus et soumis à leur joug.
Après un jour et une nuit passés sur la pointe de Toman, Fain avait appris pas mal de choses au sujet des Seanchaniens. En tout cas, dans la mesure de ce que savaient de l’occupant les habitants de Falme. En trouver un en balade n’était jamais bien difficile et, quand on savait les questionner, ces gens ne répugnaient jamais à répondre.
Les hommes collectaient des tombereaux d’informations sur les envahisseurs – comme s’ils pensaient devoir les utiliser un jour, peut-être comme des armes. Hélas, ils se montraient moins loquaces que les femmes. Essentiellement décidées à continuer de mener leur petite vie, quels que soient les maîtres de la cité, celles-ci remarquaient cependant des détails qui échappaient à leurs compagnons. De plus, une fois qu’elles cessaient de crier, elles se montraient remarquablement volubiles. Les enfants, enfin, se laissaient très vite délier la langue, mais ils n’avaient en général pas grand-chose à dire d’intéressant.
En homme d’expérience, Fain avait écarté les trois quarts de ce qu’on lui racontait – un ramassis de rumeurs et d’idioties que tout le monde répétait par paresse intellectuelle. À présent, il était obligé de revenir sur une partie de ses « excommunications ».
Comme on le lui avait dit, n’importe qui pouvait entrer et sortir de Falme – une situation pas banale, dans une ville conquise. Mais impossible d’en douter avec le spectacle qu’il avait sous les yeux.
Voyant une vingtaine de soldats partir en patrouille, Fain dut réhabiliter une autre information qu’il avait dédaignée. Même s’il était trop loin pour distinguer les montures des militaires, il ne s’agissait pas de chevaux, ça sautait à l’œil. Avançant avec une fluidité rare, ces créatures brillaient au soleil du matin, comme si elles étaient couvertes d’écailles. Tendant le cou pour les regarder s’éloigner, Fain attendit qu’elles soient hors de vue, puis il talonna sa monture et se dirigea résolument vers la ville.
Les habitants qui vaquaient à leurs occupations entre les écuries, les enclos et les cours à chariots n’accordèrent pratiquement pas un regard au nouveau venu. Leur rendant au centuple leur indifférence, Fain entra dans la cité elle-même dont toutes les rues pavées descendaient vers le port. De sa position, il voyait très bien les énormes bateaux seanchaniens arrimés aux quais. Tandis qu’il tentait de s’orienter dans des rues qui n’étaient jamais pleines de monde ni totalement vides, personne n’ennuya l’ancien colporteur. Au cœur de la cité, on croisait plus de soldats et les citadins marchaient la tête basse. Tous saluaient les militaires, mais sans jamais obtenir de réponse, comme s’ils étaient transparents aux yeux des conquérants. Malgré les navires de guerre et la force d’occupation, tout semblait paisible, mais ce n’était qu’une façade. Sous cette couche de maquillage, on devinait une tension permanente. L’idéal pour Fain, qui se sentait comme un poisson dans l’eau partout où les gens étaient anxieux et terrorisés.
Arrivé devant un grand bâtiment gardé par une dizaine de soldats, Fain immobilisa sa monture et mit pied à terre. À l’exception de ce qui devait être un officier, tous les hommes portaient une simple armure noire et leur casque les faisait ressembler à des insectes géants – des sauterelles, peut-être. Deux créatures à la peau parcheminée, trois yeux brillants au-dessus du bec qui leur tenait lieu de nez et de bouche, flanquaient la porte, accroupies sur les pattes arrière comme des grenouilles prêtes à bondir. À côté de chaque monstre, un soldat au plastron orné de trois yeux montait la garde. Sur le toit, une bannière blanche à encadrement bleu représentait une aigle jaune aux ailes déployées.
Fain ricana intérieurement et avança vers les gardes.
De l’autre côté de la rue, des femmes sortaient deux par deux d’une assez grande maison. Une laisse d’argent reliait chaque binôme, mais ça n’avait rien de nouveau pour Fain, qui avait entendu parler des damane par plusieurs villageois. Plus tard, ces étranges duos lui seraient peut-être utiles. Pour l’instant, il n’en avait rien à faire.
L’officier en armure rouge, or et vert fit un pas vers l’ancien colporteur, qui se fendit d’un sourire d’une répugnante humilité.
— Messire, j’ai avec moi quelque chose qui intéressera votre haut seigneur. Dès qu’il saura, il voudra voir ce que je lui apporte et me parler face à face.
Fain désigna le coffre toujours enveloppé d’une banale couverture.
L’officier ne se démonta pas :
— Vu ton accent, l’ami, tu n’es pas du coin. As-tu prêté les serments ?
— J’obéis, j’attends et je servirai, récita Fain.
Tous les gens qu’il avait interrogés s’étaient répandus sur les fameux « serments », même s’ils ne comprenaient absolument pas leur signification. Si les Seanchaniens voulaient des serments, ça ne le dérangeait pas. Au fil du temps, il avait perdu le compte de tous ceux qu’il avait prêtés avant de les oublier l’instant d’après.
L’officier fit signe à deux soldats d’aller voir ce qui se cachait sous la couverture. Grognant de surprise à cause du poids de l’objet, qu’ils posèrent très vite par terre, les deux hommes crièrent de surprise dès qu’ils eurent retiré la couverture. Impassible, l’officier regarda le coffre en or décoré d’argent, puis il se tourna vers Fain :
— Un cadeau digne de l’Impératrice… Suis-moi, étranger…
Un soldat fouilla Fain sans la moindre douceur, mais le colporteur prit son mal en patience. Du coin de l’œil, il remarqua que les deux soldats et l’officier s’étaient défaits de leurs armes avant d’entrer. Chaque nouveau détail qu’il découvrait sur ces gens, y compris le plus infime, pouvait l’aider, même si son plan lui paraissait depuis le début très ingénieux. Quand des seigneurs redoutaient d’être assassinés par leurs propres sbires, la situation était encore plus favorable pour un homme tel que lui.
Alors qu’il franchissait la porte, Fain vit que l’officier lui jetait un regard noir. Mais pourquoi ça ?
Bien entendu, les créatures à trois yeux !
Habitué à la compagnie des Trollocs, voire à celle des Myrddraals, Fain n’avait accordé aucune attention aux deux monstres. Malgré toute sa bonne volonté, il était un peu tard pour faire mine d’en avoir peur. Sans un mot, le Seanchanien précéda l’ancien colporteur dans les entrailles de la demeure.
Comme c’était prévisible, Fain se retrouva prosterné sur le sol – carrément face contre terre – pendant que l’officier présentait au haut seigneur Turak l’homme qu’il lui amenait et sa généreuse proposition. Quand des serviteurs apportèrent une table afin que le haut seigneur n’ait pas à se baisser, Fain aperçut uniquement la pointe de leurs chaussures. Stoïque, il attendit que ça passe. Un jour ou l’autre, probablement très proche, ce ne serait plus à lui de s’incliner ainsi…
Une fois les soldats renvoyés, on daigna enfin l’autoriser à se lever. Il le fit sans hâte, profitant de l’occasion pour étudier le haut seigneur – un chauve aux ongles démesurément longs assez ridicule dans sa robe bleue à fleurs – et l’homme qui se tenait à ses côtés, la partie non rasée de ses cheveux blonds formant une très longue tresse. Ce personnage-là était un larbin, Fain en aurait mis sa main au feu, mais les serviteurs, surtout de haut vol, pouvaient se révéler très utiles selon l’estime que leur accordait leur maître.
— Un merveilleux cadeau, dit Turak. (Il cessa de regarder le coffre pour s’intéresser à l’ancien colporteur.) Cela dit, la question tombe sous le sens : comment un miteux comme toi est-il entré en possession d’un coffre que bien des nobles ne pourraient pas s’offrir ? Serais-tu un voleur ?
Fain tira sur les plis de sa veste très modérément propre.
— Parfois, un homme doit avoir l’air très inférieur à ce qu’il est vraiment. Haut seigneur, grâce à mon air miteux, j’ai pu t’apporter ce présent sans qu’il m’arrive malheur.
» Ce coffre est très vieux, aussi vieux que l’Âge des Légendes, et il contient un trésor que très peu d’yeux ont jamais contemplé. Très bientôt, je serai en mesure de l’ouvrir, et de te donner tout ce qu’il te faudra pour conquérir ce continent jusqu’à la Colonne Vertébrale du Monde et même au-delà du désert des Aiels, si ça te chante. À partir de ce moment-là, seigneur, plus rien ne te résistera et…
Fain s’interrompit, inquiet de voir Turak passer ses doigts aux ongles absurdement longs sur les motifs gravés qui ornaient le coffre.
— J’ai déjà vu des coffres qui datent de l’Âge des Légendes. C’est de loin le plus beau, je dois le dire. En principe, il faut connaître un code pour les ouvrir, mais je… Ah ! voilà, c’est fait !
Avec un « clic » sonore, le mécanisme se déverrouilla et Turak souleva le lourd couvercle. Baissant les yeux, il parut franchement déçu par ce qu’il découvrit.
Fain dut se mordre l’intérieur des joues jusqu’au sang pour ne pas crier de rage. Ne pas être celui qui avait ouvert le coffre affaiblissait un peu sa position, mais rien n’était perdu s’il savait rester patient.
Comme c’était difficile, après avoir attendu si longtemps…
— Ce seraient des trésors de l’Âge des Légendes ? demanda Turak en soulevant le Cor d’une main et la dague de l’autre.
Fain serra les poings pour ne pas céder à la tentation de s’emparer de la dague.
— L’Âge des Légendes, répéta Turak en suivant avec la pointe de la dague l’inscription en argent qui faisait le tour du pavillon de l’instrument.
Le haut seigneur arqua un sourcil dubitatif – la première expression, si on pouvait dire, que Fain lui voyait depuis le début de l’audience. Mais, une seconde plus tard, Turak reprit son visage de marbre.
— Tu sais ce que c’est ? demanda-t-il.
— Le Cor de Valère, répondit Fain d’un ton prosaïque – mais en se réjouissant de voir le type à la tresse en rester bouche bée.
Turak se contenta de hocher la tête, comme si la nouvelle ne l’étonnait pas.
Le haut seigneur se détourna. Surpris, Fain ouvrit la bouche, mais le type à la tresse blonde lui fit signe de se taire et d’avancer.
Turak entra dans une autre salle qu’on avait vidée de son mobilier d’origine. Des paravents et des tentures voilant les murs et les fenêtres, il y avait en tout et pour tout un grand fauteuil placé devant un grand cabinet circulaire. Tenant toujours le Cor et la dague, Turak contempla un moment le meuble, puis il se tourna vers le semi-chauve blond. Il ne lui dit rien, mais l’autre Seanchanien, comme s’ils avaient communiqué quand même, lança une série d’ordres très brefs. Aussitôt, des hommes en longue tunique de laine entrèrent par une porte cachée derrière un des paravents. Portant une table similaire à la précédente, ils vinrent la poser à côté du fauteuil. Une femme aux cheveux blond si clair qu’ils en paraissaient blancs marchait sur leurs talons, les bras chargés de socles en bois poli de formes et de tailles diverses. Sa robe de soie étant très fine, la jeune beauté ne dissimulait presque rien de ses charmes, mais Fain n’avait d’yeux que pour la dague. Si le Cor jouait un rôle capital dans son plan, l’arme était une partie de lui-même…
Turak toucha du bout d’un index un des socles que la jeune femme posa aussitôt au centre de la table. Obéissant au type à la tresse blonde, les hommes disposèrent le fauteuil en face de la table. Quand ce fut fait, ils se retirèrent en s’inclinant si bas que leur tête en touchait presque leurs genoux.
Turak posa le Cor bien droit sur le socle, plaça la dague devant et prit place dans le fauteuil.
Fain ne put plus se retenir et tendit le bras pour s’emparer de l’arme.
Le Seanchanien à moitié chauve lui saisit le poignet au vol.
— Espèce de chien hirsute ! beugla-t-il. Sache que toute main qui se pose sans autorisation sur un bien du haut seigneur est aussitôt coupée !
— La dague est à moi…, souffla Fain.
Allons, sois patient… Tu attends depuis si longtemps.
S’adossant à son fauteuil, Turak tendit simplement un doigt à l’ongle bleu vers l’ancien colporteur. L’autre Seanchanien le tira alors sur le côté, afin qu’il n’y ait plus d’obstacle visuel entre son seigneur et l’artefact.
— À toi ? lança Turak. Dans un coffre que tu ne sais pas ouvrir ? Si tu te montres assez intéressant, il se peut que je t’offre cette arme. Même si c’est un vestige de l’Âge des Légendes, je n’en ai pas grand-chose à faire… Mais, avant tout, réponds à cette question : Pourquoi m’as-tu apporté le Cor de Valère ?
Fain lorgna un moment la dague avec des yeux brillants de désir, puis il dégagea son poignet et fit une révérence tout en le massant discrètement.
— Afin que tu souffles dedans, haut seigneur. Ainsi, tu pourras conquérir le continent entier, si tel est ton bon plaisir. Le monde entier, même ! Et si ça te chante, tu raseras la Tour Blanche et tailleras en pièces les Aes Sedai. Car leur Pouvoir lui-même ne pourra rien contre les héros revenus d’entre les morts.
— Souffler dedans, moi ? Et raser la Tour Blanche ? Encore une fois, pourquoi moi ? Tu te prétends prêt à obéir, à attendre et à servir, mais comment te croire sur une terre qui grouille de parjures ? Pourquoi m’offres-tu ce continent ? Aurais-tu un compte à régler avec ces maudites femmes ?
Fain mobilisa toute sa force de conviction.
Patience, comme un ver qui mange une pomme de l’intérieur…
— Seigneur, ma famille se transmet une tradition de génération en génération. Jadis, elle était au service du grand roi Artur Paendrag Tanreall, et, quand les sorcières de Tar Valon l’assassinèrent, elle ne lui retira pas sa loyauté. Alors que d’autres lignées participèrent à la curée, démembrant l’empire créé par Aile-de-Faucon, la mienne resta fidèle à son idéal. Non sans en souffrir, comme tu l’imagines, mais nous nous transmettons le flambeau de père en fils et de mère en fille depuis le triste jour où mourut Artur.
» Depuis ce jour, donc, nous attendons le retour des armées qu’il envoya de l’autre côté de l’océan d’Aryth. Avec l’espoir, bien entendu, que ces libérateurs détruisent la Tour Blanche et lui reprennent ce qui appartenait à l’illustre souverain. Et avec la détermination, là encore, cela coule de source, de servir loyalement ces guerriers, comme nous servions leurs glorieux ancêtres. Haut seigneur, hormis le liseré bleu qui l’entoure, la bannière qui flotte sur cette maison est la copie de celle de Luthair, le fils qu’Artur choisit d’envoyer à l’aventure avec ses armées d’explorateurs. (Fain tomba à genoux, imitant à la perfection la ferveur d’un zélateur fanatique.) Haut seigneur, mon plus grand désir est de servir et de conseiller les descendants du grand roi !
Turak garda le silence – si longtemps, à dire vrai, que Fain envisagea d’en remettre une couche, au cas où son interlocuteur ne serait pas convaincu. Pour réussir, Fain était prêt à tout, mais le haut seigneur finit par rompre son silence :
— Tu sembles savoir ce que personne, parmi les humbles comme parmi les puissants, ne paraissait connaître depuis notre arrivée ici. Les gens en parlaient, bien sûr, mais comme d’une rumeur parmi cent autres. Toi, c’est différent, je le vois dans tes yeux et l’entends dans ta voix. Sais-tu que je me demande si tu n’es pas chargé de me tendre un piège ? Mais quel ennemi en possession du Cor de Valère songerait à l’utiliser ainsi contre moi ? Parmi ceux du Sang venus avec les Hailene, aucun ne pouvait le détenir, puisqu’il est caché depuis des lustres quelque part sur ce continent. En tout cas, selon la légende… Quant aux seigneurs et rois de cette terre… Lequel me le confierait au lieu de s’en servir pour me combattre ? Mais, dis-moi, comment t’es-tu procuré le Cor ? Prétendrais-tu être un héros, comme l’annonce la légende ? As-tu accompli d’incroyables exploits ?
— Je n’ai rien d’un héros, haut seigneur… (Fain eut un petit sourire modeste, mais Turak ne sembla pas mordre à l’hameçon.) Un de mes ancêtres a découvert l’artefact après la mort d’Artur, alors que le désordre régnait partout. Cet homme savait ouvrir le coffre, mais son secret mourut avec lui lors de la Guerre des Cent Années, ce terrible conflit qui réduisit en lambeaux l’empire d’Artur. Sachant où était l’artefact, tous les descendants du guerrier mirent un point d’honneur à le garder en sécurité en attendant le retour des descendants du grand roi.
— Une fable que je suis presque tenté de croire…
— Avec raison, haut seigneur ! Dès que tu auras soufflé dans…
— Ne gâche pas le bon travail que tu as fait jusque-là ! Je ne soufflerai pas dans ce Cor, sache-le. De retour chez moi, je l’offrirai à l’Impératrice, le présentant comme le plus précieux de mes trophées. Qui sait ? elle voudra peut-être le faire sonner elle-même…
— Mais, haut seigneur, protesta Fain, tu dois…
Sans transition, l’ancien colporteur se retrouva sur le sol, la tête bourdonnant comme si on y sonnait les cloches. Lorsque sa vision s’éclaircit, il vit le semi-chauve se masser le poing et comprit ce qui était arrivé.
— Certains mots sont interdits lorsqu’on s’adresse au haut seigneur, souffla le Seanchanien.
Fain décida de quelle façon il mourrait, lorsque le moment serait venu.
Très calme, comme si rien ne s’était passé, Turak regarda alternativement le Cor et l’ancien colporteur.
— Je t’offrirai peut-être à l’Impératrice en même temps que l’artefact… Elle pourrait trouver amusant un homme dont la famille est censée avoir tenu parole et respecté ses engagements alors que toutes les autres les ont reniés ou oubliés.
Alors qu’il se relevait, Fain fit de son mieux pour dissimuler sa soudaine allégresse. Jusqu’à ces dernières heures, il ignorait l’existence de l’Impératrice. Mais pouvoir côtoyer de nouveau une tête couronnée lui ouvrait des perspectives fascinantes. Surtout si la tête couronnée en question disposait de la puissance du Seanchan tout entier et du Cor de Valère. Voilà qui était dix fois plus exaltant que de transformer Turak en roi. Et quant à son plan d’origine, certaines parties pouvaient attendre un peu…
De la finesse, surtout ! Ne le laisse pas deviner à quel point ça t’enthousiasme. Après si longtemps, un peu plus de patience ne te fera pas de mal…
— Comme il te plaira, haut seigneur…, murmura Fain, convaincu d’imiter parfaitement l’humble servilité d’un homme sans ambition personnelle.
— On dirait que tu as hâte d’y être…, lâcha Turak.
L’ancien colporteur réprima de justesse une moue désabusée.
— Histoire de doucher ton enthousiasme, reprit le haut seigneur, je vais te dire pourquoi je ne soufflerai pas dans le Cor, et pourquoi je ne le garderai pas non plus. Comprends bien qu’un cadeau venant de moi ne peut en aucune façon indisposer l’Impératrice. Si ton enthousiasme ne peut pas être éradiqué, il restera insatisfait, parce que tu ne quitteras jamais ce continent. Alors, sais-tu que quiconque souffle dans ce Cor est lié à lui jusqu’à la fin de ses jours ? Oui, jusqu’à ce que cette personne meure, l’artefact redevient un vulgaire instrument pour le reste de l’humanité. Le savais-tu ?
La question semblait purement rhétorique. En tout cas, Turak ne marqua pas de pause pour permettre à Fain de répondre.
— Dans l’ordre de succession au Trône de Cristal, je suis en douzième position… Si je conserve le Cor, tous ceux qui me précèdent penseront que je veux leur brûler la politesse. L’Impératrice tient à ce que ses successeurs potentiels s’affrontent dans une compétition loyale, afin que le meilleur, ou la meilleure, la remplace un jour sur le trône. Cela dit, elle a une préférence marquée pour Truon, sa deuxième fille. Si elle pense que je la menace, elle ne verra pas ça d’un bon œil, même si je dépose ce continent à ses pieds et si je fais défiler devant elle toutes les Aes Sedai au bout d’une laisse. Devant tant d’ostentation, l’Impératrice – qu’elle puisse vivre éternellement – penserait que j’ai des ambitions plus… immédiates… que de postuler à sa succession.
Fain faillit souligner que renverser une tête couronnée, avec l’aide du Cor, était un jeu d’enfant. Il se ravisa, car il eut le sentiment – si fou que cela parût – que le haut seigneur souhaitait sincèrement que l’Impératrice ne quitte jamais ce monde.
Je dois être patient… Le ver dans la pomme…
— Les Oreilles de l’Impératrice peuvent être partout, continua Turak. Et n’importe qui peut en être une. Huan est né et a grandi au sein de la maison Aladon, comme tous ses ancêtres depuis onze générations, et pourtant rien n’interdit qu’il soit un espion de l’Impératrice…
Le semi-chauve esquissa un geste de protestation, mais il se ressaisit très vite, reprenant sa pose impassible.
— Un haut seigneur ou une haute dame ne peuvent jamais avoir la certitude que leurs secrets les plus intimes ne sont pas déjà connus des Oreilles. Dans ce cas, il y a toujours le risque de finir entre les mains des Limiers de Vérité. La vérité n’est jamais simple à trouver, mais les Limiers sont infatigables et ils ne renoncent jamais. Très prévenants, ils font tout leur possible pour que le haut seigneur ou la haute dame ne succombent pas à leurs sourcilleuses attentions. Des précautions logiques, puisque nulle main ne doit ôter la vie aux héritiers du sang béni d’Artur Aile-de-Faucon. Quand l’Impératrice est contrainte de condamner à mort un de ces Héritiers, on le place vivant dans un sac de soie qu’on accroche ensuite au sommet de la Tour des Corbeaux, le laissant pourrir jusqu’à ce qu’il se déchire. Bien entendu, pour un vermisseau comme toi, pas question d’un traitement si doux et si respectueux ! À la cour des Neuf Lunes, à Seandar, les chiens dans ton genre peuvent être confiés aux Limiers pour un mot de trop, un battement de cils inconvenant ou un soupir malvenu. Alors, toujours pressé de découvrir mon pays ?
Fain réussit à faire semblant de trembler – une perfection, au niveau des genoux.
— Je désire seulement servir et conseiller, haut seigneur. Et je sais beaucoup de choses qui pourraient t’être utiles.
La cour de Seandar semblait en effet être un endroit idéal pour quelqu’un doté de ses compétences. Et un terreau fertile pour ses plans.
— Jusqu’à mon départ, tu resteras avec moi, me divertissant avec l’histoire de ta famille et de ses traditions. Sur ce continent oublié de la Lumière, je suis soulagé d’avoir trouvé un deuxième homme susceptible de m’amuser. Même si je soupçonne les deux de me mentir… Tu peux te retirer, à présent.
Turak ne dit rien de plus. Pourtant, la jeune femme aux cheveux presque blancs et à la robe de soie diaphane revint à la hâte, s’agenouilla devant le haut seigneur et lui présenta humblement un plateau laqué sur lequel reposait une unique tasse fumante.
— Haut seigneur…, commença Fain.
Huan lui saisit le poignet, mais il se dégagea, décidé à ne pas se laisser faire, et se prosterna devant Turak avant de reprendre :
— Haut seigneur, des ennemis me suivent… Pour prendre le Cor, bien entendu. Des Suppôts, et bien pire que ça, qui ne doivent pas être à plus d’un jour ou deux derrière moi.
Turak but une gorgée d’un liquide sombre, puis il daigna répondre :
— Chez nous, en Seanchan, il reste très peu de Suppôts des Ténèbres. Ceux qui survivent aux Limiers finissent sous la hache du bourreau, comme il se doit. Je trouverais amusant d’en rencontrer ici…
— Seigneur, ils sont dangereux, et des Trollocs les accompagnent. Leur chef se nomme Rand al’Thor. Un homme jeune mais perverti au-delà de l’imaginable et qui ment comme il respire. Partout où il passe, il se présente sous un jour trompeur, mais les Trollocs le rejoignent toujours, et ils massacrent des innocents.
— Des Trollocs…, répéta Turak. Il n’y en a pas chez nous. Mais les Armées de la Nuit ont d’autres alliés. Je me demande souvent si un grolm serait capable de tuer un de vos monstres. J’ordonnerai qu’on guette tes Suppôts et tes Trollocs – si ce n’est pas un mensonge de plus. Ce continent me fait périr d’ennui…
Turak soupira et respira à pleins poumons la vapeur qui montait de sa tasse.
Fain se laissa tirer hors de la salle par Huan. Très content de sa prestation, il prêta une oreille distraite aux menaces du semi-chauve, qui jura de lui arracher les tripes à mains nues s’il osait encore une fois s’incruster après que le haut seigneur l’eut congédié.
Pareillement, il s’aperçut à peine qu’on le fichait dehors avec une pièce dans la main et l’ordre de revenir le lendemain.
Tu ne m’échapperas plus, Rand al’Thor. Je te verrai mort. Ensuite, le monde paiera pour le mal qu’on m’a fait.
Ricanant dans sa barbe, Fain récupéra ses chevaux et se mit en quête d’une auberge.